Aller au contenu

Lotus de la bonne loi/Appendice 6

La bibliothèque libre.
Lotus de la bonne loi
Version du soûtra du Lotus traduite directement à partir de l’original indien en sanscrit.
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 530-544).
◄  V.
VII.  ►
Appendice VI
No VI.
SUR L’ENCHAÎNEMENT MUTUEL DES CAUSES.
(Ci-dessus, chap. i, f. 11 a, p. 332.)

L’expression que je traduisais ainsi au commencement de mes études sur les textes buddhiques, et que j’ai rendue plus tard par « la production des causes successives de l’existence, » est pratîtya samutpâda, littéralement « la production connexe des causes réciproques. » J’en ai donné une explication étymologique à la fin de mon Introduction à l’histoire du Buddhisme[1] ; ce que j’ai trouvé depuis dans d’autres livres du Népâl tend plutôt à confirmer qu’à modifier cette interprétation que j’avais empruntée au commentateur Çrîlâbha. L’auteur ou le commentateur du livre intitulé Vinaya sûtra, interprétant la première stance d’un traité philosophique attribué à Nâgârdjuna et relatif au pratîtya samutpâda, donne de ce terme l’explication étymologique suivante : « Le mot pratîtya employé dans ce composé et terminé par le suffixe ab, est pris dans le sens d’arrivée, de rapport ; le radical pad précédé des préfixes sam et ut, a le sens de production. Le mot samutpâda est pris dans le sens d’apparition ; d’où il résulte que la production des [divers] états de l’existence, considérés comme origine et comme causes réciproques, est le sens exprimé par le mot pratîtya samutpâda[2]. » Cette explication n’est cependant pas si généralement admise, que l’auteur n’en rapporte, tout en la critiquant, une autre qui est ainsi conçue : « Mais d’autres commentent ainsi ce composé : le mot iti signifie l’action d’aller, le départ, la destruction ; les choses faites pour la destruction se nomment ityâḥ ; expliquant « le mot itya comme terminé par dvina (?) et par ab, ils disent que le composé pratîtya samutpâda signifie la production des choses qui s’en vont incessamment, qui sont incessamment périssables[3]. Cette explication qui roule principalement sur la valeur de la préposition prati et sur la catégorie grammaticale du mot itya, qui devient ainsi plutôt un adjectif qu’un substantif, n’ôte pas à pratîtya son caractère véritable qui ressort encore plus clairement de ces paroles du commentateur : « le mot pratîtya n’est pas indéclinable. » Cette dernière remarque paraît lui être inspirée par un scrupule de grammairien : en effet l’explication la plus naturelle qui se présente à la vue de pratitya, c’est que ce mot est le participe adverbial de la racine i, « aller, » précédé du préfixe prati ; régulièrement pratitya devrait signifier, « étant allé de nouveau, ou étant revenu. » Qui sait même s’il n’en a pas été ainsi dans le principe, et si, par une de ces irrégularités que se permettent les dialectes populaires, on n’a pas employé en composition le participe adverbial pratîtya et en pâli paṭitchtcha tout infléchi, pour résumer des locutions comme celles que je signalerai plus bas : pratîtya samutpâda vêdanam̃ paṭitchtcha taṇhâ, littéralement : « Le désir [existe] ayant suivi, ou ayant eu pour cause la sensation[4] ? » Ce qui semblerait confirmer cette manière de voir, c’est qu’on ne rencontre pas à part le mot pratitya, ni le pâli paṭitchtcha ; pour exprimer l’idée de cause, on se sert toujours de pratyaya, et en pâli patchtchaya.

Mais l’idée de faire de pratîtya un substantif n’est pas particulière aux Buddhistes du Nord ; on la trouve également chez ceux du Sud, comme le prouvent et le témoignage de Clough, et celui d’un texte pâli que je citerai tout à l’heure. Clough divise en deux mots, pratitya samutpâda, le composé même que nous expliquons en ce moment ; puis il donne à part le mot pratîtya avec le sens de « cause, cause productrice, origine ; » d’où il résulte qu’à ses yeux c’est un substantif formé de la préposition prati, indiquant la réciprocité ou le retour, et un synonyme de pratyaya, lequel est très-communément employé dans le sens de cause efficiente. Ajoutons ici, avant de passer outre, l’exposé succinct qu’a présenté Clough de la théorie que résume brièvement l’expression de pratîtya samutpâda. « C’est, dit-il, la source de l’animation, l’origine de la vie, ce qui a donné naissance aux êtres sensibles. Cette recherche occupa les méditations profondes du Buddha, le premier jour qu’il atteignit à l’état de Bôdhi. J’existe, se dit-il ; d’autres êtres ont existé avant moi ; il y a eu une période où il n’existait pas d’êtres vivants. Il se représenta ensuite la totalité du monde animé arrivant à l’existence de la manière suivante : de l’ignorance procéda la faculté de la réflexion ; de la faculté de la réflexion procéda la connaissance ; de la connaissance procéda l’union de l’esprit et de la matière, ou de l’âme et du corps ; de cette union procédèrent les six sens ; des six sens procéda la faculté de la perception ; de la perception procéda la jouissance ; de la jouissance procéda le désir ardent ; du désir procéda la faculté de la génération ; de cette faculté procédèrent les divers états de l’existence, depuis les Dieux jusqu’aux plus petits reptiles. De l’existence procédèrent tous les accidents de la vie, et les accidents naturels comme la décrépitude, le chagrin, la maladie, la mort, la transmigration, etc.[5] » Chacun de ces articles mériterait sans doute un examen spécial ; je me contente, pour le moment, de renvoyer le lecteur aux explications que j’ai données des douze termes de cette énumération dans l’Introduction à l’histoire du Buddhisme[6]. Ce que je voulais uniquement établir ici, c’est que par le terme de pratîtya samutpâda les Buddhistes de Ceylan entendent exactement la même chose que ceux du Népâl. Enfin ce qui résulte de la comparaison du commentaire de Clough avec l’étymologie qu’il donne de pratîtya samutpâda, c’est que ce composé a, selon les Singhalais, la signification suivante : « la production complète de ce qui vient tour à tour, c’est-à-dire de ce qui se succède comme cause et effet, l’effet devenant cause à son tour. »

