Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/Texte entier

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Auguste Brancart (I et IIp. 1-253).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE PREMIER

FAISONS CONNAISSANCE.





P artez, mon fils ; volez où l’honneur vous appelle ; n’écoutez que sa voix sacrée ; repoussez loin de vous tout sentiment indigne de votre famille, et de la carrière dans laquelle vous devez vous signaler. Terrible avec les ennemis de votre patrie, n’insultez point à la misère du vaincu ; gardez-vous de profiter de ses malheurs, pour porter la honte dans sa demeure. Songez que vous avez des sœurs, et cette pensée vous arrêtera si votre cœur emporté par la fougue de l’âge, vous excitait à commettre la plus odieuse des actions, celle qui déshonore et la victime et le séducteur. Je n’ai point besoin de vous recommander de garder dans les camps, une noble réserve qui mette entre vous et les mauvais sujets, une barrière qu’ils ne franchiront jamais si la considération en fait la défense. Rappelez-vous, mon fils, que vos ancêtres, soit dans leurs provinces, soit à la cour, remplirent les premières dignités civiles ou militaires ; n’en tirez point un vain orgueil, qui vous rendrait l’objet de la haine de ceux qui vous environneront ; mais que ce souvenir encourage votre émulation, et dites-vous : „Mes aïeux n’auront point un descendant indigne du nom qu’ils m’ont transmis.”

Ainsi parlait le comte d’Oransai à son fils aîné prêt à partir pour l’année, où il allait remplir une vocation irrésistible.

Alexandre, dès son jeune âge, ne soupira qu’après l’instant qui lui permettrait de se livrer à ses inclinations belliqueuses. Sa mère chercha vainement à le dissuader de courir une telle carrière, ce fut en vain. Le sensible, mais fougueux Alexandre, résista aux caresses, aux prières de sa famille ; et appuyé par son père dont les désirs, se trouvaient conformes aux siens, il triompha des obstacles que lui présentait sa tendre mère, et enfin son impatiente ardeur vit luire le beau jour qui lui permit de ceindre l’épée du soldat. Oh ! que de larmes versa la comtesse, lorsqu’il fallut qu’elle se séparât de son fils ! Que de fois elle le pressa sur son sein maternel ! „Cher fils, lui disait-elle, ah ! je t’en conjure, n’expose pas une vie qui m’est si précieuse. Dans les garnisons, garde-toi de provoquer tes compagnons d’arme ; vois les pleurs que je verse au moment où tu vas me quitter, quoique j’aie la douce espérance de te revoir, et juge quelle serait ma douleur si la nouvelle de ta mort parvenait jusqu’à moi ! je n’y survivrais pas. N’est-ce pas, mon Alexandre, que tu ne seras point querelleur ? Que tu éviteras même les occasions qui pourraient te forcer à t’armer contre un Français ? Promets-le-moi, mon fils ; jure-le-moi, ou tu ne pars pas.”

Alexandre, pour calmer sa mère, ne balança pas à lui tout promettre, lorsqu’en secret il ne pensait point qu’il dût impunément endurer le moindre outrage. Son père, qui avait vécu dans les camps, ne savait que trop combien ce que demandait la comtesse était impraticable. Enfin le moment fatal arriva : Alexandre partit ; ses sœurs, ses jeunes frères le comblèrent de leurs caresses ; il s’arracha avec peine des bras maternels ; et suivi d’un vieux domestique auquel on avait confié le soin de sa conduite jusqu’à son arrivée à la garnison, il s’éloigna pour la première fois des lieux où il prit naissance. Malgré la douleur qu’il ressentait en quittant sa famille, il n’était point insensible au plaisir d’être libre. Sa conduite serait moins surveillée, il pourrait plus se livrer à ses goûts, dont le premier aspect est si brillant aux yeux d’une jeunesse inexpérimentée. Contrarié peut-être dans ses penchants amoureux, il croyait que loin d’un père sévère il n’aurait point à redouter ces reproches qui tant de fois troublèrent son âme sensible. Revêtu d’un habit d’uniforme, Alexandre ne serait plus traité comme un enfant dans les cercles ; on causerait avec lui ; les femmes le traiteraient avec bonté ; il s’enflammait à cette idée ; et des conseils que son père lui prodigua tant de fois, celui dont il se rappela le mieux, ce fut celui qui lui ordonnait l’amour des dames et la galanterie. À dix-huit ans, quand on est militaire, et Français, peut-on penser autrement ?

Je ne veux point passer sous silence les noms et les caractères des personnages qu’Alexandre trouva dans la voiture publique dans laquelle il cheminait. Son père voulant de bonne heure l’accoutumer à ce monde auquel il était étranger, préféra le faire partir par une diligence, que de lui permettre de prendre une chaise de poste ainsi que la comtesse l’eût désiré. Le fond de la voiture était occupé, premièrement, par une dame âgée qui, tenant toujours un chapelet entre ses doigts, contraignait un gros chanoine son voisin, de répondre parfois aux litanies qu’elle récitait. À côté du chanoine était une dame qu’il appelait sa nièce : trente ans, de grands yeux noirs plus qu’effrontés, une figure passable, beaucoup de gorge, de l’audace et des désirs, telle était madame d’Hecmon. Elle avait pour voisine une jeune Agnès de seize ans, jolie comme on l’est au village ; de fortes couleurs, de belles dents, des yeux niaisement beaux, une taille élancée, une peau un peu brune, un esprit nul, mais une bonne volonté sans bornes, voilà Lucile. Alexandre, placé sur le devant de la voiture, était serré dans un coin vis-à-vis celui qu’occupait la jeune campagnarde, par un énorme président au sénéchal d’une petite ville, raide personnage, bavard impitoyable, sot et fier comme un magistrat subalterne. Le sénéchal pesait aussi sur un squelette long et pâle, qu’on reconnaissait à son immense rapière, à son antique feutre ombragé de quelques plumes de coq, à son habit vert orné d’une ci-devant broderie dont il ne restait plus que des soies éparses, pour être un noble châtelain. Le dernier personnage était un bon marchand, peu cérémonieux, aimant ses aises, se disputant toujours pour l’étendue qu’il voulait donner à sa place, avec le gentilhomme, dont le maigre individu se trouvait horriblement comprimé par les corpulences du sénéchal et du négociant.

Les premières heures se passèrent assez silencieusement ; le jour ne brillait point encore. Le magistrat, le marchand, le chanoine, la vieille dame dormaient ; le gentilhomme qu’on étouffait, disait ouf à tout moment ; les jeunes femmes chantaient à demi-voix, et Alexandre encore tout ému des adieux de sa famille, pensait à sa mère, et rêvait quelque peu à la perspective qui venait de s’ouvrir devant lui. Cependant on ne peut rester sans parler dans une voiture où l’on doit passer quatre jours ensemble ; aussi la conversation ne tarda-t-elle pas à s’engager.

L’aurore se levait, brillante et parée de toutes ses couleurs. Le sénéchal qui savait vivre, commença en homme d’esprit la conversation par ces mots : Je crois qu’il fera beau aujourd’hui ?

LA VIEILLE DAME, interrompant ses oremus.

Je pense comme vous, monsieur ; plaise au Seigneur que cela continue pendant le reste de la route !

LE SÉNÉCHAL.

Madame, aurons-nous le bonheur de voyager longtemps ensemble ?

LA VIEILLE DAME.

Je vais jusqu’à Paris.

Nous de même, s’écrièrent les voyageurs en chorus. Ces mots hautement prononcés réveillèrent le chanoine, qui croyant que des brigands pouvaient seuls causer une pareille rumeur, sans regarder autour de lui, se jeta à plat ventre en criant miséricorde. Comme la voiture n’était point trop large, il tomba sur les genoux du malheureux campagnard, qui, voyant et sentant cette nouvelle masse sur lui, le repousse vivement et le fait rouler sous les jupons de la vieille dame ; voulant se retenir, le chanoine s’accroche ; des cris se font entendre, la dame saute de sa place, et s’élance au cou du marchand ; mademoiselle Lise se met à pleurer ; madame d’Hecmon riait aux larmes ; Alexandre ne pouvait non plus retenir sa gaîté ; le sénéchal portant ses deux mains à sa perruque, craignait de lui voir perdre l’équilibre ; enfin c’était un bruit, un désordre dont on n’a point d’exemple. Cependant le calme se rétablissait, le chanoine relevé se confondit en excuses, la dame les accepta, Lucile ne pleura plus ; madame d’Hecmon rit un peu moins, et quand on se fut rassuré, la conversation ne discontinua pas.

Alexandre ne parlait pas, il avait remarqué les yeux de madame d’Hecmon, qu’elle tournait sur lui avec une expression qui n’était point décourageante ; en même temps il s’apercevait que Lucile, malgré sa gaucherie, avait seize ans, et quand on a dix-huit ans, ces remarques sont bien dangereuses.

Pour commencer une explication, il se hasarda à presser le pied de sa jeune voisine : il ne le fit d’abord qu’en tremblant ; puis devenant plus hardi, il donne à ce mouvement une intention plus marquée. Soudain il aperçut les joues de Lucile se colorer plus vivement ; ses yeux se baissèrent, et au contraire son joli sein s’éleva en palpitant. Bientôt il sent un pied furtif presser à son tour le sien. Alexandre fut hors de lui, mais au même instant le démon de la coquetterie lui fit répondre, par un coup d’œil brûlant, au regard significatif que madame d’Hecmon venait de lui adresser. Voilà deux intrigues à la fois : mon étourdi ne s’occupa plus que du soin de les dénouer ; et quoiqu’il n’eût que dix-huit ans, il se confia dans ses talents et dans les ressources inépuisables de son âge.

On continuait à parler dans la voiture : le marchand disputait avec le gentilhomme ; le sénéchal contrecarrait le chanoine, au sujet de la prééminence que l’église s’attribuait sur les autres ordres du royaume ; l’un citait les décrétales et les conciles ; l’autre, les arrêts du parlement. La vieille dame parlait à tort comme à travers, tenait tête aux quatre causeurs ; madame d’Hecmon, Lucile et Alexandre ne disaient que des mots sans suite, mais dont aucun n’était perdu… La voiture s’arrêta ; par un mouvement spontané le caquetage fut suspendu, et la portière venant à s’ouvrir, on écouta le postillon qui, son fouet à la main, et son bonnet de l’autre, prononça une harangue dont les conclusions étaient que vu la raideur de la côte qu’il fallait gravir, on priait les voyageurs de descendre, et de soulager ainsi les chevaux qui n’en pouvaient plus.

Attendu la beauté du temps, cette requête fut accueillie avec assez de succès : Alexandre s’élança le premier à terre ; Lucile, à laquelle il tendit les bras, s’y jeta avec légèreté, et tous les deux, avec adresse, se serrèrent mutuellement. Madame d’Hecmon vint ensuite, et comme elle avait ses projets, elle s’empara d’Alexandre et l’entraîna avec promptitude, au grand déplaisir de Lucile piquée de cette manière d’agir. Le chanoine et le gentilhomme faisant assaut de politesse, le marchand qui voulait les mettre d’accord, passa le premier, au moment où le noble campagnard cédait à l’abbé, de sorte que tous les deux se rencontrant à la portière, selon une des lois de la nature que le plus fort écrase le plus faible, le gentilhomme fut moulu par la pression horrible qu’il éprouva ; il en témoigna, d’une vive manière, son mécontentement ; le négociant peu honnête lui répliqua avec brusquerie, la dispute s’échauffa, et sans le chanoine et le sénéchal elle eût pu avoir des suites plus fâcheuses. Pendant ce temps madame d’Hecmon, suivie d’Alexandre, s’était hâtée de quitter le chemin pour prendre un sentier qui, traversant un petit bois, conduisait également au haut de la colline. Le besoin d’éviter la chaleur fut le prétexte dont elle se servit ; d’ailleurs Alexandre, en jeune homme bien élevé, se serait gardé de lui faire la plus légère observation. Quand on a chaud on est fatiguée ; quand on est fatiguée on a besoin de repos ; quand on a besoin de repos on cherche à s’asseoir ; quand on veut s’asseoir, et qu’on trouve un frais gazon, on se couche ; quand on se couche…

Le diable est si malin, et nous sommes si faibles ! Voilà ce qui arriva et ce qui est arrivé, je gage, à tous mes lecteurs et lectrices. Oui, madame, vous avez beau me faire la mine ; mais si vous avez mis le pied dans un bocage avec l’objet de votre préférence, assurément vous en êtes ressortie, mais avec du plus ou du moins, suivant votre position de dame ou de demoiselle. Madame d’Hecmon gronda beaucoup le téméraire Alexandre ; comme elle était courroucée, il fallut l’apaiser. Comme Alexandre avait dix-huit ans, ainsi que nous l’avons déjà dit, la justification fut longue ; quand il n’y eut plus de raisons à donner, ni d’excuses à recevoir, on se rappela que la lourde diligence avait fort bien pu arriver sur la hauteur, on courut pour la rejoindre ; mais comme lorsqu’on est occupé le temps passe avec une vitesse inconcevable, malgré la dispute des voyageurs, la marche lente de la voiture, la hauteur de la montée, l’instant de repos, on avait eu le temps d’attendre nos promeneurs. Le chanoine marmottait entre ses dents des mots qui n’étaient point dans son pseautier. La vieille dame ayant placé sur ses petits yeux de grandes lunettes, parcourait quelques chapitres de Marie Alacoque ; le magistrat tout à coup épris des charmes de Lucile, rimait pour elle ce qu’il appelait un épithalame ; le gentillâtre repassait la lame de sa vieille rapière, le marchand réglait un compte ; Lucile avait grande envie de pleurer ; les cochers juraient ; les chevaux bénissaient cette suspension de marche, lorsque madame d’Hecmon et Alexandre reparurent. À leur vue un cri général s’éleva ; le chanoine se préparait à gronder, car la figure de sa nièce n’annonçait pas la mortification ; mais on ne lui en donna pas le temps. Déjà la vieille dame était remontée en voiture, suivant les droits incontestables que donne l’hymen, madame d’Hecmon la suit. Comme pour entrer dans une diligence il faut tourner le dos à ceux qui sont à terre, madame d’Hecmon montra le sien à l’assemblée, et la foudre éclata ! La foudre ; non, je me trompe, mais un rire inextinguible, quelque peu parent de ce rire fameux dont le grand Homère nous a donné la description, en nous parlant de la gaîté des dieux. Quelle était la cause de ce rire ? Hélas ! il provenait de ce qu’on ne s’avise pas de tout. Dans le petit bois madame d’Hecmon, trop lasse sans doute, s’était couchée ; de larges taches vertes se peignaient sur son blanc déshabillé, et comme les hommes sont naturellement portés à mal penser, on se mit à rire tandis que le chanoine écumait, et qu’Alexandre, rouge jusqu’aux oreilles, se mordait les lèvres pour ne point partager la gaîté universelle. Madame d’Hecmon ne pouvait point concevoir d’où naissait une telle hilarité ; Lucile, boudant, l’avait suivie, tout le monde s’était replacé, et le marchand serrant la main d’Oransai, lui avait dit tout bas : „Bravo, jeune homme ! vous devez ravir aux chanoines la dîme du plaisir qu’ils veulent ajouter à celles dont ils sont en possession.„ L’abbé ne disait rien, mais il pinçait fortement sa nièce. Lucile ne levait plus les yeux ; Alexandre, objet de la curiosité générale, était au supplice ; la conversation traînait, les estomacs se vidaient, lorsqu’à la satisfaction de tous on arriva à la dînée.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE II.

LA FEUILLE À L’ENVERS.





L es hommes sortirent pendant qu’on préparait le repas. Le chanoine, grondeur, emmena sa nièce ; l’impérieuse loi de la nécessité appela la vieille dame hors de la salle ; Lucile, par un premier mouvement, voulut suivre sa grand’mère, mais un second mouvement la retint. Elle eut la curiosité de savoir comment Alexandre pourrait excuser sa longue promenade du matin. Le jeune officier, en homme consommé, lorgnant du coin de l’œil la pauvre ingénue, restait devant la glace occupé à rétablir dans sa parure un ordre qui n’y était plus. Il n’était pas d’ailleurs indifférent au plaisir de s’examiner dans son joli habit de sous-lieutenant.

Alexandre avait dans la physionomie je ne sais quoi de fier et de gracieux qui charmait au premier abord. Il était franc par de là toute expression, excepté avec les femmes. Que d’hommes lui ressemblent de ce côté ! Son œil était vif, expressif, ses dents belles, la jambe bien tournée, sa taille haute et dégagée, peu de cheveux, de beau sourcils, une bouche bien meublée. Incapable de trahir son honneur, il lui eût sacrifié sa vie ; d’une gaîté aimable, point de hauteur dans le caractère, ayant au contraire trop de penchant à la familiarité ; mais bon, mais sensible, et adoré de tous ceux qui l’entouraient : tel était Alexandre d’Oransai.

Pendant que je fais son portrait j’oublie Lucile qui, debout, appuyée contre une fenêtre, faisait semblant de regarder la grande route, tandis qu’elle ne s’occupait que du bel officier. Alexandre cependant mettant fin à sa toilette, s’approcha de la fenêtre, et voulut causer avec Lucile ; celle-ci croyant ne lui lancer qu’une épigramme lorsque dans le fait elle lui découvrait ses sentiments, lui dit avec intention : „À quoi vous amusez-vous, monsieur ? allez trouver madame d’Hecmon : vous avez sans doute à lui dire des choses dont vous n’avez pas eu le temps de lui parler durant les deux heures que vous avez passées ensemble !” J’interromps ici ma narration pour donner un conseil aux femmes : Ne dites jamais à celui à qui vous n’avez point découvert votre amour, allez vers une telle, car c’est lui dire, j’en suis jalouse et je ne veux pas que vous me quittiez : soit dit en passant, je reprends mon discours.

ALEXANDRE, affectant un air d’ingénuité bien propre
à tromper un jeune cœur.

Ô ! mon Dieu ! qu’aurais-je à lui dire ? c’est une femme si bavarde qu’elle ne vous laisse pas le temps de lui parler.

LUCILE.

Votre conversation a cependant été bien longue ?

ALEXANDRE.

C’est qu’elle a voulu me donner une leçon de botanique.

LUCILE.

Voyez ! Je ne l’eusse point crue aussi savante. Mais comment a-t-elle pu faire pour se salir le dos ?

ALEXANDRE.

Dans la chaleur de la démonstration, elle a voulu faire une nouvelle expérience en regardant les feuilles à l’envers, et voilà d’où vient que la verdure l’a tachée.

LUCILE.

Les feuilles à l’envers ! Je ne les ai jamais vues ; cela doit être bien curieux ?

ALEXANDRE.

Si j’en trouve l’occasion, je me charge de vous procurer ce plaisir ; mais changeons de conversation. Vous avez dit dans la voiture, tantôt, que vous voudriez vous voir mariée ?

LUCILE.

Hélas ! oui, j’en aurais bien bonne envie.

ALEXANDRE.

Avez-vous par hasard déjà fait un choix ?

LUCILE rougissant.

Hier encore j’aimais bien mon petit cousin ; mais il me semble qu’aujourd’hui j’aimerais mieux un officier.

ALEXANDRE, à part, faisant semblant de ne pas
s’apercevoir de ce que ces paroles ont de flatteur pour lui.

Ah ! il y a un petit cousin ; ils se fourrent partout. (À Lucile.) Et ce petit cousin est-il bien joli ?

LUCILE.

Oh ! oui.

ALEXANDRE.

Et qu’est-ce qu’il vous dit ?

LUCILE.

Il me répète toujours qu’il m’aime.

ALEXANDRE.

Et puis ?

LUCILE.

Il me serre la main, mais pas si fort comme vous le faites.

ALEXANDRE.

Ensuite ?

LUCILE.

Nous nous promenons ensemble.

ALEXANDRE.

Quoi ! il ne vous embrasse pas ainsi que je le fais ?

LUCILE.

Non.

ALEXANDRE.

Sa main ne va pas ici et puis là ? (et la main d’Alexandre, prenant goût aux voyages, allait partout).

LUCILE, palpitant.

Assurément non. Vous êtes bien plus aimable.

Elle disait, et la conversation s’animait. Déjà les yeux de l’ingénue brillaient d’un feu qui ne leur était pas ordinaire ; déjà Alexandre, en habile officier, visitait les environs de la place avant d’attaquer la citadelle. Déjà le canon s’avançait, déjà… lorsqu’on entendit du bruit. „Ah ! mon Dieu, s’écria Lucile, qui vit Alexandre faire sa retraite, on ne peut point être tranquille ! Vous verrez que vous n’aurez pas le temps de m’apprendre comme on aime, et que je ne pourrai l’enseigner à mon petit cousin.”

