Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-13

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Auguste Brancart (I et IIp. 237-261).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE XIII

LA CATASTROPHE.

LETTRE XXXVIII.

Charles de Mercourt à Maxime de Verseuil.


M axime, c’est un ami désolé qui vous écrit au nom d’une famille malheureuse. C’en est fait, le crime triomphe, et sans doute Philippe n’est plus, ainsi que sa belle cousine. Vous frémissez sans doute à ce début sinistre. Hélas ! la douleur qui m’accable ne me permet pas de vous préparer à l’affreux événement qui nous a tous atterrés. Vous savez que, après la scène dernière dont madame Derfeil fut justement la victime, d’Oransai défia le jeune Adelphe ; ce duel jeta de la confusion dans les prochains préparatifs du mariage de Philippe et d’Honorée, fatal retardement, cause détestable de leur infortune !

Madame Derfeil, quelques heures après sa tentative, quitta Nantes : on espérait qu’elle cesserait de nuire à un homme qu’elle avait trop longtemps poursuivi. Fausse espérance ! elle ne s’éloigna sans doute que pour mieux préparer les derniers coups dont elle voulait le frapper. Depuis longtemps aussi on n’entendait plus parler d’Émilien ; le monstre vivait encore ; selon toutes les apparences, il a dirigé la nouvelle entreprise dans laquelle notre ami et son amante ont enfin succombé. Hier, la comtesse d’Oransai donna une fête charmante à sa belle terre de Montjoli, vous savez que ce château à une très-petite distance de Nantes ; toute la société y était réunie ; rien ne fut épargné pour faire de cette journée une journée délicieuse : elle devait être comme le prélude de celle de l’union d’Honorée et de Philippe ; journée qu’on avait fixée pour mardi prochain.

Dès que la nuit fut profonde, le jardin se trouva illuminé avec goût et promptitude ; les danses, les jeux nocturnes commencèrent. Alors on se rapprocha de la grande pièce de gazon, dans laquelle on avait établi la salle du bal, parée de guirlandes et éclairée par des verres de couleur. Après quelques contredanses, Philippe, prenant la main de mademoiselle de Barene, engagea celle-ci à venir se promener pour prendre l’air, car la chaleur était étouffante ; plusieurs groupes les les suivirent ; bientôt ils restèrent seuls ; depuis lors on ne les à point revus : on ne s’aperçut point d’abord de leur absence ; mais au souper, voyant qu’ils ne paraissaient pas, on envoya des domestiques à la découverte ; déjà les plaisants s’égayaient quelque peu aux dépens des futurs époux ; mais la gaîté se changea en une profonde tristesse, quand Robert, le vieux valet de chambre du vicomte, vint apporter à la comtesse une lettre qu’un individu venait de lui remettre. À l’instant madame d’Oransai s’empresse de briser le cachet ; elle lit ce que je vais vous transcrire.


Ton fils, ta nièce, avant deux heures ne seront plus ; ils ont voulu toujours nous braver, ils sont les causes premières de notre perte, ils doivent en porter la peine.


À cette lecture effroyable, la comtesse s’évanouit, les femmes s’empressent autour d’elle, tandis que le général Hippolyte, le marquis de Montolbon, moi, Armand, Louis d’Arsan, et quelques autres, nous courons de toutes parts pour sauver, pour arracher, s’il est possible, ce couple infortuné aux scélérats qui veulent leur mort. En un instant la nouvelle de cet enlèvement parvint jusqu’à Nantes. Les autorités civiles et militaires s’assemblent sur-le-champ ; on donne ordre à toutes les troupes de se mettre à la quête des ravisseurs ; d’heure en heure il part des courriers pour les communes environnantes ; mais on n’a encore eu aucun renseignement, mes recherches ont toutes été infructueuses ; on vous décrirait mal le désespoir de la comtesse, de madame de Ternadek. le mien, et généralement celui de tous les amis de Philippe. Maxime, se pourrait-il que le trépas frappât ces deux têtes charmantes ! Affreuse idée, pourquoi vient-elle me désespérer !


