Lotus de la bonne loi/Chapitre 12

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Lotus de la bonne loi
Version du soûtra du Lotus traduite directement à partir de l’original indien en sanscrit.
Traduction par Eugène Burnouf.
Librairie orientale et américaine (p. 162-166).
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CHAPITRE XII.

L’EFFORT.

Ensuite le Bôdhisattva Mahâsattva Bhâichadjyarâdja, et le Bôdhisattva Mahâsattva Mûhâpratibhâna, ayant pour cortége vingt fois cent mille Bôdhisattvas, tinrent ce langage à Bhagavat : Que Bhagavat modère son ardeur(144 b) dans cette circonstance ; c’est nous qui, lorsque le Tathâgata sera entré dans le Nirvâṇa complet, expliquerons aux créatures cette exposition de la loi du Tathâgata ; c’est nous qui l’éclaircirons. Dans ce temps, ô Bhagavat, les êtres seront pleins de méchanceté ; ils auront peu de racines de vertu, ils seront livrés à l’orgueil, uniquement occupés de gain et d’honneurs, enfoncés dans la racine du vice, difficiles à dompter, privés de foi(144 b 2), pleins de défiance. Quant à nous, ô Bhagavat, déployant [la force de] la patience, nous exposerons ce Sûtra dans ce temps [futur] ; f. 145 a.nous le posséderons, nous l’enseignerons, nous l’écrirons, nous l’honorerons, nous le vénérerons, nous l’adorerons. Faisant l’abandon de notre vie et de notre corps, nous expliquerons ce Sûtra. Que Bhagavat modère donc son ardeur.

Alors cinq cents Religieux de l’assemblée, dont les uns étaient Maîtres(145 a) et les autres ne l’étaient pas, s’adressèrent en ces termes à Bhagavat : Et nous aussi, ô Bhagavat, nous sommes en état d’expliquer cette exposition de la loi, même dans les autres univers. En ce moment tout ce qu’il y avait de Çrâvakas de Bhagavat, dont les uns étaient Maîtres et les autres ne l’étaient pas, qui avaient appris de Bhagavat qu’ils parviendraient à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli, les huit mille Religieux, enfin, dirigeant leurs mains réunies en signe de respect, du côté où se trouvait Bhagavat, lui adressèrent ces paroles : Que Bhagavat modère son ardeur ; et nous aussi nous expliquerons cette exposition de la loi, quand le Tathâgata sera entré dans le Nirvâṇa complet, à la fin des temps, dans la dernière période, et nous le ferons dans d’autres univers. Pourquoi cela ? C’est que dans cet univers Saha, les êtres sont livrés à l’orgueil ; ils n’ont que peu de racines de vertu ; leur esprit est sans cesse occupé de pensées de malveillance, ils sont de leur nature fourbes et menteurs.

f. 145 b.Ensuite Mahâpradjâpatî la Gôtamide, sœur de la mère de Bhagavat, accompagnée de six cents Religieuses, dont les unes étaient Maîtresses et les autres ne l’étaient pas, s’étant levée de son siége, dirigeant du côté de Bhagavat ses mains réunies en signe de respect, se tint debout les yeux fixés sur Bhagavat. En cet instant Bhagavat s’adressa ainsi à Mahâpradjâpatî la Gôtamide : fille de Gôtama, te tiendrais-tu ici debout, triste et regardant Bhagavat, parce que cette réflexion t’occupe : Je n’ai pas entendu de la bouche du Tathâgata, je n’ai pas appris de lui que j’arriverais à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli ? Au contraire, ô fille de Gôtama, la prédiction de ta destinée future a été faite avec celle qui s’adressait à l’assemblée tout entière. En effet, ô fille de Gôtama, à partir de ce moment-ci, après avoir honoré, etc., trente-huit fois cent mille myriades de kôṭis de Buddhas, tu deviendras un Bôdhisattva Mahâsattva, interprète de la loi. Ces six mille Religieuses elles-mêmes, dont les unes sont Maîtresses et les autres ne le sont pas, deviendront, en même temps que toi, en présence de ces Tathâgatas, des Bôdhisattvas, interprètes de la loi. Ensuite, et bien longtemps après, quand tu auras accompli les devoirs imposés aux Bôdhisattvas, tu seras dans le monde le bienheureux Tathâgata nommé SarvaSattvapriyadarçana, vénérable, etc., doué de science et de conduite, etc. Et ce Tathâgata, vénérable, etc., f. 146 a.ô fille de Gôtama, prédira successivement à ces six mille Bôdhisattvas que chacun d’eux doit parvenir un jour à l’état suprême de Buddha parfaitement accompli.