„Malepeste, disait tout bas Alexandre, les heureuses dispositions ! Puis s’adressant à Lucile : ce soir, quand tout le monde sera couché, si vous vouliez m’ouvrir la porte de votre chambre, nous pourrions causer ensemble sans faire du bruit ?” — „Rien ne nous sera plus facile, répliqua la chercheuse d’esprit ; car ma grand’mère, outre qu’elle est sourde, dort profondément comme une marmotte.” — À ce soir donc,” dit Alexandre en donnant à sa jeune victime le baiser le plus significatif et le plus incendiaire !…

C’était la grand’mère qui rentrait. Assurément la chaste dame ne s’imaginait pas que son sommeil dût favoriser des projets auxquels elle eût applaudi dans son jeune âge, et qu’aujourd’hui elle n’envisage plus qu’avec une sainte horreur.

Le chanoine revint aussi accompagné de sa nièce, qui avait changé de linge ; à l’aspect de l’abbé un nouveau cri s’élève. L’imprudent ! il avait, sans doute pour de bonnes causes, retroussé sa soutane avec deux épingles ; et par une étourderie impardonnable, sa culotte ayant le pont-levis abaissé, laissait apercevoir… Miséricorde ! s’écria la bonne dame, est-ce satan que je vois ? et le chanoine de s’enfuir, et les assistants de rire ; et Alexandre de ressentir des mouvement de colère ; et madame d’Hecmon, avec un imperturbable sang-froid, de lui dire, à ce soir ; et les indifférents de se mettre à table, et tout le monde de manger attendu le besoin, et de jurer contre les plats ; et l’hôte de se faire payer trois fois la valeur des mets qu’il a servis, et les voyageurs de remonter en voiture, et celle-ci de rouler. Pendant que dans son sein on dormait, digérait, pensait et espérait, les pieds d’Alexandre et de Lucile, les yeux de madame d’Hecmon et d’Alexandre étaient dans une continuelle agitation. La jeunesse est imprudente. Lucile, en voulant agir de ses deux pieds, heurta deux ou trois fois ceux du sénéchal ; attendu qu’un sénéchal peut avoir de l’amour-propre, il crut que l’on s’adressait à lui, et le voilà poussant des soupirs, tandis que d’une botte forte il presse légèrement, à ce qu’il croit, le gros orteil du gentilhomme campagnard qu’il pense être Lucile. Comme le gentilhomme avait des cors, tout à coup il fait un bond, pousse un cri affreux, réveille les dormeurs, et fait envoler la troupe tremblante des légers amours. Le sénéchal stupéfait se rapetisse ; le gentilhomme moins pressé s’apaise, et sans de nouveaux accidents on arriva à Angers, où l’on devait coucher. De la cour où l’on descendit, on entra dans la cuisine ; à droite était le salon à manger servant de salle des voyageurs ; à gauche, par une petite galerie, on se rendait dans les diverses chambres à coucher. Chacun pressa le souper, les uns ayant envie de dormir, les autres de veiller. Pendant qu’on mangeait, les moins assoupis bâillaient à se démonter la mâchoire. Le dessert n’était point entamé, que chacun se saluant d’un leste bonsoir se retire dans sa chambre. No, monsieur le sous-lieutenant Alexandre, vicomte d’Oransai ; no 10, le gentilhomme et le négociant ; no 11, le chanoine de la cathédrale de Saint-Pierre, et sa candide nièce ; no 12, la vieille dame et Lucile ; no 13, le sénéchal qui avait voulu coucher seul, et pour cause.

Il était sensé que chacun dormait, lorsque le bouillant Alexandre, vêtu de sa chemise, et comptant les portes soigneusement inscrites dans sa mémoire, arrive au no 12. On l’attendait. Il est reçu en entrant par le plus doux baiser, auquel il répond par un plus doux encore. La grand’mère reposait, rêvant à la gloire éternelle ; Alexandre, prétendant qu’il meurt de froid, inspire de la pitié à Lucile. Celle-ci touchée de l’entendre grelotter, quoiqu’on fût dans la canicule, l’assura qu’il pouvait sans la déranger prendre place dans son lit, et que dans cette position ils causeront avec plus de liberté. L’étourdi ne se le fait pas redire, il entre dans la couche virginale ; dès lors il ne tremble plus ; Lucile elle-même sent une chaleur extrême qui la dévore ; Alexandre s’approche d’elle, il presse un sein qui bondit sous sa main caressante ; bientôt leurs bras s’enlacent, leurs bouches se pressent, leurs corps se rapprochent, la jeunesse s’unit à la jeunesse, la beauté à la vigueur, et sous mille baisers s’étouffe le premier cri du plaisir, que le savant Montaigne assure être le dernier de la sagesse.

Ah ! s’écriait Lucile dans ce moment de bonheur : combien mon petit cousin est loin du bel Alexandre ! et la curieuse ne se lassait point de parcourir, de tâter ; et ses attouchements allumaient de nouvelles flammes dans les sens de son heureux vainqueur ; et Alexandre, véritablement transporté se disait : Lorsqu’il fait nuit l’esprit est bien inutile. Néanmoins, comme chaque chose a son terme, et que le flambeau de l’amour est sujet à s’éteindre comme la moindre bougie, Alexandre cherchant à prendre un peu de repos, qui pût lui rendre ce qu’un violent et rapide exercice venait de lui enlever, se couche sur le sein qui le presse, et dans un repos rempli de charmes, ces amants retrouvent de nouveaux désirs et de nouveaux aliments.

Ah ! qu’ils sont beaux ces instants dont la jeunesse devrait seule jouir ! C’est à seize ans, à dix-huit ans, que les jeux de l’amour sont doux : tout est neuf, tout est brillant ; l’impétuosité de cet âge, des attraits qui ne font que de naître, des sens que rien n’a encore émoussés, une pudeur naturelle qui se mêle aux emportements de la passion ; tout s’unit pour nous prouver que les fleurs du printemps ont une fraîcheur que doivent faner les ardeurs de l’été. Lucile qui brûlait d’acquérir une instruction entière, recommençait ses leçons avec Alexandre, lorsqu’un bruit affreux parvient jusqu’à eux. Le lecteur n’a point sans doute oublié que madame d’Hecmon avait, à la dînée, fait un appel à d’Oransai ; elle s’attendait à le trouver dans sa chambre ; et tranquille dans son lit, elle invoquait le sommeil pour qu’il vînt fermer les yeux du chanoine. D’abord, au moment de se coucher, elle lui avait fait une scène ; il avait riposté, et tous deux, contre l’usage, firent lit à part. Le temps s’écoulait, et le fâcheux ne s’endormait pas. Madame d’Hecmon enrageait ! elle tremblait de ne pouvoir rejoindre son jeune ami, qui par ses belles manières de la matinée l’avait fortement intéressée. Enfin un long ronflement, pareil à ceux que se permettait le chanoine quand il disait son office, vient lui apprendre que le moment est propice, et qu’elle peut en profiter. Elle ne perd point des instants précieux ; soudain elle sort de sa chambre, et se glisse vers celle de notre officier ; mais elle se trompe, une porte ouverte l’égare ; elle entre, trouve un lit, étend la main, touche la poignée d’une épée, ne doute plus qu’elle ne soit auprès d’Alexandre ; elle le pousse doucement, et par ses caresses cherche à le réveiller.

Excité par le démon de la chair, comme par une aveugle espérance, le sénéchal s’était mis en chemin sans trop savoir où il irait. Comptant sur un hasard favorable, il avançait en chemise, à pas de loup, quand un corps, une tête plus dure que du marbre, vient heurter la sienne. L’individu heurtant, et l’individu heurté se retirent avec précipitation, mais leur retraite est si malheureuse, que le sénéchal rencontre les marches de l’escalier, tombe de son haut sur un chien qu’il réveille, et qui se sentant attaqué mord rudement l’agresseur à la fesse, et lui fait pousser des cris de Mélusine. D’une autre part, le chanoine (car c’était lui qui, ayant entendu sortir sa nièce, s’était levé pour la suivre et savoir quel était le but de sa promenade nocturne), le chanoine, dis-je, se reculant toujours, enfonce la porte des latrines et se renverse sur une personne qui, tombant avec lui, entraîne des vases qui se brisent avec un fracas épouvantable. Le chanoine se sentant mouillé croit que son sang se répand par une dangereuse blessure ; le voilà qui hurle en criant au secours. Le marchand dont il avait occasionné la chute, et qui était sorti pour satisfaire à ses besoins, entendant le vacarme, ne sachant quel est celui qui est tombé avec lui, craignant d’être attaqué par des voleurs, distribue de nombreux coups de poings au chanoine en criant aussi à l’assassin. L’hôte, sa femme, ses servantes, les palefreniers se lèvent ; les chats miaulent, les chiens aboient ; les femmes pleurent : on appelle la garde. L’hôte, pour montrer sa bravoure, tire en l’air un pistolet chargé à poudre. À cette explosion la terreur est à son comble, on crie, on hurle de plus belle.

Pendant tout ce vacarme, Alexandre, abandonnant Lucile, s’était retiré dans sa chambre. Madame d’Hecmon, à demi morte de peur, n’osait faire un mouvement. Enfin on apporte des lumières ; le chanoine court à la chambre du gentilhomme, qu’il croit être celle d’Alexandre ; et de quel étonnement n’est-il point frappé, lorsqu’il voit sa nièce serrant le gentilhomme dans ses bras et celui-ci sensible à sa bonne fortune, ne s’apercevant pas du fracas qui se faisait autour de lui ! À la vue de son oncle, et plus encore à la vue de celui qu’elle prit pour Alexandre, madame d’Hecmon heurtant le domestique qui portait la lumière, trébuche sur lui, le chanoine sur elle, le gentilhomme sur le chanoine. À ce nouveau bruit, les servantes tombent sur les palefreniers ; l’hôte qui montait l’escalier est renversé sur sa femme, celle-ci abat le marchand, les clameurs recommencent. Un trompette qui logeait dans l’auberge, éveillé en sursaut, et croyant les ennemis dans la ville, prend sa trompette et sonne l’alarme. Tous les voyageurs à demi endormis tirent leurs sonnettes à la fois, le cuisinier se pend à la cloche du dîner ; les voisins crient au feu ; en un instant la ville est sur pied : on va, on vient, on court, on s’informe, et tout finit par rire.

Le chanoine se fait laver le derrière ; le sénéchal applique un emplâtre sur sa fesse mordue ; madame d’Hecmon assure son oncle qu’elle était sortie pour une affaire indispensable, mais qu’ayant entendu crier au voleur elle avait, dans sa frayeur, oublié la porte de sa chambre, et que toute éperdue elle avait couru au hasard se réfugier dans le premier lit trouvé. Si le chanoine l’eût surprise avec Alexandre, il n’eût pas cru un mot de ce récit ; mais comme c’était le lit du vieux gentilhomme que madame d’Hecmon avait partagé, il fut plus facile à se laisser surprendre. Pendant cette scène nocturne, le Jeune d’Oransai se tenait à quatre pour ne point éclater de rire ; de son côté Lucile soupirait après l’interruption de ses plaisirs, et la vieille dame ne se réveilla point, malgré le bruit occasionné par ce tapage infernal.

Il était cependant jour, on se préparait à partir. Quand il fallut monter dans la voiture, chacun se regarda avec un peu de confusion ; la paix n’était point solidement établie entre le chanoine et le sénéchal, celui-ci ne lui pardonnait point d’avoir été la cause qu’il avait été mordu par un chien, accident qui le contraignait à s’asseoir sur un côté. Pour Lucile, les yeux battus et humides, la bouche amoureusement entr’ouverte, et mille petits détails qu’une femme usagée remarque, prouvèrent à madame d’Hecmon qu’Alexandre avait été infidèle, et que cette nuit avait ajouté aux connaissances de Lucile. On se tint ainsi sur la défensive. Alexandre, avec une extrême adresse, évita si bien sa première conquête, qu’elle ne put lui adresser une parole. Le marchand riait in petto ; le gentilhomme prenait un air demi conquérant ; enfin madame d’Hecmon, lasse d’une pareille manière d’être, proposa de jouer à des petits jeux ; chacun accepta : on choisit le fameux pigeon vole, qui depuis des siècles est en possession de s’offrir le premier, et de plaire quelquefois. Après qu’on eut joué pendant quelque temps, il fallut distribuer les gages ; parmi les pénitences qui furent infligées, madame d’Hecmon donna des mots qu’Alexandre remplit en bouts-rimés. Le sénéchal récita son épithalame que je ne rapporterai point, car nos ouvrages périodiques ne nous laissent rien à désirer sur des poésies de cette force, mais je puis assurer qu’on en voit rarement de pareils.

Les bouts-rimés, les vers amusèrent la compagnie : on se rapprocha. Le dîner vint sceller cette nouvelle union, et à la couchée on était de la meilleure intelligence.

Madame d’Hecmon espérant de retrouver Alexandre à Paris, où ils se rendaient tous deux, voulant d’ailleurs apaiser son oncle de route, fut tranquille, et laissa pendant tout le reste du voyage les deux jeunes gens se livrer à leurs brûlantes caresses. Chaque nuit Alexandre allait causer avec Lucile ; chaque nuit Lucile s’instruisait davantage ; et lorsqu’elle arriva dans la capitale de la France, on ne l’aurait point prise pour une niaise provinciale, tant l’esprit vient aux filles avec facilité. Elle promit, en se séparant, d’aimer toujours Alexandre ; mais comme elle ne devait plus le revoir, ce serment fut oublié avec la même facilité. Quant à d’Oransai, il ne promit rien en débarquant à l’hôtel des Messageries. Les divers voyageurs, après avoir renouvelé leurs assurances de souvenir, et s’être fait de réciproques civilités, se séparèrent.

Le gentilhomme prit le chemin du Marais ; le négociant, celui du boulevard des Italiens ; le chanoine fut loger dans la Cité, rue Saint-Louis, no 9, ainsi que le portait l’adresse que sa nièce glissa dans la main d’Alexandre ; la vieille dame et Lucile furent s’établir place Dauphine ; et le jeune d’Oransai, dans l’hôtel de Bretagne, rue Saint-Honoré.

Il tressaillait au plaisir de parcourir Paris, de revoir Lucile ; mais sa joie fut de courte durée : le domestique qui lui servait d’escorte, lui remit une lettre de son père, par laquelle le comte ordonnait à son fils de partir le lendemain pour sa garnison. Alexandre, respectueux et soumis, soupira, mais ne résista pas. Quand le jour eut paru, sans embrasser ses deux bonnes amies, il continua sa route, et après une semaine de marche, il arriva au lieu de sa destination.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE III.

L’AMOUR.





S ortir du sein d’une famille dont on est adoré ; quitter une mère empressée à satisfaire vos goûts, toujours portée à prévenir vos désirs ; ne plus voir autour de soi cette foule de flatteurs, dont sera toujours environné celui qui possédera quelque fortune ; ne plus être caressé, applaudi, voilà sans doute des sujets de peine : mais joignez encore à ces privations les railleries d’une jeunesse votre égale, qui vous persifle, se plaît à vous tourmenter, suivant qu’elle découvre que vous avez été plus ou moins gâté dans votre enfance, voilà la position dans laquelle se trouve Alexandre d’Oransai, lors de ses débuts dans la garnison. Le major d’Entremont l’attendait avec impatience. Vieil ami du comte, il vouait au fils de son ami la même tendresse. D’Entremont avait passé ses jours dans les camps ; il connaissait les agréments, les dangers de la vie militaire ; il se promettait de diriger Alexandre par un chemin qui, sans lui paraître trop austère, le fût cependant assez pour l’empêcher de se perdre, ainsi que le faisait nombre de jeunes seigneurs abandonnés à leur inexpérience. D’Entremont, peu riche, avait toujours su par son excellente conduite, non seulement marcher de pair avec les plus fortunés du régiment, mais encore les surpasser. Victime de plus d’une injustice, il avait vu, sans murmurer, des enfants portés par la faveur lui ravir les places qu’il eût dû occuper. Cependant le reproche, les plaintes ne s’échappaient point de sa bouche ; il ne voulait point, par son exemple, autoriser ses inférieurs à fronder les opérations du ministère. Rigoureux pour la discipline militaire, il punissait sans aigreur, sans caprice comme sans partialité ; il avait été jeune, et plus que tout autre, il savait combien on doit avoir de l’indulgence pour des adolescents emportés souvent malgré eux ; mais s’il était facile à excuser les erreurs de la tête, il était inflexible pour les vices du cœur : une étourderie était pardonnée ; une méchanceté, une fausseté le trouvaient inexorable. Respecté des officiers, estimé de ses supérieurs, l’égal de tous par son mérite et sa naissance, on disait toujours de lui ce peu de mots : C’est un honnête homme.

Alexandre, savait quel sentiment inaltérable unissait le comte d’Oransai et le chevalier d’Entremont ; il assura ce dernier de son obéissance sans bornes. Le major causa peu avec lui le premier jour, mais les jours suivants il l’initia dans ces riens qui cependant sont tout, soit dans le monde comme dans les garnisons. Grâces aux soins d’Entremont, Alexandre, par ses gaucheries, n’inspira point aux sots ce sourire de supériorité dont ils osent souvent accueillir l’homme d’esprit qui dédaigne s’instruire de leur jargon. D’Oransai plut généralement ; son extrême facilité ne permit point de lui adresser des reproches sur une morgue, une réserve quelquefois injurieuse que des nouveaux venus se permettent quelquefois. Il fallait cependant le tâter. Le tâter !!! Connaissez-vous ce que veut dire ce mot, lecteur ? Non. Eh bien je vais vous l’apprendre. Un nouvel officier arrive dans un régiment, il y porte l’amour pour son état, l’envie de servir son souverain. Il est l’espoir d’une famille qui de lui attend l’illustration ; son courage, ses talents militaires doivent être funestes aux adversaires de l’État. Vous pensez que rien ne doit s’opposer à ces généreuses envies : détrompez-vous, la mort qu’il porterait dans les rangs des ennemis, il la reçoit de son compatriote, d’un homme qu’il n’a point offensé, d’un homme qui n’a contre lui aucun sentiment de haine, qui, l’instant d’après, si l’un d’eux ne succombe pas, va devenir son ami. Pourquoi, me direz-vous, cette rage ? Je vous ai déjà répondu parce qu’on veut le tâter c’est-à-dire parce qu’on veut voir si un Français a du cœur !!! Ah ! qu’il mérite d’être sévèrement puni celui qui fait cette injure à sa patrie, puisqu’il peut croire qu’elle a produit un enfant indigne d’elle ; et c’est pour satisfaire à cette odieuse curiosité qu’on enlève un défenseur au royaume, un fils à son père ; qu’on ferme, sans retour, une carrière brillante, et qu’on verse le sang de son frère.

Exécrable coutume !!! Oui, sans doute, il est beau de défendre, les armes à la main, l’honneur de sa famille, de disputer la main de son amante. Combien est méprisable l’être assez vil pour souffrir une insulte humiliante ; mais combien est encore plus coupable l’être qui, de sang-froid, va provoquer celui dont il devrait être l’ami !

Il fallait, comme je l’ai dit plus haut, tâter Alexandre. Un détestable sujet, qui par sa mauvaise conduite s’était fait chasser de plusieurs régiments, se chargea de cette affaire. La douceur, la politesse d’Oransai déjouèrent mainte fois ses desseins. Enfin un jour il dit à haute voix, dans un café où les officiers allaient passer quelques heures, que celui-là était un lâche, qui souffrait qu’on le heurtât en passant Alexandre entendit ce propos ; deux heures après, comme il descendait les escaliers de la salle de spectacle, Martin (c’était le nom de l’officier) vient à lui et le frappe du coude rudement.

— Monsieur, lui dit Alexandre, en l’arrêtant, je ne suis point aussi sévère que vous ; en me heurtant avez-vous eu l’intention de me manquer, ou bien cette rencontre a-t-elle été celle du hasard ?

— Elle sera ce que vous voudrez, mon jeune officier, lui répondit Martin en ricanant.

— Eh bien, répliqua Alexandre, sans s’émouvoir, elle sera pour l’un ou pour l’autre l’arrêt de mort.

Il dit, et ces mots prononcés avec une fermeté extraordinaire, portèrent un trouble, précurseur d’un danger éminent, dans l’âme de Martin ; mais il n’était plus temps de reculer, il fallait combattre. Sur-le-champ les deux adversaires choisissant leurs seconds, s’éloignent de la ville, et un combat terrible va commencer, éclairé par la faible clarté de la lune. Alexandre, indigné du procédé de Martin, et résolu à ne plus recommencer, préférait périr que de ne pas tirer vengeance d’un aussi infâme procédé. Au moment de se mettre en défense, le souvenir de son père, de sa mère chérie, vinrent apporter la douleur dans son âme ; cependant, loin de se livrer à ces tristes idées, il cherche à les détourner, et prête toute son attention à repousser le fer de son ennemi. Martin s’apercevant qu’Alexandre se tenait sur la défensive, crut qu’il le craignait. „Jeune homme, lui cria-t-il, vous mollissez !” Ces mots étaient à peine prononcés que d’Oransai, pareil à la foudre, se précipite sur lui, et lui passant son épée au travers du corps, le fait tomber expirant sur la terre.