(Ici finit la correspondance ; le reste fut écrit quelque temps après par Philippe, mais ne fut point adressé à Maxime ; car cet ami véritable, en apprenant le danger de d’Oransai, s’empressa de voler à Nantes, où il le retrouva.)


Voyant déjà luire en espérance le jour prochain de notre heureuse union, Honorée et moi, nous abandonnant à des rêves agréables, nous fûmes, loin du bruit, nous entretenir de nos projets à venir ; des idées délicieuses nous berçaient ; nous étions ensemble, tout désormais devait s’embellir pour nous. Enfoncés dans nos réflexions, nous nous éloignâmes du reste de la société. Nous avions déjà dépassé un petit pont chinois, quand je sentis qu’on jetait sur ma tête un linge qui enveloppa tout mon corps. En un moment je fus lié ; on me plaça un bâillon dans la bouche, mes yeux furent bandés, et Honorée subit le même traitement ; les scélérats qui voulaient notre perte, nous entraînèrent sans qu’il me fût possible de porter obstacle à leur dessein. Cette entreprise s’exécuta avec tant de promptitude, que je suis encore à chercher comment ils purent la mettre à fin aussi lestement. Pendant les quelques heures de mon voyage, mes réflexions furent cruelles : je ne doutai point que je ne fusse tombé dans les mains d’Émilien, de Saint-Clair et de madame Derfeil. Dès lors je ne doutai plus que ma mort ne fût assurée ; mais combien mon désespoir fut-il redoublé par la pensée que ma cousine devait partager mon sort ! Oh ! que de fois j’invoquai le ciel ! que de fois je lui reprochai la protection qu’il donnait à des coupables, tandis qu’il souffrait que des innocents fussent accablés ! On nous avait placés chacun de nous deux sur un cheval, un homme nous portait attachés à sa ceinture, il courait au grand galop, et, autant que je pouvais le deviner, il me semblait qu’il était suivi par plusieurs personnes, qui toutes gardaient pourtant un profond silence. Ce qui redoublait mon inquiétude, était la crainte qu’on me séparât d’Honorée, et qu’il ne me fût plus permis de la revoir ; j’étais plus que certain que madame Derfeil commencerait sa vengeance en immolant cette tendre amie. On s’arrêta : les bandeaux qui couvraient mes yeux furent enlevés. Alors j’aperçus Honorée, je voulus m’élancer dans ses bras ; mais les barbares s’opposèrent à nos transports : on nous conduisit dans une chambre voûtée dont les portes, ainsi que les fenêtres, étaient garnies de grosses barres de fer ; nul meuble ne parait ce triste lieu Nous nous assîmes sur un banc de pierre ; nos persécuteurs s’éloignèrent alors ; rompant le silence, où sommes-nous ? dis-je à mon Honorée.

HONORÉE.

Hélas ! Philippe, nous sommes au pouvoir d’une puissance qui, sans doute, veut consommer notre ruine.

PHILIPPE.

Est-ce la mort qu’on nous destine ?

UNE VOIX.

Oui ! la mort, et la mort la plus cruelle.

HONORÉE.

Mon Dieu, venez à notre secours.

PHILIPPE.

Lâches ennemis, frappez-nous, mais ne cherchez pas à aggraver nos maux.

LA VOIX.

Philippe, Honorée, vous ressouvenez-vous du château de la forêt ?

PHILIPPE.

Où j’ai puni un assassin, où j’ai été reçu par le plus généreux des amis.

LA VOIX.

Eh bien ! c’est dans ce château où vous à conduits la vengeance.

PHILIPPE.

Ô Léopold ! tu n’es donc plus ; si tu vivais encore, ces murs ne serviraient point de repaire au crime.

LA VOIX.

Ce Léopold que vous implorez, est enfin tombé lui-même sous un pouvoir supérieur au sien.

