Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-04

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Auguste Brancart (I et IIp. 57-75).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE IV.

LE MARQUIS FRANÇAIS.



Suite de la LETTRE VI.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil.


I vre de joie, au comble du bonheur, serrant Honorée dans mes bras, je ne m’étais point aperçu que les objets dont j’étais environné avaient disparu en même temps, et que par un effet dont je n’ai pu trouver la cause, ma cousine et moi nous avions été transportés dans une chambre où nous étions seuls avec notre amour. Il s’écoula plus d’une heure avant que j’eusse pu rétablir le calme dans mes pensées comme dans mon cœur ; ah ! il faut aimer ainsi que moi pour se faire une idée de mon délire : séparé depuis des années d’une femme que j’adorais ; la retrouver, sans être prévenu, d’une manière aussi inattendue, voilà plus qu’il n’en faut pour faire tourner une tête plus froide que la mienne ; enfin quelque peu de raison me revint : assis auprès de mon amie, passant un bras autour de sa taille charmante, cueillant des baisers de feu sur ses lèvres rosées, puisant un nouvel amour dans ses regards, je l’interrogeai et sur le temps de son absence et sur ses liaisons avec Léopold. — Les transports que je t’inspire, me dit-elle, sont bien doux à mon âme ; ah ! cher Philippe, combien je suis heureuse si tu m’as toujours conservé ta tendresse, et que je suis coupable si j’ai ajouté foi aux calomnies nombreuses qu’on s’est plu à répandre sur ton compte. Tu me demandes le récit de mes aventures, je vais te raconter des événements qui te paraîtront bien étranges, et que j’accuserais s’ils ne m’avaient enfin rapprochée de toi.

„Pleurant sur ton généreux dévouement au bonheur de ta patrie, sur la sévérité des ordres de mon père, je m’éloignai de la France : le duc de Barene m’avait commandé de venir le rejoindre en Angleterre, où il avait fixé son séjour auprès des princes dont il voulait partager la fortune. Je débarquai à Douvres après une heureuse traversée ; là je trouvai le premier valet de chambre de mon père, qui m’attendait depuis quelques jours : je ne voulus prendre que peu de repos ; impatiente de revoir le duc, je partis pour Londres en toute diligence. La tendresse que te témoigne ta mère doit te faire concevoir celle que me montre l’auteur de mes jours. „Ô ! ma fille, me dit-il, nous l’avons abandonnée sans retour, cette France qui nous proscrit.

„— Sans retour, mon père, lui répondis-je ?

„— Eh ! qu’irions nous faire dans des contrées sanglantes, où coule toujours le plus pur sang, où une horrible, une atroce liberté a remplacé la plus antique des monarchies ?

„— Vous vous trompez, Monsieur : le gouvernement est encore républicain, mais tout porte à croire qu’il ne tardera pas à être aboli ; les esprits, même les plus échauffés, commencent à reconnaître qu’un grand état a besoin d’un seul chef ; je ne doute point qu’avant peu la royauté ne renaisse avec plus d’éclat et de pouvoir ; d’ailleurs, mon père, abandonnerons-nous à jamais nos terres, notre famille, nos amis, madame d’Oransai, son fils ? À ton nom je rougis malgré moi ; le duc, sans paraître s’en apercevoir, me répliqua :

— Dès le moment où Philippe a pu reconnaître la Convention, il a cessé de m’appartenir ; je ne veux plus pour parent le déserteur de la plus belle cause, et de la plume avec laquelle il a signé la paix, il a lui-même effacé le souvenir de ses belles actions écrites dans le livre de l’histoire. Je crois, ma fille, que vous savez trop bien ce que vous devez à votre souverain pour conserver un sentiment de tendresse pour celui qui n’en est plus digne ; le jeune d’Oransai ne tarderait pas à trahir les serments qu’il pourrait vous faire : un parjure ne l’est pas à demi. Je vis avec une mortelle douleur jusqu’à quel point mon père était animé contre toi ; il me sembla que bien des jours s’écouleraient avant celui qui éclairerait notre bonheur. Le duc terminant cet entretien par un baiser paternel, me recommanda le soin de ma parure ; „car, me dit-il, vous serez ce soir même présentée à nos princes.” La présentation eut lieu, on daigna me faire des compliments exagérés sur ma conduite dans la Vendée ; je fus enfin toute cette soirée l’objet de la publique curiosité. Parmi les jeunes seigneurs qui s’empressèrent auprès de moi, je fus contrainte de remarquer le marquis de Montolbon, qui se distingua par ses délicates attentions pour moi, par l’élégance de ses manières et la vivacité de son esprit ; je reconnus en lui un vrai Français, plus d’une fois il me rappela mon cher Philippe. Cette ressemblance avec toi dans les façons d’être, dans la tournure de sa conversation, m’engagèrent à lui parler plus souvent ; il m’en parut charmé, je ne m’aperçus point cependant que ma conduite faisait naître dans son cœur des espérances que j’étais bien loin d’encourager. Le soir il me reconduisit jusqu’à notre voiture ; en me quittant il me lança un regard que j’eusse compris si je n’eusse pas aimé Philippe. Quand nous fûmes de retour à notre hôtel, mon père me demanda comment j’avais trouvé le marquis de Montolbon.