À la vue du meurtre qu’il vient de commettre, le généreux Alexandre oublie qu’il a été provoqué : aidé de ses deux camarades, il essaie de rendre à la vie ce cadavre insensible ; il n’est plus temps… Une sueur glacée fait frissonner d’Oransai ; une larme partie de son sensible cœur vient sillonner sa joue pâle : on l’entraîne, et c’est avec bien de la peine qu’on put, au bout d’un long espace de temps, lui rendre sa première gaîté.

Le lendemain on apprit publiquement la mort de Martin ; on fit des recherches pour la forme, mais le coupable n’ayant point été découvert, le cadavre de Martin et son souvenir furent ensevelis dans la même tombe.

Cette affaire fit le plus grand honneur à Alexandre. Le major, lui-même, le félicita ; et lorsque le comte lui écrivit, d’Oransai vit percer dans le style de la lettre une satisfaction qu’il ne pouvait pas se cacher. Présenté par le major, Alexandre parut dans les premières maisons de la ville ; partout on l’accueillit avec distinction : on aimait sa gaîté franche et naturelle, son humeur peu cérémonieuse ; il jouait la comédie à ravir ; il était galant auprès des femmes, et poli pour les hommes. Parmi les sociétés dans lesquelles il était admis, Alexandre ne tarda pas à distinguer celle de M. de Clagni, père d’une foule de jolies demoiselles ; celui-ci se voyait l’objet des avances d’une foule de jeunes gens qui, formés dans les grands principes, voulaient d’abord, en plaisant au père, se faire mieux voir des jeunes personnes. D’Oransai ne se définissait pas trop bien quel était le sentiment qui le conduisait si constamment dans cette maison.

Une aventure qui lui arriva quelques jours après, lui apprit à lire clairement dans son cœur. Aux portes de la ville, M. de Clagni possédait une terre charmante qu’il embellissait encore chaque jour ; de superbes terrasses placées en amphithéâtre formaient un immense jardin orné de vastes bassins de marbres, de riches statues, de belles salles de bains, de bois délicieux ; l’intérieur, plus magnifique encore, attirait la curiosité publique. Pendant les chaleurs de l’été, M. de Clagni, suivi de sa famille, se retirait dans ce charmant séjour. D’après une invitation commune à lui et au chevalier d’Entremont, Alexandre avait la permission de venir quelquefois faire sa cour à madame de Clagni, et il profitait amplement de cette aimable faveur. Un après-dîner il venait d’arriver ; M. de Clagni s’était retiré dans son cabinet, son épouse était sortie. Le valet de chambre dit à M. d’Oransai, qui se préparait à se retirer, que les demoiselles étaient dans le jardin. D’Oransai, empressé de les rejoindre, s’avançait à grands pas, lorsque des cris qu’il entendit hâtèrent encore sa marche. Il approche, il voit d’un coup d’œil que ces jeunes demoiselles jouant avec un batelet sur le plus grand des bassins, avaient fait chavirer la frêle nacelle, et que la charmante Élise était tombée dans l’eau. Il s’élance, saisit Élise, et la rapporte sur le bord, privée de connaissance ; la peur, et nulle autre cause l’avait fait évanouir. Mais à l’intérêt que prend d’Oransai, au trouble intérieur qu’il ressent, à son agitation, il ne peut plus méconnaître le sentiment qu’il éprouve. Il frémit d’abord, mais il se livre bientôt après au penchant irrésistible par lequel il est entraîné.

Les soins qu’on prodigue à Élise la tirent de son engourdissement ; elle ouvre les yeux, et voyant d’Oransai devant elle, elle les referme promptement. „M. Alexandre, lui dit-elle d’une voix qui fut jusqu’à son âme, je vous dois la vie.” M. Alexandre, au lieu de M. d’Oransai : oh ! comme cette nuance est sentie par celui qui aime véritablement ! on n’appelle point par le nom de naissance celui qui vous est indifférent, et jamais on ne donne à l’objet qu’on aime le nom porté par sa famille. L’étranger est d’Oransai, l’ami du cœur est Alexandre ; celui-ci, transporté, ne cherche pas à diminuer aux yeux d’Élise l’importance du service qu’il vient de lui rendre. Il a trop besoin de sa reconnaissance pour se faire pardonner le tendre aveu qu’il sent ne plus pouvoir reculer. On ramena Élise au château, ses sœurs la suivirent ; on voulait la contraindre à se mettre dans son lit, mais elle s’y refusa obstinément : Alexandre n’eût pu entrer dans sa chambre ; dans ce moment on n’oubliait point d’Oransai, chacun l’embrassait, le caressait. „Il faut, s’écria M. de Clagni, que ma fille embrasse son libérateur.” Alexandre ne se le fait point répéter, il vole vers Élise ; celle-ci, trop peu adroite, ne sait point refuser, et c’est en présence d’une famille qu’Alexandre donne, et qu’Élise reçoit le premier baiser de l’amour.

Il était tard quand d’Oransai se retira ; son sommeil ne fut point tranquille : il voyait Élise ; comme une ombre légère, elle venait s’offrir à son imagination.

Élise n’était point grande, mais sa taille peu élevée était pleine de grâce ; rien n’égalait la vivacité de ses yeux superbes ; sa bouche où, sous une rose, brillait le plus blanc émail, et qui embellissait Élise par un sourire si aimable que rien ne peut en rendre les charmes ; la peau d’Élise était d’une blancheur éblouissante ; son pied d’une extrême petitesse ; enfin tout son ensemble plaisait, et son esprit naturel, impétueux, et quelquefois malin, sa conversation légère et variée, prêtaient de nouveaux appas à son portrait ; mais supérieure encore à tout, rien n’égalait la grandeur d’âme d’Élise ; ses sentiments purs et sublimes, sa volonté ferme pour le bien, son attachement à sa famille, tout, en un mot, complétait une réunion de qualités qu’on ne peut guère espérer de trouver ensemble. Élise, dans le monde, était comme dans l’intérieur de son ménage, franche et communicative ; rien ne l’éblouissait, rien ne savait lui en imposer ; bienfaisante sans ostentation, attachée au culte de ses pères, menant une conduite irréprochable, elle aimait pourtant à plaire, et celui qui soupirait pour elle, s’il n’était pas écouté, était au moins souffert.

Le caractère d’Alexandre avait trop de rapport avec le sien pour ne pas sympathiser ensemble ; le même trait les perça, et ils comprirent que c’était de l’un et de l’autre qu’ils devaient attendre le bonheur de leur vie. Une semaine après l’événement que je viens de rapporter, d’Oransai se promenant seul, s’avança près du bassin, théâtre de l’accident d’Élise ; cette vue lui parlant plus vivement de son amour, il s’éloigna, et portant ses pas vers un bosquet voisin, il se mit à composer les vers suivants qu’il chantait à demi-voix, ne voulant pas confier son secret à des importuns.

C’est trop longtemps souffrir ma peine,
C’est trop longtemps nourrir mes feux ;
Je dois plutôt rompre une chaîne
Qui me rend ainsi malheureux.


Que dis-je ! une telle entreprise
Ne peut ainsi se déclarer,
Je dois toujours auprès d’Élise,
Toujours pour elle soupirer.

Alexandre terminait ainsi sa plaintive romance quand il se présenta à l’entrée d’un cabinet de feuillage, qui n’avait point d’autre issue que celle par laquelle il entrait. Il avance ; … Ô surprise ! ô terreur ! il aperçoit Élise, la colère n’animait point son regard ; cependant d’Oransai se précipite aux genoux de la jeune de Clagni, et d’une voix étouffée il implore son pardon avec tant de chaleur, qu’Élise, subjuguée, ne peut s’empêcher de lui répondre en colorant ses joues vermeilles du pudique incarnat de la modestie : „Alexandre, si j’étais fâchée, je ne m’arrêterais pas à vous écouter. Elle dit, sa rougeur redouble, et d’Oransai, ivre d’amour et de joie, lui fait et reçoit les serments solennels d’une tendresse qui ne doit plus s’éteindre qu’avec leur vie. Ils arrêtèrent dès ce moment que les flambeaux d’un hymen étranger ne brûleraient point pour eux ; leur extrême jeunesse leur parut un obstacle à leur prompte union ; d’ailleurs la guerre venait de se rallumer, et dans ce moment Alexandre n’eût point voulu contracter des liens qui, pour quelque temps, l’eussent ravi à la gloire.

La fière Élise partageait ses sentiments, et l’héroïsme soutenant leur courage, ils virent sans une trop violente douleur, l’instant de leur séparation. Il arriva : le régiment reçut l’ordre de se rendre sur les frontières ; dès ce moment le bruit, le mouvement redouble dans la ville. Il faut avoir habité une ville de garnison pour se faire une juste idée de l’effet que produit le changement d’un régiment : chaque officier, chaque soldat a ses amis et sa maîtresse ; on redoute l’instant d’une séparation qui ne laisse pas espérer d’ordinaire un rapprochement bien rare. On pleure ici, là on se réjouit au sujet du rival qui s’éloigne ; les créanciers sont plus alertes que jamais ; les officiers vont faire de tendres adieux : on les reçoit la larme à l’œil, cependant à travers ces regrets perce un vague désir de connaître leurs successeurs ; on perdra peut-être au change, mais ce seront de nouveaux personnages, de nouvelles figures, et pour les Françaises la nouveauté a tant de charmes !

Le jour du départ arrive, de grand matin le tambour bat, on s’arrache des bras de l’amour ; chacun court à son rang ; élégamment vêtus, l’épée à la main, au son d’une musique militaire, tous défilent en ayant grand soin de faire passer la troupe dans les principales rues de la ville ; on reconnaît ses amis, on salue de l’épée, on étouffe un soupir ; dès qu’on a franchi les portes on respire plus gaîment, et l’on ne s’occupe plus des absents avant la couchée prochaine.

Alexandre ne sut point en agir ainsi : amoureux véritablement, il dévorait ses larmes ; et ce fut dans le sein de son ami d’Hervillé qu’il déposa sa tristesse. La rapidité de leur marche les mit bientôt en présence de l’ennemi. À chaque combat la victoire favorisait l’armée française, et à chaque victoire un grade nouveau devenait la récompense d’une action d’éclat d’Alexandre d’Oransai. Pendant son absence, avec quelle avidité Élise lisait les gazettes qui l’entretenaient des exploits de son amant ! Oh ! comme elle était fière de son choix ! Avec quel orgueil elle se parlait de son amour ! La paix vint ajouter à son bonheur.

Paré du grade de lieutenant-colonel, ayant obtenu un congé, Alexandre se hâta de se rendre auprès de son amie : il la trouva toujours plus tendre, plus aimante ; et lui n’eut point, devant elle, à rougir d’une seule infidélité. Délicieux moment du retour, quel est celui qui pourrait vous bien décrire ! Comment peindre ces mots entrecoupés, ces rapides caresses, ces questions, ces réponses qu’on n’entend point, ces récits si douloureux et puis les élans d’une joie que rien n’empoisonne ! que peut-on désirer de plus ? on était éloigné et l’on s’est revu. Ah ! qu’ils les ressentaient bien ces charmes du retour, les deux amants dont je peins les transports. Quand pourrons-nous, disait Élise, ne plus nous quitter ?

— Chère amie, nous le pourrons bientôt ; je vais de ce pas écrire à mon père, il ne peut s’opposer à notre union : où trouverait-il mieux ? fortune, naissance, grâces, esprit, talents, tu réunis tout. Oui, tu seras mon épouse, et un mois ne s’écoulera pas avant que je ne puisse te donner ce nom.

Il dit et écrit à son père une lettre dans laquelle respiraient son amour et son espoir ; il y demandait la main d’Élise comme la récompense de ses succès ; il la peignait telle qu’il la voyait, et le pinceau de l’amour est si brillant !

La lettre partit, en attendant celle du comte, Alexandre ne s’éloignait point de son Élise ; toujours ensemble, leur tendresse s’augmentait à chaque instant ; ils étaient heureux près l’un de l’autre, il n’entrait point dans leur idée que ce bonheur dût disparaître. L’impatient d’Oransai comptait les heures, les minutes, les jours, jusqu’à celui qui devait lui apporter la réponse de son père. Il lui semblait que les courriers, par leurs retards, se faisaient un jeu de son attente : il assiégeait l’hôtel de la poste ; enfin cette épître tant désirée arrive, Alexandre s’empresse de rompre le cachet, il jette les yeux, et lit une lettre conçue en ces termes : Je veux vous répondre de vive voix ; partez sur-le-champ pour me rejoindre, votre père l’ordonne.

Philippe,
Comte d’Oransai.

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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CHAPITRE IV.

LE MARIAGE.





A lexandre, stupéfait, laissant tomber à ses pieds la lettre fatale, demeura immobile pendant quelques minutes mais bientôt son amour désespéré laissa échapper une foule de paroles de fureur et de menaces ; des pleurs vinrent soulager son cœur gonflé : cependant, que faire ? à quoi pouvaient servir les larmes, les plaintes, lorsqu’il fallait agir ? Que dire à Élise ? Son juste orgueil ne s’offensera-t-il pas d’une réponse pareille ? Quoi ! sans lui dire un mot de l’objet qui le touche si vivement, on veut contraindre Alexandre de partir ! Depuis quand croit-on que le lieutenant-colonel doive avoir une soumission sans bornes, dans une affaire qui doit décider de son bonheur ? Telles étaient les diverses réflexions qui passaient rapidement dans les idées d’Alexandre : il fallait pourtant prendre un parti ; après une longue indécision, il ramasse le funeste écrit et va le porter à son amie.

Élise était seule quand d’Oransai entra ; elle vit leur malheur peint sur sa figure : il ne put proférer une seule parole, et dans un silence douloureux il lui présenta le papier, cause de son désespoir. Élise l’ayant lu d’un coup d’œil :

— Il faut obéir, dit-elle.

ALEXANDRE.

Obéir ! Vous voulez que je vous quitte, que j’aille loin de vous faire le serment de renoncer à ce que j’ai de plus cher au monde !

ÉLISE.

Votre père ne vous dit pas un mot qui doive faire naître vos craintes à ce sujet.

ALEXANDRE.

Ne devait-il pas me témoigner combien il ressentait de satisfaction de l’hymen honorable que je voulais contracter ?

ÉLISE.

Peut-être qu’il désire éprouver votre cœur.

ALEXANDRE.

On ne l’éprouve pas ainsi. Qu’espère-t-il ? a-t-il calculé la position dans laquelle il met son fils ? Je dois, ou renoncer à vous, ou désobéir à mon père : je suis placé entre la tendresse et le respect filial, mais je le sens, ce dernier sentiment ne peut l’emporter dans mon âme sur celui que vous m’inspirez.

ÉLISE.

N’importe, Alexandre : quel que soit votre amour, il ne peut vous dispenser de témoigner à votre père votre obéissance. Partez, je vous en conjure, je l’exige ; allez plaider notre cause auprès de votre père, s’il veut s’opposer à notre union ; ou recevoir sa bénédiction paternelle, s’il ne veut que vous éprouver.

ALEXANDRE.

Eh bien ! je pars ; vous serez obéie ; mais si le succès ne répond point à votre attente…

ÉLISE.

Je ne serai point à vous.

ALEXANDRE.

Grand Dieu !

ÉLISE.

Mais jamais je ne contracterai d’autre hymen.

ALEXANDRE.

Cruelle amie, combien vous abusez de l’empire que vous avez sur moi !

À ces mots ils se quittèrent, non sans s’être mille fois répété les assurances d’un amour qui saurait tout braver, et sans s’être donné les mots les plus doux et les plus tendres.

La vitesse de la poste ne servait point l’impatience d’Alexandre ; il doublait, triplait les récompenses des guides ; aussi il était servi avec une telle rapidité, que ce fut dans un temps moins considérable que le courrier met à parcourir cet espace, qu’il arriva du lieu dont il était parti à Nantes où il se rendait.

En arrivant, malgré le courage que lui donnait son amour, il ne put s’empêcher de ressentir une émotion secrète. Sa mère fut la première qui l’aperçut : ivre de joie elle se jette dans ses bras, et leur cœur tressaillit du plaisir le plus pur ; ses frères, ses sœurs l’environnèrent, leurs caresses dissipèrent son trouble ; néanmoins il demanda s’il n’aurait pas le bonheur de voir son père. Alors la comtesse, laissant échapper quelques marques de tristesse, lui dit que le comte était dans son cabinet, et qu’il avait fait dire qu’Alexandre fût introduit chez lui sans témoin. D’Oransai, sans plus attendre, témoigna le désir de se rendre auprès de son père ; il entra. À son aspect le comte, par un premier mouvement, s’avança vers lui les bras ouverts et l’embrassa tendrement ; Alexandre répondait à cette marque d’amour paternel lorsque son père se dégageant lui dit :

— Venez-vous, fils docile, pour m’obéir ?

ALEXANDRE.

Je viens, mon père, pour vous demander un consentement que vous ne pouvez me refuser.

LE COMTE, avant de répondre.

Monsieur, veuillez, je vous prie, lire la lettre que je vous écrivais lorsque je reçus la vôtre.

ALEXANDRE, lisant à haute voix.

La fortune, mon cher fils, se plaît à couronner les succès et la bonne conduite : dans le temps que vous vous signalez aux champs de l’honneur, on m’offre pour vous un mariage qui comble mes espérances. Dans la carrière militaire, comme dans toute autre, il est nécessaire d’avoir quelque protection pour avancer avec plus de vitesse ; le grade de colonel doit être l’objet de votre ambition. Eh bien, il ne dépend que de vous de l’obtenir, si vous le voulez, en acceptant, avec le brevet qui vous le donnera, la main de la nièce d’un ministre, parent de notre famille. Je ne doute pas de votre consentement ; tout me dit que mon enfant se reposera sur moi du soin de sa félicité à venir. Hâtez-vous donc de revenir auprès de moi, et croyez-moi votre tendre père.

Philippe,
Comte d’Oransai.

Alexandre termine.

LE COMTE.

Quelle sera votre réponse ?

ALEXANDRE.

Ô mon père ! ne déchirez pas mon cœur, n’exigez point de moi une obéissance qui ferait mon malheur éternel.

LE COMTE.

Ainsi mes espérances seront déçues ; ainsi vous sacrifiez à un fol amour votre avancement, l’obéissance que vous me devez : je ne trouve plus en vous qu’un fils ingrat et rebelle.

ALEXANDRE.

Non, je ne suis ni ingrat ni rebelle. Quoi ! vous pouvez appeler ingratitude et rébellion la résistance que j’apporte à vos projets ? Mon père, j’aimais ; je vous avais appris mes sentiments avant que vous eussiez pu me communiquer vos intentions ; le soin de ma fortune m’occupe sans doute, mais je ne veux pas devoir à la faveur une récompense que je mérite. D’ailleurs, la femme que je veux épouser n’est point choisie dans une classe à laquelle nos justes préjugés refusent de s’allier ; la richesse sourit à M. de Clagni, et je sacrifierais un amour qu’approuvent les convenances sociales, à un intérêt qui ne peut me toucher. Pardon, mon père, si j’ajoute quelques paroles encore : l’avancement rapide qui a été le prix de mon courage, ne permet plus que mes volontés soient comptées pour rien ; j’ai un état, un rang honorable dans la société, je me dois à moi-même ; et une obéissance trop servile, surtout dans un point où notre honneur ne peut être compromis, me rendrait coupable à mes propres yeux.

LE COMTE, hors de lui.

C’en est assez, monsieur : joignez l’insolence à l’oubli de vos devoirs ; mais vous n’êtes pas encore au point où vous croyez être ; je vais trouver ce M. de Clagni que j’ai connu dans ma jeunesse, nous verrons s’il n’aura pas un plus grand pouvoir sur sa fille que moi je n’en ai sur un fils que je me repens d’avoir trop aimé.

ALEXANDRE.

Mon père ! ô ciel ! que dites-vous ! combien je serais malheureux si vous me ravissiez votre tendresse !

LE COMTE.

D’un mot vous pouvez la reconquérir.

ALEXANDRE.

Non, je ne prononcerai point moi-même l’arrêt de mon malheur.

LE COMTE.

Sortez de ma présence.

ALEXANDRE.

Mon père !

LE COMTE.

Sortez, vous dis-je, ou je vous cède la place.

ALEXANDRE.

Quelle rigueur ! Ah ! ce n’est point ainsi que je traiterais mes enfants si j’étais père !

LE COMTE.

En auriez-vous le droit, vous, révolté contre l’auteur de votre naissance ; vous, que votre conduite passée rend encore plus coupable !

En achevant, le comte s’éloigna brusquement ; et Alexandre, en se retournant, aperçut sa mère qui venait d’entrer. Il fut à elle.