HONORÉE.

Tout espoir nous est donc enlevé !

LA VOIX.

L’espérance a dû vous quitter aux portes de ce lieu redoutable.

PHILIPPE.

Est-ce toi, Émilien ? toi, dangereuse Clotilde ! toi, sanguinaire Saint-Clair, vous tous qui avez réuni contre nous votre infernal génie ?

LA VOIX.

Tu parles de Clotilde, tu ne tarderas pas à la voir.

PHILIPPE.

Ah ! tout m’est expliqué, rien ne peut opposer un frein à la vengeance d’une femme ; c’est elle qui a machiné ce complot odieux.

LA VOIX.

Portes de fer, barrières insurmontables, ouvrez-vous ; et vous, malheureux dévoués aux supplices, sortez du cachot qui vous renferme ; allez contempler le châtiment que nous infligeons aux perfides.

Ici la voix cesse de parler ; dans le même instant la porte roule avec fracas sur ses gonds d’airain, une flamme bleuâtre nous éclaire, je passe mon bras autour de la taille d’Honorée comme pour défendre cette amante infortunée, et machinalement nous sortons de la prison qui nous renfermait ; je ne tardai pas à reconnaître l’escalier du château mystérieux ; autrefois je l’avais franchi accompagné d’un être dont la puissance assurait mon repos : aujourd’hui je le monte pour aller, peut-être, à la mort. Le cœur brisé, nous avancions à pas lents ; au haut de l’escalier je retrouvai la salle dans laquelle Léopold me laissa, et où je le crus un instant perfide ; ce souvenir m’arracha un soupir ; au milieu de la salle était une table ; tout auprès on avait placé un siège sur lequel une femme était assise ; la tête cachée dans ses mains, elle paraissait rêver profondément ; le bruit de notre marche, qui retentissait sur le pavé de marbre, l’arracha à sa rêverie ; elle se retourna pour nous voir, et malgré la pâleur, la consternation empreinte sur ses traits, en frémissant, je reconnus Clotilde ; en me voyant, en m’apercevant avec Honoré, elle se leva avec précipitation.

CLOTILDE.

Ces deux fantômes me poursuivront-ils toujours ? viennent-ils m’annoncer que la justice divine à sonné ma dernière heure ?

PHILIPPE.

Non, madame, nous vivons encore, c’est à nous à vous demander quel est le traitement que vous nous préparez ?

CLOTILDE.

Le sais-je, sais-je moi-même celui qui m’attend ? oui, je sais le mien, il doit être affreux s’il est destiné à punir tout le mal que j’ai fait dans le monde ; ils ont donc su vous conduire ici ? y avez-vous été traînés comme moi ?

PHILIPPE.

Se pourrait-il que Clotilde ne commandât point dans ce château ?

CLOTILDE.

Y commander ? j’y suis prisonnière, j’y attends le supplice.

HONORÉE.

Madame, ne nous trompez-vous point ?

CLOTILDE.

Ciel vengeur, quelle voix retentit à mon oreille ! n’est-ce point une erreur ? est-ce toi femme dont la beauté, dont les vertus ont achevé ma ruine ? sans toi, peut-être que Philippe encore… éloigne-toi, laisse-moi ; non, non, il n’est pas de tourment qui égale l’horreur que m’inspire ta vue… Mais arrête-toi, ne t’en va point, car il voudrait te suivre, et je veux m’enivrer du plaisir de le voir ; c’est peut-être pour la dernière fois ; on ne tardera pas à nous séparer pour toujours, oui, pour toujours ; après la mort nous n’habiterons pas les mêmes lieux. Savez-vous quels sont ceux qui commandent ici ? ce n’est plus le redoutable Léopold, ils disent qu’il n’est plus : c’est le vil Émilien, le méprisable Saint-Clair, c’est à de pareils monstres que nous sommes abandonnés ; je fuyais Nantes sans retour, j’allais chercher une lointaine contrée qui pût dérober aux yeux de tous, ma honte comme mes remords ; je voulais être moins malheureuse ; je partais en adorant toujours Philippe : ils ont environné ma voiture, je n’ai plus vu des amis en eux, ils m’ont conduite ici, ils m’ont annoncé la mort !… Qu’elle vienne, qu’elle vienne ! il me tarde de n’être plus.

