Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-06

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Auguste Brancart (I et IIp. 87-115).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE VI

LE POISON ET LE BAL MASQUÉ.



LETTRE IX.

Clotilde Derfeil à Philippe d’Oransai.


T rompée par la faiblesse de mon cœur, égarée par votre feinte tendresse, je me suis crue un instant aimée ; je vois bien aujourd’hui la fausseté de mon erreur, puisque Philippe a cessé de me chérir ; depuis qu’il ne me voit même plus qu’avec un sentiment d’indifférence, il doit peu lui importer de conserver quelques marques de ma faiblesse : rendez-moi mes cheveux, rendez-moi mon portrait, rendez-moi les lettres que dans un temps heureux j’adressai à celui auquel je rapportais toutes les pensées de mon cœur. Adieu, Philippe, soyez satisfait ; oubliez auprès d’une autre femme celle que vous avez accablée de votre indifférence : puisse votre bonheur… ton bonheur, il ne doit plus en luire pour toi, monstre qui naquis pour achever de me perdre ! Toi, que j’ai trop aimé pour ne pas haïr par de-là toute expression, tu as pu vouloir me délaisser ! ah ! tu n’as point réfléchi quel abîme t’ouvrait cette démarche inconsidérée ; tu ne sais pas ce que peut une femme abandonnée et qui ne respire que pour toi. Oui, malheureux ! Clotilde t’adore encore ; mais cet amour n’est plus que de la fureur, c’est de l’huile embrasée dont mes veines sont remplies ; ma tête est perdue, la tendresse, la rage s’y confondent, s’y réunissent pour te perdre, pour m’animer : la vengeance cruelle me consume ; je t’ai en horreur ; ta vue est à mes yeux un supplice que mon cœur ne pourrait supporter. Détestable fourbe, pourquoi m’as-tu dit que j’avais su te plaire ? pourquoi as-tu fait naître dans mon âme un amour que tu ne partageais pas ? c’étaient mes larmes que tu voulais voir couler, c’était ma confusion au jour où tu m’excluerais, mon désespoir sans borne, qui te récréaient ; tu voulais jouir de toute l’étendue de ma douleur inexprimable. Sois satisfait, que ton souhait soit comblé ! oui, je pleure, mais chacun de mes pleurs t’en coûtera vingt de sang. Jusqu’ici tu n’as eu à combattre que des hommes, voyons si tu seras aussi habile à vaincre une femme : insensé, tu ne te doutes pas de ce que doit être ma vengeance ; elle sera terrible, affreuse ; elle t’accablera : rassemble tout ton courage, toute ton adresse, et tu seras encore vaincu. Je t’immolerai, mais en détournant les yeux ; hélas ! je le sens, en m’en indignant, ta vue serait capable de me désarmer. Je t’aime donc encore ? ah ! oui, je t’aime, et voilà ce qui me désespère. Philippe, tu es toujours Philippe pour moi : jeune, aimable, beau, fier, sensible, tu es toujours assuré de triompher. Tu te ris de ma colère ; tu sais bien qu’un mot de ta bouche arrêterait le fer dans ma main levée : le diras-tu ce mot, entendrai-je encore ces douces paroles résonner à mon oreille charmée ? Clotilde, je t’aime ! Viens, mon amant, viens, mortel que j’idolâtre, viens me serrer contre ton cœur, viens poser la main sur le mien ; le sens-tu palpiter ? c’est pour toi qu’il bat, c’est pour toi qu’il existe ; ah ! viens me jurer une tendresse éternelle, me rendre à la vertu ; tu peux le faire : prononce et la sagesse me range sous ses bannières ; j’abjure mes erreurs, je suis ce que tu es, ce que tu voudras que je sois ; mais par grâce, par pitié, renonce à cette Célénie que j’ai en aversion, à cette Honorée que j’abhorre ! ne t’ai-je pas tout sacrifié ? n’as-tu pas avec moi goûté les plus ineffables des délices ? nos bouches ne se sont-elles pas rapprochées, nos deux corps ne se sont-ils pas unis ? Je suis ton amie, ta maîtresse, ta femme : je serai tout pour toi ; mais aime-moi uniquement ; trompe-moi ; j’aime encore mieux être trompée qu’abandonnée. J’irai au-devant de l’illusion ; je me fierai à tes paroles fallacieuses : oui, tu m’aimeras, tu renonceras à Célénie. Non, non, non, non ! tu n’y renonceras pas, tu es trop mon ennemi ! je te suis trop odieuse ! Deux mois se sont écoulés, et tu n’as point songé à paraître chez moi ; et mes lettres journalières sont restées sans réponses. Homme abominable ! c’est toi qui me conduis vers le crime ; tu tressailles d’allégresse à la pensée de mon égarement : barbare peux-tu voir ainsi souffrir une femme pour laquelle tu es tout ? Je t’attends demain ; il faut que tu viennes ou au mépris des convenances que tu respectes tant, je cours chez toi, et là je m’immole à tes yeux. Pour la dernière fois, il est une grâce que tu ne peux pas me refuser ; réponds à cette présente lettre ou par ces mots : Je reviens pour t’aimer, ou par ceux-ci : Je reviens pour vous rendre les dons que vous me fîtes. Les uns ou les autres me seront nécessaires, soit pour calmer mon désespoir, ou pour amortir les élans étouffants de la joie. Adieu, cher et cruel Philippe ; ta réponse va porter le dernier coup à mon âme. Ah ! combien de maux tu pourrais éviter si tu étais moins perfide, ou tout au moins compatissant !