Il lui fallut de nouveau essuyer une autre attaque, faite avec plus d’adresse, et partant plus dangereuse. Qu’elles ont de pouvoir sur le cœur d’un fils sensible, les larmes d’une mère adorée ! mais l’amour, plus fort que tout, remporta une seconde victoire. Alexandre sut même si bien faire que la comtesse, gagnée par son adresse, lui promit de s’intéresser au succès de son entreprise, et ne lui cacha pas que ce serait avec plaisir qu’elle donnerait le nom de fille à cette Élise que son Alexandre aimait avec tant d’ardeur.

La menace faite par le comte, à d’Oransai, d’aller trouver M. de Clagni, inquiéta ce jeune homme : il craignit que son père ne fût prévenir celui de son Élise, et qu’ainsi on n’établît entre eux une barrière insurmontable. Cette pensée revenant se placer à tout moment dans le cœur d’Alexandre, il prit sur-le-champ une nouvelle résolution qu’il exécuta avec impétuosité : il se hâta d’écrire un mot à sa mère pour la rassurer ; et sans plus réfléchir sur la démarche qu’il allait faire, il repartit à l’instant même. Son voyage se fit avec une extrême promptitude ; et Élise qui ne pensait point le revoir de sitôt, fut surprise étrangement lorsqu’Alexandre se présenta devant elle. Dans le premier moment, elle crut qu’il apportait la permission si ardemment désirée ; mais les paroles entrecoupées de son amant qui s’était jeté à ses genoux, lui apprirent bientôt la pénible vérité.

— Ciel ! monsieur le lieutenant-colonel d’Oransai aux genoux de ma fille !” s’écria M. de Clagni, en paraissant dans le salon. — Mon père ! dit Élise en couvrant avec ses mains ses beaux yeux remplis de larmes. Pour Alexandre, il s’était relevé avec précipitation, et debout, immobile, la rougeur du coupable sur le front, il avait perdu son assurance ; il ne savait plus que craindre et se taire.

— Jeune homme, lui dit le vieillard, devais-je m’attendre à cette trahison de votre part ? Accueilli dans ma maison, vous y avez paru pour séduire mon Élise ! vous lui déclarez vos sentiments, et je les ignore ! vous avez donc de criminelles intentions, puisque vous n’osez point me les avouer ? Que faisiez-vous ici ? quel était votre projet ? Parlez, j’ai le droit de vous interroger, et votre honneur, à qui j’en appelle, vous ordonne de me répondre. —

Monsieur, monsieur, disait Alexandre en balbutiant, j’adore votre fille ; vous connaissez mon rang, ma famille, vous savez…

M. DE CLAGNI.

Je sais que vous venez de faire un rapide voyage ; sans doute que vous n’avez couru à Nantes que pour demander le consentement du comte, votre père, quoique vous eussiez dû vous assurer du mien auparavant !

ALEXANDRE, faisant un effort sur lui-même.

Non, monsieur, je ne le rapporte point le consentement de mon père ; il me l’a refusé.

M. DE CLAGNI.

Que venez-vous donc faire chez moi après une telle offense ? Quel dessein vous ramène dans une maison où vous n’auriez jamais dû paraître ?

ALEXANDRE.

Eh ! le sais-je moi-même, monsieur ? réfléchit-on quand on aime ? nos démarches sont-elles calculées ? l’impétuosité de la passion qui nous anime nous permet-elle de penser et d’agir selon les froids conseils de la raison ? J’adore votre fille, je brûle d’être son époux, elle m’est refusée, je ne suis plus à moi, ma tête s’égare. Ah ! monsieur, loin de me condamner, plaignez-moi plutôt ; ne pensez point que mon père eût refusé ma prière si déjà il n’eût point fait un choix. Mais, quel bonheur ! j’ai conservé la lettre qu’il m’écrivait à ce sujet : lisez-la, de grâce ; elle m’excuse, elle doit aussi l’excuser à vos yeux.

M. DE CLAGNI, après avoir parcouru la lettre
que d’abord il paraissait vouloir repousser.

M. d’Oransai, vous sacrifiez à ma fille de belles espérances.

ALEXANDRE.

Le trône de l’univers serait dédaigné par moi si je ne pouvais point y placer votre adorable Élise. Ô ! monsieur, imitez ma mère : elle brûle de voir mon union avec celle que j’aime ; ses soins, son amitié, la raison, tout se réunira pour faire changer mon père ; et alors serez-vous le seul inflexible ?

M. DE CLAGNI.

La conduite du comte réglera la mienne ; jusqu’alors il est je crois inutile de vous dire que ma maison doit être fermée pour vous.

En parlant ainsi, M. de Clagni sortit, sa fille le suivit, et le désolé Alexandre se retira de son côté, non sans conserver quelques espérances qui naissaient des propres paroles de M. de Clagni.

Élise, loin d’être grondée par son père, en fut tendrement consolée ; il lui demanda la promesse de ne point chercher à voir Alexandre sans sa permission, et la franche Élise jura d’obéir à son père.

D’Oransai sentit bientôt ses craintes se renouveler : il attendait le comte en tremblant ; il retourne chez lui, et le premier objet qui le frappe en entrant dans le salon, est son père. À cette vue, d’Oransai court vers le comte. — Vous n’êtes plus mon fils, lui dit celui-ci, vous êtes un rebelle ; et si je viens, ce n’est point pour écouter votre justification, mais pour éclairer mademoiselle de Clagni sur les dangers qu’elle court en vous conservant sa tendresse. Il dit, et sans vouloir entendre Alexandre, il se retire dans la chambre qu’on lui a préparée. La nuit que passa d’Oransai fut affreuse ; le lendemain il ne put parler à son père ; et vers les onze heures du matin, il l’aperçut qui se dirigeait vers la demeure de M. de Clagni. En ce moment ses forces défaillirent, et les facultés de son âme furent un instant suspendues. Lorsqu’on annonça M. le comte d’Oransai, Élise et ses sœurs pâlirent toutes au même instant ; leur père n’y était point, elles furent contraintes de recevoir l’étranger. M. d’Oransai se présenta avec beaucoup de grâce ; il causa très galamment avec ces jeunes personnes, et son œil scrutateur n’eut point de peine à reconnaître Élise à son trouble, comme à l’agitation de son sein. Prenant tout à coup sa résolution : — Mademoiselle, dit le comte à Élise, voudriez-vous m’accorder un entretien particulier ? — Oui, monsieur, répliqua Élise, en ouvrant la salle voisine vers laquelle elle conduisit M. d’Oransai ; la porte demeurant ouverte, mesdemoiselles de Clagni pouvaient tout voir, mais la grandeur de la pièce les empêchait d’entendre.

— Mademoiselle, dit M. d’Oransai, après une minute de silence qu’il avait employée à contempler la belle Élise, vous doutez-vous du sujet qui m’amène ?

— Je sais, monsieur, que voulant user des droits d’un père, vous vous opposez aux projets de votre fils. Je ne l’encouragerai point dans sa désobéissance, et je renonce à lui dès le moment que vous m’aurez assuré combien cet hymen vous déplairait.

— Il ne me déplaît point, mais d’autres arrangements…

— Oui, monsieur, je ne serai point un obstacle à vos volontés. Alexandre renoncera à moi, je l’exigerai de son amour ; je le demanderai à cette amitié pure qu’il m’a vouée ; mais avant ce moment souffrez, monsieur, que je vous interroge. Vous n’avez jamais aimé ?

— Pouvez-vous le croire, mademoiselle ? Pensez-vous que mon cœur n’a pas été sensible ?

— Si vous l’avez été, pourquoi cherchez-vous à désunir deux êtres qui ne vivent que par leur tendresse ? Si vous avez connu ce sublime sentiment, vous ne devez point vous montrer injuste et sévère. J’aime Alexandre ; oui, monsieur, je l’aime, et je ne rougis point en en faisant l’aveu. Il a pour moi un amour réciproque : nos âges, nos goûts, nos fortunes, le rang de nos pères, tout se rapproche, et vous voulez nous désunir ! Une vaine ambition pourra-t-elle l’emporter sur la pensée qu’on va faire deux heureux en resserrant les nœuds qui les lient ? Oh ! monsieur le comte ! vous ne pouvez être aussi cruel, votre âme est trop sensible pour résister à mes prières : oui, je ne rougis point de vous prier ; votre volonté va décider de mon sort. Si vous me repoussez, Alexandre ne sera point mon époux, j’en mourrai, mais je ne veux pas vous déplaire. Dans ce moment, qui va décider du sort de ma vie, j’ose prendre ma défense, et au nom de votre cœur, de ce fils que vous chérissez, de cette épouse qui parsema de fleurs votre vie, je vous demande votre consentement, et à vos pieds.

— Vous l’emportez, fille charmante, s’écria le comte vivement ému : non, il ne sera pas dit que la beauté suppliante a perdu ses droits sur le cœur d’un noble Français : oui, je vous le jure, je vais moi-même presser l’hymen que je voulais rompre.

Vous devinez le reste, lecteur : on s’explique, on s’embrasse ; le comte reparaît dans le boudoir, et dit aux sœurs d’Élise étonnées : Voilà ma bru.

M. de Clagni arrive, on lui demande cérémonieusement la main de sa fille. Alexandre est appelé, la joie est à son comble, tout le monde est heureux, on presse le mariage ; il a bientôt lieu, on repart pour Nantes. La comtesse adora d’abord sa belle-fille ; Élise, son époux, ne s’endormirent point ; la jeune vicomtesse d’Oransai donna le jour à un garçon qui, sur les fonds baptismaux, reçut le nom de Maximilien-Alexandre-Philippe d’Oransai ; et ce garçon-là, lecteur, c’était moi.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE V.

JE DÉBUTE.





O ui, Alexandre d’Oransai, Élise de Clagni me donnèrent le jour ; et comme je suis le héros de mes Folies, je vous en préviens d’avance. Peut-être avez-vous cru que j’allais prolonger les aventures de mes parents ; non, j’ai seulement voulu vous les faire connaître, vous apprendre comment s’était fait leur mariage, et maintenant que tout est dit, à mon tour je vais paraître sur la scène. Je naquis dans les premiers jours du printemps, aux environs de minuit. Ma naissance fut marquée par plusieurs prodiges qui présagèrent ce que je devais être un jour. D’abord, un oiseau, que nombre de maris ne peuvent point entendre sans frémir, éleva constamment la voix pendant les instants de souffrance de ma mère ; on dit qu’en naissant j’étais formé, mais formé comme on ne l’est point à cet âge ; aussi le docteur, qui se mêlait de tirer des horoscopes ne put s’empêcher de s’écrier : „Ah ! l’heureux fripon ! Quel bel avenir il se prépare !” Cette exclamation fut entendue d’une des femmes de maman, qui eut grand soin de me la redire plusieurs années après, dans un temps…

N’anticipons point Dis-moi, lecteur, fais-tu comme moi qui jamais ne demande, au sujet des individus que je rencontre, que leur nom, sans m’informer du reste ? Peut-être es-tu curieux ? Eh bien, je vais te contenter, et je prétends te faire faire connaissance avec mon caractère ; auparavant, nous allons parcourir une galerie de portraits qu’il est nécessaire de te montrer.

As-tu rencontré dans le monde un jeune homme aux yeux noirs, grands, et peignant, comme dans toute sa figure, une douce sensibilité ; ayant un cœur porté à l’amour platonique, étant bon, honnête dans ses sentiments, plein de candeur et de délicatesse, franc à l’excès, ennemi des modes nouvelles, des caprices du jour, et croyant encore que la vertu peut exister sur la terre ?

As-tu vu près de lui un étourdi, emporté, pétulant, prodigue, ne sachant point rester en repos une minute, toujours en l’air, malin, moqueur, insolent, capricieux, fantasque, mauvaise tête, fou par intervalle, fier, et quelquefois minutieux ; leste dans ses propos, irréfléchi dans sa conduite, critiquant à tort et à travers, se passionnant pour ou contre, aimant à l’excès, haïssant de même, toujours sans motif, mais point rancuneux, et oubliant avec facilité la vengeance qu’il avait appelée avec transport ?

À côté de ce personnage, il en est un que les hommes doivent peu aimer à la première vue, examine-le lorsqu’il entre dans un salon : il arrive le dernier, sa tête est haute, son œil fier, sa démarche balancée ; il jette un regard, soudain tout son étalage de dignité se détruit, le sourire le plus gracieux erre sur ses lèvres ; il vole auprès des jeunes beautés qui l’appellent, il porte à chacune un hommage différent : un soupir est adressé à la femme sensible, un rire fripon à la jeune étourdie ; un air pénétré se répand dans sa personne lorsqu’il demande à la douairière des nouvelles de son roquet ou de son directeur ; il salue, en passant, d’un ton protecteur, les jeunes gens dont il se moque : cependant il est partout, il est à tout ; tendresse, folie, morale, il cause de tout ; on l’entoure, on se presse autour de lui : alors se voyant l’objet de l’attention générale, il s’esquive sur-le-champ, et court dans une autre maison recommencer un semblable manège.

Non loin de celui-ci est un être penseur, qui réfléchit même dans les instants du délire, qui de sa vie ne sut faire une sottise, cité pour sa conduite et ses principes religieux : par caractère détestant les erreurs de la philosophie, ayant le bonheur d’arracher plusieurs de ses amis à leurs passions, voyant les parents solliciter son amitié pour leurs enfants, et se croire trop heureux de pouvoir lui remettre le soin de leur conduite ; avec le vieillard respectable, le savant profond, l’artiste sublime, le littérateur consommé, il devenait pareil à eux, son âge disparaissait, et l’étonnement était porté à son comble quand on entendait sa jeune bouche raisonner dogmes, politique, dépeindre les sensations que lui firent éprouver les chefs-d’œuvre de la sculpture antique, et ceux de la peinture moderne ; parler en poète de la poésie, et rapporter les traits de l’histoire, les réflexions qu’ils lui faisaient naître.

À ce sage de vingt ans succédait l’amant de toutes les femmes, un papillon dont rien ne fixait la folâtre inconstance, adorant trente belles à la fois, les trompant toutes, leur prodiguant des serments qu’il ne savait point tenir, affichant sa conduite, et cependant trouvant toujours de nouvelles victimes de sa perfide adresse ; voluptueux à l’excès, bravant tous les dangers lorsqu’il était question de se satisfaire ; tenace dans ses projets, et poursuivant sa proie jusqu’à ce qu’il l’eût enveloppée dans ses filets. Eh bien, ami lecteur, que t’en semble de tous ces divers portraits ? Voilà plusieurs hommes, me diras-tu, dont les caractères sont bien disparates. Quel sera ton étonnement, lorsque je t’apprendrai que ces divers personnages n’en font qu’un, et que cet homme extraordinaire est Philippe d’Oransai ? Auteur de ces mémoires, ma franchise, en me peignant, me gagnera peut-être ton estime ; tu me verras toujours le même, toujours agissant d’après les impressions de ma tête, quand je commettrai des fautes ; et d’après mon cœur, quand il s’agira de les réparer. Peut-être m’accuseras-tu de vanité ? Ah ! de grâce, ne me juge point sans me connaître, je ne fais ici que te redire ce qu’on a écrit vingt fois sur mon sujet ; et si dans tout ceci j’ai quelque faute, c’est celle de tenir la plume en parlant de moi-même. Tu penses qu’avec un caractère pareil à celui que je viens de te décrire, ma vie fut bien agitée : tu le sauras parfaitement si tu veux aller jusqu’à la fin de l’ouvrage que je soumets à ta critique.

Nourri jusqu’à quatre mois par ma mère, je fus confié alors à une nourrice, jeune et jolie, qui me prodigua les plus tendres soins dont j’ai toujours conservé une vive reconnaissance. À quinze mois je fus sevré, culotté, et traité presque comme un grand garçon : on m’assure aujourd’hui que j’étais un prodige à cette époque ; mais comme les prodiges de cet âge m’ont toujours effrayé, j’avoue que je ne puis tirer vanité de mes talents précoces : je savais franchir des chaises qu’on mettait en travers pour m’empêcher de sortir. Un mouchoir à la main, et la larme à l’œil, je chantais la romance sentimentale de la folle Nina, je faisais des réponses qui remplissaient d’admiration ma nourrice et mes grands parents. Les amis de la maison avaient la tête remplie de mes faits et gestes, on ne parlait que de moi, et plus d’un homme raisonnable fuyait un hôtel où il fallait perpétuellement admirer le petit Philippe.

Dès l’âge de quatre ans je lisais couramment, et toujours un livre à la main, quel qu’il fût, il m’importait peu ; je m’occupais avec intérêt, soit aux malheurs des Troyens, soit aux succès des Romains, soit aux divines folies du Roland de l’Arioste. Cependant ces lectures germaient dans ma tête, mes idées se débrouillaient, et, le croirait-on ? à sept ans j’avais déjà des principes de rouerie. Dès l’instant où j’eus quelque connaissance, j’avais déjà deux amis, Urbain d’Ayrval et Charles de Mercourt. Pour compagne de nos jeux enfantins, nous avions la jeune Paulette : Paulette n’était point jolie, mais elle était bonne ; j’aimais Paulette, j’en étais aimé. Pour elle j’éprouvai de la jalousie, et déjà je concevais des ruses, des prétextes pour dérober Paulette aux regards et aux soins de mes deux amis. Ce fut dans cette douce occupation que me surprit ma huitième année ; alors, le croirait-on encore ? je devins volage !… À huit ans ! ô nature ! oui, je fus inconstant. Et qui m’inspira ce changement ? ce fut toi, Joséphine : toi, fière de ta naissance et de ta fortune, plus âgée que moi d’une année ; tu ne pouvais me pardonner la préférence que j’accordais à Paulette : cette préférence était un affront que ton orgueil voulut punir. Je te vois encore revêtue de ta blanche robe, couvrant ta jolie petite figure d’un grand chapeau de paille, ceignant ta taille élancée d’un ruban bleu de ciel, couleur de tes beaux yeux ; m’agaçant avec une sorte d’adresse, sachant m’inspirer de la vanité, m’assurant qu’un garçon de mon âge avait de la mauvaise grâce à suivre perpétuellement une petite fille telle que Paulette ; que de grandes demoiselles ne demanderaient pas mieux que de recevoir mes soins, et je me vois, à ces discours capiteux, me rengorgeant, serrant une main qui m’était abandonnée, et recueillant un baiser qui me rendit parjure.

Pauvre Paulette, je t’abandonnai, tu pleuras ; tu fus dire à ma mère, que tu appelais ta petite maman, que Philippe était un méchant, qu’il te préférait Joséphine, et qu’assurément Joséphine n’aimait point Philippe autant que l’aimait Paulette ; et je vois maman employer ses soins pour terminer cette grande affaire, et moi, promettant tout, tromper à la fois mes deux maîtresses pour une troisième qui, depuis quelques mois, parlait plus impétueusement à mon imagination. Ne croyez pas que Jenni Dastin fût une grande dame : c’était une simple couturière, bien fraîche, bien jolie, faite à peindre, et des sens… Ah !… dans un âge plus avancé, j’ai rendu à ses charmes le vrai culte qu’ils méritaient, ce que, trop jeune, je n’avais pu que désirer. Eh ! dois-je aussi t’oublier, infortunée Julie ? petite et grasse, les joues rosées, le teint, les yeux et les cheveux noirs, voilà ton portrait physique : tu étais née pour être aimable, pour briller dans le monde, pour y paraître avec éclat, et maintenant tu es… une fille de joie. Oui, c’est à cet état odieux et vil que le barbare père de Julie a réduit sa fille, par les mauvais traitements dont il ne cessait de l’accabler, et dont elle ne put se décider à rester toujours la victime.

Auprès de l’hôtel que j’occupais, il existait une maison d’éducation consacrée aux jeunes demoiselles ; mon âge et l’amitié qu’avait conçue pour moi le saint directeur de cet établissement, tout m’en ouvrit l’entrée. On ne se défiait point du petit Philippe : il est vrai qu’il ne pouvait pas grand chose encore, mais dès lors il jetait les bases de plusieurs intrigues qu’il dénoua lorsqu’il eut grandi.

Parmi les jeunes et jolies pensionnaires je te distinguai, ô Petré de Grenville ! à dix ans tu étais déjà coquette : j’aime à me rappeler tes beaux yeux, ta polissonnerie enfantine, et même le grand soufflet que tu me donnas pour m’avoir surpris embrassant une de tes compagnes. Dans cette sainte maison je te connus aussi, Euphrosine ; mais tu ne dois point paraître sur la scène, le jour viendra où je saurai te faire rejouer le rôle que tu y as rempli. Et toi, t’oublierai-je aussi, toi, séduisante Polli, qui comptais dix-neuf ans lorsque j’entrais à peine dans ma treizième année ? tu me déclaras ton petit chevalier. Hélas ! je l’étais pour la forme, tandis que des plus grands… Devais-je me plaindre ? Ah ! comme je t’aimais avec passion ! comme j’étais jaloux avec fureur ! Tu ne te gênais pas devant moi ; je voyais tout, et mon cœur impétueux se gonflait de désir et de colère.

