Lotus de la bonne loi/Appendice 21

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Lotus de la Bonne Loi — Appendice n° XXI
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 859-867).
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XXI.
COMPARAISON DE QUELQUES TEXTES SANSCRITS ET PÂLIS.

Le sujet auquel je me propose de toucher ici aurait besoin, pour être traité avec les développements convenables, non de quelques pages seulement, mais d’un livre étendu. Il s’agirait, en effet, de suivre pas à pas les deux collections buddhiques reconnues pour être d’origine indienne, à la fois dans leurs divisions principales et dans les détails les plus délicats de leur rédaction, en les envisageant en même temps sous le double rapport du fonds et de la forme. De cette comparaison attentive, il devrait sortir une critique des autorités écrites du Buddhisme, qui, conduite avec la circonspection et l’indépendance que des esprits supérieurs ont déjà su appliquer à d’autres monuments religieux de l’ancien monde, jetterait infailliblement les plus vives lumières sur le rapport mutuel des deux collections du Népâl et de Ceylan, sur leur développement et leur âge, en un mot sur les idées fondamentales du Buddhisme et sur les lois qui ont présidé ici à leur transformation, ailleurs à leur fixation définitive ; les unes, prolongeant jusqu’à des époques voisines de nous une élaboration dans le travail de laquelle disparaît le principe primitif, les autres, arrêtant à une époque déjà ancienne la rédaction authentique des livres canoniques, pour s’en tenir désormais à un travail de commentaires et de gloses qui ne se permet pas la moindre addition à la pensée originale.

Je n’ai pas besoin de dire qu’une pareille comparaison est actuellement impossible. Nous manquons des éléments nécessaires pour la mener à fin, tant du côté du Népâl que de celui de Ceylan. Il y a plus ; il arriverait qu’une bibliothèque européenne viendrait à réunir sur ses rayons les deux collections complètes du Nord et du Sud, que je douterais encore qu’il fût actuellement possible d’exécuter la comparaison dont je viens d’indiquer sommairement l’objet. Avant de critiquer cette masse considérable d’ouvrages, il faudrait les étudier, puis les placer sous les yeux du public, et, pour ce faire, les publier, les traduire et les commenter. Cette œuvre, plus longue que difficile sans doute, aura besoin pour être achevée du concours de plusieurs hommes patients et instruits ; et c’est seulement quand elle sera terminée que la critique pourra commencer sûrement et en toute liberté le travail de rapprochement et d’analyse qu’elle seule peut exécuter.

Mais de ce qu’il ne nous est pas permis d’atteindre au but, nous serait-il interdit d’essayer de l’entrevoir ? Et parce que nous ne possédons pas encore tous les matériaux nécessaires pour cette recherche, serions-nous dispensé de faire usage de ceux qui sont entre nos mains ? Je ne le pense pas ; et malgré l’insuffisance des documents que j’ai été à même de recueillir jusqu’à ce jour, j’ai cru que je ferais bien de clore ces notes déjà bien longues par l’exposition de quelques textes appartenant à la collection sanscrite et à la collection pâlie, dans lesquels j’ai reconnu de idées identiques exprimées par des formes et dans un idiome différents. L’examen de ces passages donnera une idée approximative de ce qu’on pourrait attendre d’un travail d’ensemble exécuté sur un plus grand nombre d’ouvrages. J’ai d’ailleurs rencontré plus d’une occasion, en rédigeant les notes destinées à éclaircir quelques termes douteux ou difficiles du Lotus de la bonne loi, de comparer aux mots sanscrits de ce texte les mots analogues de passages écrits en pâli que me signalaient mes lectures ; mais je n’ai pas toujours eu besoin de citer les passages mêmes qui me fournissaient ces mots. Je compte compléter ici cette comparaison en alléguant les textes eux-mêmes ; j’y joindrai de plus quelques fragments, ou seulement quelques termes isolés qui n’ont pas pu prendre place dans mes notes, et qui cependant méritent de paraître aux yeux du lecteur sous la double forme que leur ont donnée les livres du Nord écrits en sanscrit et les livres du Sud écrits en pâli.