— Il m’a paru aimable, lui répondis-je.

— Ainsi, me dit le duc, vous avez pu voir que l’élite de la noblesse française n’a point resté sur un territoire avili. Il ne poursuivit point ; je ne voulus pas répondre et nous nous séparâmes. Le lendemain, au moment où nous nous mettions à table pour prendre le thé, on annonça le marquis ; il parut dans le plus élégant costume, salua mon père avec un air d’intelligence qui me parut de mauvais augure ; prenant place à mes côtés, il m’accabla d’une foule de compliments qui, quoique dits avec grâce, n’en eurent pas moins l’honneur de me déplaire. Je cherchai à rendre la conversation générale ; j’y réussis.

Alors le léger marquis disparut ; je ne vis à sa place qu’un homme vraiment instruit, profond politique, qui voyait tout du meilleur côté, qui débrouillait avec une merveilleuse clarté les idées les plus embrouillées. Je l’écoutai avec quelque plaisir ; bientôt il tire sa montre, se rappelle un rendez-vous indispensable, baisa ma main avant que j’aie pu la retirer, s’incline devant mon père, et s’enfuit avec toute la légèreté de ses chevaux.

Après qu’il fut parti, le duc recommença à me faire son éloge : je ne tardai pas à comprendre qu’on exigeait que le marquis prit sa place dans mon cœur ; mais il n’était pas aussi facile qu’on pouvait le croire de supplanter Philippe. Je ne pus m’empêcher de le faire sentir à mon père ; il me répliqua que je n’étais ni une enfant, ni une héroïne de roman, qu’ainsi il m’était défendu d’opposer la moindre résistance à un hymen convenable et vivement souhaité par les princes. Le silence fut encore ma nouvelle réponse. Mon père me crut vaincue ; il se trompait. Tout entière à la tendresse que tu avais su m’inspirer, j’étais fermement décidée à ne jamais contracter d’autres nœuds qui eussent mis entre nous deux une barrière impossible à franchir. Je formai un projet qui me parut devoir m’éviter des persécutions : je ne tardai pas à le mettre à exécution. Un après-dîner, mon père venait de sortir après le dessert ; je l’entendis dire, dans l’antichambre, que si quelqu’un venait le demander, on dît d’attendre, parce qu’il ne tarderait pas à rentrer. Peu de temps après les portes du salon s’ouvrirent et l’on annonça le marquis de Montolbon. Je compris sur-le-champ le motif des ordres de mon père. J’accueillis le marquis avec un air riant ; il s’assit vis-à-vis de moi, de l’autre côté de la cheminée. Il hésitait à me parler. Je voyais bien ce qu’il avait à me dire ; d’après mon plan, je ne voulais pas détourner une conversation qui devait décider de mon sort. Enfin, le marquis s’expliqua : il me déclara ses sentiments pour moi, me dit que, sans l’approbation de mon père, il n’eût point osé me confier un tel aveu. Il ajouta que, sans avoir l’espérance de me plaire, il conservait au moins celle que je ne le voyais pas avec aversion.