La première aventure un peu remarquable que j’ai eue dans ce bienheureux temps, fut celle que je vais rapporter. Madame de Mercourt, mère de mon bon ami Charles, m’avait invité à un grand goûter, auquel je me rendis avec exactitude ; le printemps venait de renaître : le léger zéphyr, par la douce chaleur de son souffle, avait ranimé la nature ; le chèvrefeuille odoriférant, la rose embaumée, s’élevant en immenses buissons, couvraient un cabinet de treillage sous lequel une table amplement servie nous offrait les prémices de la saison, des laitages, des pièces froides ; dans de riches carafes brillaient des vins aux diverses couleurs ; la vue, l’odorat, le goût, tous les sens étaient excités ; mais j’aperçus Sophie, et je ne m’occupai plus que d’elle.

Sophie avait les yeux brillants, quoique petits ; une mine chiffonnée, un joli petit pied, un tempérament de feu, quelque babil, mais point d’âme, telle enfin qu’il le faut pour faire parler le désir et faire taire l’amour. Comme à treize ans on ne raisonne point aussi profondément, Sophie me charma : me voilà tout occupé à lui offrir cérémonieusement des fruits par-dessus la table, et à lui toucher le pied par-dessous : sans trop se défendre, Sophie finit par me répondre. Le repas terminé, je me hâte de lui offrir mon bras, et de passer dans une allée voisine. Là, je fais ma déclaration dans les formes, elle réplique comme je l’entendais, mais par ces mots elle termina son discours : — Contraignons-nous devant papa, car il serait assez ridicule pour s’en fâcher. Et Sophie avait quatorze ans lorsqu’elle me tint un pareil propos. Après quelques baisers, et mille promesses, nous nous séparâmes. J’employai, pour la voir, des ruses que me suggérait ma tête montée à l’intrigue ; pendant deux ou trois mois le succès couronna mes travaux. Tantôt, sous le spécieux prétexte d’une expérience de fantasmagorie, je paraissais chez elle ; tantôt ses frères, devenus mes amis, m’attiraient avec eux. Tout allait fort bien ; mais un jour le papa nous ayant surpris ensemble, il me fallut partir. Comme ce père assez maussade et ridicule personnage, voulut user des droits de la guerre, en retenant quelques livres que j’avais prêtés à sa fille, je lui écrivis une lettre qui était un chef-d’œuvre d’impertinences et de persiflage. Voilà mon homme qui prend feu, il me répond, et méchamment adresse son épître à madame ma mère, comme s’il ne l’avait fait que par inadvertance. La comtesse, en femme d’esprit, lui répondit qu’elle ne se mêlait que de mes plaisirs et jamais de mes querelles ; et le vilain, d’être furieux.

Six ou sept ans après, un des frères de Sophie voulant me persifler, me dit : — Je connais une personne qui prétend que lorsque tu n’étais qu’un morveux, tu avais voulu lui faire la cour. — Personne mieux que cette belle n’a le droit de me traiter de morveux, car je me suis souvent mouché dans ses doigts. La réponse, digne d’un écolier, me fut pardonnée par le bon Exupère.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE VI.

L’AFFREUX SOUVENIR.





L aissons les riants tableaux de mon enfance, pour venir à une époque cruelle qui, toujours présente à ma pensée, arrache souvent des larmes à mon sensible cœur : il faut cependant que je la décrive. J’étais bien jeune, mais j’en ai conservé en entier l’affreux souvenir. À peine quelques années s’étaient écoulées, que les premières secousses de la Révolution annoncèrent un tremblement épouvantable qui devait détruire et le trône et l’autel, et les soutiens du monarque et ceux de la religion. Préparée de loin, cette vaste conspiration ne pensait point se borner aux seules limites de la France : elle prétendait parcourir l’Europe, et les conspirateurs se flattaient d’obtenir, par leurs succès, une immortelle renommée. Ils ne pensaient point que si la postérité conserve également les noms des Cromwell et des Titus, elle adore ceux-ci lorsque les autres sont les objets de son exécration.

Le faible Louis XVI, entraîné malgré lui par la force du torrent, perdit la tête, devint la première victime de la rébellion, qu’un souverain énergique aurait su comprimer. L’assemblée des notables amena la convocation des états-généraux : ceux-ci, abusant de la confiance de leurs commettants, détruisirent une antique noblesse que tant de gloire illustrait, et prétendirent s’apercevoir, au bout de quatorze cents ans, que la France était sans constitution. On sait quel fut le succès de la leur ; on vit l’Anglais, transporté, relever sa tête flétrie, en apprenant que la tête d’un roi de France était tombée sous la hache de ses propres sujets. Partout, à la venue de cette affreuse nouvelle, la consternation fut générale, l’émigration redoubla.

— Partez, disait ma mère à son époux, fuyez des monstres qui préparent votre mort.

— Quoi ! répondait le comte, vous voulez que je fuie ; et pour quelle cause ? Suis-je coupable ? mon innocence n’est-elle point reconnue ?

— Cher Alexandre, quand vous avez vu périr votre roi, pouvez-vous croire que vous serez épargné ?

Ah ! que ne suivait-il ce conseil ! je n’aurais pas à le pleurer, ce père aimable et vertueux ; mais il ne pouvait croire à l’étendue de la férocité des monstres auxquels, à cette époque, la France était en proie. Ma mère, par un courage au-dessus de son sexe, osa porter le deuil de l’infortuné Louis XVI ; elle brava toujours les assassins, et son amour pour la famille de ses rois lui mérita l’estime même des brigands.

Contraint de se rendre à sa municipalité, mon père est accosté par un membre du comité, son ancien ami, qui s’avançant vers lui : — D’Oransai, lui dit-il, j’ai ordre de vous arrêter, et vous m’épargnez la peine d’aller vous chercher chez vous. L’infâme !… Par la plus odieuse des trahisons, le comte est traîné dans la prison fatale dont on ne sortait que pour aller à la mort. En apprenant l’arrestation de son époux, madame d’Oransai tombe évanouie ; puis reprenant sa fermeté, elle cherche à le sauver : l’argent, la séduction, les courses, les promesses, les sollicitations, rien n’est épargné ; elle obtient enfin la permission de voir M. d’Oransai. Quelle entrevue ! Combien elle fut touchante !…

— Ô mon ami ! disait madame d’Oransai, tu peux échapper au supplice qui te menace ; prends ce déguisement, et sous un vil costume, sauve-toi ; je resterai ici, je prendrai ta place s’il le faut : conserve un père à ton enfant, vis pour lui, et je mourrai heureuse.

— Que dis-tu ? moi, m’éloigner : moi, faire croire par ma fuite que je suis criminel ! Non, Élise, non, ne l’espère pas, tes craintes sont peu fondées ; mon innocence n’est-elle pas éclatante ? que peut-on me reprocher ?

— Ton rang, ta fortune, tes vertus : tout est crime pour ceux qui en sont souillés. Tu te fies en ta droiture, elle assurera ta perte ; les méchants tremblent tant que les bons existent. Vois-tu déjà le sang qui ruisselle partout ? Vois-tu les Français effrayés se précipiter en foule hors de leur patrie ? Suis leur exemple, et ne reviens parmi nous que lorsque l’orage sera dissipé.

— Et par ma fuite je te perdrais peut-être, j’exposerais ta vie ! non, je ne puis y consentir.

— Au nom de ton fils !

— Il m’ordonne de lui conserver sa mère.

— De notre amour !

— Il me retient auprès de toi.

— Barbare époux !

— Chère Élise !…

Et ces deux infortunés confondirent leurs larmes et leur douleur. Cependant le jour du fatal jugement arriva ; de grand matin on vint chercher mon père pour le traduire devant le tribunal révolutionnaire. Un vil ramas de misérables, perdus de dettes, de réputation, disposaient de la vie des Français. Ce fut devant eux que mon père parut. À l’aspect du vertueux comte d’Oransai, le peuple fit entendre un murmure flatteur qui ajouta à la rage des juges iniques. Un d’entr’eux l’interrogea en ces termes :

— Comment t’appelles-tu ?

— Jules-Constantin-Alexandre d’Oransai.

— Ton âge ?

— Trente-six ans.

— Qu’étais-tu ?

— Gentilhomme et militaire.

— As-tu prêté serment à la République ?

— Non.

— Pourquoi as-tu agi ainsi ?

— J’avais prêté serment de fidélité à mon roi légitime, et rien ne peut me permettre de le parjurer.

— Tu conspires ?

— Tranquille dans ma famille, me reposant sur ma loyauté, je ne conspirais pas.

— Tu nous en imposes.

— Citoyens, dit le comte en se tournant vers le peuple, est-il quelqu’un parmi vous qui puisse m’accuser d’avoir faussé ma parole ?

— Non, non, fut le cri général.

— Je vois bien que tu as caballé pour organiser une contre-révolution ; mais on ne veut point te condamner sans t’entendre : tu peux parler pour ta défense.

— Eh ! de quel crime peut-on l’accuser ? s’écrie impétueusement la comtesse qui s’élance hors de la foule dans laquelle elle s’était cachée jusqu’alors. Qui, plus que d’Oransai, a mérité de ses compatriotes ? Quelle est la famille qu’il n’a pas secourue ? Quel est l’ennemi qu’il a pu se faire ? Partout aimé, respecté, doit-il, comme un coupable, paraître en accusé ? Doit-il… ?

Le peuple, porté en faveur du comte, gardait un profond silence, mais sa contenance peignait son intérêt. Les juges, tremblant que leur proie ne leur échappât, ordonnent aux huissiers d’interrompre la comtesse ; leur ordre est exécuté, et le président, sans plus attendre, sans s’inquiéter de la présence de madame d’Oransai, prononça la peine de mort contre son époux. Le désespoir est universel, des murmures on passa à la menace, de la menace à la révolte. Seul, le comte conserve son sang-froid, et prodigue ses soins à la mourante Élise : on l’arrache de ses bras, il est ramené dans sa prison, tandis que les soldats contiennent la populace.

L’exécution de d’Oransai ne fut retardée que jusqu’au lendemain ; malgré les ordres les plus rigoureux, Élise força toutes les barrières : pâle, échevelée, son désespoir, ses charmes commandaient le respect, elle se jette dans les bras de son époux. Oh ! quelle fut douloureuse cette entrevue déchirante ! Quelle plume assez éloquente pourrait la décrire ? Expirante sous le poids de ses malheurs, Élise était anéantie ; mais le comte, plus ferme, cherche même à la consoler dans ce fatal moment.

— Élise, lui disait-il, cesse tes pleurs, vois d’un autre œil une mort aussi glorieuse ! que notre fils te rappelle à la vie ! parle-lui souvent de moi, dis-lui qu’il suive mon exemple : on a souvent dans ma famille versé son sang pour la cause de ses souverains ; répète-lui que je mourus pour mon Dieu, mon prince et nos lois ! Qu’il imite mon exemple, et que quelque jour, s’il le faut, il regarde sans pâlir le sort qui l’attend.

La comtesse ne l’écoutait pas ; elle luttait entre la vie et la mort. D’Oransai l’embrassant, pour la dernière fois, prie un ami, qui l’avait accompagnée, de la ramener chez elle. On l’emporta privée de sentiment, et elle ne revint à elle que lorsque son époux n’était plus !…

Le comte vit alors entrer dans la prison un prêtre, non de ceux qui, fidèles à leur devoir, préféraient le trépas, l’exil à leur déshonneur ; mais un de ces prêtres misérables qui, sourds à la voix de leur conscience, affichaient leur dépravation, leurs excès ; qui se rendirent l’objet du mépris public, et que partout désapprouvait la voix générale. — Retirez-vous, monsieur, lui dit le comte : l’être assez lâche pour renoncer à son caractère, doit-il m’encourager à mon dernier instant ? M’apprendrez-vous à mourir, vous qui n’avez pas osé perdre votre vie ! Le méchant se retire ; et le comte resté seul, se jetant à genoux sur la pierre froide, éleva son âme vers son Créateur… L’heure sonna… — Tenez, mon ami, dit d’Oransai à un des soldats qui vinrent le chercher, prenez cette bourse, elle est pour vous ; mais donnez-moi votre parole de militaire que vous ferez remettre à mon fils cette relique, que j’ai toujours portée avec moi. Le soldat en fit la promesse solennelle..................

 

Non, je n’irai point plus loin, ô mon père ! mon tendre père ! Je ne retracerai point tes derniers moments, ta magnanimité, ton supplice !… Que dis-je ! ton martyre : et quand on meurt pour une cause pareille, les palmes éternelles sont votre récompense. Noble victime de ton honneur, tu péris en me laissant sur la terre pour te pleurer. Affreux souvenir ! quand j’écris ces lignes, mes larmes coulent ; mais ta mort ne m’effraie pas. Ô mon père ! du haut du ciel que tu habites, laisse tomber sur moi tes regards paternels ; vois ton fils digne de toi, déplorant ses erreurs, marcher dans la route que tu lui as tracée ; vois-le prêt à suivre ton exemple, et te montrer qu’il est digne de te devoir le jour.

Le lendemain de cet exécrable assassinat, ma mère, pour la première fois, demanda à me voir. On me conduisit vers elle. À mon aspect ses pleurs, jusqu’alors retenus, coulèrent en abondance. Elle m’entoura de ses bras : — Mon fils ! s’écriait-elle, mon cher fils ! ils ont égorgé ton père : les monstres ! ils se sont enivrés de son sang ; mais tu vis, tu restes pour le venger. Viens, Philippe, n’est-ce pas que tu vengeras ton père ? promets-le-moi, mon enfant, et je serai moins à plaindre… Nous ne le reverrons plus !… Ah Dieu ! Et l’infortunée retombe dans les accès de son désespoir.

J’étais bien jeune alors, mais ma douleur n’en était pas moins amère ; mon cœur oppressé souffrait horriblement. Penché sur le sein de la comtesse, mes yeux lui offraient quelques consolations. Je le fis, le terrible serment qu’elle exigea, et l’atroce président du tribunal éprouva les justes effets de mon courroux, quand l’âge… mais n’anticipons pas. Quelques jours après, le bon soldat demanda à ma nourrice, qui ne nous avait jamais quittés, s’il ne pourrait pas me voir ; elle y consentit, et le militaire remplissant fidèlement la parole qu’il avait donnée à mon père, me remit le dernier et religieux présent de l’auteur de mes jours… il ne m’a jamais quitté !… Après une longue maladie, madame d’Oransai recouvra la santé ; quoique bien faible encore, elle voulut se donner des soins pour me faire rentrer dans quelque partie de la fortune que l’on m’avait injustement ravie. Pendant qu’elle faisait les démarches nécessaires, l’enthousiasme anarchique était porté à son comble ; les femmes elles-mêmes, perdant toute pudeur, oubliant leur sexe, vociféraient dans les clubs, ou égorgeaient aux portes des prisons. Depuis longtemps madame d’Oransai était signalée par les mégères comme une chaude aristocrate. Les jacobins, furieux de voir qu’une femme ne tremblait pas devant eux, résolurent de punir ce qu’ils appelaient son audace.

Un après-dîner, vêtue modestement, et ensevelie sous les voiles de deuil qui la rendaient plus belle, ma mère allait au département solliciter les administrateurs ; tout à coup une foule immense, furieuse, égarée, se précipite autour d’elle ; on l’injurie, elle ne répond point. Quelques hommes, revêtus d’un uniforme qu’ils souillaient, osent porter sur elle leurs mains sanglantes ; on l’arrête, on s’empare de ses mains, et mille voix lui commandent de crier vive la République ! — Assassins de mon époux, leur répond-elle avec fermeté, hâtez-vous de me rejoindre à lui ? Crie vive la République, lui dit-on de nouveau. — Vive le roi ! s’écria-t-elle ; frappez, je meurs pour lui. Elle se dégage, tombe à genoux, et tend sa gorge au coup dont elle est menacée ! Pouvoir irrésistible de la beauté et de la vertu, la rage des forcenés est comme suspendue ; ils admirent cette femme si belle et si courageuse, se dévouant à une mort certaine ; leur fureur expire, le fer tombe de leurs mains, et c’est sans éprouver de résistance qu’un officier municipal, honnête homme, parvient à la dégager d’un pareil danger.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE VII.

L’AMITIÉ.





P asserai-je sous le silence ces délicieuses époques de mon jeune âge, où, en apprenant à connaître l’amour, mon cœur sensible battit pour l’amitié ? Ô toi qui le premier m’as inspiré ce pur sentiment ! permets, ô mon Charles, que ton nom se place dans cet ouvrage. Avant ma quatrième année je te connaissais, déjà nous placions en commun nos vifs plaisirs, nos légères peines. Dans notre mutuel épanchement nous trouvions des charmes que rien ne pouvait remplacer ; nos querelles d’un jour donnaient bientôt naissance aux plus sincères réconciliations ; nous savions nous bouder, mais nous ne pouvions nous haïr. Quoique aujourd’hui la capricieuse fortune m’ait séparé de toi, je ne t’ai point oublié ; je te vois encore, grand, élancé, portant sur ta jolie figure la franchise et la bonté ; je crois être encore le témoin des scènes qui prenaient leur naissance dans l’impétuosité de ton caractère bon, mais violent ; ami chaud, mais peu discret, tu ne savais ni garder le silence, ni punir ceux qui t’avaient offensé, lorsque ta tête moins échauffée ne s’abandonnait plus à ta fougue. J’admire ton goût pour la chasse ; je t’écoute, me racontant les exploits de ton chien, et les tiens même ; que de fois le sort t’a contrarié ! ici la perdrix sautillante fût tombée sous tes coups, si le buisson voisin ne l’eût sauvée ; le plomb eût atteint le lièvre rapide, sans une motte de terre qui s’écrasa sous ton pied. Je me vois moi, chasseur indigne, mais me plaisant avec toi, courir les champs, portant un immense filet, la terreur des cailles ; nos récits, nos gais souvenirs égayent notre marche ; nous rions, nous crions, le gibier part, tu me grondes, et puis nous tenant par la main, assis au pied d’un saule qui s’élève sur les bords d’un ruisseau argenté, nous causons du passé. Le temps s’écoule, la chasse est oubliée, mais deux amis sont ensemble, ils ne peuvent s’occuper que d’eux mutuellement.

Après Charles, Urbain fut ma seconde connaissance. Urbain, dans sa jeunesse, dissimulé par goût, menteur par habitude, adroit comme une fée, chérissant ses amis et dupe de son attachement pour une femme indigne de lui. Ce fut avec ces deux jeunes gens que je passai quelques années au collège. Ah ! c’est là où nous nous sommes divertis ; c’est là où, polissonnant sans cesse, notre temps se partageait en deux, le travail et l’espièglerie.

Lecteur, comme nous tu as été à l’école, comme nous ce fut là que s’écoulèrent tes plus beaux jours : laisse-moi te raconter quelques anecdotes enfantines qui te rappelleront les époques de ton adolescence. As-tu eu, comme moi, un vieux professeur, âgé de soixante ans, sale comme un jacobin, babillard comme un orateur des Cinq-Cents, crédule comme un converti, toujours occupé du soin de nous trouver en faute, nous grondant pour la moindre bagatelle, en un mot la terreur générale, mais non la mienne ?

Cet aimable précepteur était gourmand comme un gastronome ; je savais que sa colère s’apaisait devant des friandises ; et un jour qu’il m’avait menacé du dernier châtiment pour le lendemain, si mon devoir n’était point sans faute, je résolus de le punir. Le fils d’un pâtissier était de mes amis (au collège, et pendant la révolution, disparaît l’orgueil du sang) ; je l’initiai dans mes projets, et avec un vrai plaisir il se prêta à tout ce que j’exigeai de lui. Ce fatal lendemain arrive ; vers les huit heures du matin un garçon apporte, sur une feuille de fer-blanc, douze excellents petits pâtés au jus, proprement recouverts d’une serviette bien blanche. On les offre à notre régent comme un présent anonyme envoyé par la mère d’un de ses élèves. Le gourmand, qui recevait souvent de semblables cadeaux, ne se tint pas de joie, et sur-le-champ se hâte, malgré qu’il soit jour de jeûne, de dévorer la pâtisserie, se donnant pour raison à lui-même qu’on ne peut refuser une dame, et que des pâtés refroidis ne valent jamais rien. Cette expédition terminée, se revêtant de son air sévère, il descend dans la classe, et gravement nous interroge ; mon tour arrive ; plus occupé de mes malices que de mon travail, j’étais en faute, ayant oublié mon thème, ma version, et tout ce qui s’ensuit. Comme un ordre exprès du principal défendait la visite de nos derrières, ce que le professeur, malicieux, aimait beaucoup, je fus condamné à dîner avec du pain sec, et un excellent verre d’eau fraîche et claire.