Le second témoignage que j’ai promis d’alléguer en faveur de cette opinion, que les Buddhistes du Sud envisagent le mot pratîtya de la même manière que ceux du Nord, m’est fourni par un passage du Nidâna vagga vaṇṇanâ, « Commentaire sur la section des Nidânas ou causes. » Ce commentaire précieux s’ouvre par un Sutta où figure le mot paṭitchtcha samuppâda, qui est, sous une forme pâlie, le terme même qui nous occupe. Voici comment le définit la glose pâlie qui accompagne le texte : Paṭitchtcha samuppâdanti patchtchayâkâram : patchtchayâkârôhi aññamaññam paṭitchtcha sahitê dhammê uppâdêti ; tasmâ paṭitchtcha samuppâdôti vutchtchati. « Le terme de paṭitchtcha samuppâda signifie formation des causes prochaines ; en effet la formation des causes prochaines produit des conditions qui sont mutuellement accompagnées de la cause prochaine l’une de l’autre ; c’est pour cela qu’on la nomme production de conditions qui sont successivement causes[7]. »

On comprend maintenant comment il est possible de traduire ce terme par « production des causes successives de l’existence. » L’idée de production est dans samutpâda ; celle de succession, et il faudrait ajouter celle de réciprocité, est dans pratîtya. Quant à la notion d’existence, elle est implicitement contenue dans le composé ; il me paraît nécessaire de l’exprimer d’une manière positive, car ces causes successives, ou, en termes plus généraux, ces conditions qui sont successivement et réciproquement effet et cause l’une de l’autre, sont, suivant la pensée des Buddhistes, l’origine unique et incessante de la situation des êtres vivants dans ce monde et dans l’autre, tant que ces êtres ne sont pas parvenus à s’affranchir par la science absolue et à obtenir le Nirvâṇa. C’est là, si je ne me trompe, le sens le plus général de cette expression ; et si tous les dogmes du Buddhisme étaient formulés sous des termes aussi clairs, nous posséderions bientôt l’intelligence complète de ce système à la fois vague et compliqué.

Je ne dois cependant pas omettre d’indiquer une autre explication qu’il serait possible de proposer pour le composé pratîtya samutpâda. Au premier abord on serait tenté d’y voir le mot pratîti, « notion, croyance, » pris en ce sens, que la croyance dont il s’agit est fausse, ou seulement admise par l’esprit, sans que pour cela l’existence de la réalité sur laquelle porte cette croyance soit aucunement prouvée. On couperait donc le composé de cette manière, pratîti asamutpâda ; et alors asamutpâda signifierait « la non-production. » Mais comme il ne peut y avoir de négation ici, il faut bien admettre avec les Buddhistes du Népâl et ceux de Ceylan que pratîtya, et non pratîti, forme la première partie du composé. Toutefois, ici encore, le sens généralement admis pour pratîti pourrait, ce me semble, s’appliquer à pratîtya ; et rien n’empêcherait qu’on ne traduisît l’expression pratîtya samutpâda de cette manière, « la production complète de ce qui a pour origine l’opinion, » c’est-à-dire la croyance erronée à la réalité des choses. C’est dans ce sens que paraît l’avoir entendu l’un des commentateurs de la Rakchâ bhagavatî des Népâlais, cité par M. Hodgson au nombre des autorités alléguées par lui en faveur de son exposé du Buddhisme ; voici les propres termes dont il se sert : The being of all things is derived front belief, reliance [pratyaya], in this order: from false knowledge, delusive impression, etc.[8] La suite donne l’énumération des douze causes citées plus haut d’après Clough, et sur lesquelles je vais rapporter un texte original. Ce qu’il importe de constater en ce moment, c’est que si le commentateur Népâlais qu’a cité M. Hodgson n’emploie pas le mot pratîtya, il s’est servi d’un terme qui en est bien voisin, je veux dire de pratyaya, qui a la même origine, c’est-à-dire qui vient comme pratîtya de la préposition prati jointe à un radical signifiant aller. Or si pratyaya, qui signifie cause prochaine, origine, a aussi le sens de croyance, opinion, confiance, ce dernier groupe de significations peut également appartenir au mot pratitya, auquel il semble bien difficile de refuser le sens de cause.

De toute manière cette dernière interprétation ne modifierait que très-peu la valeur de l’expression pratîtya samutpâda. Elle diffère de la première en ce sens seulement, que le pratîtya, et suivant le commentateur de M. Hodgson, le pratyaya, c’est-à-dire, « l’opinion, la croyance, la confiance, » en d’autres termes, la croyance à la réalité du monde, est la cause première du développement des douze conditions de l’énumération, tandis que, d’après la première explication, le pratyaya ou plutôt les pratyayas sont la dénomination commune de chacune de ces douze conditions, considérées comme effets et comme causes successives les unes des autres.