Pour mettre quelque ordre dans cette exposition, je diviserai en plusieurs groupes les textes que j’ai l’intention de reproduire, en les distribuant d’après les objets auxquels ils se rapportent. Ainsi, dans un premier groupe, j’énumèrerai divers passages relatifs au Buddha, à son apparition sur la terre, à ses qualités intellectuelles et morales. Dans un second groupe, j’indiquerai diverses catégories philosophiques dont on trouve la définition dans les deux collections. Dans un troisième, je traiterai de quelques circonstances miraculeuses ou peu ordinaires, et dans un quatrième, enfin, je signalerai des textes ou des mots relatifs à des faits de la vie commune.


SECTION Ire.
DU BUDDHA, DE SON APPARITION ET DE SES VERTUS.

1. Je commencerai cette revue par un passage répété plus d’une fois dans les textes, et qui est relatif à la manière dont était accueilli le Buddha, lorsqu’on apprenait qu’il venait d’arriver dans un pays où il n’avait pas encore paru. Quoique j’aie déjà traduit ce passage dans l’Introduction à l’histoire du Buddhisme indien[1], et que j’aie eu l’occasion d’analyser, dans le cours de ces notes mêmes, plusieurs des expressions qui y figurent, je crois nécessaire de le donner ici en entier pour qu’on puisse l’examiner sous l’une et l’autre de ses deux formes, celle qui est rédigée en sanscrit et celle qui l’est en pâli. Voici d’abord le sanscrit :


Evam̃rûpô digvidikchûdârakalyâṇakîrtiçabdaçlôkô’bhyudgata ityapi sa bhagavâm̃s tathâgatô ’rhan samyaksam̃buddhô vidyâtcharaṇasam̃pannaḥ sugatô lôkavid anuttaraḥ[2] purachadamyasârathiḥ çâstâ Dêvamanuchyâṇâm̃[3] Buddhô Bhagavân[4]. Sa imam̃[5] sadêvakam̃ lôkam̃ samârakam̃ sabrahmakam̃ saçramaṇâbrâhmaṇîm pradjâm̃ sadêvamanuchâm̃ drĭchṭa êva dharmê[6] svayam abhidjñâya sâkchâtkrĭtôpasam̃padya pravêdayatê[7] sa dharmam̃[8] dêçayaty âdâu kalyâṇam̃ madhyê kalyâṇam̃ paryavasânê kalyâṇam̃ svartham̃ suvyañdjanam̃ kêvalam̃ paripûrṇam̃ pariçuddham̃ paryavadâtam̃ brahmatcharyam̃ sam̃prakâçayati[9].


Voici la traduction de ce passage que je reproduis telle que je l’ai donnée ailleurs, sauf quelques modifications légères : « Aussi le bruit et le renom de la gloire de ses nobles vertus se répandirent-ils ainsi jusqu’aux extrémités de l’horizon et dans les points intermédiaires de l’espace. Le voilà, ce bienheureux Tathâgata, vénérable, parfaitement et complètement Buddha, doué de science et de conduite, bien venu, connaissant le monde, sans supérieur, dirigeant l’homme comme un jeune taureau, précepteur des Dêvas et des hommes, Buddha, Bhagavat ! Le voilà, qui après avoir de lui-même, et dès ce monde-ci, reconnu, vu face à face et pénétré cet univers, avec ses Dêvas, ses Mâras et ses Brahmâs, ainsi que la réunion des créatures Çramanas, Brahmanes, Dêvas et hommes, le fait connaître. Il enseigne la loi ; il expose la conduite religieuse qui est vertueuse au commencement, au milieu et à la fin, dont le sens est bon, dont chaque syllabe est bonne, qui est absolue, accomplie, parfaitement pure et belle. »

Voici maintenant comment les textes pâlis expriment ce même passage :