En entendant prononcer ma sentence, je jette les yeux sur le régent, et ma satisfaction est grande quand je vois sa figure grimacer ; il se remet cependant, mais il recommence à souffrir. Un murmure se fait entendre dans ses entrailles, la nature est chez lui en travail ; voilà que tout à coup il se sauve, et nous restons seuls. Des écoliers seuls ! une armée en insurrection, un club où l’on hurle à son aise, quinze femmes se disputant le prix du silence, rien n’approche du bruit qui se fait dans une classe abandonnée. Au milieu du tumulte universel, je grimpe sur un banc, je demande la parole : tu la sa, me répond un de mes condisciples, en parodiant les dix-neuf vingtième des présidents des sociétés populaires ? Frères et amis, m’écriai-je, et l’on me siffle : messieurs, repris-je, et l’on m’applaudit ; je connais votre tendresse pour votre maître, je veux vous apprendre la cause de sa fuite. Alors je raconte dans le plus grand détail comme il a reçu une douzaine de petits pâtés, comme il les a mangés, comme ces petits pâtés étaient médicalement saupoudrés de drogues relâchantes ; et des éclats de rire, des convulsions de joie m’interrompent ; on m’entoure, on m’embrasse, je suis porté en triomphe, je ne demandai point le secret, et tous me le gardèrent. Le magister revient, son air pâle, une certaine odeur qui l’environne, tout redouble un rire qu’on cherche à étouffer sous son livre, dans son chapeau : à chaque instant le professeur nous quitte ; enfin, n’y pouvant plus tenir, il congédie la chambrée, et nous donne pleines vacances jusqu’au lendemain.

Retiré dans son lit, il croyait y être tranquille, mais des écoliers ne s’arrêtent pas en aussi beau chemin ; par des lettres circulaires le principal, les professeurs, les préfets, toutes les autorités du collège, sont averties que M. Belmes s’est purgé en mangeant, dans le carême, des petits pâtés au jus. Chacun accourt chez lui, on lui apprend que son aventure est connue ; il en fut si honteux qu’il quitta sur-le-champ le collège, aux acclamations générales de tous les écoliers. On fit pourtant de sévères recherches pour découvrir l’auteur de ce tour, mais un secret impénétrable me fut gardé ; et si les soupçons s’étendirent jusqu’à moi, on ne put au moins former que de vaines conjectures.

Après cette espièglerie, il faut, pour me réhabiliter dans l’esprit du lecteur, que je décrive une aventure où je me donnai des airs de Démosthène. Voici le fait : malgré la folie de mon caractère, l’amour du travail balançait en moi celui du plaisir ; toujours le premier dans nos compositions, apprenant jusqu’à quatre cents vers par heure, ainsi servi par ma mémoire comme par mon imagination, je m’établissais une supériorité sur mes camarades, qui alluma dans quelques cœurs la vile flamme de la jalousie. Quand le travail n’était point intéressant, je faisais volontiers l’école buissonnière, et ceux qui, travaillant toute l’année sans relâche, ne pouvaient obtenir un seul prix, enrageaient de me voir proclamer le premier dans tous nos travaux.

Le temps des vacances approchait, un concours solennel pour la composition de rhétorique venait de s’ouvrir ; déjà un bruit sourd s’était répandu que les premiers prix de géographie, d’histoire, de latin, de dessin, de calcul, de musique, d’exercice littéraire, m’étaient destinés ces désespérantes nouvelles mettent en combustion les rhétoriciens, et même les philosophes : on s’assemble, on s’anime, il est décidé que vu mon inexactitude je me suis ôté le droit de concourir, et que je dois être rayé de la liste des aspirants, au beau prix de composition française. Quelques maîtres, qu’avait blessés mon indépendante fierté, entrent dans la conspiration ; mais le professeur d’histoire, homme savant et estimable, ne m’apercevant pas dans les cours, vient chez moi sans perdre de temps, et m’annonce ce qui se trame. Victime de la chaleur de mon sang, j’étais couché sur un lit, où me dévorait une ardente fièvre, tandis que des violentes hémorragies à chaque instant ajoutaient à ma faiblesse ; mais lorsque mon protecteur m’eût parlé, je me lève, rien ne m’arrête, une nouvelle flamme me ranime, et appuyé sur le bras du bon professeur, je me présente tout à coup dans la salle où l’on déclamait contre moi. Mes condisciples sachant que j’étais malade, ne croyaient point que je fasse en état de me défendre, et profitant de mon absence, ils portaient leurs prétendues plaintes au pied de la chaire du principal. À ma vue, une surprise universelle se répand sur tous les visages, mes adversaires sont étonnés, les maîtres ennemis me regardent de travers ; mais le principal, sans rien écouter, m’ordonne de m’avancer et de me justifier. Je parle ; mon âme doublement embrasée par la fièvre et l’envie du succès, me prêta des expressions au-dessus de mon âge ; mes joues rouges, mon œil ardent et fixe, mon corps tremblant, un sang épais qui tout à coup s’échappe de mon nez, tout parle en ma faveur, La prévention établie contre moi se dissipe ; je triomphe, et mes rivaux eux-mêmes me pressent dans leurs bras ; un seul s’éloigna, Laster était son nom. Laster, âgé de vingt-deux ans, toujours vaincu dans les classes par un enfant de douze ans, avait conçu contre moi une haine qu’il ne savait pas dissimuler ; lourd personnage sans esprit comme sans agrément, mais vain comme un sot, il cherchait à m’abaisser, et ne pouvait me pardonner le défi que je lui fis un jour en pleine classe, de le vaincre dans toutes nos compositions. Dans le moment on ne fit pas attention à lui ; on me ramena dans ma chambre, et non seulement je fus admis au concours, mais encore on remit le jour de la classe à la semaine suivante, pour me donner le temps de me rétablir.

Laster, aussi lâche que méchant, ne s’endormait pas : voyant ma victoire assurée, il écrit aux membres du comité de salut public de Nantes, que d’injustes professeurs accordaient une préférence exclusive au fils d’un ci-devant. Cette horreur n’eut d’autre succès que celui de faire chasser son auteur du collège et de la ville. Mon ouvrage ayant paru meilleur que ceux de mes camarades, je fus nommé le premier. Enfin je vis luire le jour qui devait éclairer mon jeune triomphe : sept couronnes furent placées sur ma tête ; le public, instruit d’avance de mon aventure, m’accueillit avec transport lorsque je parus devant lui, encore pâle du sang que j’avais perdu, et versant de nobles larmes sur les palmes qui m’étaient décernées. Qu’il est beau ce jour où les prix se distribuent ! Avec quelle impatience il est attendu des élèves et des parents ! Les premiers, avides de gloire et jaloux de prouver leurs succès, n’épargnent rien pour briller ce jour-là ; les seconds, émus d’une douce satisfaction, pleurent de joie, pressent dans leurs bras les fruits aimables de leur tendresse.

Ici cette mère parée de ses plus riches atours, se fait remarquer encore plus par l’allégresse qui éclate sur sa figure ; auprès d’elle sont les jeunes sœurs du vainqueur, l’œil fixe, le cou tendu, battent de leurs mains longtemps encore après que les applaudissements sont finis.

Ici une beauté, rose naissante, sent battre son cœur à l’aspect de l’heureux écolier qu’en riant on appelle son mari ; partout est le contentement. Les familles des vaincus, des fainéants, des paresseux ne se montrent point à cette assemblée : ils sont chez eux, tandis que leurs fils, confondus dans la foule, se promettent de se distinguer aux exercices de la suivante année.

Un professeur se lève, partout s’étend le silence : habillé de noir, et de neuf, les cheveux poudrés, ganté de blanc, il ouvre avec précaution un cahier recouvert d’un beau papier vert pomme, et jetant dessus des yeux satisfaits, il lit, d’une voix mielleuse, un discours ou un poème sur les vacances, sur le retour, sur les charmes de la campagne. Instruits d’avance, les écoliers savent les vers qu’ils doivent signaler ; la salle retentit de leurs longs et bruyants applaudissements. À la lecture succède l’appel nominal des élèves couronnés : à chaque nom, nouvelles acclamations ; les lauriers se distribuent, et chaque enfant court apporter les livres des prix à son père et les couronnes à sa mère. Ce jour nous offrait d’autant plus de charmes, qu’il était suivi du temps des vacances, et que par conséquent on quittait le collège jusqu’à l’instant où la Saint-Martin, de retour, nous y ramenait de nouveau. Mais je ne devais plus y rentrer ; une nouvelle carrière allait m’être tracée, et je me préparais à la parcourir.

Pendant ces vacances, je fus amené à la campagne, chez une de mes tantes. Là il m’arriva une aventure que je vais décrire ; elle donnera une nouvelle idée de la prématurité de mon caractère.

Non loin de la petite ville qu’habitait madame d’Espar (c’est le nom de ma tante), il existait d’immenses carrières de pierre qui lui appartenaient. Ce lieu était célèbre dans les annales amoureuses du pays ; les amants qui craignaient les regards s’y donnaient des rendez-vous. Là, dans l’obscurité, et sous les voiles du mystère, l’Amour usurpait souvent les droits de l’Hymen. J’aimais à parcourir ces grottes profondes et silencieuses. Caché dans un enfoncement, je me voyais souvent le témoin des scènes les plus érotiques, mais rarement gracieuses. Non, quoi qu’en disent les romans, l’habitant de la campagne ne sait point mettre dans ses plaisirs ce charme, cette délicatesse qui embellit, qui ajoute aux transports : ils jouissent brutalement, mais enfin ils jouissent ; et pour une imagination de treize ans, leur amour était toujours un violent excitatif.

Ah ! qu’il me tardait de voir naître cet instant où, placé par la nature au rang des hommes, je pourrais donner naissance à mes semblables ! Un jour que j’avais parcouru des vignes voisines de mes grottes favorites, il me prit l’ordinaire fantaisie de les visiter avant de revenir au château. Dans cette pensée je m’achemine, j’approche, un doux bruit parvient jusqu’à moi : ce sont des baisers qu’on se donne, mais non de ces grossiers baisers que le villageois donne à sa maîtresse ; aux paroles sales ont succédé des expressions plus agréables. Suspendant d’abord ma marche, je m’approche ensuite sur la pointe des pieds, retenant mon haleine ; enfin je découvre la belle, la superbe Olympie de Saint-André, pressant dans ses bras d’ivoire le jeune et joli commandant de la garde nationale de D… À cette vue mon étonnement est inexprimable : „Quoi ! me disais-je, la fille d’un condamné peut aimer un bleu, et l’aimer au point de… Ah ! par ma haine pour la canaille il faut que je les dérange.” Après ce court monologue, je me préparais à me montrer devant eux ; mais une curiosité naturelle retenant ce mouvement premier, je résolus, avant de les effrayer, d’apprendre d’eux les leçons de Cythère.

Couchée sur son dos, Olympie, à demi-nue, la gorge découverte, caressait d’une main impatiente l’épée du militaire qui s’était courbée ; le garde national, dans les yeux duquel brillait une flamme amoureuse, jouait avec son doigt dans la bague d’Olympie, qui par des tortillements réitérés lui prouvait le plaisir qu’il faisait ressentir à tout son être ; cependant les forces se raniment, l’amour saisit son dard, et le plonge dans le carquois humide. Les baisers, les caresses se succèdent avec rapidité, ils sont heureux ; leurs yeux se ferment, ils ne se meuvent plus, et ce n’est qu’en m’apercevant devant eux qu’ils retrouvent la faculté d’éprouver de nouvelles sensations.

La chute de la carrière n’eût point imprimé une terreur pareille à celle qu’ils ressentirent quand ils m’eurent vu. Charmé du succès de ma malice, je ne leur donne pas le temps de me parler : je m’éloigne en courant, et je suis bien loin d’eux sans qu’ils aient pu me parler ni m’atteindre. Le désespoir d’Olympie était violent, elle ne doutait pas qu’un enfant ne fût tout divulguer. Que dire, que faire ? Nier était impossible ; me faire peur n’eût pas réussi. Le bleu craignait les parents d’Olympie, car il était honnête homme. Enfin on revient promptement à la ville, en décidant que si je n’avais pas encore parlé il fallait, par toute sorte de prévenances, m’engager à garder un silence favorable. Olympie, sans tout dire à son amant, se promettait de me séduire, et pour prix de ma discrétion, elle était prête à m’accorder… On arrive : sans se donner le temps d’envoyer aux écoutes, mademoiselle de Saint-André se rend chez ma tante : en entrant dans le salon sa figure était renversée, mais une légère joie la ranime en s’apercevant que je n’étais point encore revenu de ma funeste promenade. Elle m’attendit une heure dans une mortelle impatience, qu’elle avait de la peine à déguiser ; tout à coup elle entend chanter sur l’escalier, c’était moi qui toute ma vie ai eu l’habitude de chanter en rentrant au logis. Je ne m’arrêtai point au salon, et même, sans y paraître, je fus dans ma chambre où je dessinais quelques fleurs. Olympie, assurée de me trouver seul, dit à ma tante : „Je vais trouver Philippe pour l’engager à me faire un dessin que je veux broder au bas d’une robe.”

Penché sur mon papier, posant légèrement mon crayon, sifflotant un air nouveau, je travaillais lorsque j’entends un froufrou derrière ma chaise ; je me retourne brusquement, et je vois la rouge Olympie dont le sein soulevé et la tête basse m’annonçaient la confusion et la crainte. Avec précipitation je me lève ; et lui offrant poliment un fauteuil, je lui demande, d’un air aussi dégagé que si je n’eusse point troublé ses plaisirs, quel sort heureux me procure le plaisir de la recevoir chez moi ?

OLYMPIE.

Je viens vous prier de me dessiner une garniture de robe.

PHILIPPE.

Volontiers ; voulez-vous une guirlande de chêne, des boutons de rose, quoiqu’ils ne soient plus de mode ? un lilas, des bleuets, ou une touffe de lys ?

OLYMPIE, en jouant avec mon gilet.

J’aimerais mieux un branchage de chêne, surtout si Philippe le dessine avec le goût qui le distingue.

PHILIPPE.

De la flatterie.

OLYMPIE, posant un baiser sur mon front.

Pourquoi êtes-vous si aimable et si méchant ?

PHILIPPE.

Moi !

OLYMPIE.

Vous parlerez.

PHILIPPE.

De quoi ?

OLYMPIE.

Faut-il vous le redire ?

PHILIPPE.

Jusqu’à ce moment j’avais cru me tromper, je croyais mes yeux fascinés ; pouvais-je croire que la fille du marquis de Saint-André s’abaissât à ce point ?

OLYMPIE, m’attirant dans ses bras.

Ah ! Philippe, si tu connaissais l’amour, si tu savais comme on est faible quand il nous commande ! ton jeune cœur n’a point aimé, tu les ignores ces plaisirs que tu condamnes : si tu me promettais de te taire, il me serait si doux de faire quelque chose pour toi ! Tu es joli, Philippe ; te voilà grand garçon, tu connais les conséquences de tes rapports. Ah ! rassure-moi, dis-moi que tu ne parleras pas ; vois comme mon cœur bat de crainte, pose la main dessus : elle disait, et dans un nouveau délire elle s’oubliait encore, elle baisait ma bouche placée à côté de la sienne, elle guidait mes mains sur ces deux globes que j’adore. Vaincu, entraîné par mes désirs, mon œil étincelait, je ne repoussais point les caresses de l’enchanteresse : elle triomphait ; soudain une voix impérieuse parlant à mon âme. Repousse, lui dit-elle, les séductions du crime. À l’instant je me recule ; Olympie, étonnée, mais hors d’elle-même, cherche à me retenir. „Non, lui dis-je me dégageant de mon enfance, non, vous ne me séduirez pas ; ne me redoutez plus, je saurai me taire : mais vous n’êtes point digne de moi, et seul, le pur amour recevra sur ses autels mon jeune et premier hommage.” Je dis et m’éloigne, laissant Olympie humiliée et de mes sentiments et du peu de pouvoir de ses charmes.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE VIII.

LE JOYAU PERDU.





Q uelle est cette entreprise, Philippe ? tu veux dérouler aux yeux du public le long tableau de tes folies. Y songes-tu ? Ne vois-tu pas les ennemis innombrables que tu vas te faire ? D’abord, les hypocrites jetteront feu et flamme. Quels scandales, quelles infamies ! Bienheureux père Girard, peut-on vous retracer à nos regards ? Ah ! sans doute l’auteur abominable de ces folies est un philosophe. Non loin de lui, un personnage à l’air rogue, au maintien composé, s’écrie : l’impertinent ! Il ose insulter à la philosophie. S’il avait outragé la religion, s’il nous eût entretenus de l’incontinence de ses ministres, nous eussions pu applaudir aux Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans ; mais point du tout, en nous contant ces fredaines, le sot croit en Dieu, chérit la royauté, plaisante de nos grands maîtres. Oui, ce ne peut être qu’un cafard qui a pris cette tournure pour faire lire les reproches qu’il nous adresse. Immédiatement après ce disciple du charlatanisme philosophique, paraît un journaliste. Diable ! murmure-t-il à voix basse, que dirai-je de cet homme-ci ? il n’est ni athée ni dévot ; je ne puis le battre sans m’attaquer moi et les révérends dont je suis les avis. Au journaliste succède une femme : Il devait être aimable, dit-elle, ce Philippe, mais il a trop dévoilé nos faiblesses, je ne puis souffrir un genre aussi dangereux. Enfin, partout on m’attaque, partout on dit du mal de moi ; et comme rien ne donne plus de vogue à un livre que lorsqu’on le décrie, voilà que celui-ci se débite, et mon libraire y trouvant son compte, m’assure que mes folies sont les meilleures.

Voilà le rêve que je faisais en commençant ce chapitre ; il me semble de bon augure, et quoiqu’il en arrive, je vais continuer ; on me lira, tout me l’assure.

— Halte-là, monsieur mon amour-propre, vous voilà bien content de vous-même ; et qui vous lira, s’il vous plaît ?

— D’abord mes amis par complaisance, et qui, après avoir lu en haussant les épaules, ne manqueront pas de me dire que mon ouvrage leur a paru délicieux.

— Après ?

— Les jeunes beautés ne manqueront pas de parcourir des pages qui leur retraceront leurs propres faiblesses, ou qui leur apprendront comment on succombe aux désirs de son tempérament, en ayant l’air de ne céder qu’au penchant irrésistible, à la violence d’une sentimentale ardeur.

— Ensuite ?

— Les merveilleux, pour en extraire quelques récits de bonne fortune qu’ils s’attribueront, en ayant le soin de changer quelques circonstances.

— Et de trois.

Messieurs les Lovelaces de Beaugency, Brive-la-Gaillarde, Falaise-Périgueux-Fangeaux, etc., afin de rire aux dépens d’un auteur qu’ils ont laissé bien loin, eux dont la réputation s’étend dans trois communes et au-delà.

— Et de quatre.

— Les vieux chevaliers de Paphos, pour se rappeler leur jeune temps ; les vieilles dames, pour voir si j’ai été galant avec les beautés mûres, et pour me citer en exemple dans l’occasion ; les critiques, pour me dépecer ; les ennuyeux et ennuyés pour s’endormir plus vite ; les… Courage, poursuivez, vous voilà en bon train ; quelles espérances ! quel débit ! vite, messieurs les libraires, accourez, disputez-vous un ouvrage que vous garderez peut-être.

J’avais plus de treize ans, ma quatorzième année allait s’accomplir, et, comme on a pu le voir, je n’étais pas un ignorant dans l’art d’aimer ; mais malgré ma demi-douzaine d’intrigues, mes sens étaient vierges, et quoique j’eusse de la malice, j’ignorais, ou plutôt je ne voulais point employer l’art solitaire, tant mis en œuvre dans les collèges et les couvents ; mes désirs n’en étaient que plus violents ; ils augmentaient tous les jours ; un nuage de volupté couvrait mes yeux ; de vagues soupirs, une irritation continuelle me faisaient apercevoir que la nature me demandait plus que des espiègleries. Par une fatalité sans exemple, mes jeunes amies n’étaient point auprès de moi, sans crainte j’aurais apaisé mes tourments avec elles ; mais j’étais seul, et mon supplice, loin de diminuer, augmentait sans cesse. À cette époque, maman prit une femme de chambre âgée de dix-sept ans ; Fanchette, ainsi elle s’appelait, excessivement pâle, mais possédant des yeux noirs d’une mélancolie adorable, une taille superbe, des formes d’une rare beauté, un bras modelé par les Grâces ; malgré son état de domesticité, elle portait dans son caractère une hauteur, une fierté peu communes. Lorsqu’elle parut dans l’hôtel, je la vis avec indifférence ; mon cœur ne battit pas pour elle, comme il avait l’usage de le faire à la vue d’une jolie femme. La cause en était dans la charge que Fanchette devait remplir. Je ne sais, mais un sentiment secret m’a toujours éloigné des domestiques ; je ne saurais point me familiariser avec eux. Cependant Fanchette fit une exception à la règle : je la voyais tous les jours ; ses attraits se présentaient de toutes manières à mes yeux ; peu à peu je me rapprochai d’elle : quand je la rencontrais dans l’antichambre ou sur l’escalier, je lui dérobais quelques baisers qu’elle me rendait avec usure ; je la serrais contre moi. Enfin, elle cessa de m’opposer une faible résistance, et je vis qu’il ne me fallait trouver que l’occasion.

