Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-06

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Auguste Brancart (I et IIp. 71-80).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE VI.

L’AFFREUX SOUVENIR.





L aissons les riants tableaux de mon enfance, pour venir à une époque cruelle qui, toujours présente à ma pensée, arrache souvent des larmes à mon sensible cœur : il faut cependant que je la décrive. J’étais bien jeune, mais j’en ai conservé en entier l’affreux souvenir. À peine quelques années s’étaient écoulées, que les premières secousses de la Révolution annoncèrent un tremblement épouvantable qui devait détruire et le trône et l’autel, et les soutiens du monarque et ceux de la religion. Préparée de loin, cette vaste conspiration ne pensait point se borner aux seules limites de la France : elle prétendait parcourir l’Europe, et les conspirateurs se flattaient d’obtenir, par leurs succès, une immortelle renommée. Ils ne pensaient point que si la postérité conserve également les noms des Cromwell et des Titus, elle adore ceux-ci lorsque les autres sont les objets de son exécration.

Le faible Louis XVI, entraîné malgré lui par la force du torrent, perdit la tête, devint la première victime de la rébellion, qu’un souverain énergique aurait su comprimer. L’assemblée des notables amena la convocation des états-généraux : ceux-ci, abusant de la confiance de leurs commettants, détruisirent une antique noblesse que tant de gloire illustrait, et prétendirent s’apercevoir, au bout de quatorze cents ans, que la France était sans constitution. On sait quel fut le succès de la leur ; on vit l’Anglais, transporté, relever sa tête flétrie, en apprenant que la tête d’un roi de France était tombée sous la hache de ses propres sujets. Partout, à la venue de cette affreuse nouvelle, la consternation fut générale, l’émigration redoubla.

— Partez, disait ma mère à son époux, fuyez des monstres qui préparent votre mort.

— Quoi ! répondait le comte, vous voulez que je fuie ; et pour quelle cause ? Suis-je coupable ? mon innocence n’est-elle point reconnue ?

— Cher Alexandre, quand vous avez vu périr votre roi, pouvez-vous croire que vous serez épargné ?

Ah ! que ne suivait-il ce conseil ! je n’aurais pas à le pleurer, ce père aimable et vertueux ; mais il ne pouvait croire à l’étendue de la férocité des monstres auxquels, à cette époque, la France était en proie. Ma mère, par un courage au-dessus de son sexe, osa porter le deuil de l’infortuné Louis XVI ; elle brava toujours les assassins, et son amour pour la famille de ses rois lui mérita l’estime même des brigands.

Contraint de se rendre à sa municipalité, mon père est accosté par un membre du comité, son ancien ami, qui s’avançant vers lui : — D’Oransai, lui dit-il, j’ai ordre de vous arrêter, et vous m’épargnez la peine d’aller vous chercher chez vous. L’infâme !… Par la plus odieuse des trahisons, le comte est traîné dans la prison fatale dont on ne sortait que pour aller à la mort. En apprenant l’arrestation de son époux, madame d’Oransai tombe évanouie ; puis reprenant sa fermeté, elle cherche à le sauver : l’argent, la séduction, les courses, les promesses, les sollicitations, rien n’est épargné ; elle obtient enfin la permission de voir M. d’Oransai. Quelle entrevue ! Combien elle fut touchante !…

— Ô mon ami ! disait madame d’Oransai, tu peux échapper au supplice qui te menace ; prends ce déguisement, et sous un vil costume, sauve-toi ; je resterai ici, je prendrai ta place s’il le faut : conserve un père à ton enfant, vis pour lui, et je mourrai heureuse.

— Que dis-tu ? moi, m’éloigner : moi, faire croire par ma fuite que je suis criminel ! Non, Élise, non, ne l’espère pas, tes craintes sont peu fondées ; mon innocence n’est-elle pas éclatante ? que peut-on me reprocher ?

— Ton rang, ta fortune, tes vertus : tout est crime pour ceux qui en sont souillés. Tu te fies en ta droiture, elle assurera ta perte ; les méchants tremblent tant que les bons existent. Vois-tu déjà le sang qui ruisselle partout ? Vois-tu les Français effrayés se précipiter en foule hors de leur patrie ? Suis leur exemple, et ne reviens parmi nous que lorsque l’orage sera dissipé.

— Et par ma fuite je te perdrais peut-être, j’exposerais ta vie ! non, je ne puis y consentir.

— Au nom de ton fils !

— Il m’ordonne de lui conserver sa mère.

— De notre amour !

— Il me retient auprès de toi.

