Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-08

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Auguste Brancart (I et IIp. 97-113).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE VIII.

LE JOYAU PERDU.





Q uelle est cette entreprise, Philippe ? tu veux dérouler aux yeux du public le long tableau de tes folies. Y songes-tu ? Ne vois-tu pas les ennemis innombrables que tu vas te faire ? D’abord, les hypocrites jetteront feu et flamme. Quels scandales, quelles infamies ! Bienheureux père Girard, peut-on vous retracer à nos regards ? Ah ! sans doute l’auteur abominable de ces folies est un philosophe. Non loin de lui, un personnage à l’air rogue, au maintien composé, s’écrie : l’impertinent ! Il ose insulter à la philosophie. S’il avait outragé la religion, s’il nous eût entretenus de l’incontinence de ses ministres, nous eussions pu applaudir aux Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans ; mais point du tout, en nous contant ces fredaines, le sot croit en Dieu, chérit la royauté, plaisante de nos grands maîtres. Oui, ce ne peut être qu’un cafard qui a pris cette tournure pour faire lire les reproches qu’il nous adresse. Immédiatement après ce disciple du charlatanisme philosophique, paraît un journaliste. Diable ! murmure-t-il à voix basse, que dirai-je de cet homme-ci ? il n’est ni athée ni dévot ; je ne puis le battre sans m’attaquer moi et les révérends dont je suis les avis. Au journaliste succède une femme : Il devait être aimable, dit-elle, ce Philippe, mais il a trop dévoilé nos faiblesses, je ne puis souffrir un genre aussi dangereux. Enfin, partout on m’attaque, partout on dit du mal de moi ; et comme rien ne donne plus de vogue à un livre que lorsqu’on le décrie, voilà que celui-ci se débite, et mon libraire y trouvant son compte, m’assure que mes folies sont les meilleures.

Voilà le rêve que je faisais en commençant ce chapitre ; il me semble de bon augure, et quoiqu’il en arrive, je vais continuer ; on me lira, tout me l’assure.

— Halte-là, monsieur mon amour-propre, vous voilà bien content de vous-même ; et qui vous lira, s’il vous plaît ?

— D’abord mes amis par complaisance, et qui, après avoir lu en haussant les épaules, ne manqueront pas de me dire que mon ouvrage leur a paru délicieux.

— Après ?

— Les jeunes beautés ne manqueront pas de parcourir des pages qui leur retraceront leurs propres faiblesses, ou qui leur apprendront comment on succombe aux désirs de son tempérament, en ayant l’air de ne céder qu’au penchant irrésistible, à la violence d’une sentimentale ardeur.

— Ensuite ?

— Les merveilleux, pour en extraire quelques récits de bonne fortune qu’ils s’attribueront, en ayant le soin de changer quelques circonstances.

— Et de trois.

Messieurs les Lovelaces de Beaugency, Brive-la-Gaillarde, Falaise-Périgueux-Fangeaux, etc., afin de rire aux dépens d’un auteur qu’ils ont laissé bien loin, eux dont la réputation s’étend dans trois communes et au-delà.

— Et de quatre.

— Les vieux chevaliers de Paphos, pour se rappeler leur jeune temps ; les vieilles dames, pour voir si j’ai été galant avec les beautés mûres, et pour me citer en exemple dans l’occasion ; les critiques, pour me dépecer ; les ennuyeux et ennuyés pour s’endormir plus vite ; les… Courage, poursuivez, vous voilà en bon train ; quelles espérances ! quel débit ! vite, messieurs les libraires, accourez, disputez-vous un ouvrage que vous garderez peut-être.