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LETTRE X.



Philippe d’Oransai à Clotilde Derfeil.


L es menaces ne m’épouvantent pas : tout est fini entre nous, madame, et je reviendrai chez vous pour vous rendre les dons que vous me fîtes.




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LETTRE XI.



Clotilde Derfeil à Émilien.


S on arrêt est prononcé ; venez, je vous attends à huit heures du matin, c’est à onze heures qu’il doit se rendre chez moi.




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LETTRE XII.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


J ’ai reçu hier soir une lettre de madame Derfeil ; tu ne peux imaginer, mon cher Maxime, le délire dont elle portait l’empreinte : cette femme est un volcan ; malheur à ceux qui s’attacheront à elle ! je t’assure que cette liaison me causera bien des désagréments. Clotilde m’annonce la mort ; je me ris de cette prédiction, mais je ne braverai pas de même les mille et une tracasseries auxquelles je vais dorénavant être en proie. Je suis convaincu que madame Derfeil va tourner contre moi toutes les ressources, les ruses de son esprit ; elle est méchante par caractère, et depuis deux mois que j’ai cessé de la voir, j’ai appris d’elle des choses épouvantables. Il est pénible pour moi d’avoir eu un instant de fantaisie pour une créature pareille ; passe-moi le mot. Tout ce que la turpitude la plus infâme, la bassesse la plus odieuse, la scélératesse la plus détestable ont pu inventer de plus noir, tout, dis-je, est réuni dans l’âme de Clotilde, Enfin, j’ai décidément rompu avec elle ce matin, je veux aller lui porter ses lettres, son portrait, etc., etc. J’ai longtemps réfléchi pour me décider à faire cette démarche, je l’ai enfin jugée nécessaire pour parer à une foule d’inconvénients qui pourraient naître de mon refus. Je me fais une idée de toute la bourrasque que je vais essuyer, ainsi elle sera moins terrible, d’ailleurs ce sera pour la dernière fois. Je suis résolu d’opposer le plus grand flegme à son emportement indomptable, je lui laisserai tout le temps de m’injurier, je compte ne me retirer que lorsqu’elle n’aura plus rien à me dire ; comme je dîne chez Charles de Mercourt, et que de là nous allons ensemble au bal qui se prépare pour ce soir, je ne reviendrai pas à l’hôtel de toute la journée, ni de la nuit.