— Marquis, lui répliquai-je, non seulement je ne vous déteste point, mais encore j’ai pour vous une estime dont vous allez vous-même juger, par ce que je me propose de vous confier. Vous m’aimez, dites-vous, je veux le croire ; cet amour, pourtant, a été trop prompt à naître pour avoir pu jeter de profondes racines. À peine quinze jours se sont-ils écoulés depuis le premier instant où nous nous sommes vus ; vous avez cru, peut-être, que mon cœur était paisible. Détrompez-vous : j’aime, et rien ne peut me détacher de celui qui brûle également pour moi ; si je n’eusse pas connu Philippe d’Oransai, le marquis de Montolbon m’eût paru seul digne de ma main ; mais le ciel en a autrement ordonné : Philippe est mon cousin, j’ai combattu à ses côtés, le premier il a attendri mon cœur, à lui seul se rapportent mes pensées, je ne puis l’oublier… Marquis, ma franchise n’a éclaté que dans la confiance que m’a inspirée votre caractère. Vous êtes gentilhomme, vous êtes Français, tout m’affirme que vous serez généreux ; cessez de conserver des prétentions que je ne puis approuver : n’aidez point mon père à faire mon malheur ; il me serait affreux d’abandonner Philippe et d’être à un homme estimable que je ne pourrais pas chérir.

— Madame, me répliqua le marquis sans hésiter, votre confiance me dicte irrévocablement ma conduite. Non, je ne tromperai point l’idée glorieuse que vous vous êtes formée de moi. Oui, sans doute, il m’en coûtera de ne point avoir pour épouse la femme qui réunit tant de charmes à tant de vertus ; mais je préfère le regret de ne point la posséder à celui de lui déplaire une seule minute. Soyez libre, belle Honorée ! que l’heureux Philippe vive dans l’espoir de vous posséder ! Ah ! du moins si je ne puis obtenir votre amour, que votre amitié devienne ma récompense !

— Elle vous est accordée, lui dis-je en lui tendant ma main, qu’il baisa à plusieurs reprises. Il me dit alors qu’il se chargeait de tout : que, si mon père était irrité, il prendrait sur lui toute sa colère. Le duc ne tarda pas à rentrer. Alors je me retirai dans mon appartement, et le marquis put parler en toute liberté.

Mon père lui demanda comment j’avais reçu sa déclaration, le marquis prétendit qu’il ne l’avait point faite ; une nouvelle que j’ai apprise dans la matinée, dit-il, en a été la cause : il assura qu’un émigré nouvellement arrivé de France, lui avait conté fort au long l’amour de Philippe pour moi, ainsi que la tendresse réciproque que m’inspirait mon cousin. Le marquis poursuivant, jura qu’il avait trop de délicatesse pour troubler ainsi l’union de deux cœurs, qu’il n’osait plus penser au mariage dont il s’était fait une aussi douce idée, et qu’il y renonçait sans retour. Mon père reçut avec chagrin une pareille réponse, mais intérieurement il ne pouvait blâmer la conduite du marquis, qui depuis ce jour fut par moi proclamé mon chevalier. Ses assiduités continuant auprès de moi, le public ne douta pas que mon union avec lui ne fût prochaine ; ainsi j’évitai de nouvelles persécutions.

Sur ces entrefaites, je reçus des lettres anonymes qui me dépeignirent ta conduite comme odieuse ; on me citait le nom des femmes perdues qui composaient ta société ; on m’annonçait ta liaison avec les chefs du parti anarchique. De telles nouvelles me désespérèrent, une sourde mélancolie me dévora. Le marquis s’en apercevant, me demanda au nom de l’amitié d’où pouvait naître la tristesse profonde qui me déchirait. Je lui en cachai longtemps la cause ; enfin, comme j’avais besoin de parler de mes chagrins à quelqu’un qui fût sensible, je lui confiai mon désespoir.

« Que vous êtes aveugle, crédule Honorée ! me dit le généreux marquis, pouvez-vous ajouter quelque foi aux méprisables lettres anonymes ? celui qui emploie un tel moyen est un lâche et presque toujours un calomniateur. Je ne vous affirmerai point que le comte d’Oransai vous garde une scrupuleuse fidélité, mais pouvez-vous penser que si sa tête est distraite, son cœur puisse le devenir ? non, il vous adore toujours. De vils ennemis le circonviennent : ils veulent vous désunir ; votre faiblesse, si vous pouviez les croire, assurerait leur triomphe. Quant à la seconde partie des accusations, elle tombe d’elle-même : Philippe, plein d’honneur, qui a combattu pour la monarchie avec autant de bravoure, ne peut être coupable : voulez-vous en être plus certaine ? dites un mot, je pars, je vais à Nantes, et m’assure par moi-même de la vérité des faits. »

« Non, non, lui dis-je, je ne souffrirai point que vous exposiez ainsi votre vie. Non, ami trop magnanime ; je n’hésiterai pas à vous croire désormais, je bannis la méfiance et je ne garderai que de l’amour pour Philippe. »

Malgré moi cependant j’étais quelquefois tracassée par des pensées que je ne pouvais chasser. Le marquis, pour me distraire, engageait mon père à essayer les moyens de la dissipation. J’allais aux bals, aux assemblées, aux spectacles, et souvent la douleur me suivait dans ces lieux où devait présider la gaîté.