Elle achève, son œil s’éteint, les paroles meurent dans sa bouche, elle retombe sur son fauteuil en versant des larmes, en poussant d’effrayans sanglots ; nous ne pouvions pas revenir de notre étonnement, nous ne pouvions pas deviner comment la complice d’Émilien, de Saint-Clair, pouvait être devenue leur victime ; nous nous égarions en de vaines conjectures, mais malgré tout le mal que nous avait fait Clotilde, il nous était impossible de ne pas avoir pitié d’elle ; Honorée la regardant avec attendrissement, n’osait point l’approcher dans la crainte d’aigrir sa douleur ; pour moi, m’approchant d’elle ; « Clotilde, lui dis-je, les malheureux doivent tout oublier, mais comment se peut-il que ceux qui furent vos amis, vous enveloppent dans notre infortune ? »

CLOTILDE.

Des amis ! ah ! les criminels n’en ont point ; ils n’ont que des complices ; ils sont eux-mêmes leurs plus féroces ennemis ; ils seraient trop à craindre si eux-mêmes ne se déchiraient pas. Que veulent-ils faire de moi ? je l’ignore. Pourquoi m’ont-ils arrêtée ? n’ai-je point fait tout ce qu’ils ont désiré, ne me suis-je point rendue aussi coupable qu’eux tous ! nous avons tous partagé les mêmes forfaits. Pourquoi notre situation n’est-elle point la même ? ils viendront peut-être m’expliquer ce problème. Veulent-ils que je périsse ?

PHILIPPE.

Si telle est leur pensée, si votre sort doit être le nôtre, hâtez-vous de vous y résigner ; implorez avec nous le ciel, et cessez de frémir d’un trépas inévitable.

CLOTILDE.

Que toi, que ton amante, vous voyiez la mort sans une terreur extrême, je puis le concevoir ; votre vie n’a point été souillée par les forfaits ; vous n’avez point de châtiment à attendre ; mais moi que ne dois-je pas redouter du moment terrible qui me mettra en présence de l’Être Suprême et rémunérateur de mes actions ! Que pourrai-je répondre aux accusations de mes victimes ? elles m’accableront. Eh ! pourquoi le doute n’est-il pas resté dans mon cœur ! peut-il y rester quand s’approche le terme de notre vie ? Plus d’athéisme, plus d’incrédulité quand on sent déjà la main divine pesant sur notre front.

PHILIPPE.

Eh bien ! ce Dieu que vous reconnaissez maintenant, s’il est sévère est encore plus miséricordieux. Clotilde, il en est temps encore, implorez sa clémence, reconnaissez vos fautes. Ô oui ! Dieu aime que le pécheur revienne à lui ; les portes du céleste séjour ne sont jamais fermées à celui qui se repent.

CLOTILDE.

Non, non, il ne peut me pardonner ; mes crimes sont trop grands pour que sa bonté les expie ; il me repousserait ; je sens déjà qu’il prépare sa vengeance. Vous ne voyez pas cette foule de fantômes hideux qui m’environnent, qui me crient : viens, l’enfer réclame sa proie. Oui, les tourments des démons doivent être les miens ; ils commencent déjà, puisque je suis haïe de Philippe. Malheureuse Clotilde, si jeune, faut-il voir se fermer une carrière qui eût pu être si brillante ! Si la vertu eût fait écouter sa voix à ton âme innocente, tu ne serais point ici, tu ne renfermerais point dans ton âme les remords qui la dévorent.