Madame de Ternadek m’a promis de me faire intriguer par quatre ou cinq masques malins par-delà toute expression ; je les attendrai de pied ferme ; j’espère au bal me dédommager des ennuis de la matinée. Le nom de madame de Ternadek me rappelle une jeune personne dont elle m’a fait faire la connaissance ; on la nomme Clara de Lanval ; elle n’est point jolie, cependant elle plaît ; il y a dans sa personne un certain je ne sais quoi qui attire et qui attache ; enfin, s’il faut te le dire, je lui ai fait une déclaration ; comme je suis parfois leste en amour, le premier jour où Clara s’est offerte à ma vue, est celui où je lui ai avoué la subite, „irrésistible” impulsion qui m’entraînait vers elle. Attendu que mademoiselle de Lanval était sans doute dans un moment où les adorateurs la délaissaient, elle m’a accueilli avec une façon encourageante pour un cavalier encore moins avancé que moi. Je ne sais s’il me faudra filer le roman avec elle ; n’importe ! je suis décidé à tout, car il me tarde étrangement de me déclotiliser. J’ai besoin de revenir à de plus douces impressions, Célénie me devient tous les jours plus indifférente, et franchement M. T..... l’emporte sur moi. Il faut que je dise adieu au théâtre, aux magiciens, et que je rentre dans la société dont je n’eusse jamais dû sortir. Je vois autour de moi briller de jeunes beautés dont je prétends me rapprocher ; je pense qu’une telle résolution te charmera, et en lisant cette lettre, tu ne pourras t’empêcher de t’écrier, je gage : Vive Philippe ! il devient un ci-devant. Oui ! je veux l’être, je veux devenir digne de toi ; car, après tes parents et tes titres, tu n’aimes personne autant que tu chéris le vicomte d’Oransai. Pour lui que tu fusses souverain ou peuple, ne t’en serait pas moins attaché. N’aille point croire que je prêche ici l’égalité ; le ciel m’en préserve, ce n’est pas mon intention. Voilà dix heures et demie qui viennent de frapper à ma pendule, il est temps de me mettre en route. Ô ciel ! combien serait grande ma reconnaissance si tu pouvais rendre pour aujourd’hui Clotilde muette !




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LETTRE XIII.



L.... à Philippe d’Oransai.

À dix heures du matin.


A u nom de l’amitié et des invisibles, n’allez point ce matin chez madame Derfeil.




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LETTRE XIV.



L.... à Philippe d’Oransai.

À deux heures de l’après-midi.


N otre ami, les invisibles vous recommandent de ne point vous montrer au bal masqué de ce soir. Tremblez pour votre vie !


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LETTRE XV.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


J e t’ai écrit ce matin, et tandis qu’on se prépare à nous faire dîner, je reprends la plume pour te faire part des divers événements dont j’ai été l’acteur et peut-être la victime. Ou je me trompe fort, Maxime, ou un crime a été sur le point de se commettre : dangereuse femme, odieux Émilien, est-ce la mort que vous me prépariez !…

Il était onze heures, quand sortant de l’hôtel, je me suis rendu chez madame Derfeil, portant avec moi ses lettres et ses cadeaux de sentiment. En entrant dans la maison, je n’ai pu être le maître d’une émotion subite qui m’a saisi un instant ; m’arrêtant au bas de l’escalier, j’ai cherché à reprendre ma fermeté ; enfin, ayant cru que j’étais préparé à tout, je me suis fait annoncer. On m’a introduit dans le salon où je suis resté seul pendant trois ou quatre minutes ; là, je me suis raffermi, et quand Clotilde a paru j’étais sous les armes : son aspect m’a frappé, une vive rougeur enluminait ses joues, et par intervalles, de larges taches blanches la défiguraient ; son œil gonflé de larmes était environné d’un cercle noir, ses cheveux étaient en désordre, sa robe mal attachée ; en un mot, elle était passablement laide.