Une nuit, après être restée jusqu’à trois heures du matin dans un bal que donna lady Lauderdale, je voulus me retirer ; madame d’Alban, veuve d’un gentilhomme français, et dont j’étais toujours accompagnée, me suivit ; nous montons dans ma voiture, le cocher n’était que depuis quelques jours dans notre maison. Dès que la portière fut fermée, il partit avec une rapidité inconcevable. Le domestique qui était derrière nous lui cria à plusieurs reprises qu’il se trompait, que ce n’était point la route de l’hôtel ; le misérable ne tenant aucun compte de cet avis, ne s’arrêta que lorsqu’il fut sorti de la ville. Alors six hommes masqués se présentèrent. Nous ne nous étions point aperçues de la trahison, nous dormions à moitié ; quel fut notre étonnement lorsque la portière s’ouvrit et qu’un individu le pistolet au poing arracha d’auprès de moi madame d’Alban, la laissa sur le grand chemin ainsi que le domestique qu’on avait garrotté, se plaça à côté de moi, et ordonna au cocher de repartir !

Tout ce que je viens de te dire se fit plus rapidement que je n’ai mis de temps à te le raconter ; l’excès de la surprise, l’odieux de cette action, avaient suspendu mes facultés. Quand je revins un peu à moi, je demandai avec indignation le motif de cet exécrable attentat ; mon conducteur me dit de me taire, que ce qui se faisait était pour mon bien, et qu’il avait l’ordre de me brûler la cervelle si j’osais faire la moindre tentative pour me sauver : la brutalité qu’il mit, en prononçant ces paroles, me firent croire qu’il était capable d’effectuer ses menaces. Je pris le parti de souffrir en silence, ce n’était pas à mes yeux le moment auquel je devais déployer mon énergie.

Nous voyageâmes ainsi tout le reste de la nuit ; vers le matin nous arrivâmes à une poste où nous changeâmes de chevaux.

Ainsi se passèrent trois jours ; chaque fois que nous approchions d’un lieu habité, le conducteur toujours masqué, appuyait son arme sur mon sein, s’apprêtant à m’immoler si je faisais entendre ma voix.

Vers le soir du quatrième jour, nous descendîmes à la vue d’un château bâti sur des rochers dominant au loin l’Océan. Une femme vêtue en paysanne anglaise, portant sur sa figure l’annonce de la méchanceté, se présenta pour me recevoir à la descente de la voiture. Je ne daignai pas seulement lui adresser la parole ; je la suivis en silence. Nous montâmes au château par un chemin qui s’élevait en pente rapide ; en approchant du vieux manoir, je ne pus m’empêcher de frémir, me rappelant alors le château de la forêt où nous fûmes autrefois si malheureux et où maintenant nous réunit un être bienfaisant.

On me donna une chambre assez petite, de forme ronde et bâtie dans une des tours des angles ; on m’apporta un assez bon souper ; je mangeai peu ; ensuite, me jetant tout habillée sur mon lit, je me reposais sans chercher le sommeil que je voulais éviter ; le flambeau qu’on m’avait donné ne tarda pas à s’éteindre, je me trouvai dans une entière obscurité.

Depuis quelques instants les ténèbres m’environnaient, quand une lueur subite éclaira ma chambre ; je me levai avec précipitation sur mon séant, pour examiner la cause de cette clarté qui m’apparaissait : alors je vis la muraille se fendre ; de son sein entr’ouvert il sortit un fantôme hideux, revêtu d’une draperie sanglante ; un voile rouge était placé sur sa tête ; il s’avança vers moi, et leva lentement le voile qui le cachait. Mon premier mouvement avait été celui d’une terreur inexprimable ; bientôt la raison reprenant son empire, je pensai que j’allais être le jouet d’une odieuse mystification, qu’on voulait, en m’effrayant, m’ôter en entier les moyens de défense ; mais le courage que me donna cette réflexion, fut sur le point de s’évanouir, lorsque j’eus reconnu Saint-Clair pâle, hâve, l’œil étonné, me lançant un regard où le crime était empreint : « Honorée, me dit-il, reconnais-tu celui qui est mort pour toi, celui que l’insolent Philippe immola du fond des dernières demeures ? je reviens vers toi pour te tourmenter sans relâche ; le ciel t’a déclarée ma proie, je la saisis. »