Incapable de supporter plus longtemps la vue de cette femme malheureuse, Honorée allait s’éloigner quand une porte venant à s’ouvrir, nous montra Émilien, Saint-Clair, suivis d’une douzaine de bandits.

SAINT-CLAIR, s’écriant en paraissant :

Philippe, n’est-ce point ici où tu crus me donner la mort ?

PHILIPPE.

C’est ici où je crus que le ciel s’était servi de mon bras pour délivrer la terre du monstre qui la souillait.

SAINT-CLAIR.

Ta vengeance n’a point été remplie ; la mienne est aujourd’hui plus certaine ; tes coups mal assurés ne me firent point des blessures mortelles ; je fus longtemps à recouvrer mes forces, et pendant tout ce temps, je ne cessai de désirer et de préparer ta punition.

PHILIPPE.

Hâte-toi d’assouvir ta rage ; frappe celui qui ne peut se défendre.

ÉMILIEN.

Avant ton trépas, Philippe, il faut que tu sois le double témoin du supplice de Clotilde, ainsi que du déshonneur de ton amante.

HONORÉE et PHILIPPE.

Exécrables scélérats !

CLOTILDE.

Ainsi, c’est Émilien qui veut me faire périr ?

ÉMILIEN.

C’est moi qui veux venger et la France et moi-même.

CLOTILDE.

Que t’ai-je fait ?

ÉMILIEN.

Ne m’as-tu point préféré Philippe ? N’as-tu point voulu toi-même ma mort ?

CLOTILDE.

Moi !

ÉMILIEN.

Toi ! démentiras-tu ta lettre ?

CLOTILDE, après avoir lu la lettre
qu’Émilien lui présente.

Ne tarde plus à me punir. Oui ! j’ai cherché à t’arracher une odieuse vie ; je ne te demanderai pas de prolonger la mienne ; je sens que mes jours ont été comptés, et que celui-ci fut marqué pour être le dernier de mon existence ; Émilien, c’est toi qui m’as conduite jusqu’au bord de l’abîme, et c’est toi qui m’y précipites ; tu fus l’instigateur de mes crimes ; tu veux en être le vengeur, mais tu me suivras bientôt. Non ! je ne puis pas croire que le ciel te laisse encore longtemps pour commettre des forfaits misérables. La mesure est comblée. Oui, oui, je vous devancerai dans la tombe de peu d’instants ; ce vase renferme sans doute le breuvage mortel que tu me destines : hâte-toi donc de me le donner ; je veux qu’une femme t’apprenne à mourir (le vase est remis dans ses mains) ; et toi, Philippe, toi, que j’ai poursuivi avec tant d’acharnement, toi qui me fus toujours cher, toi qui me l’es encore, hélas ! en ce moment, ce n’est que toi que je regrette ; ce n’est que sur toi que je pleure. Ô ! Émilien, que vous seriez grand, si, content de ma mort, vous rendiez la liberté à Philippe, ainsi qu’à son épouse !

PHILIPPE.

Généreuse Clotilde !

HONORÉE.

Que je vous plains.

CLOTILDE.

Philippe, ne t’ai-je pas dit que tu m’avais toujours mal connue ? mais, me pardonnes-tu ? oublieras-tu mes erreurs ? te rappelleras-tu d’une infortunée à qui tu fus bien cher ? ah ! ton trépas va suivre le mien ; adieu (elle boit le poison). C’en est fait, pardonne-moi.

PHILIPPE.

Oui ! je vous pardonne ; voyez couler mes larmes.

CLOTILDE.