Tu dois croire que cette vue n’a point allumé l’amour dans mon cœur. J’ai vu dans cet appareil ou la préméditation ou l’amour-propre déçu. En s’approchant de moi, Clotilde a chancelé, balbutié quelques mots inintelligibles. Je lui ai présenté ses lettres, elles les a posées sur la cheminée ; je lui ai rendu le portrait : elle l’a saisi, l’a brisé dans ses mains et puis jeté dans le feu. Cette action rapide a décidé l’explosion : non, je ne pourrai jamais te redire tout ce que lui ont fourni son caractère et sa furie, les épithètes qu’elle m’a prodiguées, les injures, les menaces dont elle m’a accablé. Bientôt passant à une autre extrémité, elle s’est précipitée à mes genoux, m’a demandé une nouvelle tendresse, m’a promis l’oubli du passé ; que n’a-t-elle point fait, que n’a-t-elle point dit, pour me rengager sous ses liens !

— Je ne vous abandonnerai pas, Clotilde, lui dis-je, si l’amour ne peut renaître dans mon cœur, il peut être du moins sensible à l’amitié.

— Ton amitié, je n’en veux pas, je ne veux rien de toi, homme odieux que je déteste ! passé ce jour, je te défends de t’offrir à ma vue ; que dis-je, ce sera moi qui te fuirai, dans quelques heures je quitte Nantes pour ne plus y reparaître tant que tu y respireras ; te voir est un trop cruel supplice pour qu’il me soit possible de le supporter.

Elle dit, et s’élance hors du salon comme suffoquée par l’excès de la douleur, mais en s’éloignant elle me lança un regard de mort, dont j’aurais dû comprendre la signification. Dès que je me trouvai seul, en portant mes regards sur les lettres que j’étais venu rendre, il m’entra tout à coup dans la pensée que j’avais tort de me dessaisir de toutes, que peut-être en en gardant quelques-unes je pourrais dans la suite retenir une femme emportée. Je me pressai de parcourir le paquet, et parmi cette nombreuse correspondance je me contentai de ravir une seule lettre, comme étant le résumé de toutes ; c’était la dernière que Clotilde m’avait adressée ; je la cachai dans la poche de mon habit. Voyant que la belle courroucée ne reparaissait pas, j’allais m’éloigner, quand madame de Ternadek, madame Nelsor, et quelques autres personnes parurent dans le salon ; leurs discours m’apprirent qu’elles étaient invitées à déjeuner : alors ne voulant point exécuter une retraite affectée, je restai causant avec légèreté, et cherchant à démentir par mes paroles le sombre qui régnait sur mon visage. Madame Derfeil ne tarda pas à reparaître ; elle commandait à ses sentiments, elle riait, mais la rage était encore dans ses yeux ainsi que dans le mouvement de ses lèvres. Adolphe de Melclar, Charles de Mercourt égayant par leur amabilité le ton glacial du cercle, vinrent fort à propos nous seconder ; le déjeuner fut servi bientôt après ; il était d’une rare élégance, rien n’y manquait et rien n’y était follement prodigué : on rit, on plaisanta. Je me montai au ton général, tandis que Clotilde conservait la plus sourde taciturnité. À la fin du déjeuner, on apporta à chacun une tasse de chocolat qu’on plaça devant nous. Ici le visage de Clotilde fut en entier renversé, la pâleur, la rougeur se disputèrent l’empire de ses joues, elle tremblait, frémissait tour à tour. Sur ces entrefaites, je pris ma tasse, et souriant à l’aimable madame de Ternadek, je portai le chocolat à mes lèvres : soudain, Clothilde pousse un cri effrayant, quitte son siège, court à moi, saisit la tasse, l’arrache à ma main, la brise sur le parquet, s’écrie : Non, jamais je n’y consentirai ! et tombe évanouie. À cette action si bizarre, si imprévue, on se lève, on vole à madame Derfeil, on la secourt ; après bien des soins elle paraît renaître, elle cherche à me voir, se rassure alors, mais toujours adroite, elle dit : « En vérité je suis folle ! quelle scène viens-je de faire, pour quelques ordures que je venais d’apercevoir dans la tasse de monsieur d’Oransai ! »