J’avais plus de treize ans, ma quatorzième année allait s’accomplir, et, comme on a pu le voir, je n’étais pas un ignorant dans l’art d’aimer ; mais malgré ma demi-douzaine d’intrigues, mes sens étaient vierges, et quoique j’eusse de la malice, j’ignorais, ou plutôt je ne voulais point employer l’art solitaire, tant mis en œuvre dans les collèges et les couvents ; mes désirs n’en étaient que plus violents ; ils augmentaient tous les jours ; un nuage de volupté couvrait mes yeux ; de vagues soupirs, une irritation continuelle me faisaient apercevoir que la nature me demandait plus que des espiègleries. Par une fatalité sans exemple, mes jeunes amies n’étaient point auprès de moi, sans crainte j’aurais apaisé mes tourments avec elles ; mais j’étais seul, et mon supplice, loin de diminuer, augmentait sans cesse. À cette époque, maman prit une femme de chambre âgée de dix-sept ans ; Fanchette, ainsi elle s’appelait, excessivement pâle, mais possédant des yeux noirs d’une mélancolie adorable, une taille superbe, des formes d’une rare beauté, un bras modelé par les Grâces ; malgré son état de domesticité, elle portait dans son caractère une hauteur, une fierté peu communes. Lorsqu’elle parut dans l’hôtel, je la vis avec indifférence ; mon cœur ne battit pas pour elle, comme il avait l’usage de le faire à la vue d’une jolie femme. La cause en était dans la charge que Fanchette devait remplir. Je ne sais, mais un sentiment secret m’a toujours éloigné des domestiques ; je ne saurais point me familiariser avec eux. Cependant Fanchette fit une exception à la règle : je la voyais tous les jours ; ses attraits se présentaient de toutes manières à mes yeux ; peu à peu je me rapprochai d’elle : quand je la rencontrais dans l’antichambre ou sur l’escalier, je lui dérobais quelques baisers qu’elle me rendait avec usure ; je la serrais contre moi. Enfin, elle cessa de m’opposer une faible résistance, et je vis qu’il ne me fallait trouver que l’occasion.

Le matin, lorsque Robert, mon valet de chambre, était occupé par moi, Fanchette montait dans mon appartement, et elle faisait mon lit et rangeait mon linge, dont elle avait le soin. Robert, envoyé aux extrémités de la ville par M. Philippe, était sorti pour longtemps ; Fanchette instruite de son départ, se présenta alors chez moi pour remplir ses fonctions accoutumées. Il commençait à faire chaud, Fanchette ne portait pour tout habillement qu’une courte jupe, et un léger mouchoir de toile, sans épingle, me dérobait les dômes du trône de l’amour. La chaleur de l’atmosphère avait animé les joues de Fanchette, et les roses colorant les lis de son teint lui donnaient un éclat surprenant ; sa vue fut jusqu’à mon cœur que je sentais battre impétueusement : je ne peux me retenir, et m’élançant vers Fanchette, la bouche ouverte, respirant du feu, les bras écartés, je les passe autour de son beau corps : elle m’imite, et nous restons au moins dix minutes ainsi, occupés à nous presser l’un contre l’autre, à nous renvoyer mutuellement les flammes qui s’allumaient dans nos yeux. Bientôt les baisers se succèdent, s’échauffent, nous transportent ; ma main enlève le voile grossier qui renfermait ces deux globes qu’il est si doux de presser. Je baise, je suce ces deux frais boutons, couronne de ce double trésor. À ces caresses je sens Fanchette trembler, frémir et défaillir. À moitié égaré comme elle, je conserve cependant assez de force pour la traîner sur mon lit ; je la couche, je me place sur elle, je l’embrasse, je m’agite avec fureur ; violemment excitée, mes caresses, mes transports, tout m’est rendu par la délirante Fanchette. Elle se remue, je sens qu’elle désire que j’ose davantage ; mais un sentiment que je ne puis définir, m’arrête au milieu de mon triomphe ; un peu de timidité peut-être m’empêche de poursuivre : content de la dévorer, de la mordre, de la serrer, haletant, éperdu, je sens un frémissement délicieux qui parcourt tout mon être : mes yeux se ferment, je pleure, je crie, j’embrasse, mes mains vont partout, l’Élysée m’est ouvert… et je sentis que j’étais un homme. Je me relevai en silence ; de son côté Fanchette, sans rien me dire, mais assurément piquée contre moi de ma gaucherie, s’éloigne, ramasse son mouchoir, et me laisse. Oh ! combien mes idées s’agrandirent en ce moment ! je reconnus quels excès de délices l’amour me promettait, et sur-le-champ je fis à ce Dieu adorable le serment solennel de lui consacrer la plus belle portion de ma vie ; et tu le sais, Amour, si je t’ai tenu cette charmante promesse.