— Barbare époux !

— Chère Élise !…

Et ces deux infortunés confondirent leurs larmes et leur douleur. Cependant le jour du fatal jugement arriva ; de grand matin on vint chercher mon père pour le traduire devant le tribunal révolutionnaire. Un vil ramas de misérables, perdus de dettes, de réputation, disposaient de la vie des Français. Ce fut devant eux que mon père parut. À l’aspect du vertueux comte d’Oransai, le peuple fit entendre un murmure flatteur qui ajouta à la rage des juges iniques. Un d’entr’eux l’interrogea en ces termes :

— Comment t’appelles-tu ?

— Jules-Constantin-Alexandre d’Oransai.

— Ton âge ?

— Trente-six ans.

— Qu’étais-tu ?

— Gentilhomme et militaire.

— As-tu prêté serment à la République ?

— Non.

— Pourquoi as-tu agi ainsi ?

— J’avais prêté serment de fidélité à mon roi légitime, et rien ne peut me permettre de le parjurer.

— Tu conspires ?

— Tranquille dans ma famille, me reposant sur ma loyauté, je ne conspirais pas.

— Tu nous en imposes.

— Citoyens, dit le comte en se tournant vers le peuple, est-il quelqu’un parmi vous qui puisse m’accuser d’avoir faussé ma parole ?

— Non, non, fut le cri général.

— Je vois bien que tu as caballé pour organiser une contre-révolution ; mais on ne veut point te condamner sans t’entendre : tu peux parler pour ta défense.

— Eh ! de quel crime peut-on l’accuser ? s’écrie impétueusement la comtesse qui s’élance hors de la foule dans laquelle elle s’était cachée jusqu’alors. Qui, plus que d’Oransai, a mérité de ses compatriotes ? Quelle est la famille qu’il n’a pas secourue ? Quel est l’ennemi qu’il a pu se faire ? Partout aimé, respecté, doit-il, comme un coupable, paraître en accusé ? Doit-il… ?

Le peuple, porté en faveur du comte, gardait un profond silence, mais sa contenance peignait son intérêt. Les juges, tremblant que leur proie ne leur échappât, ordonnent aux huissiers d’interrompre la comtesse ; leur ordre est exécuté, et le président, sans plus attendre, sans s’inquiéter de la présence de madame d’Oransai, prononça la peine de mort contre son époux. Le désespoir est universel, des murmures on passa à la menace, de la menace à la révolte. Seul, le comte conserve son sang-froid, et prodigue ses soins à la mourante Élise : on l’arrache de ses bras, il est ramené dans sa prison, tandis que les soldats contiennent la populace.

L’exécution de d’Oransai ne fut retardée que jusqu’au lendemain ; malgré les ordres les plus rigoureux, Élise força toutes les barrières : pâle, échevelée, son désespoir, ses charmes commandaient le respect, elle se jette dans les bras de son époux. Oh ! quelle fut douloureuse cette entrevue déchirante ! Quelle plume assez éloquente pourrait la décrire ? Expirante sous le poids de ses malheurs, Élise était anéantie ; mais le comte, plus ferme, cherche même à la consoler dans ce fatal moment.

— Élise, lui disait-il, cesse tes pleurs, vois d’un autre œil une mort aussi glorieuse ! que notre fils te rappelle à la vie ! parle-lui souvent de moi, dis-lui qu’il suive mon exemple : on a souvent dans ma famille versé son sang pour la cause de ses souverains ; répète-lui que je mourus pour mon Dieu, mon prince et nos lois ! Qu’il imite mon exemple, et que quelque jour, s’il le faut, il regarde sans pâlir le sort qui l’attend.

La comtesse ne l’écoutait pas ; elle luttait entre la vie et la mort. D’Oransai l’embrassant, pour la dernière fois, prie un ami, qui l’avait accompagnée, de la ramener chez elle. On l’emporta privée de sentiment, et elle ne revint à elle que lorsque son époux n’était plus !…

Le comte vit alors entrer dans la prison un prêtre, non de ceux qui, fidèles à leur devoir, préféraient le trépas, l’exil à leur déshonneur ; mais un de ces prêtres misérables qui, sourds à la voix de leur conscience, affichaient leur dépravation, leurs excès ; qui se rendirent l’objet du mépris public, et que partout désapprouvait la voix générale. — Retirez-vous, monsieur, lui dit le comte : l’être assez lâche pour renoncer à son caractère, doit-il m’encourager à mon dernier instant ? M’apprendrez-vous à mourir, vous qui n’avez pas osé perdre votre vie ! Le méchant se retire ; et le comte resté seul, se jetant à genoux sur la pierre froide, éleva son âme vers son Créateur… L’heure sonna… — Tenez, mon ami, dit d’Oransai à un des soldats qui vinrent le chercher, prenez cette bourse, elle est pour vous ; mais donnez-moi votre parole de militaire que vous ferez remettre à mon fils cette relique, que j’ai toujours portée avec moi. Le soldat en fit la promesse solennelle..................