Le public, qui n’a pas tout approfondi, l’en a cru sur parole : on s’est contenté d’en rire tout bas, les malins m’ont même félicité, et moi seul, j’ai pu connaître le danger imminent auquel je viens d’échapper. Oui, Maxime, je n’en doute pas, le chocolat était empoisonné, et madame Derfeil me sacrifiait à son amour outragé, ainsi qu’à la scélératesse du méchant Émilien. Je n’ai point voulu rester après que la société s’est retirée, je suis parti avec Mercourt. Clotilde a paru un instant vouloir me retenir, mais un regard avec lequel je l’ai terrassée, a fait mourir ses paroles dans sa bouche. J’ai voulu aller me promener, dans l’espérance, de chasser mes noires idées : rien n’a pu les bannir ; je suis rentré chez Charles pour t’écrire ces nouvelles horreurs ; ma taciturnité redouble en me les rappelant, et je crois que le bal masqué de ce soir aura seul le pouvoir de rafraîchir mes idées assombries. Tout nous assure qu’il sera très brillant : sur trente personnes qui dînent aujourd’hui chez madame de Mercourt, plus des deux tiers se proposent de s’y rendre, ainsi tout m’assure que ma soirée vaudra mieux que ma matinée. Il eût été affreux de périr d’une manière aussi épouvantable ; moi qui ai bravé les hasards, les dangers de la guerre, devais-je tomber sous les coups d’une femme vindicative ? Adieu, madame Clotilde, de longtemps vous ne me rattraperez. Morbleu ! le joli petit caractère ! vouloir empoisonner votre amant, parce qu’il est volage ! Ah ! si toutes les belles en agissaient ainsi, il ne resterait pas avant quatre ans, un seul homme dans toute la France.




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LETTRE XVI.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


D ès que j’aurai fini la lettre que je t’adresse, je quitte Nantes pour un mois ; je reviens à M...., que je compte habiter quelque temps : la crainte n’entre pour rien dans ma résolution, mais la prudence y est pour quelque chose : je suis perpétuellement exposé aux coups de mes détestables ennemis, et sans la continuelle surveillance de l’invisible Léopold, sans doute le trépas m’eût atteint cette nuit. Si j’étais revenu chez moi hier, après le fatal déjeuner, j’aurais trouvé deux lettres qui m’eussent tout épargné[1]. Je ne l’ai point fait, et si je suis en vie, c’est grâce à mon courage comme à l’amitié de Léopold. Que ce préambule ne t’épouvante pas, je suis maintenant hors de tout danger : Émilien vient d’être arrêté ; ses satellites ne sont plus ; Madame Derfeil pleure sur les crimes qu’on lui a fait commettre. Me voilà désormais à l’abri de tout danger.