Je meurs contente puisque ton cœur s’est rouvert pour moi ; et toi, ô mon Dieu !… ah !… quelles douleurs ! La violence du poison lui coupe la parole ; elle tombe sur le plancher ; elle pousse des hurlements horribles ; tout son visage se défigure ; elle se roule ; le râle de la mort la saisit ; elle n’est plus !… Honorée s’était évanouie à genoux devant elle ; je cherchais à ranimer ses sens, ainsi qu’à lui dérober la vue de l’affreux spectacle dont j’étais le témoin. Malheureuse Clotilde, aurais-je dit que ta fin me coûterait des pleurs ! elle avait cessé d’être, cette femme qui eût pu faire l’ornement de la société ; elle était morte par le plus affreux de tous les supplices. Oh ! comme son trépas me convainquit de l’existence de la justice divine ! Clotilde avait trouvé par l’ordre du Ciel ses bourreaux dans ses complices ; pour eux, sans s’émouvoir, ils contemplaient avec un exécrable sang-froid les dernières convulsions de celle dont ils avaient partagé les plaisirs. Aurais-tu pu croire, Clotilde, quand, pour la première fois, tu reçus Émilien dans tes bras, que lui-même un jour te présenterait le breuvage empoisonné qui devait terminer ta carrière ! Dès qu’elle eut expiré, Saint-Clair ordonna que ce cadavre défiguré fût emporté et rendu à la terre qui le réclamait ; ce fût alors qu’Honorée recouvra l’usage de ses sens ; ses yeux en s’ouvrant se portèrent vers la place où Clotilde était tombée ; Honorée craignait encore de l’apercevoir, mais ne voyant rien : « Ô Philippe ! me dit-elle, eussions-nous pu croire à un sort pareil ?

SAINT-CLAIR.

Écoutez-moi tous les deux : vous venez de voir avec quelle facilité nous disposons de la vie de ceux qui sont en notre pouvoir ; la vôtre nous est pareillement livrée, et deux heures ne s’écouleront pas avant celle qui sera la dernière pour vous.

HONORÉE.

Eh bien ! Saint-Clair, avance ce moment ; c’est une grâce que tu ne peux nous refuser !

SAINT-CLAIR.

Si, au lieu de la mort à laquelle vous vous attendez, je vous rendais à la vie, ainsi qu’à la liberté ?

HONORÉE.

Un tel effort serait incapable de toi.

SAINT-CLAIR.

Eh bien ! votre sort futur est remis dans vos mains ; pesez vous-mêmes ou votre trépas ou votre délivrance.

HONORÉE.

Une telle grâce ne nous sera accordée qu’à une épouvantable condition.

SAINT-CLAIR.

Les années, les événements n’ont point changé mon cœur ; je vous aime toujours, Honorée, et toujours mon bonheur doit être attaché à votre possession ; ainsi vous pouvez à votre gré désarmer la vengeance suspendue sur votre tête, comme sur celle de votre parent. Vous aimez Philippe, il vous adore ; désormais il faut vous prouver mutuellement votre tendresse, en renonçant l’un à l’autre ; par là vous pouvez vivre ; si vous me refusez, le sort de Clotilde sur-le-champ devient le vôtre.

HONORÉE, impétueusement.

Non, non, ne pense pas obtenir mon consentement ; va, Saint-Clair, la vie ne serait rien pour moi si je n’étais à Philippe, et Philippe ne survivrait pas à ma perte ; ainsi prépare tes tortures ; mais ne conserve jamais la pensée de me faire approuver un hymen qui, tu le vois, m’épouvante plus que la mort.

SAINT-CLAIR.

Et vous, monsieur Philippe, partagez-vous les mêmes sentiments ?

PHILIPPE.

Il faut être Saint-Clair pour oser me faire une question pareille.

SAINT-CLAIR.

Couple insolent ! vous êtes en mon pouvoir, et vous osez me braver ! C’en est trop, ma clémence se lasse : Saint-Clair, reviens toi-même, arrache ce que tu ne peux obtenir, et frappe ensuite du même coup les deux audacieux qui t’outragent.

ÉMILIEN.