Je terminerai cette note par la traduction d’un sutta pâli du Digha nikâya, qui fera voir de quelle manière les Buddhistes du Sud se figurent que Çâkyamuni enseignait la doctrine de l’enchaînement successif des causes de l’existence. Il est intitulé dans mon manuscrit Mahânidâna sutta, « Le Sutta des grands nidânas ou causes[9]. « Je le donne dans son entier, et sans rien retrancher des répétitions qui, selon les habitudes de notre exposition européenne, en ralentissent singulièrement la marche : il m’a semblé que le lecteur ne serait pas fâché de juger par un exemple de plus de la méthode attribuée au fondateur du Buddhisme par ses premiers disciples.

MAHÂNIDÂNA SUTTA.

« Voici ce qui a été entendu par moi un certain jour. Bhagavat se trouvait chez les Kurus, au village des Kurus nommé Kammâssa dhammam̃[10]. Alors le respectable Ânanda se rendit à l’endroit où se trouvait Bhagavat, et quand il y fut arrivé, ayant salué Bhagavat avec respect, il s’assit de côté. Quand le respectable Ânanda fut assis, il parla ainsi à Bhagavat : Il est étonnant, seigneur, il est merveilleux, combien c’est une doctrine profonde que le Patitchtcha samuppâda, c’est-à-dire la production des causes successives de l’existence, combien cette doctrine paraît profonde ! C’est comme un abîme sans fond qui se creuse devant moi. — Ne parle pas ainsi, ô Ânanda, [reprit Bhagavat,] non, ne dis pas ainsi : C’est une doctrine profonde que la production des causes successives de l’existence, c’est une doctrine qui paraît profonde ; car c’est pour ne pas comprendre cette doctrine, ô Ânanda, pour ne pas la pénétrer, que les hommes nés d’une bonne famille qui l’ignorent, renaissent, par la loi de la transmigration, couverts de petite-vérole, ou changés en tiges de Mundja (saccharum Mundja) ou de Babbadja (Eleusine Indica), ou qu’ils tombent dans les lieux de châtiments, dans les mauvaises voies, et dans des existences misérables.

« Si quelqu’un vient à demander : La vieillesse et la mort ont-elles une cause connue ? il faut, ô Ânanda, répondre à cette question : Oui, elles en ont une ; et si l’on demande : Quelle cause ont la vieillesse et la mort ? il faut répondre : La vieillesse et la mort ont pour cause la naissance. Si cet homme demande : La naissance a-t-elle une cause connue ? il faut, ô Ânanda, lui répondre : Oui, elle en a une ; et s’il demande : Quelle cause a la naissance ? il faut lui répondre : La naissance a pour cause l’existence. Si cet homme demande : L’existence a-t-elle une cause connue ? il faut, ô Ânanda, lui répondre : Oui, elle en a une ; et s’il demande : Quelle cause a l’existence ? il faut lui répondre : L’existence a pour cause la conception. Si cet homme demande : La conception a-t-elle une cause connue ? il faut, ô Ânanda, lui répondre : Oui, elle en a une ; et s’il demande : Quelle cause a la conception ? il faut lui répondre : La conception a pour cause le désir. Si cet homme demande : Le désir a-t-il une cause connue ? il faut, ô Ânanda, lui répondre : Oui, il y en a une ; et s’il demande : Quelle cause a le désir ? il faut lui répondre : Le désir a pour cause la sensation. Si cet homme demande : La sensation a-t-elle une cause connue ? il faut, ô Ânanda, lui répondre : Oui, elle en a une ; et s’il demande : Quelle cause a la sensation ? il faut lui répondre : La sensation a pour cause le contact. Si cet homme demande : Le contact a-t-il une cause connue ? il faut, ô Ânanda, lui répondre : Oui, il en a une ; et s’il demande : Quelle cause a le contact ? il faut lui répondre : Le contact a pour cause le nom et la forme. Si cet homme demande : Le nom et la forme ont-ils une cause connue ? il faut, ô Ânanda, lui répondre : Oui, ils en ont une ; et s’il demande : Quelle cause ont le nom et la forme ? il faut lui répondre : Le nom et la forme ont pour cause l’intelligence (vinnâna). Si cet homme demande : L’intelligence a-t-elle une cause connue ? il faut, ô Ânanda, lui répondre : Oui, elle en a une ; et s’il demande : Quelle cause a l’intelligence ? il faut lui répondre : L’intelligence a pour cause le nom et la forme. C’est qu’en effet, ô Ânanda, l’intelligence a pour cause le nom et la forme, et que le nom et la forme ont pour cause l’intelligence. Les six siéges [des sens] ont pour cause le nom et la forme ; le contact a pour cause les six siéges [des sens] ; la sensation a pour cause le contact ; le désir a pour cause la sensation ; la conception a pour cause le désir ; l’existence a pour cause la conception ; la naissance a pour cause l’existence ; la vieillesse et la mort ont pour cause la naissance. Alors ont lieu les peines, les lamentations, la douleur, le chagrin, le désespoir ; c’est ainsi qu’a lieu la production de ce qui n’est qu’une grande masse de maux.

« Il a été dit, ô Ânanda, la vieillesse et la mort ont pour cause la naissance : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si la naissance n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument, pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, ni pour les Dêvas afin qu’ils deviennent Dêvas, ni pour les Gandharvas afin qu’ils deviennent Gandharvas, ni pour les Yakchas afin qu’ils deviennent Yakchas, ni pour les Bhûtas afin qu’ils deviennent Bhûtas, ni pour les hommes afin qu’ils deviennent hommes, ni pour les quadrupèdes afin qu’ils deviennent quadrupèdes, ni pour les oiseaux afin qu’ils deviennent oiseaux, ni pour les animaux rampants afin qu’ils deviennent animaux rampants, car, ô Ânanda, il faut pour l’individualité de chacun de ces êtres que la naissance existe ; si, dis-je, la naissance n’existait pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la vieillesse et la mort ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de la vieillesse et de la mort, c’est la naissance.