Le matin, lorsque Robert, mon valet de chambre, était occupé par moi, Fanchette montait dans mon appartement, et elle faisait mon lit et rangeait mon linge, dont elle avait le soin. Robert, envoyé aux extrémités de la ville par M. Philippe, était sorti pour longtemps ; Fanchette instruite de son départ, se présenta alors chez moi pour remplir ses fonctions accoutumées. Il commençait à faire chaud, Fanchette ne portait pour tout habillement qu’une courte jupe, et un léger mouchoir de toile, sans épingle, me dérobait les dômes du trône de l’amour. La chaleur de l’atmosphère avait animé les joues de Fanchette, et les roses colorant les lis de son teint lui donnaient un éclat surprenant ; sa vue fut jusqu’à mon cœur que je sentais battre impétueusement : je ne peux me retenir, et m’élançant vers Fanchette, la bouche ouverte, respirant du feu, les bras écartés, je les passe autour de son beau corps : elle m’imite, et nous restons au moins dix minutes ainsi, occupés à nous presser l’un contre l’autre, à nous renvoyer mutuellement les flammes qui s’allumaient dans nos yeux. Bientôt les baisers se succèdent, s’échauffent, nous transportent ; ma main enlève le voile grossier qui renfermait ces deux globes qu’il est si doux de presser. Je baise, je suce ces deux frais boutons, couronne de ce double trésor. À ces caresses je sens Fanchette trembler, frémir et défaillir. À moitié égaré comme elle, je conserve cependant assez de force pour la traîner sur mon lit ; je la couche, je me place sur elle, je l’embrasse, je m’agite avec fureur ; violemment excitée, mes caresses, mes transports, tout m’est rendu par la délirante Fanchette. Elle se remue, je sens qu’elle désire que j’ose davantage ; mais un sentiment que je ne puis définir, m’arrête au milieu de mon triomphe ; un peu de timidité peut-être m’empêche de poursuivre : content de la dévorer, de la mordre, de la serrer, haletant, éperdu, je sens un frémissement délicieux qui parcourt tout mon être : mes yeux se ferment, je pleure, je crie, j’embrasse, mes mains vont partout, l’Élysée m’est ouvert… et je sentis que j’étais un homme. Je me relevai en silence ; de son côté Fanchette, sans rien me dire, mais assurément piquée contre moi de ma gaucherie, s’éloigne, ramasse son mouchoir, et me laisse. Oh ! combien mes idées s’agrandirent en ce moment ! je reconnus quels excès de délices l’amour me promettait, et sur-le-champ je fis à ce Dieu adorable le serment solennel de lui consacrer la plus belle portion de ma vie ; et tu le sais, Amour, si je t’ai tenu cette charmante promesse.

L’après-dîner de ce jour mémorable, maman me dit de m’habiller, parce qu’elle veut me conduire avec elle dans plusieurs maisons où elle doit aller. Je n’aime point les visites ; pour détourner ce qui me semblait une corvée, j’étais tout prêt à prétexter une indisposition, lorsque mon bon génie me dit tout bas d’accepter ; je fus donc faire une toilette à laquelle, par hasard, je donnai toute mon attention. Nous sortons à pied, car alors on ne se servait pas de voitures, et la nation avait eu le grand soin de nous priver d’en avoir en nous ravissant la presque totalité de notre fortune. Nous fûmes d’abord chez Mad..... À quoi bon la nommer ? elle n’a point joué un rôle dans cette histoire ; venons au fait. Madame de Closange est-elle visible ? dit maman en s’adressant à une vieille servante qui avait remplacé le portier, devenu général de l’armée révolutionnaire. On nous répondit par l’affirmative, et nous entrons dans un modeste appartement, où je vis… non, je ne vis ni les hommes ni les femmes qui composaient cette réunion, je ne vis que toi, céleste Euphrosine ! toi, belle de tes quatorze ans ! toi que Praxitèle eût choisie pour servir de modèle à sa fameuse Vénus. Ah ! cette déesse fabuleuse aurait-elle pu te disputer sur le mont Ida, le prix de la beauté ? Vénus est blonde, nous dit-on, et tes cheveux noirs, naturellement bouclés, tombaient avec profusion, tressés élégamment sur ton sein virginal, qui, à demi formé, me présentait l’image de cette neige tardive, dont l’éclat éblouissant brille à l’entour du précoce bouton de rose, dont le zéphir para les premiers jours du printemps ; élancée comme une nymphe de Diane, légère comme le chevreuil qui bondit sur le gazon ; ton œil bleu imitait la teinte de l’azur céleste ; la noble fierté, la pudique décence, la gaîté folâtre, l’esprit enchanteur, y régnaient tour à tour ; un charme inexprimable, une douce mélancolie, une vivacité inspiratrice, animaient tes beaux yeux ; les plus fraîches couleurs de l’aurore se mélangeant à la blancheur de l’albâtre, paraient tes joues, au milieu desquelles s’ouvrait une bouche vermeille, parée de trente-deux ivoires, et exhalant une suave odeur. Je me les rappelle, ces bras arrondis par l’amour, ces doigts déliés, ces ongles parfaits, ce petit pied de si bon augure, cet ensemble gracieux qui séduit, qui entraîne ; cette voix dont le timbre argentin retentissait jusqu’au fond de mon cœur, ce sourire qui me charma, cette amabilité enfantine, cette candeur compagne même de nos excès, cette franchise qui ne te permettait point de me cacher tes sentiments : telle tu étais ; ce fut pour ce chef-d’œuvre de la nature que je brûlai véritablement, et j’ai pu l’oublier !… ô caractère !…

Voir Euphrosine, l’aimer, l’adorer, ce fut fait dans la minute. Avec quel empressement je me plaçai auprès d’elle ! comme je cherchai à me faire distinguer du reste des jeunes gens aimables dont déjà j’étais jaloux ! Depuis deux heures nous étions entrés dans cette maison, et il me semblait que je ne faisais que poser mon chapeau ; lorsque maman se leva, il fallut partir.

— Nous vous reverrons, monsieur Philippe, me dit Euphrosine ?

— Oh ! oui, demain, certainement, m’écriai-je avec une vivacité qui fit rire l’assemblée. En sortant de l’appartement, je reconnus, dans une surprise joyeuse, qu’un de mes oncles habitait le même logis : grand fut mon plaisir, et plus grand encore fut l’accès de tendresse qui me prit pour mon cher oncle ; le lendemain je parus chez lui.

— Ah ! te voilà, mon ami, me dit-il ; comment te portes-tu ?

— Bien ; et vous, mon bon oncle ?

— Comme un malheureux que fait cruellement souffrir cette goutte.

— Que je vous plains ! vous voilà retenu dans votre chambre pour fort longtemps.

— Pour un mois au moins.

— Un mois, mon oncle ! quel bonheur !

— Es tu fou ?

— Pardon ; mon étourderie est mon excuse ; et, tenez, si vous voulez me le permettre, je viendrai vous voir tous les jours, je vous lirai…

— Les productions nouvelles, car j’ai un immense besoin de sommeil ; mais tu t’ennuieras ici ?

— Oh ! non, lui repartis-je avec une mine hypocrite. Mon oncle, qui m’aimait véritablement, accueillit avec plaisir ma proposition. Maman consultée approuva tout, et me voilà le lendemain établi dans l’heureuse maison depuis dix heures du matin jusqu’à neuf heures du soir. Je ne manquai pas d’aller rendre mes devoirs à madame de Closange : elle me traita comme un homme fait. J’étais grand pour mon âge ; je n’avais point les manières écolières ; un certain air, que me donnait l’usage du monde, une assurance, puisée dans mon instruction, tout m’enlevait du rang où devait me placer mon âge. La première semaine s’écoula sans que je pusse faire ma déclaration ; mais je voyais Euphrosine trente fois par jour : elle travaillait auprès d’une fenêtre, et moi, placé à celle qui était vis-à-vis, je la regardais, je lui faisais des mines ; elle riait, son ouvrage était oublié ; on la grondait, et le lendemain nous recommencions de plus belle. Mon cher oncle, émerveillé de ma constante assiduité, me combla de cadeaux et de caresses. J’allais fort souvent chez madame de Closange ; mais ce n’était pas tout, il fallait qu’Euphrosine répondit à mes sentiments… Il fallait encore plus, et cette pensée, qui me poursuivait sans relâche, empoisonnait mes journées et troublait mon sommeil.

Je remontais l’escalier avec vitesse, lorsque la jeune Euphrosine parut à la porte de son antichambre.

EUPHROSINE.

Comme vous suez, M. Philippe ! il fait si chaud, et vous courez si vite.

PHILIPPE.

Ah ! c’est vous, belle Euphrosine.

EUPHROSINE.

Voyez, votre front est couvert de sueur, vos cheveux tombent sur vos yeux et les cachent.

PHILIPPE.

Vous êtes trop bonne de vous apercevoir de cela.

EUPHROSINE.

C’est que j’aime à voir vos yeux ; ils ont quelque chose de doux, d’attirant ; assurément mon frère Edmond, dont on vante le bel air, ne fait pas battre mon cœur ainsi que vous savez le faire, lorsque vous me regardez fixement.

PHILIPPE.

C’est qu’Edmond ne vous aime pas autant que moi.

EUPHROSINE.

Vous ne savez pas le plaisir que vous me faites en me parlant ainsi. Ah ! si vous étiez mon frère, que je serais heureuse !

PHILIPPE.

Vous ne me voyez donc pas avec indifférence ?

EUPHROSINE.

Qu’est-ce que c’est que l’indifférence ?

PHILIPPE.

C’est un sentiment qu’auprès de vous il est impossible de connaître ; c’est regarder quelqu’un sans intérêt, le voir s’en aller sans plaisir et sans peine.

EUPHROSINE.

Vous ne m’êtes pas alors indifférent ; car, lorsque vous sortez, je n’ai plus envie ni de chanter, ni de rire ; et quand je vous revois, je suis bien joyeuse, quoique je ne fasse pas semblant de l’être.

PHILIPPE.

Combien vos discours me transportent, chère Euphrosine ! aimez-moi toujours.

EUPHROSINE.

Vous aimer ! mais vous n’êtes pas mon frère, ma sœur, maman.

PHILIPPE.

Non, sans doute ; mais plus heureux qu’eux tous ensemble, je puis être votre amant.

EUPHROSINE.

Le joli nom.

PHILIPPE.

Et vous serez mon amie, ma maîtresse ; y consentez-vous ?

EUPHROSINE.

De tout mon cœur.

Je me relève, et sur les plus vermeilles lèvres, je porte, en soupirant, le premier baiser de l’amour.

EUPHROSINE.

Ah ! Philippe, quel baiser ! Je sens qu’il me dévore. Oh ! je vous en prie, n’embrassez pas ainsi tout le monde, surtout ma sœur, je vous le demande.

Je le lui promets, en admirant comme l’amour introduit sur-le-champ avec lui la jalousie. Nous nous jurâmes une tendresse éternelle, et je vis que je n’avais pas besoin de lui recommander le silence. La simple, la naïve Euphrosine apprit la dissimulation en apprenant à aimer. Le lendemain de ce jour heureux, je lui demandai une tresse de ses beaux cheveux. Avant de me les accorder, elle exigea la réciproque ; et depuis, nous nous parâmes de ces mutuels cadeaux. Je voyais à tout moment mon amie ; mais je craignais que, la santé de mon oncle se rétablissant, mes visites devinssent moins fréquentes. Cher oncle ! si tu savais combien de fois ton perfide neveu a prié le ciel de prolonger ta maladie, tu lui montrerais moins d’amitié ! mais le traître t’a subjugué, ses soins, son air empressé te charment, et l’éloge de Philippe est toujours le même.

Le temps s’écoulait rapidement ; mon oncle se rétablissait à vue d’œil, et notre amour ne faisait que s’accroître. Depuis une semaine j’avais moins vu Euphrosine ; on l’avait fait sortir. Nous enragions de cette manie de courses dont madame de Closange était possédée, lorsqu’un dimanche après dîner j’aperçus mon amie, parée d’une robe de mousseline blanche, garnie vers le bas, autour des manches, à la ceinture, d’un joli ruban noir ; ses cheveux nattés avec art, étaient ornés d’un beau peigne.

— Où vas-tu, lui dis-je ? depuis quelque temps nous avions adopté le tu républicain.

— On me conduit à vêpres, me répondit-elle tristement.”

PHILIPPE.

Garde-toi bien d’y aller, j’ai une foule de choses à te dire ; et comme mon oncle me renvoie demain, je ne pourrai plus te parler qu’à la dérobée.

EUPHROSINE.

Que faire ?

PHILIPPE.

Une bonne migraine que tu vas prétexter, peut nous être utile.

EUPHROSINE.

Je l’ai déjà effroyable. Elle dit, et prenant un air malade, elle va trouver sa mère pour lui compter le mensonge que nous venons d’arrêter ; elle tremble qu’on ne l’accuse de fausseté, elle rougit extraordinairement ; cette rougeur lui fut propice.

— En effet, vous n’êtes pas bien mon enfant, lui dit madame de Closange, votre visage est enflammé, vous avez la fièvre, il faut vous coucher.

— Non, maman, assurément non, je n’ai qu’un violent mal de tête.

— Je suis fâchée de ton état, car après vêpres je veux aller à la promenade, où je t’eusse menée avec ta sœur.

— Je m’en passerai, quoique j’en eusse eu grande envie (la menteuse).

On la plaint, on l’embrasse, et la voilà seule ; point de femme de chambre, elle suivait sa maîtresse ; la bonne était avec son amant : ainsi Euphrosine restait sans défense, en proie à mes désirs et aux siens. De mon côté je donne campo au valet de chambre du sieur mon oncle ; lui-même, mourant de sommeil, m’ordonne de le quitter ; je ne me le fais pas répéter ; je m’élance : crac, me voilà dans la chambre d’Euphrosine. La porte se referme ; bonsoir la compagnie.

Ô délicieux réduit ! pourquoi ton insensibilité t’a-t-elle empêché de jouir du plus délicieux spectacle qui se soit offert devant toi ? les persiennes sont abattues, un demi-jour règne autour de nous ; dans des vases de fleurs, reposent des fleurs suaves, dont les parfums nous embaument. Euphrosine sent son sein se soulever, je fais asseoir sur mes genoux cette enfant adorable ; là, nos bouches se confondent. Je détache les voiles jaloux qui la parent, une molle résistance redouble mon ardeur, une main hardie se glisse sous le vêtement soulevé, elle monte, elle approche. Euphrosine émue, me presse plus tendrement ; déjà je touche les colonnes du temple de l’amour, je les admire un moment ; enfin j’arrive au sanctuaire. Ma victime tressaille, et penchant sa tête sur mon cou qu’elle baise, elle ne se défend plus.

Qu’il est doux de courir rapidement au travers du bocage sacré qui environne le mystérieux asile, d’entr’ouvrir d’une main délicate et amoureuse ces portes de corail, d’aiguillonner le siège du plaisir qui se gonfle et se raidit dans ce moment. Nous ne connaissons plus rien, tout est oublié ; Euphrosine me reçoit dans ses bras ; je la porte sur son lit, je la baise, je l’excite, je l’enivre ; ma bouche, mes baisers vont partout, jouissent de tout, mais un soin plus important m’appelle : il faut que je sois le vainqueur d’Euphrosine, je cherche à cueillir le bouton ; mais, dieux ! que d’obstacles s’opposent ! quelle difficulté se présente ! le sang coule ; je souffre, elle souffre encore davantage : n’importe, nous poursuivons notre entreprise, je fais un nouvel effort, elle s’agite en même temps, je pousse ; un cri douloureux frappe mon oreille ; mais je ne suis plus à moi, je suis noyé dans un torrent de délices. En vain la fontaine de la vie a coulé, elle ne peut diminuer la fierté de ma contenance : je reviens à la brèche ; pour cette fois le mal s’est enfui, l’épine ne blesse plus la rose, nous n’avons plus que des jouissances à éprouver.

Ah ! qu’elles sont grandes, combien ces plaisirs sont plus vifs, plus impétueux, lorsqu’ils sont le partage de l’amour et de la jeunesse ? Oui, je suis encore sur ton sein, Euphrosine, je possède tous tes charmes à la fois ; toi-même tu me presses, tes mains errent sur moi en tous sens, elles excitent la flèche écumante, elles se jouent autour de ces deux objets dont la nature l’a décorée, et moi je dévore les boutons qui te restent ; mon doigt se joue sur la mousse légère, ou va interroger le plaisir au fond du temple. Non, quand ils renaîtraient mille fois, ces voluptueux instants, ils ne seraient pas plus incendiaires ; jamais une pareille beauté ne recevra plus mon hommage ; et pourrai-je en trouver une plus belle encore, je n’aurai plus mes quatorze ans…


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CHAPITRE IX

LA PREMIÈRE INFIDÉLITÉ.





D élicieuse coupe des premiers plaisirs, je viens de vous épuiser en entier. Amour, tu m’as ouvert l’entrée de ce temple voluptueux où il est si doux de t’adorer ; j’ai, dans les bras de ma jeune amante, connu ce charme dont la durée plus prolongée ne nous laisserait rien à envier aux divinités immortelles ; et toi, mon Euphrosine, parée de tes grâces, de ta tendresse, tu n’as point encore retrouvé l’usage de tes sens : ton œil roule encore, ta bouche enflammée presse encore la mienne, ton sein s’agite, et tout ton être enivré de mes ardentes caresses veut de nouveau s’unir au mien. Je retrouve une énergie que m’avait enlevée l’excès du bonheur ; tes attraits, ton naïf emportement, mes désirs renaissant sans cesse, tout se réunit pour me prêter de nouvelles forces ; une chaleur dévorante circule dans mes veines, elle m’élève au-dessus de mon âge, je me précipite de nouveau dans cette étroite carrière, le sang ne coule plus, mais des flots d’une liqueur embrasée s’échappent, nous ne voyons rien, le plaisir porté à son comble nous ôte tout autre sentiment, et sept fois, sur l’autel de la nature, l’amour impétueux consomma ses adorables sacrifices.

Cependant, moins égarés, nous retrouvons notre raison perdue, ce long éblouissement se dissipe, et par degré levant nos yeux appesantis, nous revenons à la vie pour mieux nous aimer. Oui, je la vois encore cette douce Euphrosine, elle ne connaît pas l’étendue de son sacrifice, elle ne cache point sous de feintes larmes le délire qu’elle éprouve.

— Ô Philippe ! me dit-elle, qu’avons-nous fait ? Quel pouvoir surnaturel vient d’ajouter au bonheur que j’avais de t’aimer ; cher et tendre ami, dans quelles délices ne m’as-tu pas plongée ? Non, jamais il ne disparaîtra de ma mémoire, ce jour heureux qui fait le commencement de ma nouvelle existence ; viens rassurer mon cœur, viens me jurer encore une tendresse éternelle.

J’allais essayer de nouveau le serment le plus énergique, lorsque j’entends mon nom retentir ; je ne perds point de temps, je passe le vêtement indispensable, je revêts ma petite lévite, j’embrasse mon Euphrosine à la bouche, et loin de là. Puis, avec un air de sagesse, je cours vers l’ennuyeux crieur : c’était le valet de chambre de mon oncle.

M. Philippe, M. Philippe ! criait à s’égosiller le maudit braillard.

PHILIPPE.

Eh bien ! qu’est-ce ? lui dis-je, on y va, vous hurlez comme si le feu était à la maison.

LE VALET.

C’est que madame votre mère vous demande.

PHILIPPE.

Que veut-elle ?

LE VALET.

Elle est chez monsieur votre oncle : on vous croyait dans le boudoir, quand je ne vous y ai point trouvé, j’ai crié pour me faire entendre.

PHILIPPE.

Eh ! bourreau ! je ne t’ai que trop entendu. Je vais cependant vers la chambre de mon oncle.

MADAME D’ORANSAI.

Comme te voilà fait, mon ami !

MON ONCLE.

On dirait qu’il vient du combat.

PHILIPPE.

Il fait si chaud, j’avais quitté ma lévite, et je jouais à la corde sur la terrasse voisine.

MADAME D’ORANSAI.

Il faut que sur-le-champ tu me suives.

PHILIPPE.

Vous m’emmenez ?

MADAME D’ORANSAI.

Ton oncle est en état de sortir ; tu devais le quitter demain, je t’enlève aujourd’hui.

Philippe, à part.

Ô ! mon Euphrosine !

MON ONCLE.

Il faut rendre justice à Philippe : on ne peut pas mener une conduite plus exemplaire.

PHILIPPE.

Auprès de vous, mon oncle, peut-on ne pas vous imiter ?

MADAME D’ORANSAI.