Oui, nous avons trop tardé à nous venger, j’avais eu trop de condescendance pour toi ; Saint-Clair, il ne faut pas que Philippe survive à la femme qu’il m’enleva jadis ; allons tout préparer pour leur supplice, et que le moment qui t’assurera cette jeune beauté soit le dernier de leur existence. Ils achèvent et se retirent en nous lançant des regards affreux. Dès qu’ils eurent quitté la salle, leurs satellites s’élançant sur nous, malgré ma fureur, malgré nos cris, nous garrottent et chargent nos bras de lourdes chaînes ; on nous revêt une robe noire, on éteint les flambeaux, on nous laisse seuls un instant.

HONORÉE.

Adieu pour jamais, ô mon Philippe ! adieu, mon époux ! nous nous rejoindrons dans un meilleur monde.

PHILIPPE.

Ô mon amie ! le ciel peut-il ainsi t’abandonner ? Sans doute j’ai eu des torts ; mais toi, si belle ! si pure ! si vertueuse ! Je le vois, la terre n’est pas digne de toi. Ici je fus interrompu par le son lugubre d’une cloche qui tinta par sept fois ; en même temps nous entendîmes un bruit souterrain pareil au mugissement d’une mer agitée ; le tonnerre gronda sur nos têtes ; à la pâle lueur des éclairs nous vîmes errer de tristes fantômes enveloppés dans de blanches draperies ; parmi eux je reconnus, en frémissant, celui de Clotilde !… Ensuite la salle s’éclaira subitement ; nous fûmes entourés d’une multitude de personnages uniformément vêtus d’une robe rouge, et portant un masque noir qui cachait leur figure ; ils portaient tous une hache d’une main et un flambeau de l’autre ; à leur tête, deux hommes vêtus ainsi que des squelettes tenaient chacun une bannière de velours rouge sur lesquelles étaient brodés des ossements, des instruments de supplice ; sur celle de la droite on avait écrit ce mot : vengeance ; sur l’autre : mort ; des bourreaux s’avancèrent pour nous conduire ; nous fûmes contraints de suivre ce sinistre cortège ; il s’arrêta après avoir traversé plusieurs appartements dans une immense salle, à un des bouts de laquelle s’élevait un tribunal sur lequel était placé un cortège de juges, tous masqués et tous revêtus d’une ample draperie rouge ; on nous fit avancer vis-à-vis eux ; alors je distinguai le président de cette assemblée qui était assis dans un fauteuil élevé de plusieurs marches, deux juges, ses inférieurs, étaient placés à ses côtés ; le plus profond silence régnait partout ; Saint-Clair l’interrompit, en disant : « Puissances ! je demande vengeance, je demande la mort des deux coupables qui sont conduits devant vous. » Un des juges inférieurs répliqua : « Ce jour est celui de la justice, il faut qu’elle se signale. »

« Oh ! qui que vous soyez, m’écriai-je à mon tour, n’ayez point pour cette jeune beauté la barbarie des monstres qui nous poursuivent : de quel crime peuvent-ils la charger ! qui a pu lui mériter le trépas dont on la menace ! Ah ! s’il vous faut une victime, prenez-moi, mais sauvez, oui, sauvez Honorée. »

« Non, dit impétueusement cette fille charmante, non, je ne veux pas d’une vie que ne partagerait pas mon époux, je n’attends de vous d’autre grâce que de périr en même temps que lui. »

Ces mots m’arrachèrent des larmes que n’avait pu obtenir de moi ma triste situation ; nous nous regardâmes croyant que c’était pour la dernière fois, car le silence de nos juges ne nous semblait point annoncer quelque pitié ; Émilien élevant la voix : « Qu’attend-on, dit-il, pour prononcer l’arrêt fatal ? »

« On n’attend plus rien, dit le premier juge ; que les scélérats succombent et que les innocents soient délivrés ! »

Il disait ; soudain nos chaînes tombent, on saisit Paul et Émilien, et je vois Léopold arrachant son masque, s’élancer du tribunal et venir dans mes bras.