Il a été dit, ô Ânanda, la naissance a pour cause l’existence : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si l’existence n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, si, par exemple, il n’y avait ni existence du désir, ni existence de la forme, ni existence de l’absence de forme, l’existence n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la naissance ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de la naissance, c’est l’existence.

« Il a été dit, ô Ânanda, l’existence a pour cause la conception : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si la conception n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, par exemple, s’il n’existait ni conception du désir, ni conception des fausses doctrines, ni conception de l’éloignement de toute vertu, ni conception des discussions, la conception n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on l’existence ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de l’existence, c’est la conception.

« Il a été dit, ô Ânanda, la conception a pour cause le désir : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que si le désir n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, par exemple, s’il n’existait ni désir de la forme, ni désir du son ; ni désir de l’odeur, ni désir de la saveur, ni désir de l’attribut tangible, ni désir de la vertu, le désir n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la conception ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de la conception, c’est le désir.

« Il a été dit, le désir a pour cause la sensation : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que si la sensation n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, par exemple, s’il n’existait ni sensation produite par le contact de la vue [avec un objet extérieur], ni sensation produite par le contact de l’ouïe, ni sensation produite par le contact de l’odorat, ni sensation produite par le contact du goût, ni sensation produite par le contact du corps (siége du toucher), ni sensation produite par le contact de l’esprit (ou du cœur, manas), la sensation n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on le désir ? — Non, seigneur [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison du désir, c’est la sensation.

« Oui certainement, ô Ânanda, le désir a pour cause la sensation[11] ; la recherche a pour cause le désir ; l’acquisition a pour cause la recherche ; la détermination a pour cause l’acquisition ; la passion et l’attachement ont pour cause la détermination ; l’application a pour cause la passion et l’attachement ; la possession a pour cause l’application ; l’avarice a pour cause la possession ; la conservation a pour cause l’avarice ; le droit a pour cause la conservation ; et de là naissent une foule d’accidents coupables et pleins de péché, comme les coups de bâton, les coups d’épée, les querelles, les disputes, les discussions, les débats sur le mien et le tien, les injures et les mensonges.

« Ce sont là autant de vérités qui ont été dites ; voici maintenant, ô Ânanda, comment il faut entendre que le droit vient de la conservation, et du droit tous les accidents coupables qui viennent d’être énumérés. C’est que, ô Ânanda, si la conservation n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, la conservation n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on cette foule d’accidents coupables et pleins de péché, comme les coups de bâton, les coups d’épée, les querelles, les disputes, les discussions, les débats sur le mien et le tien, les injures et les mensonges ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de tous ces maux, c’est la conservation.

« Il a été dit, la conservation a pour cause l’avarice : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si l’avarice n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, l’avarice n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la conservation ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda,] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de la conservation, c’est l’avarice.

« Il a été dit, l’avarice a pour cause la possession : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si la possession n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, la possession n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on l’avarice ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, que la cause, l’origine, le motif et la raison de l’avarice, c’est la possession.

« Il a été dit, la possession a pour cause l’application : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si l’application n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, l’application n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la possession ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de la possession, c’est l’application.

« Il a été dit, l’application a pour cause la passion et l’attachement : voici maintenant, ô Ânanda, comment il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si la passion et l’attachement n’existaient pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, la passion et l’attachement n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on l’application ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, que la cause, l’origine, le motif et la raison de l’application, c’est la passion et l’attachement.

« Il a été dit, la passion et l’attachement ont pour cause la détermination : voici maintenant, (ô Ânanda, comment il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si la détermination n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût ; la détermination n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la passion et l’attachement ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, que la cause, l’origine, le motif et la raison de la passion et de l’attachement, c’est la détermination.

« Il a été dit, la détermination a pour cause l’acquisition : voici maintenant, ô Ânanda, comment il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si l’acquisition n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, l’acquisition n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la détermination ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de la détermination, c’est l’acquisition.

« Il a été dit, l’acquisition a pour cause la recherche : voici maintenant, ô Ânanda, comment il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si la recherche n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, la recherche n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on l’acquisition ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de l’acquisition, c’est la recherche.

« Il a été dit, la recherche a pour cause le désir : voici maintenant, ô Ânanda, comment il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si le désir n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, par exemple, s’il n’existait ni désir des plaisirs[12], ni désir de l’existence, ni désir d’être affranchi de l’existence, le désir n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la recherche ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de la recherche, c’est le désir. Or ces deux conditions (le désir et la recherche) qui forment un couple, vont, ô Ânanda, se réunir dans la sensation qui en est la cause commune.

« Il a été dit, la sensation a pour cause le contact : voici maintenant, ô Ânanda, comment il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si le contact n’existait pas, aucunement, nullement, en aucune manière, absolument pas, pour personne, ni quelque part que ce fût, par exemple, s’il n’existait ni contact de la vue [avec un objet extérieur], ni contact de l’ouïe, ni contact de l’odorat, ni contact du goût, ni contact de la peau, ni contact de l’esprit (ou du cœur, manas), le contact n’existant absolument pas ; alors, par suite de l’anéantissement de cette condition, connaîtrait-on la sensation ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, que la cause, l’origine, le motif et la raison de la sensation, c’est le contact.