En ce moment, cette réflexion s’éleva dans l’esprit de la Religieuse Yaçôdharâ, mère de Râhula : Mon nom n’a pas été prononcé par Bhagavat. Mais Bhagavat connaissant, avec sa pensée, la réflexion qui s’élevait dans l’esprit de la Religieuse Yaçôdharâ, mère de Râhula, s’adressa à elle en ces termes : Je vais te parler, ô Yaçôdharâ, je vais t’instruire. Oui, toi aussi, après avoir honoré, etc., dix fois cent mille myriades de kôṭis de Buddhas, tu deviendras un Bôdhisattva, interprète de la loi ; et après avoir accompli successivement les devoirs imposés aux Bôdhisattvas, tu deviendras le Tathâgata nommé Raçmiçatasahasraparipûrṇadhvadja, vénérable, etc., doué de science et de conduite, etc., et cela, dans l’univers nommé Bhadra. La durée de l’existence de ce bienheureux Tathâgata, vénérable, etc., sera f. 146 b.incommensurable.

Alors Mahâpradjâpatî la Gôtamide, ainsi que Yaçôdharâ, avec leurs deux cortéges, l’un de six mille, l’autre de quatre mille Religieuses, ayant appris de la bouche de Bhagavat qu’elles étaient destinées chacune à obtenir l’état suprême de Buddha parfaitement accompli, frappées d’étonnement et de surprise, prononcèrent en ce moment la stance suivante :

1. Ô Bhagavat, tu convertis le monde réuni aux Dêvas, tu en es le guide et le maître ; tu es le consolateur, ô toi qui es honoré par les Dêvas et par les hommes ; nous-mêmes nous sommes satisfaites aujourd’hui, ô Seigneur.

Ensuite ces Religieuses, après avoir prononcé cette stance, s’adressèrent ainsi à Bhagavat : Et nous aussi, ô Bhagavat, nous sommes en état d’expliquer cette exposition de la loi, à la fin des temps, dans la dernière période, et nous le ferons dans d’autres univers.

Alors Bhagavat dirigea ses regards vers l’endroit où se trouvaient ces quatre-vingts centaines de mille de myriades de kôṭis de Bôdhisattvas, qui étaient en possession des formules magiques, et qui savaient faire tourner la roue de la loi qui ne recule pas en arrière. Ces Bôdhisattvas Mahâsattvas n’eurent pas plutôt été regardés par Bhagavat, que se levant de leurs sièges, et dirigeant leurs mains réunies en signe de respect, du côté où se trouvait Bhagavat, ils firent cette réflexion : Bhagavat nous excite à expliquer cette exposition de la loi. f. 147 a.Et faisant cette réflexion, ils se dirent les uns aux autres, dans un grand trouble : Comment, ô fils de famille, ferons-nous ce à quoi Bhagavat nous excite. Comment ferons-nous pour que cette exposition de la loi soit expliquée dans l’avenir ? Alors ces fils de famille, par l’effet du respect qu’ils avaient pour Bhagavat, et par suite de leur ancienne prière et de leur ancienne conduite, firent entendre le rugissement du lion, en présence de Bhagavat. Nous aussi, ô Bhagavat, dans un temps à venir, quand le Tathâgata sera entré dans le Nirvâṇa complet, nous irons dans les dix points de l’espace, pour faire écrire cette exposition de la loi à toutes les créatures, pour la leur faire lire, pour la leur faire méditer, pour la leur expliquer, et cela par la puissance de Bhagavat. Et Bhagavat, placé dans un autre univers, nous protégera, nous gardera et nous défendra.

Alors ces Bôdhisattvas Mahâsattvas adressèrent à Bhagavat les stances suivantes, qu’ils chantèrent tous ensemble d’une voix unanime.

2. Modère ton ardeur, ô Bhagavat ; car quand tu seras entré dans le Nirvâṇa complet, pendant cette redoutable époque de la fin des temps, c’est nous qui expliquerons cet excellent Sûtra.

3. Nous supporterons, nous endurerons patiemment, ô Guide des hommes, les injures, les violences, les menaces de coups de bâton, les crachats dont les ignorants nous assailliront.

4. Dans cette terrible époque de la fin des temps, les hommes sont privés d’intelligence ; ils sont fourbes menteurs, ignorants, pleins d’orgueil ; ils se figurent avoir atteint ce qu’ils n’ont pas obtenu.

f. 147 b.5. Ne songeant qu’au désert, couverts d’un morceau d’étoffe, nous passerons notre vie dans la pauvreté : c’est ainsi que parleront les insensés.

6. Désirant avec avidité tout ce qui flatte le goût, et pleins de cupidité, ils seront honorés, quand ils enseigneront la loi aux maîtres de maison, comme s’ils possédaient les six connaissances surnaturelles(147 b).

7. Pleins de pensées cruelles et de méchanceté, exclusivement occupés des soins de leur maison et de leur fortune, ils pénétreront dans les retraites des forêts pour nous accabler d’outrages.

8. Avides de gain et d’honneurs, ils nous parleront d’une manière conforme à leurs sentiments ; ces religieux Tîrthakas nous exposeront leurs propres pratiques.

9. Composant eux-mêmes des Sûtras dans le but d’obtenir du gain et des honneurs, ils parleront au milieu de l’assemblée pour nous insulter.