Evam̃ kalyâṇô kittisaddô abbhuggatô itipi sô bhagavâ araham̃ sammâsambuddhô vidjdjâtcharaṇasampannô sugatô lôkavidu anuttarô purisadammasârathi sattâ dêvamanussânam̃ Buddhô Bhagavâ. Sô imam̃ lôkam̃ sadêvakam sa brahmakam̃ sassamaṇabrâhmaṇim padjam̃ sadêvamanassam̃ sayam̃ abhiññâ satchtchhikatvâ pavêdêti sô dhammam̃ desêti âdikalyâṇam̃ madjdjhékalyânam̃ pariyôsânakalyâṇam̃ sâttham̃ savyañdjanam̃ kêvalaparipuṇṇam̃ parisuddham̃ brahmatchariyam̃ pakâsêti sâdhu khô pana tathârûpânam arahatam̃ dassanam̃ hôtîti[10].


Il me paraît inutile de donner la traduction de ce texte, qui est, sauf quelques légères variantes, identique, à celui que je viens de citer et de traduire d’après les livres népalais. Il suffira d’indiquer les légers changements que ces variantes produiraient dans l’interprétation. La rédaction pâlie n’a pas les mots « et dès ce monde-ci » ; le Lalita vistara ne les donne pas davantage. Un changement plus important est celui de sâttham savyañdjanam̃, avec son sens, avec ses lettres ; » j’ai examiné déjà en détail cette variante et la nouvelle interprétation qu’elle entraîne avec elle, je n’y reviendrai pas ici[11]. Le morceau est terminé par une courte phrase qui n’en fait pas nécessairement partie et qui signifie : « elle est certainement bonne la vue de personnages aussi vénérables. » Je l’ai laissée à cette place, comme je la trouvais dans le manuscrit, parce que je suis intimement convaincu qu’on la rencontrerait également dans les livres du Népâl. Je remarquerai en outre que pour traduire purucha damya sârathi par « domptant l’homme comme un jeune taureau, » je m’appuie sur le sens du sanscrit damya, d’après Wilson, et du pâli damma, d’après Clough[12] ; c’est dans le même sens que M. Wilson commente cette expression, quand il la traduit ainsi : « The curber of the wild steeds of human faults[13]. »

Nous ne devons pas, du reste, être surpris de rencontrer ce texte dans les deux collections buddhiques du Népâl et de Ceylan ; car il exprime, par la série d’épithètes qu’il embrasse, l’opinion des premiers disciples sur les perfections du maître. À ce titre, il ne pouvait pas plus manquer à l’une qu’à l’autre. Les commentaires qui doivent élucider chacun de ces titres donneraient, si nous les possédions tous, une plus grande importance à cette énumération ; ils en feraient une sorte de compendium des perfections du Buddha, perfections qui sont couronnées par la plus haute de toutes, savoir la connaissance approfondie de l’univers. Maintenant est-il possible de dire lequel de ces deux énoncés a été emprunté à l’autre, ou même qu’un tel emprunt ait réellement eu lieu ? J’avoue que je n’ai aucune donnée positive à cet égard, et qu’il me serait aussi difficile de démontrer que le texte pâli a été calqué sur le sanscrit que de faire voir que le texte sanscrit est le remaniement artificiel du texte pâli. À suivre uniquement l’ordre de développement des deux idiomes, le texte sanscrit devrait être antérieur au texte pâli ; mais il serait bien possible que ces deux rédactions eussent été à peu près contemporaines dans l’Inde et qu’elles y eussent déjà eu cours dès les premiers temps du Buddhisme, avant les événements qui l’ont transporté à Ceylan. La rédaction pâlie aurait été populaire parmi les castes inférieures et le gros du peuple du Magadha et du pays d’Aoude ; la rédaction sanscrite, au contraire, aurait été usitée parmi les Brâhmanes. Nous n’aurions cependant pas le droit de penser que nous possédons dans le texte pâli la rédaction authentique de ce morceau sous sa vraie forme mâghadie, puisque la comparaison des inscriptions indiennes d’Asôka et du pâli de Ceylan signale quelques différences entre les formes de ces deux dialectes. Mais, en tenant compte de ce que la culture du pâli à Ceylan y a pu introduire de régularité factice, la rédaction pâlie de notre passage doit être très-rapprochée de la forme qu’il a dû avoir en mâghadî, et nous pouvons nous flatter de posséder l’ancienne et authentique opinion des Buddhistes sur le point important de la renommée répandue parmi le peuple touchant les principales perfections du Buddha.