« Il a été dit, le contact a pour cause le nom et la forme : voici maintenant, ô Ânanda, comment il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si les caractères, les attributs ; les signes, les marques à l’aide desquelles a lieu la connaissance du corps des noms n’existaient pas, alors connaîtrait-on le contact des dénominations usitées pour le corps des noms ? — Aucunement, seigneur, [répondit Ânanda.] — Si les caractères, ô Ânanda, si les attributs, les signes, les marques à l’aide desquelles a lieu la connaissance du corps des formes n’existaient pas, connaîtrait-on alors le contact des chocs qui existent pour le corps des formes ? — Aucunement, seigneur, [répondit Ânanda.] — Si les caractères, ô Ânanda, si les attributs, les signes, les marques à l’aide desquelles a lieu la connaissance du corps des noms et du corps des formes n’existaient pas, connaîtrait-on alors soit le contact produit par la dénomination, soit le contact produit par le choc ? — Aucunement, seigneur, [répondit Ânanda.] — Si les caractères, ô Ânanda, si les attributs, les signes, les marques à l’aide desquelles a lieu la connaissance du nom et de la forme n’existaient pas, connaîtrait-on alors le contact ? — Aucunement, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison du contact, c’est le nom et la forme.

« Il a été dit, le nom et la forme ont pour cause l’intelligence (la connaissance ou la conscience) : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si l’intelligence ne descendait pas dans le sein de la mère, est-ce que le nom et la forme viendraient s’y ajouter comme ils font ici-bas ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — Si l’intelligence, ô Ânanda, venait à être séparée d’une créature, homme ou femme, soit jeune, soit déjà formée, est-ce qu’alors le nom et la forme prendraient de la croissance, de l’augmentation, du développement ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison du nom et de la forme, c’est l’intelligence.

« Il a été dit, l’intelligence a pour cause le nom et la forme : voici maintenant, ô Ânanda, de quelle manière il faut entendre cette vérité. C’est que, ô Ânanda, si l’intelligence ne prenait pas pied dans le nom et dans la forme, est-ce qu’alors on connaîtrait jamais la naissance, la vieillesse, la mort, la production, l’accumulation des douleurs ? — Non, seigneur, [répondit Ânanda.] — C’est pour cela, ô Ânanda, qu’en ce monde la cause, l’origine, le motif et la raison de l’intelligence, c’est le nom et la forme. C’est le nom et la forme, ô Ânanda, qui ouvre pour un être, qu’il soit engendré, qu’il naisse, qu’il meure, qu’il quitte ce monde, qu’il renaisse autre part, qui ouvre, dis-je, la voie de la dénomination, qui ouvre celle de la désignation, qui ouvre celle de l’indication. C’est du nom et de la forme que résulte pour un être la connaissance qu’on en possède, la notion qu’on a de lui. Ce qui pour un être fait qu’il arrive à se connaître tel qu’il est, c’est le nom et la forme avec l’intelligence. En un mot, ô Ânanda, c’est le nom qui fait que l’individu se connaît lui-même. S’agit-il, en effet, ô Ânanda, d’un être doué de forme et petit, le nom lui révélant sa personnalité, lui donne cette notion : J’ai une personnalité douée de forme et petite. S’agit-il, ô Ânanda, d’un être doué de forme et éternel, le nom lui révélant sa personnalité, lui donne cette notion : J’ai une personnalité douée de forme et éternelle. S’agit-il, ô Ânanda, d’un être n’ayant pas de forme et petit, le nom lui révélant sa personnalité lui donne cette notion : J’ai une personnalité n’ayant pas de forme et petite. S’agit-il, ô Ânanda, d’un être n’ayant pas de forme et éternel, le nom lui révélant sa personnalité, lui donne cette notion : J’ai une personnalité n’ayant pas de forme et éternelle. Dans ce cas, ô Ânanda, celui qui déclare qu’il a une personnalité douée de forme et petite, ou bien fait cette déclaration pour le moment présent, ou bien la fait pour l’avenir, ou bien encore il fait cette réflexion : Je façonnerai ce qui n’est pas ainsi à devenir ainsi ; et alors tel qu’il est, ô Ânanda, il poursuit avec persévérance l’idée d’un état donc de forme et petit : c’en est assez sur ce point. Dans ce cas, ô Ânanda, celui qui déclare qu’il a une personnalité douée de forme et éternelle, ou bien fait cette déclaration pour le moment présent, ou bien la fait pour l’avenir, ou bien encore il fait cette réflexion : Je façonnerai ce qui n’est pas ainsi à devenir ainsi ; et tel qu’il est, ô Ânanda, il poursuit avec persévérance l’idée d’un état doué de forme et éternel : c’en est assez sur ce point. Dans ce cas, ô Ânanda, celui qui déclare qu’il a une personnalité n’ayant pas de forme et petite, ou bien fait cette déclaration pour le moment présent, ou bien la fait pour l’avenir, ou bien encore il fait cette réflexion : Je façonnerai ce qui n’est pas ainsi à devenir ainsi ; et alors tel qu’il est, ô Ânanda, il poursuit avec persévérance l’idée d’un état privé de forme et petit : c’en est assez sur ce point. Dans ce cas, ô Ânanda, celui qui déclare qu’il a une personnalité n’ayant pas de forme et éternelle, ou bien fait cette déclaration pour le moment présent, ou bien la fait pour l’avenir, ou bien encore il fait cette réflexion : Je façonnerai ce qui n’est pas ainsi à devenir ainsi ; et alors tel qu’il est, ô Ânanda, il poursuit avec persévérance l’idée d’un état privé de forme et éternel : c’en est assez sur ce point. Eh bien, Ânanda, ce sont là autant de moyens par lesquels il fait connaître sa personnalité.