— « Misérable, lui criai-je à mon tour, odieux imposteur, tu ne peux pas m’en imposer ; non, le ciel ne peut protéger le crime ; si plus adroit, tu fusses venu me parler de tes remords, alors peut-être j’eusse pu croire que la puissance suprême te contraignait à revenir sur la terre pour expier tes forfaits ; mais, hélas ! il n’en est rien, un sort funeste t’a conservé la vie que tu devais perdre sans retour ; le repentir n’a point eu accès dans ton âme, et tu n’as poursuivi le cours de ton existence que pour commettre de nouveaux attentats. »

— « Oui ! vous l’avez deviné, reprit-il, je vis encore, et je vis dans la pensée de faire votre malheur ; l’amour que j’avais pour vous s’est changé en une haine virulente ; j’ai soif de vos pleurs, je désire votre perte ; vos angoisses, celles de Philippe, mon détestable rival, pourront seules me rendre quelque ombre de joie ; vous êtes la cause qu’il m’a fallu quitter ma patrie, qu’en France ma tête est menacée. Couple exécrable que j’abhorre, je ne veux que vos souffrances, et toute ma vie sera consacrée à les réunir sur vos têtes. Toi surtout, Honorée, toi que je tiens en mon pouvoir, tremble de tous les excès auxquels peut se porter ma rage : tu ne peux m’échapper, ma puissance t’environne, et tu ne sortiras que souillée et malheureuse. »

La grandeur du danger qui me menaçait, donna un nouveau degré d’énergie à mon courage naturel ; je vis quel ennemi j’avais à combattre, la fureur qui l’animait, le sort horrible qui m’était préparé ; ces pensées cependant ne m’abattirent point « Saint-Clair, lui dis-je avec autant de sang-froid que je pus mettre dans mon discours, vos projets sont atroces, ils sont dignes de vous ; je sais que je tenterais en vain de vous détourner d’une résolution semblable ; un instant écoutez-moi ; vous voulez mon déshonneur, c’est aussi vouloir ma mort, vous n’espérez point sans doute que je conserve la vie quand je ne serai plus ce que je suis ; si mon trépas est certain, le vôtre est inévitable. Je vous suivrai partout jusqu’à l’instant où je pourrai vous immoler à ma juste colère ; vous me connaissez, vous savez que jamais je n’eus de mon sexe la pusillanimité, son ordinaire apanage. Eh bien ! au nom du Dieu qui m’entend, je proclame votre mort. »

— « De vaines menaces ne sauraient m’épouvanter ; je me ris de votre dessein ; Honorée, voyez dans vos bras ce Saint-Clair que vous méprisez, et qui vous outrage. » Il disait, et s’avançant vers moi, la rage dans les yeux, l’injure à la bouche, il allait me contraindre à me défendre ; j’étais décidée à périr avant qu’il n’eût pu accomplir son infâme projet, lorsqu’une clairté plus vive illumine la chambre ; une voix foudroyante s’écrie : « Arrête,

misérable ! il est un Dieu vengeur ». Ces mots prononcés d’une manière effrayante intimident Saint-Clair, il ne sait ce qu’il doit faire, la crainte se place dans son âme, tandis que l’espoir vient soulager la mienne ; mais mon persécuteur voyant que rien ne se présente, reprend son audace, la terreur vient m’assiéger de nouveau : tout à coup le plancher se fend, une flamme brillante s’en échappe, elle se dissipe, et me montre un jeune homme d’une haute taille vêtu d’une tunique de velours blanc, brodée en or, une cuirasse d’acier poli est sur sa poitrine, sur ses épaules repose un ample manteau pourpre, orné de broderie et d’une riche frange ; ses pieds sont enveloppés par d’élégants brodequins ; sa tête est couverte d’un casque d’or, surmonté d’un triple panache ; une ceinture couleur de feu soutient à son côté un glaive, et il porte dans sa main une baguette d’ivoire. À son aspect, Saint-Clair a perdu toute sa fureur, un tremblement convulsif le saisit, ses dents se choquent, toute sa personne dépeint la frayeur et le désespoir.