Il était près de minuit lorsque je partis pour le grand bal. J’avais refusé de me masquer, préférant au plaisir d’intriguer, celui d’être intrigué moi-même. La salle était remplie d’une foule immense ; partout on riait, partout s’avançaient des groupes joyeux ; je ne tardai pas à partager l’enjouement général. Ayant aperçu Célénie au fond d’une loge, je fus me placer auprès d’elle ; elle n’avait point couvert sa figure d’un masque, mais elle s’était habillée en paysanne suisse : ce costume seyait parfaitement à sa jolie figure. J’avais grande envie de la conduire au lieu de nos rendez-vous ; elle y était assez bien disposée, quand un masque, habillé en militaire, est venu lui parler. Je n’ai point tardé à reconnaître l’amant dédaigné, le malencontreux Victor, dont je t’ai déjà parlé en te racontant mes premières aventures avec Célénie ; à son approche, je me suis retiré et la fantaisie m’a pris d’aller revêtir un costume pareil au sien. J’ai été promptement déguisé. Comme je revenais, je l’ai aperçu quittant Célénie. Dès qu’il a été perdu dans la foule, j’ai couru auprès de la jeune actrice : elle a cru qu’il revenait. Jouant le rôle de Victor, j’ai parlé de moi d’un ton piqué : alors Célénie m’interrompant, a commencé en trois points l’éloge complet du vicomte Philippe. Il ne serait pas décent que je te rapportasse tout ce qu’elle a dit de flatteur sur mon compte. Cependant je crois, pour humilier mon amour-propre, que me prenant pour Victor, elle cherchait à le faire endêver. Quand j’ai cru que les louanges allaient finir, j’ai quitté mon faux visage, et m’étant fait reconnaître, après avoir joui de sa surprise, je l’ai doucement entraînée, et par trois fois je lui ai prouvé ma reconnaissance. Comme je ne voulais point passer la nuit avec Célénie, je m’en suis tenu à cette politesse, et je n’ai pas tardé à reparaître dans la salle du bal. Un Tartare m’a abordé : « On dit que M. d’Oransai n’a pu boire ce matin une tasse de chocolat ? »

— « Que t’importe ! »

— « Beaucoup. Il paraît que madame Derfeil s’intéresse bien à ta santé ? »

— « Oui, a dit un magicien qui passait auprès de nous, elle n’a pu se résoudre à lui arracher la vie. »

— « Masque, que dis-tu ? » me suis-je écrié en quittant le Tartare pour courir après le magicien.

— « Je dis, m’a-t-il répondu, que j’ai lu dans les astres. »

— « Il me semble, en effet, que la science, que jusqu’ici je croyais menteuse, t’a révélé d’étranges choses ? »

— « Quoi ! Philippe ! celui qui a parcouru le château de la forêt, peut-il douter d’un pouvoir surnaturel. »

— « À ton langage, j’aurais dû déjà te reconnaître pour l’un de ses mystérieux habitants. »

— « Tu pourrais te tromper encore ! mais, de grâce, de qui tiens-tu ce rubis étincelant ? »

— « Est-ce à un inconnu auquel je dois répondre sur tout ce qu’il lui plaira de me demander ? »

— « C’est parce que j’en ai un que je crois à peu près semblable au tien que je te fais une question pareille. »

— « Si tu l’as, tu peux me le montrer. »

— « Volontiers, » me dit le magicien ; alors il sort son gant et me présente une pierre qui était taillée ainsi que la mienne. Nous voulons les approcher pour mieux jouir de leur exacte ressemblance. À peine mon rubis a-t-il touché celui du magicien, qu’il le brise en lui lançant une flamme aiguë. Mon étonnement, celui du masque, sont inexprimables : il me dit après quelques moments de silence : « Voilà un rubis d’une singulière propriété. »

— « Le tien n’a point été formé sous la même constellation. »

— « Je ne puis en douter. »

— « Je m’étonne que ton art ne t’aie point appris combien le mien était supérieur. »

— « Si peu de chose ne m’occupe pas, c’est ton horoscope qui depuis quelques jours est le sujet de mes travaux. !

— « Eh ! bon Dieu ! pourquoi mon sort futur te présente-t-il un si grand intérêt ? »

— « Je ne puis te répondre. Veux-tu que je t’apprenne ce qui doit t’arriver ? »

— « Tu me charmeras. !

— « Auparavant il faut que je te dise tout ce que tu as déjà fait. Ta cousine Honorée est l’objet de ton véritable amour. Un homme a cherché d’abord à vous désunir, tu l’as vaincu partout, et dans le vieux château il est tombé sous ton épée ; ta cousine a fui vers l’Angleterre ; pendant ton absence, tu as oublié les serments que tu lui fis ; une Clotilde l’a remplacée mais bientôt tu as rompu avec cette dernière ; elle en a conçu une rage violente ; ce matin elle a empoisonné la tasse de chocolat qu’elle t’avait destinée ; son amour t’a encore sauvé, et maintenant je ne vois luire pour toi, dans l’avenir que des jours exempts de traverses. !