« Et par combien de moyens, ô Ânanda, ne fait-il pas connaître sa personnalité ? C’est, ô Ânanda, quand il ne déclare pas ou qu’il a une forme et qu’il est petit ; ou qu’il a une forme et qu’il est éternel ; ou qu’il n’a pas de forme et qu’il est petit ; ou qu’il n’a pas de forme et qu’il est éternel. Dans ce cas, ô Ânanda, il ne fait pas ces déclarations soit pour le moment présent, soit pour l’avenir, soit avec l’intention de façonner ce qui n’est pas ainsi à devenir ainsi, et en poursuivant avec persévérance cette idée : c’en est assez sur ce point. Eh bien, ô Ânanda, ce sont là autant de moyens par lesquels il ne fait pas connaître sa personnalité.

« De combien de manières, ô Ânanda, se considérant lui-même, reconnaît-il sa personnalité ?

Se considérant dans la sensation, ô Ânanda, il se reconnaît ainsi [f. 80 b] : La sensation est ma personne même ; ou bien il dit : La sensation n’est pas ma personne même ; ou encore : Ma personne même est inaccessible à la sensation. Ou bien, ô Ânanda, se considérant lui-même, il se reconnaît ainsi : La sensation n’est pas ma personne même ; mais il n’est pas vrai que ma personne soit inaccessible à la sensation ; c’est ma personne qui éprouve la sensation, car la condition de ma personne est d’être sensible : c’est de cette manière, ô Ânanda, que se considérant lui-même, il reconnaît sa personnalité. Dans ce cas, ô Ânanda, à celui qui a dit : La sensation est ma personne même, il faudra dire : Il existe, ami, trois espèces de sensations, la sensation agréable, la sensation désagréable, la sensation qui n’est ni agréable ni désagréable ; dans laquelle de ces trois sensations reconnais-tu ta personnalité ? Dans le moment où il éprouve une sensation agréable, dans ce moment même, ô Ânanda, il n’éprouve ni une sensation désagréable, ni une sensation qui n’est ni agréable ni désagréable ; il n’éprouve en ce moment qu’une sensation agréable. Dans le moment où il éprouve une sensation désagréable, dans ce moment même, ô Ânanda, il n’éprouve ni une sensation agréable, ni une sensation qui n’est ni agréable ni désagréable ; il n’éprouve en ce moment qu’une sensation désagréable. Dans le moment où il éprouve une sensation qui n’est ni agréable ni désagréable, dans ce moment même, ô Ânanda, il n’éprouve ni une sensation agréable, ni une sensation désagréable ; il n’éprouve en ce moment qu’une sensation qui n’est ni agréable ni désagréable. Or la sensation agréable elle-même, ô Ânanda, est dite passagère, née d’une cause, sujette à périr, sujette à passer, ayant pour condition le détachement, pour condition l’anéantissement. La sensation désagréable elle-même, ô Ânanda, a les mêmes caractères. La sensation qui n’est ni agréable ni désagréable, ô Ânanda, a les mêmes caractères. Si, quand l’homme éprouve une sensation agréable, il dit ; Cela est ma personne même, alors il doit dire : Ma personne périt par l’anéantissement de cette sensation agréable même. Si, quand il éprouve une sensation désagréable, il dit : Cela est ma personne même, alors il doit dire : Ma personne périt par l’anéantissement de cette sensation désagréable même. Si, quand il éprouve une sensation qui n’est ni agréable ni désagréable, il dit : Cela est ma personne même, alors il doit dire : Ma personne périt par l’anéantissement de cette sensation qui n’est ni agréable ni désagréable. C’est ainsi que se considérant lui-même, il se reconnaît même en ce monde comme passager, comme étant du plaisir, de la douleur, ou du mélange de l’un et de l’autre, comme sujet à naître et à périr.

« Quant à celui qui a dit : La sensation est ma personne même, je viens de donner la raison pour laquelle il ne convient pas en ce monde de penser avec lui : La sensation est ma personne même.

« Quant à celui qui a dit : La sensation n’est pas ma personne même, ma personne est inaccessible à la sensation, voici comment il faudra lui parler : Là où il n’existerait, ami, aucune impression sensible, dirais-tu alors : Je suis ? — Certainement non, seigneur. — Voilà pourquoi, ô Ânanda, il ne convient pas en ce monde de penser avec lui : La sensation n’est pas ma personne même, ma personne est inaccessible à la sensation.

« Quant à celui qui a dit : La sensation n’est pas ma personne même, mais il n’est pas vrai que ma personne soit inaccessible à la sensation ; c’est ma personne qui éprouve la sensation, car la condition de ma personne est d’être sensible, voici comment il faudra lui parler : Si les sensations, ami, venaient à être anéanties entièrement, complètement, absolument, tout à fait, sans laisser de trace après elles, la sensation n’existant absolument pas, alors, par suite de l’anéantissement de la sensation, est-ce que tu dirais : Je suis ? — Certainement non, seigneur. — Voilà pourquoi, ô Ânanda, il ne convient pas en ce monde de penser avec lui : La sensation n’est pas ma personne même, mais il n’est pas vrai que ma personne soit inaccessible à la sensation ; c’est ma personne qui éprouve la sensation, car la condition de ma personne est d’être sensible.

« Et parce que le Religieux, ô Ânanda, ne se reconnaît pas lui-même dans la sensation, qu’il ne pense pas, Ma personne est inaccessible à la sensation ; qu’il ne pense pas davantage, C’est ma personne qui éprouve la sensation, car la condition de ma personne est d’être sensible, en un mot parce qu’il n’adopte aucune de ces vues, il ne reçoit absolument rien dans ce monde ; ne recevant rien, il n’éprouve pas de crainte ; n’éprouvant pas de crainte, il finit à son terme par entrer dans le Nibbâna complet ; il sait ceci : La naissance est anéantie ; les devoirs de la vie religieuse sont remplis ; ce qui devrait être fait est fait ; il n’y a plus lieu à revenir en cet état.