10. Auprès des rois, auprès des fils de roi, auprès de leurs conseillers, auprès des Brahmanes, des maîtres de maison et des autres Religieux,

11. Ils nous blâmeront dans leurs discours, et feront entendre le langage des Tîrthakas ; mais nous supporterons tout cela par respect pour les grands Rĭchis ;

12. Et les méchants qui, dans ce temps, nous blâmeront, deviendront [plus tard] des Buddhas : quant à nous, nous supporterons tous ces outrages.

13. Pendant cette redoutable période qui termine le Kalpa, au milieu des désastres terribles de la fin des temps, de nombreux Religieux, revêtant l’apparence des Yakchas, nous attaqueront de leurs injures.

14. Par respect pour toi, ô roi des mondes, nous supporterons ces rudes traitements ; revêtant l’armure de la patience, nous expliquerons ce Sûtra.

15. Ô Guide [du monde], ce n’est ni pour notre corps, ni pour notre vie, que nous éprouvons des désirs, nous n’en éprouvons que pour l’état de Buddha, nous qui gardons le dépôt que tu nous as confié.

f. 148 a.16. Bhagavat connaît bien lui-même quels seront les mauvais Religieux qui existeront à la fin des temps, et qui ne comprendront pas le langage énigmatique [du Buddha].

17. Il faudra supporter tous les regards menaçants et les mépris plusieurs fois répétés ; il faudra nous laisser expulser des Vihâras, nous laisser emprisonner et frapper de diverses manières.

18. Nous rappelant, à la fin de cette période, les commandements du Chef du monde, nous prêcherons avec courage ce Sûtra au milieu de l’assemblée.

19. Nous parcourrons, ô Guide [des hommes], les villes, les villages et le monde [entier], pour donner à ceux qui le demanderont le dépôt que tu nous as confié.

20. Ô grand solitaire, ô toi qui es l’Indra des mondes, nous remplirons pour toi le rôle d’envoyés ; modère donc ton ardeur, maintenant qu’arrivé au Nirvâṇa, tu es parvenu à la quiétude.

21. Tu connais les bonnes dispositions de tous ces sages, de ces lumières du monde, qui sont arrivés ici des dix points de l’espace, oui, nous prêcherons la parole de vérité.


Notes du chapitre XII

CHAPITRE XII.

f. 144 b. Que Bhagavat modère son ardeur.] Le texte se sert ici de l’expression alpôtsuka, qui appartient également aux livres pâlis du Sud, ainsi que je le remarque dans cette phrase du Thûpa, vam̃sa : appôssakatam âpadjdjamânô, « éprouvant une diminution de zèle. » Les Tibétains n’ont pas traduit assez exactement le terme d’alpôtsuka, en le rendant par « peu de miséricorde. » Lorsque Çâkyamuni parvenu à la science parfaite, hésite s’il la communiquera aux hommes, le Lalita vistara s’exprime ainsi : yannvaham alpôtsukavihârêṇâiva viharêyam, ce qui signifie, « si je me contentais de rester avec peu de zèle, » et non « peu de miséricorde[1] ; » et plus bas : tathâgatasya alpôtsukatâyâi tchittam̃ natam̃ na dharmadêçanâyâm̃, « l’esprit du Tathâgata incline à avoir peu de zèle, » et non « à enseigner la loi. »

Privés de foi.] Lisez, « privés d’intelligence, n’ayant pas beaucoup de pénétration. »

f. 145 a. Dont les uns étaient Maîtres.] Voyez ci-dessus, chap. 1, f. 2 a, p. 295.

f. 147 b St. 6. Les six connaissances surnaturelles.] J’ai remarqué que notre texte compte tantôt cinq abhidjñâs, et tantôt six, dans une note consacrée aux connaissances surnaturelles, ci-dessus, chap. v, f. 75 a, p. 379, et Appendice, no XIV. Cette stance et celles qui suivent jusqu’à la fin du chapitre forment un des morceaux les plus caractéristiques de la dernière moitié du Lotus de la bonne loi. L’expression de « la fin du Kalpa » qui y revient si souvent, l’annonce des mauvais traitements que doivent souffrir les prédicateurs de la loi, la nécessité où ils se verront d’abandonner leurs monastères, tout cela forme le tableau, peu poétique il faut l’avouer, mais suffisamment expressif des persécutions qu’éprouvèrent les sectateurs du Buddha avant de quitter l’Inde centrale, où nous les trouvons encore nombreux et puissants au ive siècle de notre ère. Je ne puis croire que cette partie du Lotus ait été écrite pendant l’époque la plus florissante du buddhisme ; au contraire il est naturel de penser qu’elle porte la trace de souvenirs pénibles pour les disciples de Çâkya, et on doit conclure qu’elle a été rédigée hors de l’Inde, ou au moins pendant le temps de la lutte où les Brahmanes sont restés vainqueurs. De pareilles descriptions des misères qui sont réservées aux Buddhistes après la mort de Çâkya, sont assez fréquentes dans les livres du Nord ; je ne me souviens pas au contraire d’en avoir rencontré de ce genre dans ceux du Sud. Voyez du reste ci-dessus, chap. iii, f. 39 b, p. 366 et 367.


  1. Lalita vistara, f. 204 b de mon man. A ; Rgya tch’er rol pa, t. II, p. 368.