— « Oui, nous dit d’une voix basse un inconnu masqué en Polonais, s’il parvient à passer cette nuit qui doit être bien orageuse. »

Le magicien me parut frémir, il me quitta précipitamment, et à son exemple, le Polonais se perdit dans la foule. Resté seul, ne voulant pas me perdre en réflexions inutiles, je fus rejoindre Charles de Mercourt ; une petite Espagnole vint me frapper sur l’épaule, en me faisant signe de la suivre.

— « Tu ne me connais pas ? me dit-elle. »

— « Je ne m’en flatte pas ; mon œil, quoique bon, n’est point assez perçant pour aller, sous ton masque de taffetas, deviner le gentil minois qui s’y cache. »

— « Tu m’as pourtant vue de près, me répondit-on, et je crus entendre un soupir à demi étouffé. »

— « À l’armée, dis-je en souriant ? »

— « À l’armée comme à Nantes. »

— « Le jour ou la nuit ? »

— « L’un et l’autre. »

— « Étais-tu cruelle ? »

— « Peut-on l’être avec toi ? »

— « Diantre, de la flatterie masquée, tu me prends par mon faible. »

— « Oh ! je sais que tu as plus d’un faible ; tu es jaloux, taquin, emporté, volage. »

— « Passons les qualités ; à propos, quelle est la tienne ? »

— « Je suis fidèle. »

— « Oui, lui dis-je, fidèle à ta maîtresse. »

— « Comment ! »

— « Ces yeux fripons que j’examine me font reconnaître Fanchette. »

— « Eh bien ! oui, c’est moi, moi que vous avez indignement délaissée ; vous êtes un monstre. »

— « Y songes-tu, mon enfant ; mais voilà un mot que tu voles aux boudoirs. »

— « Je l’ai pris dans ma tête. »

— « Heureusement qu’elle ne touche pas le

cœur ; cependant si tu as quelque envie d’écouter

ma justification, monte aux secondes loges, no 9, à gauche, je te suivrai dans la minute. »

Fanchette, tout en me jurant qu’elle ne s’y rendrait pas, me fit répéter l’adresse que je venais de lui nommer, et va m’attendre ; j’allais courir après elle lorsqu’un nouveau masque habillé en jockey me saisissant par la main, me dit :

— « Si M. d’Oransai veut apprendre des nouvelles de sa cousine Honorée, il n’a qu’à me suivre. »

— « Jusqu’au bout de l’univers, lui dis-je impétueusement ; où faut-il que j’aille ? »

— « À deux pas d’ici. »

— « Marchez. »

Je dis, et sans plus réfléchir je cours à ma perte ; le jockey traverse toute la salle, sort par une galerie détournée, me fait monter un escalier assez étroit ; nous arrivons dans une chambre sans meubles, éclairée par une lampe qui pend à la voûte.

« Est-ce ici, lui demandai-je, que je recevrai les nouvelles que vous m’avez annoncées ? »

— « C’est ici que tu recevras la mort, » s’écrie Émilien et trois autres misérables, en se précipitant dans la chambre.

— « Scélérats ! m’écriai-je ; » et plus prompt que la foudre je me mets en défense.