« Qu’un Religieux, ô Ânanda, dont l’esprit est affranchi de cette manière, dise : C’est une hérésie que de prétendre que le Tathâgata existe après la mort, voilà qui est impossible. Qu’il dise : C’est une hérésie que de prétendre que le Tathâgata n’existe pas après la mort, voilà qui est impossible. Qu’il dise : C’est une hérésie que de prétendre que le Tathâgata n’existe et n’existe pas après la mort, voilà qui est impossible. Qu’il dise : C’est une hérésie que de prétendre que le Tathâgata n’existe pas plus qu’il n’est non existant après la mort, voilà qui est impossible. Pourquoi cela ? C’est qu’un Religieux, ô Ânanda, affranchi par la connaissance de tout ce qu’embrassent la dénomination et la voie de la dénomination, de tout ce qu’embrassent l’indication et la voie de l’indication, de tout ce qu’embrassent la désignation et la voie de la désignation, de tout ce qu’embrassent la sagesse et le champ de la sagesse, de tout ce qu’embrassent la pratique et le domaine de la pratique [f. 81 a], ne connaît pas, ne voit pas un Religieux affranchi par cette espèce de connaissance ; qu’il dise : Ceci est une hérésie, voilà ce qui est impossible.

« Voici, ô Ânanda, quelles sont les sept places de l’intelligence, et les deux régions. Quelles sont ces sept places[13] ? Il y a des êtres, ô Ânanda, qui ont diversité de corps et diversité d’idées, comme par exemple, les uns qui sont hommes, les autres qui sont Dêvas, également sujets à périr ; c’est là la première place de l’intelligence. Il y a des êtres, ô Ânanda, qui ont diversité de corps et unité d’idées, comme par exemple, les Dêvas Brahmakâyikas, ce sont les premiers transformés[14] ; c’est là la seconde place de l’intelligence. Il y a des êtres, ô Ânanda, qui ont unité de corps et diversité d’idées, comme par exemple, les Dêvas Âbhassaras ; c’est là la troisième place de l’intelligence. Il y a des êtres, ô Ânanda, qui ont unité de corps et unité d’idées, comme par exemple, les Dêvas Subhakiṇṇas ; c’est là la quatrième place de l’intelligence. Il y a des êtres, ô Ânanda, qui s’étant élevés complètement au-dessus de l’idée de forme, l’idée de résistance ayant disparu pour eux, ne concevant plus l’idée de diversité, se disent, L’espace est infini, parce qu’ils ont atteint à la région de l’infinité en espace ; c’est là la cinquième place de l’intelligence. Il y a des êtres, ô Ânanda, qui s’étant élevés complètement au-dessus de la région de l’infinité en espace, se disent. L’intelligence est infinie, parce qu’ils ont atteint à la région de l’infinité en intelligence ; c’est là la sixième place de l’intelligence. Il y a des êtres, ô Ânanda, qui s’étant élevés complètement au-dessus de la région de l’infinité en intelligence, se disent, Il n’existe absolument rien, parce qu’ils ont atteint à la région où il n’existe absolument rien ; c’est là la septième place de l’intelligence. Il y a la région des êtres qui n’ont pas d’idées ; il y a la région où il n’y a ni idées, ni absence d’idées ; c’est la seconde région.

« Or ici, ô Ânanda, cette première place de l’intelligence qu’occupent les êtres ayant diversité de corps et diversité d’intelligence, comme par exemple, les uns qui sont des Dêvas, les autres qui sont des hommes, également sujets à périr, celui, ô Ânanda, qui la connaît, qui en connaît la naissance, qui en connaît la fin, qui en connaît le bonheur, qui en connaît la misère, qui en connaît l’issue, est-il donc possible qu’il s’y complaise ? — Non certainement, seigneur.

[Ici une abréviation indique dans le manuscrit qu’il faut répéter cette formule, jusqu’à la septième place de l’intelligence exclusivement.]

« Or ici, ô Ânanda, cette septième place de l’intelligence qu’occupent ceux qui s’étant élevés complètement au-dessus de la région de l’infinité en intelligence, se disent, il n’existe absolument rien, parce qu’ils ont atteint à la région où il n’existe absolument rien, celui, ô Ânanda, qui la connaît, qui en connaît la naissance, qui en connaît la fin, qui en connaît le bonheur, qui en connaît la misère, qui en connaît l’issue, est-il donc possible qu’il s’y complaise ? — Non certainement, seigneur.

« Or ici, ô Ânanda, cette région des êtres qui n’ont pas d’idées, celui, ô Ânanda, qui la connaît, qui en connaît la naissance, qui en connaît la misère, qui en connaît l’issue, est-il donc possible qu’il s’y complaise ? — Non certainement, seigneur.

« Or ici, ô Ânanda, cette région où il n’y a ni idées, ni absence d’idées, celui, ô Ânanda, qui la connaît, qui en connaît la naissance, qui en connaît la fin, qui en connaît le bonheur, qui en connaît la misère, qui en connaît l’issue, est-il donc possible qu’il s’y complaise ? — Non certainement, seigneur.

« Maintenant, ô Ânanda, parce qu’un Religieux connaissant telles qu’elles sont et la naissance, et la fin, et le bonheur, et la misère, et l’issue de ces sept places de l’intelligence et de ces deux régions, est affranchi de toute acceptation, il est, à cause de cela, nommé Religieux affranchi par la sagesse.