« Insolent, lui dit mon libérateur, comment as-tu osé souiller une enceinte dans laquelle se rassemblent quelquefois les invisibles ? Espérais-tu que leur éloignement te laisserait le champ libre pour commettre tes odieux forfaits ? Que tu les connais mal ! Partout où le crime se montre, on les voit prompts à se montrer, et ministres des vengeances célestes, le châtiment marche toujours avec eux. Disparais, poursuivit-il, va dans des cachots pleurer ta fureur trompée, et ressouviens-toi que la mort te frappera si tu recommences tes forfaits. »

L’inconnu n’a point achevé, que déjà Saint-Clair a disparu sous une trappe qui l’engloutit, et je l’entends pousser des hurlemens, témoignage des supplices qu’il éprouve.

« Pour vous, madame, me dit alors Léopold car c’était lui, les portes de votre prison vous sont ouvertes ; venez, par votre présence, consoler un père et des amis qui pleurent votre perte. »

Je passerai rapidement sur ce qui arriva ensuite. Léopold me quitta un moment, puis il reparut sous un costume plus ordinaire ; il m’apprit que la femme par laquelle j’avais été reçue avait partagé avec les complices de Saint-Clair, sa prison et son châtiment. La même voiture qui avait servi à me conduire dans ce mystérieux château, me ramena à Londres ; Léopold m’accompagna pendant la route. Tu devines la joie de mon père, celle du marquis quand ils me revirent ; le duc de Barene se lia bientôt avec Léopold : la confiance qu’il ne tarda pas à avoir en lui fut si grande, qu’il n’a point hésité à me confier à ses soins pendant que lui, mon père, était contraint de passer en Russie, où l’appelait une mission secrète. Léopold, forcé de revenir en France, m’a emmenée avec lui, et le plus grand plaisir qu’il ait pu me faire, est, sans contredit, celui qui m’a rapprochée de Philippe. »

Ici ma cousine Honorée termina son récit. De quel étonnement ne fus-je point frappé, à l’instant où elle m’apprit la résurrection de Saint-Clair ?

« Se peut-il, m’écriai-je, que ma vengeance ait pû être trompée ! ce monstre échappe au trépas, et s’il ne périt, notre existence sera toujours troublée par lui. Ô Léopold ! parais et accorde-moi une grâce : que Saint-Clair combatte contre moi ; je me charge, pour cette fois, de délivrer la terre de ce scélérat sanguinaire. »

Comme je disais, Léopold, en effet, ouvrit la porte de la chambre qui nous renfermait.

« Ô Philippe, me dit-il, ce Saint-Clair, ce vil assassin m’a échappé, et jusqu’aujourd’hui il a su déconcerter les tentatives que j’ai formées pour me ressaisir de sa personne ; prenez cette bague que vous offrent les puissances et les invisibles, elle pourra vous être d’un grand secours dans quelques moments de votre vie. »

J’acceptai avec reconnaissance ce présent de l’amitié ; content d’être avec Honorée et Léopold, je passai des instans bien agréables ; enfin le sommeil vint me saisir ; Léopold qui s’en aperçut, me dit qu’il allait me conduire dans une chambre qui m’était préparée ; je me séparai de ma cousine, nous nous promîmes de ne pas tarder à nous revoir.

« Ami, me dit Léopold, demain je vous initierai dans des mystères auxquels vous êtes digne de participer ; je vous le répète encore : nous jurez-vous de ne jamais dévoiler, à qui que ce soit, tout ce que vous pourrez voir ? »

« Je vous l’affirme de nouveau ».

« Adieu donc. Puissiez-vous goûter un sommeil sans trouble ! et puisse votre réveil être plus paisible encore ! »

Léopold alors me quitta. Malgré mon envie de reposer, je ne pus fermer les yeux de suite : je repassai dans mon imagination tout ce que j’avais vu, je me livrai au charmant espoir d’être, pendant longtemps, avec Honorée ; je formai la résolution de ne plus voler dans de nouvelles chaînes ; un instant je crus que je deviendrais fidèle ; en ce moment Morphée secoua sur mon front ses pavots somnifères, et je ne tardai pas à m’assoupir.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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