Tu ne dois pas avoir oublié, mon cher Maxime, que j’avais pris dans mon manteau ma fidèle épée et je l’avais mise à mon côté par une sorte de pressentiment, lorsque je me déguisai en militaire. En même temps que je la tire du fourreau, je me jette dans un des angles de la chambre, certain de cette façon de n’être pas pris en traître par derrière. Tu sais que je puis me dire, sans vanité, l’une des meilleures lames de France, mais contre quatre brigands ayant juré ma mort la partie n’est pas égale et je ne songe plus qu’à vendre chèrement ma vie. Heureusement pour moi, les coquins n’osent se servir de leurs pistolets, dans la crainte d’attirer du monde et se contentent de me menacer de leurs épées. Je réussis cependant à parer les coups qu’ils me portent de toute part et tandis que l’un d’eux se découvre un instant, mon fer part comme une flèche et touche en pleine poitrine le misérable qui tombe baigné dans son sang. Un adversaire de moins pour moi, sans doute, mais le sort de leur compagnon ne fait qu’exciter la fureur des autres, ils redoublent leurs assauts, je me défends encore avec succès, mais je sens mes forces diminuer et j’entrevois déjà le moment où ma main, devenue impuissante, me laissera sans défense exposé aux coups des assassins. Déjà je chancelle, ma vue se trouble et je sens à plusieurs reprises leurs épées qui ne rencontrent plus une riposte assez prompte, m’effleurer le corps.

— Courage, amis, s’écrie Émilien, dont l’ignoble visage s’éclaire d’une joie satanique, il faiblit, il est à nous et rien désormais ne peut le soustraire à nos coups. Il n’y a personne cette fois pour t’arracher à ma vengeance, d’Oransai !

— Il y a le ciel et moi, dit une voix puissante qui semble venir de ce ciel même au nom duquel elle parle. En même temps, la paroi qui nous fait face paraît s’ouvrir comme par enchantement, une lumière éclatante fait place à la demi-obscurité qui nous environnait et dans cette baie lumineuse apparaît Léopold en grand costume et l’épée à la main, tandis que derrière lui se laissent entrevoir les baïonnettes étincelantes d’une troupe de soldats. Au son de cette voix bien connue, à l’aspect de cet homme qu’ils redoutent plus que Dieu même, imposant et majestueux comme la statue de la justice, mes assassins s’arrêtent frappés de stupeur. — Léopold ! s’écrie Émilien, je suis perdu. Il laisse tomber son épée, je le vois pâlir et chanceler, tandis que mon sauveur s’avance vers lui, suivi de son escorte.

« Au nom de la République et des pouvoirs dont je suis revêtu, je vous arrête, » dit-il, en lui touchant légèrement l’épaule avec la poignée de son épée. Puis, se tournant vers l’officier qui commandait la troupe : « Assurez-vous de ces hommes en attendant qu’ils rendent compte à la justice du crime dont ils viennent de se rendre coupable. »

Quant à moi, la surprise du premier moment avait promptement fait place à une joie et à une gratitude sans borne pour celui qui venait de m’arracher à une mort certaine. Je me jette dans ses bras en l’appelant mon sauveur.

Léopold répond avec effusion à mon étreinte, tout en me reprochant mon imprudence et en me demandant si je serai plus disposé désormais à écouter ses conseils.

« Mon imprudence ! Vos conseils ! Mais j’ai toujours religieusement écouté vos avis et je ne vois pas quel rapport… »

« Vous n’avez donc pas reçu les deux lettres que j’ai fait porter chez vous dans la journée ? »

« J’ai quitté ce matin mon hôtel et n’y suis pas retourné jusqu’ici. »

« Tout s’explique dès lors. Il est heureux que vous voyant au bal, en but aux machinations de vos ennemis, j’aie pu veiller sur vous et prendre les mesures nécessaires pour vous secourir à temps. Mais je me dois pour l’heure à un objet important qui m’occupe, il faut que je vous quitte. »

— « Vous vous éloignez ? ne vous reverrai-je plus ? »

— « Partez dans deux heures pour M...., j’irai bientôt vous y rejoindre. »

Nous nous embrassons, il s’éloigne, je reviens dans la salle du bal, la nouvelle de mon aventure n’y était pas encore répandue. Je fais mes adieux à Mercourt, et à madame de Ternadek, surprise de la promptitude de mon départ. Je reviens chez moi, d’où je t’écris en attendant les chevaux de poste.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre

  1. Voyez les lettres 13 et 14.