L’après-dîner de ce jour mémorable, maman me dit de m’habiller, parce qu’elle veut me conduire avec elle dans plusieurs maisons où elle doit aller. Je n’aime point les visites ; pour détourner ce qui me semblait une corvée, j’étais tout prêt à prétexter une indisposition, lorsque mon bon génie me dit tout bas d’accepter ; je fus donc faire une toilette à laquelle, par hasard, je donnai toute mon attention. Nous sortons à pied, car alors on ne se servait pas de voitures, et la nation avait eu le grand soin de nous priver d’en avoir en nous ravissant la presque totalité de notre fortune. Nous fûmes d’abord chez Mad..... À quoi bon la nommer ? elle n’a point joué un rôle dans cette histoire ; venons au fait. Madame de Closange est-elle visible ? dit maman en s’adressant à une vieille servante qui avait remplacé le portier, devenu général de l’armée révolutionnaire. On nous répondit par l’affirmative, et nous entrons dans un modeste appartement, où je vis… non, je ne vis ni les hommes ni les femmes qui composaient cette réunion, je ne vis que toi, céleste Euphrosine ! toi, belle de tes quatorze ans ! toi que Praxitèle eût choisie pour servir de modèle à sa fameuse Vénus. Ah ! cette déesse fabuleuse aurait-elle pu te disputer sur le mont Ida, le prix de la beauté ? Vénus est blonde, nous dit-on, et tes cheveux noirs, naturellement bouclés, tombaient avec profusion, tressés élégamment sur ton sein virginal, qui, à demi formé, me présentait l’image de cette neige tardive, dont l’éclat éblouissant brille à l’entour du précoce bouton de rose, dont le zéphir para les premiers jours du printemps ; élancée comme une nymphe de Diane, légère comme le chevreuil qui bondit sur le gazon ; ton œil bleu imitait la teinte de l’azur céleste ; la noble fierté, la pudique décence, la gaîté folâtre, l’esprit enchanteur, y régnaient tour à tour ; un charme inexprimable, une douce mélancolie, une vivacité inspiratrice, animaient tes beaux yeux ; les plus fraîches couleurs de l’aurore se mélangeant à la blancheur de l’albâtre, paraient tes joues, au milieu desquelles s’ouvrait une bouche vermeille, parée de trente-deux ivoires, et exhalant une suave odeur. Je me les rappelle, ces bras arrondis par l’amour, ces doigts déliés, ces ongles parfaits, ce petit pied de si bon augure, cet ensemble gracieux qui séduit, qui entraîne ; cette voix dont le timbre argentin retentissait jusqu’au fond de mon cœur, ce sourire qui me charma, cette amabilité enfantine, cette candeur compagne même de nos excès, cette franchise qui ne te permettait point de me cacher tes sentiments : telle tu étais ; ce fut pour ce chef-d’œuvre de la nature que je brûlai véritablement, et j’ai pu l’oublier !… ô caractère !…

Voir Euphrosine, l’aimer, l’adorer, ce fut fait dans la minute. Avec quel empressement je me plaçai auprès d’elle ! comme je cherchai à me faire distinguer du reste des jeunes gens aimables dont déjà j’étais jaloux ! Depuis deux heures nous étions entrés dans cette maison, et il me semblait que je ne faisais que poser mon chapeau ; lorsque maman se leva, il fallut partir.

— Nous vous reverrons, monsieur Philippe, me dit Euphrosine ?

— Oh ! oui, demain, certainement, m’écriai-je avec une vivacité qui fit rire l’assemblée. En sortant de l’appartement, je reconnus, dans une surprise joyeuse, qu’un de mes oncles habitait le même logis : grand fut mon plaisir, et plus grand encore fut l’accès de tendresse qui me prit pour mon cher oncle ; le lendemain je parus chez lui.

— Ah ! te voilà, mon ami, me dit-il ; comment te portes-tu ?

— Bien ; et vous, mon bon oncle ?

— Comme un malheureux que fait cruellement souffrir cette goutte.

— Que je vous plains ! vous voilà retenu dans votre chambre pour fort longtemps.

— Pour un mois au moins.

— Un mois, mon oncle ! quel bonheur !

— Es tu fou ?

— Pardon ; mon étourderie est mon excuse ; et, tenez, si vous voulez me le permettre, je viendrai vous voir tous les jours, je vous lirai…

— Les productions nouvelles, car j’ai un immense besoin de sommeil ; mais tu t’ennuieras ici ?

— Oh ! non, lui repartis-je avec une mine hypocrite. Mon oncle, qui m’aimait véritablement, accueillit avec plaisir ma proposition. Maman consultée approuva tout, et me voilà le lendemain établi dans l’heureuse maison depuis dix heures du matin jusqu’à neuf heures du soir. Je ne manquai pas d’aller rendre mes devoirs à madame de Closange : elle me traita comme un homme fait. J’étais grand pour mon âge ; je n’avais point les manières écolières ; un certain air, que me donnait l’usage du monde, une assurance, puisée dans mon instruction, tout m’enlevait du rang où devait me placer mon âge. La première semaine s’écoula sans que je pusse faire ma déclaration ; mais je voyais Euphrosine trente fois par jour : elle travaillait auprès d’une fenêtre, et moi, placé à celle qui était vis-à-vis, je la regardais, je lui faisais des mines ; elle riait, son ouvrage était oublié ; on la grondait, et le lendemain nous recommencions de plus belle. Mon cher oncle, émerveillé de ma constante assiduité, me combla de cadeaux et de caresses. J’allais fort souvent chez madame de Closange ; mais ce n’était pas tout, il fallait qu’Euphrosine répondit à mes sentiments… Il fallait encore plus, et cette pensée, qui me poursuivait sans relâche, empoisonnait mes journées et troublait mon sommeil.