2. Je passe maintenant à un sujet qui tient au précédent, c’est-à-dire à la formule par laquelle les textes buddhiques décrivent l’entrée du Buddha dans la vie religieuse. Elle est la même dans l’une et l’autre collection ; je n’ai cependant pas pu en trouver jusqu’à présent une rédaction sanscrite aussi longue que la rédaction pâlie qui m’a été fournie par deux suttas du Dîgha nikâya. Je n’ai pas cru pour cela devoir me dispenser de reproduire ici, dans son entier, le texte pâli ; je suis presque convaincu que des lectures plus étendues ou plus attentives parviendront à en découvrir l’analogue dans les textes sanscrits du Népâl. Je commence, comme tout à l’heure, par la formule du Nord :

Asti çramaṇô gâutamaḥ çâkyaputirah çâkyakulât hêçaçmaçrûṇy avatârya kâchâyâṇi vastrâṇy âtchhâdya samyag êva çraddhayâ agârâd anagârikâm pravradjitaḥ, c’est-à-dire : « C’est le Çramaṇa Gôtamide, fils de Çâkya, issu de la famille des Çâkyas, qui après avoir rasé sa chevelure et sa barbe, et revêtu des vêtements de couleur jaune, est sorti de la maison avec une foi parfaite pour adopter la vie de mendiant[14]. »

Voici maintenant la version des textes pâlis avec les accessoires qui en augmentent le développement :

Samaṇô gôtamô mahantam̃ ñâtisam̃gham̃ ôhâya pabbadjdjitô samaṇô khalu bhô gôtamô pabhûtam̃ hiraññasuvaṇṇam̃ ôhâya pabbadjdjitô bhûmigatam̃tcha vêhâsattam̃tcha samaṇô khalu bhô gôtamô daharô samanô susakâlakêsô’ bhadrêna yobbanêna samannâgatô paṭhamêna vayasâ agârasmâ anagâriyam̃ pabbadjdjitô samaṇô khalu bhô gôtamô akâmakâmânam̃ mâtâpitunnam̃ assumukhânam̃ rudantânam̃ kêsamassum̃ ôhârêtvâ kâsâyâni vatthâni atchichâdetvâ agârasmâ anagâriyam pabbadjdjitô.

« Le Samaṇa Gôtamide, après avoir abandonné une grande foule de parents, s’est fait mendiant. Oui, certes, le Samaṇa Gôtamide, après avoir abandonné une grande masse d’or et de suvannas (pièces d’or), s’est fait mendiant. Et ce bruit pénétra sous la terre et se tint suspendu dans les airs. Oui, certes, le Samaṇa Gôtamide, étant tout jeune, ayant les cheveux très-noirs, doué d’une heureuse jeunesse, étant à la fleur de l’âge, est sorti de la maison pour adopter la vie de mendiant. Oui, certes, le Samaṇa Gôtamide, à la vue de ses père et mère qui consentaient et ne consentaient pas, qui gémissaient, la face inondée de larmes, ayant rasé sa chevelure et sa barbe et revêtu des vêtements de couleur jaune, a quitté la maison pour adopter la vie de mendiant[15]. »

La partie importante de ce texte est en sanscrit : agârâd anagârikâm pravradjitaḥ, et en pâli : agârasmâ anagâriyam̃ pabhadjdjitô ; elle signifie littéralement : « de la maison, devenu mendiant, dans l’état de ne pas avoir de maison. » Cette formule s’applique non-seulement à Çâkya le Gôtamide, mais à tout homme quittant le monde pour entrer dans la vie religieuse[16]. La présence de cette formule dans l’une et l’autre collection des textes buddhiques indiens prouve à la fois son ancienneté et son authenticité.