 

Non, je n’irai point plus loin, ô mon père ! mon tendre père ! Je ne retracerai point tes derniers moments, ta magnanimité, ton supplice !… Que dis-je ! ton martyre : et quand on meurt pour une cause pareille, les palmes éternelles sont votre récompense. Noble victime de ton honneur, tu péris en me laissant sur la terre pour te pleurer. Affreux souvenir ! quand j’écris ces lignes, mes larmes coulent ; mais ta mort ne m’effraie pas. Ô mon père ! du haut du ciel que tu habites, laisse tomber sur moi tes regards paternels ; vois ton fils digne de toi, déplorant ses erreurs, marcher dans la route que tu lui as tracée ; vois-le prêt à suivre ton exemple, et te montrer qu’il est digne de te devoir le jour.

Le lendemain de cet exécrable assassinat, ma mère, pour la première fois, demanda à me voir. On me conduisit vers elle. À mon aspect ses pleurs, jusqu’alors retenus, coulèrent en abondance. Elle m’entoura de ses bras : — Mon fils ! s’écriait-elle, mon cher fils ! ils ont égorgé ton père : les monstres ! ils se sont enivrés de son sang ; mais tu vis, tu restes pour le venger. Viens, Philippe, n’est-ce pas que tu vengeras ton père ? promets-le-moi, mon enfant, et je serai moins à plaindre… Nous ne le reverrons plus !… Ah Dieu ! Et l’infortunée retombe dans les accès de son désespoir.

J’étais bien jeune alors, mais ma douleur n’en était pas moins amère ; mon cœur oppressé souffrait horriblement. Penché sur le sein de la comtesse, mes yeux lui offraient quelques consolations. Je le fis, le terrible serment qu’elle exigea, et l’atroce président du tribunal éprouva les justes effets de mon courroux, quand l’âge… mais n’anticipons pas. Quelques jours après, le bon soldat demanda à ma nourrice, qui ne nous avait jamais quittés, s’il ne pourrait pas me voir ; elle y consentit, et le militaire remplissant fidèlement la parole qu’il avait donnée à mon père, me remit le dernier et religieux présent de l’auteur de mes jours… il ne m’a jamais quitté !… Après une longue maladie, madame d’Oransai recouvra la santé ; quoique bien faible encore, elle voulut se donner des soins pour me faire rentrer dans quelque partie de la fortune que l’on m’avait injustement ravie. Pendant qu’elle faisait les démarches nécessaires, l’enthousiasme anarchique était porté à son comble ; les femmes elles-mêmes, perdant toute pudeur, oubliant leur sexe, vociféraient dans les clubs, ou égorgeaient aux portes des prisons. Depuis longtemps madame d’Oransai était signalée par les mégères comme une chaude aristocrate. Les jacobins, furieux de voir qu’une femme ne tremblait pas devant eux, résolurent de punir ce qu’ils appelaient son audace.

Un après-dîner, vêtue modestement, et ensevelie sous les voiles de deuil qui la rendaient plus belle, ma mère allait au département solliciter les administrateurs ; tout à coup une foule immense, furieuse, égarée, se précipite autour d’elle ; on l’injurie, elle ne répond point. Quelques hommes, revêtus d’un uniforme qu’ils souillaient, osent porter sur elle leurs mains sanglantes ; on l’arrête, on s’empare de ses mains, et mille voix lui commandent de crier vive la République ! — Assassins de mon époux, leur répond-elle avec fermeté, hâtez-vous de me rejoindre à lui ? Crie vive la République, lui dit-on de nouveau. — Vive le roi ! s’écria-t-elle ; frappez, je meurs pour lui. Elle se dégage, tombe à genoux, et tend sa gorge au coup dont elle est menacée ! Pouvoir irrésistible de la beauté et de la vertu, la rage des forcenés est comme suspendue ; ils admirent cette femme si belle et si courageuse, se dévouant à une mort certaine ; leur fureur expire, le fer tombe de leurs mains, et c’est sans éprouver de résistance qu’un officier municipal, honnête homme, parvient à la dégager d’un pareil danger.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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