Je remontais l’escalier avec vitesse, lorsque la jeune Euphrosine parut à la porte de son antichambre.

EUPHROSINE.

Comme vous suez, M. Philippe ! il fait si chaud, et vous courez si vite.

PHILIPPE.

Ah ! c’est vous, belle Euphrosine.

EUPHROSINE.

Voyez, votre front est couvert de sueur, vos cheveux tombent sur vos yeux et les cachent.

PHILIPPE.

Vous êtes trop bonne de vous apercevoir de cela.

EUPHROSINE.

C’est que j’aime à voir vos yeux ; ils ont quelque chose de doux, d’attirant ; assurément mon frère Edmond, dont on vante le bel air, ne fait pas battre mon cœur ainsi que vous savez le faire, lorsque vous me regardez fixement.

PHILIPPE.

C’est qu’Edmond ne vous aime pas autant que moi.

EUPHROSINE.

Vous ne savez pas le plaisir que vous me faites en me parlant ainsi. Ah ! si vous étiez mon frère, que je serais heureuse !

PHILIPPE.

Vous ne me voyez donc pas avec indifférence ?

EUPHROSINE.

Qu’est-ce que c’est que l’indifférence ?

PHILIPPE.

C’est un sentiment qu’auprès de vous il est impossible de connaître ; c’est regarder quelqu’un sans intérêt, le voir s’en aller sans plaisir et sans peine.

EUPHROSINE.

Vous ne m’êtes pas alors indifférent ; car, lorsque vous sortez, je n’ai plus envie ni de chanter, ni de rire ; et quand je vous revois, je suis bien joyeuse, quoique je ne fasse pas semblant de l’être.

PHILIPPE.

Combien vos discours me transportent, chère Euphrosine ! aimez-moi toujours.

EUPHROSINE.

Vous aimer ! mais vous n’êtes pas mon frère, ma sœur, maman.

PHILIPPE.

Non, sans doute ; mais plus heureux qu’eux tous ensemble, je puis être votre amant.

EUPHROSINE.

Le joli nom.

PHILIPPE.

Et vous serez mon amie, ma maîtresse ; y consentez-vous ?

EUPHROSINE.

De tout mon cœur.

Je me relève, et sur les plus vermeilles lèvres, je porte, en soupirant, le premier baiser de l’amour.

EUPHROSINE.

Ah ! Philippe, quel baiser ! Je sens qu’il me dévore. Oh ! je vous en prie, n’embrassez pas ainsi tout le monde, surtout ma sœur, je vous le demande.

Je le lui promets, en admirant comme l’amour introduit sur-le-champ avec lui la jalousie. Nous nous jurâmes une tendresse éternelle, et je vis que je n’avais pas besoin de lui recommander le silence. La simple, la naïve Euphrosine apprit la dissimulation en apprenant à aimer. Le lendemain de ce jour heureux, je lui demandai une tresse de ses beaux cheveux. Avant de me les accorder, elle exigea la réciproque ; et depuis, nous nous parâmes de ces mutuels cadeaux. Je voyais à tout moment mon amie ; mais je craignais que, la santé de mon oncle se rétablissant, mes visites devinssent moins fréquentes. Cher oncle ! si tu savais combien de fois ton perfide neveu a prié le ciel de prolonger ta maladie, tu lui montrerais moins d’amitié ! mais le traître t’a subjugué, ses soins, son air empressé te charment, et l’éloge de Philippe est toujours le même.

Le temps s’écoulait rapidement ; mon oncle se rétablissait à vue d’œil, et notre amour ne faisait que s’accroître. Depuis une semaine j’avais moins vu Euphrosine ; on l’avait fait sortir. Nous enragions de cette manie de courses dont madame de Closange était possédée, lorsqu’un dimanche après dîner j’aperçus mon amie, parée d’une robe de mousseline blanche, garnie vers le bas, autour des manches, à la ceinture, d’un joli ruban noir ; ses cheveux nattés avec art, étaient ornés d’un beau peigne.

— Où vas-tu, lui dis-je ? depuis quelque temps nous avions adopté le tu républicain.

— On me conduit à vêpres, me répondit-elle tristement.”