3. Je vais citer deux passages relatifs à la manière dont Çâkyamuni se débarrassa de sa chevelure lorsqu’il quitta la maison paternelle pour entrer dans la vie religieuse. Ces deux passages n’ont guère de commun que le fait même qu’ils rapportent, et j’avoue que je ne me serais pas cru obligé de les alléguer en faveur de la thèse que j’examine en ce moment, si l’un d’eux, le texte pâli, n’y ajoutait une remarque sur l’état des cheveux de Çâkya lorsqu’il les eut abattus avec son glaive. N’ayant pas connu ce texte au moment où je terminais mes recherches sur les trente-deux signes caractéristiques d’un grand homme ; je crois nécessaire de réparer cette omission involontaire.

Au quinzième chapitre du Lalita vistara, lorsque le jeune Çâkya est définitivement sorti de la maison paternelle pour n’y plus rentrer, et au moment où il va se dépouiller de ses vêtements de prince, il se dit : katham̃ hi nâma tchûḍâtcha pravradjyâtchêti ; sa khaḍgêna tchûḍâm̃ tchhittvâ antarîkchê kchipati sma, « Comment concilier cette touffe de cheveux avec l’état de mendiant ? Ayant tranché avec son glaive la touffe de ses cheveux, il la lança dans l’air[17]. »

Voici maintenant comment un texte pâli, très-estimé à Ceylan, expose cette même circonstance :

Imê mayham̃ kêsâ samaṇayâruppâ na bônti te khaggêna tchhindissâmîṭi dakkhiṇahatthêna paramatisinam̃ asivaram̃ gahêtvâ vâmahatthêna môliyâ saddhim̃ mûlam̃ gahêtvâ tchindâ kêçâ dvag̃gulamattâ hutvâ dakkhiṇatô âvattamâṇâ sîsê alliyim̃su têsam̃ pana kêsânam̃ yâvadjîvam̃ tadêva pamânam̃ ahôsi.

« Ces cheveux que je porte ne sont pas convenables pour un Samaṇa, je vais les couper avec mon glaive ; ayant pris alors, de la main droite, son bon glaive très-tranchant, et de la gauche, la masse de sa chevelure, avec l’aigrette qui l’ornait, il la trancha. Ses cheveux, réduits à la longueur de deux doigts, se tournant vers la droite, restèrent appliqués sur sa tête ; ce fut là leur longueur jusqu’à la fin de ses jours[18]. »

C’est de cette manière que les Buddhistes expliquent, et les boucles formées sur la tête du Buddha par les cheveux qu’il portait longs quand il était Kchattriya, et cette circonstance que, sur aucune des statues qui le représentent, les boucles ne sont pas plus longues que sur une autre. On voit sans peine combien cette explication est arbitraire, et il est probable qu’elle n’a été imaginée que postérieurement à la détermination définitive du type consacré à la représentation de la personne physique du Buddha. Je n’en devais pas moins en faire mention ici pour compléter ce que j’ai dit plus haut sur la question si controversée de la chevelure de Çâkyamuni.


4. Dans le curieux entretien de Çâkyamuni avec Adjâtaçatru, qui fait le fond du Sâmañña phala sutta traduit plus haut[19], se trouve un passage sur la vue divine que possède le sage, et qui lui donne la connaissance de la destinée des êtres divers. Ce passage se répète presque mot pour mot dans le Lalita vistara, de façon que nous en possédons deux rédactions à peu près identiques pour les termes, mais différentes pour la langue, l’une en sanscrit, l’autre en pâli. Je commence par reproduire la version du Lalita :