« Voici, ô Ânanda, les huit affranchissements. Quels sont-ils ? Doué de forme, il voit des formes ; voilà le premier affranchissement. Ayant à l’intérieur l’idée de l’absence de forme, il voit à l’extérieur des formes ; voilà le second affranchissement. Par le seul effet de sa nature lumineuse il est intelligent ; voilà le troisième affranchissement. S’étant complètement élevé au-dessus de toute idée de forme, l’idée de résistance ayant disparu pour lui, ne concevant plus l’idée de la diversité, se disant, L’espace est infini, parce qu’il a atteint à la région de l’infinité en espace, il s’y arrête ; voilà le quatrième affranchissement. S’étant complètement élevé au-dessus de la région de l’infinité en espace, se disant, L’intelligence est infinie, parce qu’il a atteint à la région de l’infinité en intelligence, il s’y arrête ; voilà le cinquième affranchissement. S’étant complètement élevé au-dessus de la région de l’infinité en intelligence, se disant, Il n’existe rien, parce qu’il a atteint à la région où il n’existe absolument rien, il s’y arrête ; voilà le sixième affranchissement. S’étant complètement élevé au-dessus de la région où il n’existe absolument rien, ayant atteint à la région où il n’y a ni idées, ni absence d’idées, il s’y arrête ; voilà le septième affranchissement. S’étant complètement élevé au-dessus de la région où il n’y a ni idées, ni absence d’idées, ayant atteint à l’anéantissement des idées et des sensations, il s’y arrête ; voilà le huitième affranchissement [f. 81 a]. Ce sont là, ô Ânanda, les huit affranchissements. Le Religieux, ô Ânanda, obtient ces affranchissements en suivant l’ordre direct ; il les obtient en suivant l’ordre inverse ; il les obtient en suivant l’ordre direct et l’ordre inverse à la fois. Les ayant obtenus comme il le désire et autant qu’il le désire, il est indépendant. Puis, par l’anéantissement des corruptions du vice, ayant reconnu par lui-même, ayant vu face à face, ayant atteint, dès ce monde même, l’affranchissement de la pensée et l’affranchissement de la sagesse qui sont également exempts de vice, il est appelé, ô Ânanda, le Religieux affranchi des deux côtés. Et il n’existe pas, ô Ânanda, un autre affranchissement des deux côtés qui soit ou plus élevé, ou plus éminent que celui-là.

« Voilà ce que dit Bhagavat ; transporté de joie, le respectable Ânanda approuva ce que Bhagavat avait dit. »

J’aurai occasion de revenir plus bas sur les diverses régions et sur les huit places de l’intelligence dont il est donné une énumération à la fin de ce Sutta.

  1. Tom. I, p. 623.
  2. Vinaya sûtra, man. de la Soc. Asiat. f. 2 a.
  3. Ibid.
  4. Ci-dessous, p. 536.
  5. Clough, Singhal. Diction. t. II, p. 435 et 436.
  6. Tom. I, p. 491 et suiv.
  7. Nidâna vagga, f. 3 a fin. de mon man.
  8. Hodgson, Quotat. dans Journ. as. Soc. of Beng. etc. t. V, p. 78.
  9. Dîgha nikâya, f. 78 a et suiv.
  10. Le nom de ce village ou grand bourg (gâma) est remarquable sous un double rapport. Premièrement, il est formé d’après une méthode qui n’est pas commune en sanscrit, tandis qu’elle se rencontre à tout instant chez les peuples sémitiques ; il se compose en effet de trois mots, Kamma assa dhammam̃, qui doit et signifier « l’action serait légale, » ou bien « son action est légale. » En second lieu, ce nom rappelle d’une manière frappante la dénomination célèbre chez les Brâhmanes de Dharma kshêtra, « la plaine ou le pays de la loi, » qui passe pour un autre nom du Kurukchêtra, « la plaine des Kurus. » On peut voir dans Lassen (Indische Alterth. t. I, p. 91 et 92, note ; Zeitschrift für die Kunde des Morgenl. t. III, p. 200) ce que les auteurs brâhmaniques nous apprennent sur ces lieux anciennement révérés. Si le rapprochement que je propose d’établir entre le Kammâssa dhammam du Sutta buddhique et le Dharma kchêtra des Brâhmanes est fondé, on devra admettre que la sainteté de ce village des Kurus était reconnue déjà du temps de Çâkyamuni, c’est-à-dire dès le vie siècle au moins avant notre ère.
  11. C’est en cet endroit que le texte se sert de paṭitchtcha, employé comme participe vêdanam̃ paṭitchtcha tanhâ ; j’en ai fait la remarque un peu plus haut, p. 531.
  12. Ou bien, « ni soif du désir, » Kâmataṇhâ.
  13. Cela veut dire les êtres où prend place l’intelligence, qui sont doués d’intelligence.
  14. La phrase du texte est paṭhamâ hi nibbattâ ; cette expression doit s’entendre en ce sens, que le texte rappelle que les Brahmakâyikas occupent le premier des cieux dans lequel renaissent les êtres qui sortant de ce monde, ont mérité de revenir à l’existence parmi les Dêvas. Lorsque Mahânâma raconte qu’après avoir rempli en ce monde, sous le nom de Vêssantara, tous les devoirs imposés à un Bôdhisattva, Çâkyamuni reparut dans le ciel des Tusitas, il se sert de cette expression : âyupariyôsânê tusitapurê nibhatti, « au terme de son existence il naquit de nouveau dans la ville des Tusitas. » (Mahâvam̃saṭikâ, f. 24 b.) Voyez d’ailleurs touchant cette classe de Dêvas, l’Introd. à l’hist. du Buddh. indien, t. I, p. 609.