Quelque éloquente que fût ma plume, elle ne pourrait jamais rendre ce que tous nous éprouvâmes dans ce moment ; passer de la plus affreuse situation à la position la plus heureuse, au moment de perdre la vie recouvrer le bonheur, non, toutes ces émotions étaient trop fortes pour nos âmes, nous allions perdre nos sens ; mais Léopold nous a touchés avec sa baguette, une nouvelle force vient nous animer Léopold ! Honorée ! Philippe ! et quelques mots sans suite, voilà tout [ce] que nous pouvons dire ; la joie nous étouffait, tandis que la rage et le désespoir devenaient le partage des deux scélérats. Après les premiers transports, Léopold reprenant un air sévère, remonta sur son siège.

« Misérables, dit-il à Saint-Clair ainsi qu’à Émilien, quel démon a pu vous aveugler ? avez-vous pu vous flatter que je ne vivais plus ? pouviez-vous concevoir l’espérance de l’impunité ? trahi par votre haine, vous avez mis votre confiance en ceux qui devaient vous punir ; vous avez osé penser que ce château, refuge de la vertu, pouvait devenir le repaire du crime. Un funeste réveil doit maintenant vous faire trembler : apprenez que je n’ai fait courir le bruit de ma mort que dans l’idée de vous engager à pousser vos détestables entreprises, enfin l’Être des êtres vous a livrés à ma justice, vous allez expier vos forfaits ; déjà par vos mains est péri une de vos complices ; sans doute j’eusse pu vous arracher Clotilde, mais ses jours étaient comptés, elle ne devait plus vivre. Vous, méchants, reconnaissez la main d’un Dieu qui dirige le fer qui vous frappe. »

Léopold n’avait point achevé, que les têtes impures de nos persécuteurs étaient déjà tombées sous l’acier vengeur : en expirant, leur bouche blasphémait encore. Dès qu’ils ne furent plus, nous nous trouvâmes transportés dans la salle brillante que j’avais vue autrefois : les sylphes, les fées, les génies y paraissaient encore ; ils se groupèrent autour d’Honorée, cherchant à la distraire des scènes épouvantables dont elle avait été l’un des acteurs. Léopold me prenant en particulier avec elle :

« Il est temps, nous dit-il, de quitter ce séjour ; il faut, sans perdre de temps, que nous volions à Nantes pour calmer les publiques craintes enfantées par votre subite disparition ; mais, avant de partir, je veux, Philippe, je veux lever le voile épais qui couvre mon existence mystérieuse. Apprenez que ce Léopold, votre ami, ce Léopold qui travaillera toujours à votre bonheur, est....... « ........ »




Ici finit le manuscrit du recueil des aventures de M. d’Oransai. Il est aisé de voir que ce jeune homme a eu de fortes raisons pour ne pas divulguer le secret de l’existence de ce singulier personnage qu’il nomme Léopold. Quelques recherches qu’on ait pu faire à ce sujet, elles ont été infructueuses ; M. d’Oransai, aujourd’hui colonel et comte, n’a jamais voulu rien dire sur ce mystère intéressant, et même il a répondu toujours par des plaisanteries aux questions sérieuses qu’on a pu lui faire.

Quant à lui, son caractère a changé ainsi qu’il l’avait prédit : d’amant volage il est devenu époux fidèle ; son épouse est toujours le modèle des femmes ; Charles de Mercourt, Maxime de Verseuil, Hippolyte, le marquis de Montolbon sont toujours les amis les plus chers de Philippe. Adelphe de Melclar s’est distingué dans les dernières guerres, il a épousé mademoiselle Mathilde de Téligni, celle qui fut la dernière inclination de d’Oransai ; madame de Rampaud est devenue folle. Enfin toutes les belles qui eurent tant de bontés pour le héros de ces Mémoires, tout en conservant de lui un tendre souvenir, se consolèrent de sa perte avec des époux qui ne cessent de jurer par la vertu de leurs femmes.

(Note des Éditeurs.)
FIN.