Atha Bôdhisattvas tathâ samâhitê tchittê pariçuddhê paryavadâtê prabhâsvarê anam̃hganê vigatôpaklêçê mrĭduni karmaṇyê sthitê ânim̃djyaprâptê râtryâm̃ prathamayâmê divyasya tchakchuchô djñânadarçariavidyâsâkchâtkriyâyâi tchittam abhinirnarati sma abhînirnâmayati sma. Atha Bôdhisattvô divyêna tchakchuchâ pariçuddhêna atikrântamânuchyakêna sattvân paçyati sma tchyavamânân upapadyamânân savarṇadurvarnân sugatân durgatân hinân praṇitân yathâkarmôpagân sattvân pradjânâti sma : imê vata bhôh (l. bhavantaḥ ?) sattoâḥ kâyaduçtcharitêna manôduçtcharitêna samanvâgatâḥ vâg̃manôduçtcharitêna samanvâgatâḥ âryânâm apavâdakâ mithyâdrĭchṭayas tê mithyâdrĭchtikarmadharmasamâ­dânahêtôḥ kâyasya bhêdât param maraṇât apâyadurgativipâtam̃ narakêchu prapadyantê. Imê punar bhavantaḥ sattvâḥ kâyasutcharitêna samanvâgatâḥ âryânâm anapavâdâkâḥ vâgmanaḥsutcharitêna samanvâgatâḥ samyagdrĭchṭayas tê samyagdrĭchṭikarmadharmasamâdânahêtôḥ kâyasya bhêdât sugataû svargalôkêchûpapadyantê. Iti hi divyêna tchâkchuchâ viçaddhê­nâtikrântamânuckyakêna sattvân paçyati sma tchyavamânân upapadyamânân suvarnân durvarṇân sugatân durgatân hînân pranîtân yathâkarmôpagân.

« Ensuite le Religieux ayant son esprit ainsi recueilli, perfectionné, purifié, lumineux, exempt de souillure, débarrassé de tout vice, devenu souple, propre à tout acte, stable, arrivé à l’impassibilité, le Bôdhisattva, dis-je, à la première veille de la nuit, dirigea son esprit, tourna son esprit de manière à manifester la science du regard et de la connaissance de la vue divine. Ensuite, avec sa vue divine, perfectionnée, surpassant la vue humaine, il voit les êtres mourants ou naissants, beaux ou laids de couleur, marchant dans la bonne ou dans la mauvaise voie, misérables ou éminents, suivant la destinée de leurs œuvres. Ces êtres, ô seigneurs, dit-il, sont pleins des fautes qu’ils commettent en action et en pensée, pleins des fautes qu’ils commettent en pensée et en paroles, injuriant les Aryas, suivant des doctrines de mensonge. Ces êtres, les voilà qui, pour avoir embrassé les lois et les pratiques de ces doctrines de mensonge, renaissent après la dissolution du corps, après la mort, dans les enfers, en tombant dans les existences misérables, dans la mauvaise voie. Ces êtres-là, d’un autre côté, ô seigneurs, doués des bonnes œuvres qu’ils accomplissent en action, n’injuriant pas les Aryas, doués des bonnes œuvres qu’ils accomplissent en pensée et en paroles, qui suivent la bonne doctrine, les voilà qui, pour avoir embrassé la loi et l’observation de la bonne doctrine, renaissent, après la dissolution du corps, dans la bonne voie, dans le monde des cieux. C’est de cette manière qu’avec sa vue divine, perfectionnée, surpassant la vue humaine, il voit les êtres mourants ou naissants, beaux ou laids de couleur, marchant dans la bonne ou dans la mauvaise voie, misérables ou éminents, suivant la destinée de leurs œuvres[20]. »

Je fais suivre immédiatement la rédaction pâlie de ce même texte, telle que je la trouve dans le Sâmañña phala sutta :