PHILIPPE.

Garde-toi bien d’y aller, j’ai une foule de choses à te dire ; et comme mon oncle me renvoie demain, je ne pourrai plus te parler qu’à la dérobée.

EUPHROSINE.

Que faire ?

PHILIPPE.

Une bonne migraine que tu vas prétexter, peut nous être utile.

EUPHROSINE.

Je l’ai déjà effroyable. Elle dit, et prenant un air malade, elle va trouver sa mère pour lui compter le mensonge que nous venons d’arrêter ; elle tremble qu’on ne l’accuse de fausseté, elle rougit extraordinairement ; cette rougeur lui fut propice.

— En effet, vous n’êtes pas bien mon enfant, lui dit madame de Closange, votre visage est enflammé, vous avez la fièvre, il faut vous coucher.

— Non, maman, assurément non, je n’ai qu’un violent mal de tête.

— Je suis fâchée de ton état, car après vêpres je veux aller à la promenade, où je t’eusse menée avec ta sœur.

— Je m’en passerai, quoique j’en eusse eu grande envie (la menteuse).

On la plaint, on l’embrasse, et la voilà seule ; point de femme de chambre, elle suivait sa maîtresse ; la bonne était avec son amant : ainsi Euphrosine restait sans défense, en proie à mes désirs et aux siens. De mon côté je donne campo au valet de chambre du sieur mon oncle ; lui-même, mourant de sommeil, m’ordonne de le quitter ; je ne me le fais pas répéter ; je m’élance : crac, me voilà dans la chambre d’Euphrosine. La porte se referme ; bonsoir la compagnie.

Ô délicieux réduit ! pourquoi ton insensibilité t’a-t-elle empêché de jouir du plus délicieux spectacle qui se soit offert devant toi ? les persiennes sont abattues, un demi-jour règne autour de nous ; dans des vases de fleurs, reposent des fleurs suaves, dont les parfums nous embaument. Euphrosine sent son sein se soulever, je fais asseoir sur mes genoux cette enfant adorable ; là, nos bouches se confondent. Je détache les voiles jaloux qui la parent, une molle résistance redouble mon ardeur, une main hardie se glisse sous le vêtement soulevé, elle monte, elle approche. Euphrosine émue, me presse plus tendrement ; déjà je touche les colonnes du temple de l’amour, je les admire un moment ; enfin j’arrive au sanctuaire. Ma victime tressaille, et penchant sa tête sur mon cou qu’elle baise, elle ne se défend plus.

Qu’il est doux de courir rapidement au travers du bocage sacré qui environne le mystérieux asile, d’entr’ouvrir d’une main délicate et amoureuse ces portes de corail, d’aiguillonner le siège du plaisir qui se gonfle et se raidit dans ce moment. Nous ne connaissons plus rien, tout est oublié ; Euphrosine me reçoit dans ses bras ; je la porte sur son lit, je la baise, je l’excite, je l’enivre ; ma bouche, mes baisers vont partout, jouissent de tout, mais un soin plus important m’appelle : il faut que je sois le vainqueur d’Euphrosine, je cherche à cueillir le bouton ; mais, dieux ! que d’obstacles s’opposent ! quelle difficulté se présente ! le sang coule ; je souffre, elle souffre encore davantage : n’importe, nous poursuivons notre entreprise, je fais un nouvel effort, elle s’agite en même temps, je pousse ; un cri douloureux frappe mon oreille ; mais je ne suis plus à moi, je suis noyé dans un torrent de délices. En vain la fontaine de la vie a coulé, elle ne peut diminuer la fierté de ma contenance : je reviens à la brèche ; pour cette fois le mal s’est enfui, l’épine ne blesse plus la rose, nous n’avons plus que des jouissances à éprouver.

Ah ! qu’elles sont grandes, combien ces plaisirs sont plus vifs, plus impétueux, lorsqu’ils sont le partage de l’amour et de la jeunesse ? Oui, je suis encore sur ton sein, Euphrosine, je possède tous tes charmes à la fois ; toi-même tu me presses, tes mains errent sur moi en tous sens, elles excitent la flèche écumante, elles se jouent autour de ces deux objets dont la nature l’a décorée, et moi je dévore les boutons qui te restent ; mon doigt se joue sur la mousse légère, ou va interroger le plaisir au fond du temple. Non, quand ils renaîtraient mille fois, ces voluptueux instants, ils ne seraient pas plus incendiaires ; jamais une pareille beauté ne recevra plus mon hommage ; et pourrai-je en trouver une plus belle encore, je n’aurai plus mes quatorze ans…


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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