So êvam̃ samâhitê tchittê parisuddhê pariyôdâtê anagganê vigatûpakilêsê mudubhûtê kammaṇiyê ṭhite ânêdjdjappattê sattânam̃ tchuttuppâtañânâya tchittam̃ abhinîharati âbhininnâmêti. Sô dibbêna tchakkhunâ visuddhêna atikhantamânusakêna sattê passati tchavamânê uppadjdjamânê hinê panitê suvaṇṇadubbaṇṇê sugatê duggatê yathâkammûpagê sattê padjânâti. Imê vata bhôntô sattâ kâyadutchtcharitêna samannâgatâ vatchiduichtchariténa samannâgatâ manôdatchtcharitêna samannâgald ariyânam upavâdakâ mitchtchhâdiṭṭhikâ mitchtchhâdiṭṭhi kaminasamddânâ te kâyassa bhêdâ paraim̃ maraṇâ apâyam̃ duggatim̃ vinipâtam̃ nirayam̃ uppannâ imêvapana bhôntô sattâ kâyasiiichariténa samannâgatâ vatchisutcharitêna samannâgatâ ariyânam anupavûdakd sammâditihikammasamâdânâ le kâyassa bhêdâ param maranâ sugatim̃ saggam̃ lôkam̃ uppannâti iti dibbêna tchakkhunâ visuddhêna atikkantamânasakêna sattê passati tchavamânê hinê pahinê (l. panîté) suvaṇṇê dubbaṇṇê sugatê duggatê yathâkammupagê sattê padjânâti[21].

Ce texte est si semblable à celui du Lalita vistara, qu’il est avéré pour moi qu’ils partent l’un et l’autre d’un même original ; mais dire lequel est le plus ancien des deux, c’est là un point qui ne me paraît pas aussi facile. Il n’y a rien d’impossible à ce qu’ils aient eu cours ensemble, dès les premiers temps du Buddhisme, dans des classes différentes de la société ; car la croyance particulière qu’ils développent prouve qu’ils doivent être anciens. Quant à la traduction du texte pâli, on la trouvera dans celle que j’ai donnée plus haut du Sâmañña phala[22] ; elle ne diffère que par quelques nuances peu importantes de celle que je viens de proposer pour le passage correspondant du Lalita vistara. Une autre remarque qu’il n’est pas inutile de faire, c’est que la partie du texte par laquelle le Buddha est supposé exprimer les résultats de sa vue divine, est donnée sous la forme d’un discours que le sage adresse à des auditeurs qui ne sont pas nommés. Cela est prouvé par l’emploi que fait le Lalita vistara des deux formules interpellatives bhôḥ et bhavantaḥ, dont l’une s’adresse à une seule personne, et l’autre à plusieurs. Je ne veux pas conclure de là que ce texte relatif à la vue divine soit composé de deux fragments, l’un emprunté à quelque discours du Buddha, l’autre résultant du travail de compilation qui a réuni en un corps les ouvrages que nous possédons aujourd’hui sous le nom de Çâkya. Je constate seulement avec quelle facilité toutes les doctrines prennent dans ces ouvrages la forme de la prédication, preuve manifeste que c’est en réalité sous cette forme même que le Buddhisme se produisit à son origine.


5. À côté de la vue divine vient naturellement se placer une faculté non moins surnaturelle et non moins vantée chez les Buddhistes, celle qu’avait Çâkyamuni de se rappeler ses anciennes existences. J’ai eu occasion d’en parler ailleurs, dans mon Introduction à l’histoire du Buddhisme indien[23] ; et je n’en aurais rien dit en ce moment, s’il ne m’eût paru opportun de montrer que la croyance à cette faculté surnaturelle est aussi commune chez les Buddhistes de Ceylan que chez ceux du Népâl, et qu’elle est consignée dans un texte qui est rédigé, de part et d’autre, dans des termes identiques, sauf la différence du dialecte.

Voici d’abord la rédaction du Lalita vistara :

Âtmanaḥ parasattvânâm̃tchânêkavidham̃ pûrvanivâsam anusmarati sma tadyathâ êkâmapi djâtim dvê tisraḥ pañtcha daça vim̃çati trim̃çat tchatvârim̃çat pañtchâçadj djâtiçatam̃ djâtisahasram djâtîçâtasahasrâti (l. sahasrânîti) anêkâ­nyapi djâtiçâtasakasrânyapi djâtikôṭîmapi djâtikôṭîçatamapi djâtikôṭîsahasramapi djâtikôṭînayutamapi djâtikôṭîçatânyapy anêkânyapi djâtikôṭîçatasahasrânyapi anêkânyapi djâtikôṭînayutaçatasahasrâṇi yâvat sam̃vartakalpamapi vivarta­kalpamapi samvartavivartakalpamapi anêkânyapi sam̃vartavivartakalpâny anusmarati sma. Amutrâham âsam êvam̃nâmâ êvam̃gôtra êvam̃djâti êvam̃varṇa êvamâyuchpramâṇam êvam̃sthirasthitikâḥ, êvam̃sûkhaduḥkha prativêdî sôham̃ tataç­tchyutaḥ sann amutrôpapannaḥ tataçtchyutvâmutrôpapaṇṇaḥ tataç­tchyutvêhôppannaḥ iti sâkâram̃ sôddêçaih anêkavidham âtmanaḥ sarva­sattvânâñtcha pûrvanivâsân anusmarati sma[24].

Je crois qu’il est inutile de répéter ici la traduction que j’ai donnée déjà de ce morceau, il y a quelques années ; on la trouvera dans la partie de l’Introduction à l’histoire du Buddhisme à laquelle je renvoyais tout à l’heure. Le point important ici est, d’ailleurs, moins le fond de la doctrine que la forme sous laquelle elle se présente à la fois chez les Buddhiste du Népâl et chez ceux de Ceylan, et par conséquent je dois me hâter de rapprocher du texte sanscrit le texte pâli correspondant.

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Nota. L’auteur, atteint déjà du mal qui devait l’emporter, s’est arrêté ici ; c’était dans les premiers jours de mars 1852.

  1. T. I p. 90
  2. Le Lalita vistara porte paraḥ.
  3. Le Lalita, dêvânâñtcha, manuckyânâñtcha.
  4. Le Lalita ajoute pañtchatchakchuh samanvâgatah.
  5. Le Lalita, sa imañtcha lokam paramañtcha lokam.
  6. Le Lalita omet drĭchṭa êva dharmê.
  7. Le Lalita remplace ce mot par viharati sma.
  8. Le Lalita, saddharmam̃.
  9. Kanaka varna, dans Divya avad. f. 145 a ; Lalita vistara, f. 2 a man. Soc. asiat.
  10. Dîgha nikâya, f. 28 b, 26 a et b, 28 b, 32 b, 87 b, 49 b, 58 b, 63 b ; Djin. alam̃k. f. 24 b.
  11. Ci-dessus, p. 330 et 331.
  12. Abhidh. ppadip. liv. II, chap. vi, st. 50.
  13. Asiat. Res. t. XVI, p. 476 et 477.
  14. Pûrṇa, dans Divy. avad. f. 17 a.
  15. Sôṇadaṇḍa, dans Dîgh. nik. f. 29 b ; Kûṭadanta, ibid. f. 33 b.
  16. Dîgha-nikâya, f. 16 a ; Subha sutta, ibid. f. 49 b : Têvidjdja sutta, ibid. f. 63 b.
  17. Lalita vistara, f. 140 de mon man. B ; Rgya tch’er rolpa, t. I, p. 214.
  18. Djina alam̃k. f. 102 b.
  19. Ci-dessus, no II, p. 479.
  20. Lalita vistara, chap. xxii, f. 178 a de mon man. A ; id. f. 178 b, et 178 b.
  21. Sâmañña phala sutta, dans Dîgh. nik. f. 22 b.
  22. Ci-dessus, Appendice, no II, p. 479, et pour le commencement du texte, p. 476.
  23. T. I, p. 486.
  24. Lalita vistara, f. 178 b.