Aimable enfant.

MON ONCLE.

Studieux, s’occupant toujours, remuant mes livres de tactique.

PHILIPPE.

Je voulais apprendre comment il fallait faire pour prendre une place.

MADAME D’ORANSAI, avec intention.

Cette lecture pourra t’être utile.

MON ONCLE.

Comment t’y prendrais-tu ? Voyons.

PHILIPPE, malicieusement.

D’abord on entoure le fort, on s’y ménage des intelligences, on tente l’escalade, on brise les portes, on monte sur les tours, et pour signe de victoire on arbore son pavillon.

MON ONCLE.

À merveille.

MADAME D’ORANSAI.

Il commence à se faire tard ; grâce à messieurs les frères et amis, les rues ne sont pas sûres, il faut partir.

PHILIPPE.

Je te suis, maman. Bonsoir, mon oncle.

MON ONCLE.

Tu partirais sans aller faire une visite d’adieux à madame de Closange ?

PHILIPPE.

J’y cours, mon oncle. Et voilà que je me mets à courir, que je franchis les degrés pour arriver plus vite, que je sonne, que la porte s’ouvre, qu’Euphrosine vient me recevoir, que je souffle la bougie qu’elle tient, que j’embrasse mon amie, qu’elle me le rend de nouveau, que nous renouvelons nos serments, que je lui jure fidélité éternelle, que j’allais lui… quand la voix maternelle se fait entendre ; me voilà donnant le bras à maman. Les yeux étincelants, les sens rallumés, le cœur gonflé de désirs, nous cheminions assez lentement, lorsqu’arrivés devant la porte de l’hôtel d’une des intimes amies de ma mère, qui logeait à deux pas de notre demeure, il prend fantaisie à madame d’Oransai de s’y arrêter quelques moments. À la proposition de ma très honorée mère, je me récriai, lui demandant en grâce de me permettre de revenir seul au logis ; maman ne voulant point me contraindre y consentit sans peine : je la laissai donc, et sans avoir une pensée bien arrêtée, je me pressai de me rendre à notre logement.

Le lecteur a oublié peut-être une certaine Fanchette qui, la première parlant à mes sens, me fit connaître ce que je pouvais faire. Eh bien, dois-je l’avouer, quoique j’en rougisse encore, je ne l’avais pas oubliée, je venais de quitter Euphrosine ; n’importe, mon caractère m’emportait, et déjà cette légèreté fatale qui, pendant longtemps, en a fait le premier mobile, m’entraînait vers de nouvelles amours. Je heurte, le portier m’ouvre ; je m’élance et monte brusquement à la chambre de la jolie soubrette. Que faisait-elle alors ? Occupée des préparatifs de sa toilette, elle essayait une fraîche robe d’indienne, dont elle voulait faire sa parure dans le bal où elle allait passer la soirée ; ses cheveux roulés avec art, tombaient à tire-bouchons sur son visage toujours décoloré, son sein était nu ; ce fut sur ces entrefaites que je parus : — Eh ! bonjour, ma belle Fanchette, lui dis-je en sautant à son cou ; que je suis aise de te revoir !

FANCHETTE.

Ah ! monsieur Philippe, vous voilà donc ?

PHILIPPE.

Je t’assure qu’il me tardait bien de te revoir (j’en avais menti, ou ce désir n’était né que d’une heure.)

FANCHETTE.

Comme vous m’embrassez ! je croyais que depuis longtemps vous n’en aviez plus envie ?

PHILIPPE.

Pour te punir de cette pensée, il faut que je baise ceci, puis cela, encore cela, et voilà que du front je passais à la bouche, de la bouche au menton, du menton sur deux mobiles éminences, de là… Ma foi, j’étais bien caressant. Émerveillée de cette nouveauté, Fanchette me laisse agir ; mais comme je marchais sur sa robe, elle se recule, elle fait un faux pas, tombe, où ?… sur le parquet ; et voilà que sans y prendre garde je tombe auprès… non, sur elle ; et comme nous voulons voir si la robe n’est pas déchirée, je la relève malgré l’obscurité profonde, car en croulant nous avions entraîné la lumière. La robe relevée : — Ah ! disait Fanchette, arrête… mon ange… monsieur, que faites-vous… quel plaisir… plus bas… ah !… ah !… Et je gagnais du chemin, et… j’étais parjure, et mon huitième sacrifice de la journée s’accomplissait ; mais je réfléchissais que je ne saurais où trouver le neuvième, si, comme je n’en doutais pas, Fanchette était aussi curieuse qu’Euphrosine. Déjà je ne faisais qu’une triste figure, déjà la main de Fanchette cherchait à ranimer mon honneur éteint, lorsqu’un bruit de pas parvient à mon oreille. Redoutant que ce ne fût madame d’Oransai, qui eût trouvé mauvais que je jouasse à la boule sur un parquet, avec sa femme de chambre, je ne savais que devenir ; une prompte réflexion me fit glisser sous le lit, et je le fis si lestement, que Fanchette me crut sorti par une porte dérobée. Se levant aussi avec vitesse. — Qui est là, demanda-t-elle ?

— C’est moi.

— Qui moi ?

— Georges, qui vient vous chercher pour vous conduire au bal.

Le lecteur saura que M. Georges passait dans mon esprit pour le cousin de Fanchette. Ce Georges, assez bel homme, grand, bien fait, aux larges épaules, aux noirs sourcils, ne me plaisait pas du tout. — Que diable faisiez-vous sans lumière, disait-il ?

— Je viens de l’éteindre.

— Vous êtes seule ?

— Oui, lui dit Fanchette, trompée sur mon évasion.

— Puisque cela est ainsi, je vais t’aider à chercher ta bougie.

Surpris de ce tutoyement imprévu, je commençai à former quelques soupçons ; ils furent réalisés lorsque le drôle dit à Fanchette : La voilà, prends-la donc. Et Fanchette la prit ; mais au demi-cri qui lui échappa, je devinai le genre de bougie qui lui fut remise. Le lit sous lequel j’étais caché était près ; Fanchette s’en approcha, et s’asseyant dessus, tendit le chandelier à Georges, qui y plaça la chandelle d’une manière expéditive.

Transporté de colère, je ne me possède plus ; me voir insulter en ma présence, l’injure était sanglante ; je ne voyais point là-dedans une juste punition de mon propre parjure : je m’approche du bord du lit, et avançant mes deux mains je pince en même temps et Georges et Fanchette ; la douleur leur arrache un cri commun. Georges, vaillant champion dans les combats de l’amour, mais d’ailleurs poltron s’il en fût, se relève ; Fanchette qui, sur-le-champ, devine la vérité, le repousse, et s’écrie au secours, espérant me tromper. Georges, interdit, ne savait à quoi se résoudre, lorsque d’une voix sépulcrale, je lui crie : Malheureux tu vas mourir ! À ces formidables paroles mon faquin s’échappe. Fanchette, partagée entre la crainte de ma colère et l’envie de rire, se rejette sur le lit, et moi me glissant avec précaution, je sors de ma cache et de la chambre, avant que l’audacieuse soubrette ait eu le temps de se justifier. Mon amour-propre, blessé au dernier point, me donna des ailes ; je sortis de la maison, et fus rejoindre maman.

— Ô ! vous qui me lirez, avez-vous été, comme moi, la dupe d’une de vos maîtresses ? Croyez que ma vanité eût moins souffert si Euphrosine m’eût trompé ; mais se voir trahir à sa barbe, par une femme de chambre, et se voir sacrifier sur-le-champ, à qui ? à un domestique, il y en avait pour mourir de confusion et de colère. Je me promettais de ne plus voir Fanchette, et le cœur gonflé de dépit, j’entrai dans le salon, la tête basse, contre mon ordinaire.

Madame de Sancerre, qui depuis quelque temps ne m’avait point vu, me témoigna son plaisir de me trouver chez elle. Je répondis assez gauchement aux amitiés qu’elle voulait bien me faire : car j’entendais dire autour de moi : Comme il a grandi ! c’est un joli garçon, il a l’air d’un homme ; et je trouvais fort mauvais qu’on crût que je n’avais que l’air. Pourtant, après un demi-quart d’heure de bouderie, je levai les yeux, et d’une manière distraite, les portai à droite et à gauche. Dans ce moment je fus frappé d’apercevoir, non loin de moi, une jeune demoiselle que je ne connaissais pas ; au premier abord, sa figure ne m’étonna point, je m’approchai doucement de maman et lui demandai le nom de cette inconnue. Six ans, me répondit-elle, ont donc apporté de grands changements en elle, puisque tu ne retrouves point les traits de ta cousine Honorée de Barene. À ces mots, honteux de mon peu de mémoire, je courus vers Honorée, et d’un air joyeux je lui demandai pardon de ma négligence à lui rendre mes devoirs. Honorée se leva avec politesse, me regardant avec des yeux d’où les larmes paraissaient prêtes à s’échapper, me remercia, et puis se rassit en silence. La riche taille de ma cousine m’avait charmé, son ton mélancolique vint encore ajouter à cette première impression ; et n’osant lui parler, car je m’aperçus qu’elle ne voulait point porter ses regards sur moi, je fus m’asseoir à l’autre bout du salon, et là je m’enivrai du plaisir de la contempler. Telle était Junon, telle était Honorée : même fierté, même dignité dans l’œil et dans le port ; sa figure ovale et majestueuse commandait le respect en inspirant l’amour. Auprès d’elle disparaissait ma légèreté naturelle. Honorée prit sur moi un ascendant que rien n’a jamais pu détruire. Tout en elle me séduisait : ses yeux parés de deux sourcils dont l’ébène faisait ressortir la blancheur de son teint, de ses yeux partaient la flamme et l’enthousiasme ; sa bouche, légèrement relevée donnait à Honorée une figure grave, malgré qu’elle éclatât de toutes les grâces de la jeunesse. Mais que ses attraits étaient encore loin de ses qualités morales ! Honorée, née exactement le même jour que moi, avait laissé son âge bien loin d’elle. Ferme, courageuse, elle savait allier la prudence au courage, l’héroïsme à la bonté ; ne dédaignant pas les soins du ménage, elle les réunissait aux occupations les plus étrangères à son sexe ; élevée au milieu des orages de la révolution et parmi les rangs des braves Vendéennes, son âme exaltée ne soupirait qu’après le rétablissement de la monarchie. Sa mère, victime du régime de la terreur, était tombée sous la hache meurtrière. Sœur de mon père, elle avait éprouvé le même sort. Le désir de délivrer son père, qui lui restait, et qu’on faisait languir dans les prisons nantaises, avait seul pu arracher Honorée à ses occupations belliqueuses : vêtue en amazone, suivant partout le commandeur de Barene, son oncle, elle partageait les dangers ainsi que les victoires de l’armée royale. En apprenant la nouvelle de l’arrestation de son père, elle avait tout quitté ; et depuis quelques heures, arrivée dans Nantes, elle attendait, chez madame de Sancerre, l’arrivée de maman, pour lui demander un asile. Plus je regardais ma cousine, plus je sentais l’amour naître dans mon cœur. Ce n’était point ce désir que m’avaient inspiré dans mon bas âge ces jeunes beautés dont j’ai tracé les portraits ; ce n’était pas non plus ce sentiment impétueux qui, auprès d’Euphrosine, me porta aux plus ardentes entreprises. Non, la seule vue d’Honorée me suffisait, ma pensée ne se portait qu’à la chérir, et je ne pouvais imaginer que je fusse jamais capable d’oser lui déclarer mon amour. Pauvre Euphrosine ! te voilà donc oubliée. À peine quelques heures se sont écoulées depuis l’instant heureux, et déjà j’ai volé dans les bras d’une autre, et déjà je t’ai donné la plus dangereuse des rivales. Mais, que dis-je ! non, je n’ai point cessé de te chérir ; tes charmes enfantins me plaisent encore ! j’aime à me reposer sur le souvenir de nos caresses ; il me tarde de voir se lever le jour de demain pour revoler près de toi, pour respirer encore la vie sur ta bouche charmante. Oui, mon Euphrosine j’admire Honorée ; mais je ne chéris que toi : elle me subjugue, et tu me transportes ; douce et naïve amante, repose-toi dans la couche que j’ai partagée ! que la troupe folâtre des songes te rappelle nos délicieux combats ! puisses-tu les désirer encore, et puissé-je demain te porter un amour raffermi contre mon humeur légère. Euphrosine ! je t’adore !… Mais que dit-on là bas ? Quoi ! Honorée va nous suivre ? elle reposera sous le même toit ? y pensez-vous, ma mère ? Honorée, tu vas occuper la chambre voisine de la mienne. Eh ! que m’importe ; le seul regard de ma cousine ne suffit-il pas pour m’interdire toute coupable pensée ? Hélas ! devant Honorée je ne saurai que soupirer et me taire.

— Prends le bras de Philippe, ma chère enfant, dit madame d’Oransai à ma cousine. Honorée, sans rien dire, obéit ; et mon pauvre cœur se met à battre la campagne. Nous entrons dans notre demeure, et mademoiselle Fanchette paraît pour nous éclairer, tenant le fatal flambeau dont l’aspect me rappelle le plus désagréable souvenir.

Fanchette n’avait point songé à aller au bal, elle était rouge de honte, et n’osait lever les yeux sur moi. Cette contenance me plut, je fus moins courroucé, et au moment où la friponne leva sa charmante figure, pour contempler la nouvelle venue, je crus que le pardon ne tarderait pas à revenir dans mon âme ; cependant, pour ne point montrer ma faiblesse, j’affecte un visage sévère ; et feignant de ne m’occuper que de la belle Honorée, j’apprends par ma conduite à Fanchette, que je n’ai pas été longtemps à lui donner une concurrente redoutable. Toujours silencieuse, Honorée, quand nous fûmes à souper, continuait à ne point me regarder ; cette obstination frappe maman : — Est-ce que Philippe t’aurait déplu ? dit-elle à Honorée. — Ah ! ma tante, répondit celle-ci, pouvez-vous le croire ? mais il ressemble si fort à ma malheureuse mère ! Elle dit, ses larmes suspendues s’échappent, et l’infortunée me représente le plus beau tableau de la piété filiale ; nous cherchons à consoler Honorée. „La consolation, s’écria-t-elle, ne sera que dans la vengeance ; périssent les auteurs du crime que je déplore !” Elle ne pleurait plus, l’indignation héroïque, l’amour pour sa famille, animaient toute sa personne ; elle se précipite à genoux, et élevant ses mains vers l’Éternel, elle récite une fervente prière, que le ciel ne put se refuser à exaucer. Cette action me surprit, mais mon cœur, qu’une étincelle devait enflammer, me criait à haute, voix qu’il fallait venger Honorée, et qu’alors peut-être…


Il était temps de se séparer ; madame d’Oransai conduisit la belle affligée dans la chambre qu’on lui avait préparée, et lui promit que le lendemain elle s’occuperait de lui faciliter les moyens de voir son père.

— Ma cousine, lui dis-je, je connais un peu l’un des fils d’un des municipaux ; avec le jour je me lèverai, et je compte assez sur son amitié pour espérer qu’il appuyera notre demande.

La vivacité que je mis dans ces peu de mots, toucha Honorée ; elle me remercia affectueusement. Comme elle avait besoin de repos, nous nous retirâmes ; et moi, agité et fatigué des diverses aventures de la journée, je me retirai dans ma chambre, croyant y trouver le sommeil, qui m’était immensément nécessaire.

J’étais déshabillé, ma lumière allait s’éteindre, lorsqu’on vient heurter à la porte de mon appartement — Que veut-on ? demandai-je d’un ton impatient. Une voix flûtée, et fort de ma connaissance, me répond : Madame votre mère vous demande sur-le-champ. Je ne fais point réflexion que je suis en chemise, j’ouvre, et je vois… mademoiselle Fanchette nue, absolument nue des pieds jusqu’à la tête, qui entre brusquement, ferme la porte, et se jette sur moi. La vélocité de cette attaque m’ôta d’abord la réflexion ; mais avec un effort qui me parut digne de l’héroïsme de ma cousine, je me dégageai, et d’un ton assez sec, je demandai à Fanchette quelle était son intention. — Vous ne m’aimez plus me dit-elle, en pleurant. — Arrêtez, lui dis-je, je ne vous ai jamais aimée, vous m’avez inspiré des désirs, ils ont été satisfaits, et me voilà tranquille. Je disais ainsi, mais un démenti formel était donné à mon discours, par ma chemise, qui s’avançait en bosse, environ huit pouces en avant de mon corps ; Fanchette qui le voyait aussi bien que moi, loin de se fâcher de la dureté de ma réponse, me réplique : — Je vois bien d’où vôtre colère a pris naissance, vous m’en voulez parce que Georges… — Le diable emporte Georges, lui dis-je avec énergie. — Ah ! monsieur Philippe, si vous saviez combien il est dangereux de le refuser, il m’a avant-hier menacée de vous dénoncer vous et votre mère, si je…

Cette idée que Fanchette n’avait cédé que par générosité, les désirs que ses charmes rallumaient dans mes sens, tout me jeta dans un délire inexprimable, l’honneur s’envola, je saisis la voluptueuse soubrette. Le flambeau est éteint, j’attire Fanchette vers ma couche, je palpe ses formes gracieuses, je partage son égarement, mon âge fournit de nouveaux aliments à ma fougue inconcevable. Oh ! combien l’ardente Fanchette se félicita d’avoir su vaincre ma résistance ! que de baisers, que de mouvements rapides, excitatifs ! tout son corps, tout le mien, reçurent les hommages les plus multipliés et les plus incendiaires ; quel plaisir n’éprouvait-elle pas, ma main embrasée, à parcourir les frais trésors qu’on lui abandonnait ! Quelle nuit ! qu’il termina bien, ce beau jour ! Je n’étais plus à moi, je ne vivais plus que pour jouir, et sur le sein palpitant de ma compagne, je jurai que ma vie entière serait consacrée à l’amour, que je le chercherais partout. Je disais, et j’étais infatigable ; enfin, le sommeil triompha de mon acharnement ; je succombai sous les treize lauriers de la journée ; et après un baiser pris et rendu, je laissai aux songes le soin de me plonger dans de nouvelles extases.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE X.

QUI MET EN SCÈNE DE NOUVEAUX ACTEURS.





J ’ai fait serment de tout dire, et cette promesse a seule pu me faire rapporter la première action dont j’aie eu à rougir. Oui, j’eus tort ; mais à quatorze ans se commande-t-on toujours ? et dans cet âge de flamme la tête ne l’emporte-t-elle pas sur le cœur ? Il était grand jour quand je me réveillai ; ma première pensée fut la promesse que j’avais faite à ma cousine, la seconde appartint à Euphrosine, la troisième… Mais Fanchette m’avait quitté, elle n’avait pas attendu mon réveil pour revenir auprès de ma mère ; ainsi, ne trouvant plus à qui parler, je me levai lestement pour aller trouver mon camarade d’étude le bon Saint-Claire. Il était encore couché lorsque j’arrivai chez lui ; je fus droit à sa chambre, et usant du privilège que donnait l’amitié, je le réveille sans façon et lui explique, après l’avoir embrassé le sujet de ma visite intéressée. Au nom de ma cousine, au portrait que je lui en trace, mon galant écolier m’assure qu’il est tout à moi, que de ce pas il va trouver son père, et il m’invite à le suivre dans une chambre richement meublée. Le citoyen municipal se faisait habiller par un gros vilain domestique qui tutoyait son maître à faire frémir.

— C’est toi, citoyen d’Oransai, me dit l’officier public ! que veux-tu, mon enfant ?

Cette républicaine interrogation n’était nullement du goût de mon jeune orgueil, mais ce n’était pas le moment de marquer mon peu d’amour pour les coutumes révolutionnaires ; me contentant de saluer silencieusement le ci-devant épicier parvenu, je laissai à Saint-Clair le soin de répondre à son père. À peine avait-il achevé son discours, qu’une voix aigre que j’entends, s’écrie : — Ça ne se peut pas ; il vous sied bien, morveux, de vous intéresser pour un suspect !

Surpris, je me retourne, et j’aperçois un long, gros et noir individu, paraissant âgé de vingt-deux ans, porteur de la plus exécrable physionomie jacobine ; les cheveux gras et courts, chargés d’un rouge bonnet, et vêtu d’un très sale uniforme bleu : moi, qui ne connaissais point ce disgracieux coquin :

— Et pourquoi cela ne se peut-il pas ? lui dis-je d’un ton de mauvaise humeur remarquable.

— Parce que nous ne devons pas avoir pitié des aristocrates.

— Puissent-ils vous le rendre quelque jour ! lui répondis-je avec plus de véhémence.

— Vous l’entendez, mon père, s’écria Saint-Clair l’aîné, qui se fit alors reconnaître ; voilà comme ils sont tous, ils ne vivent que dans l’espoir d’une contre-révolution.

M. Saint-Clair, moins jacobin que beaucoup de ses confrères, imposa silence à son fils ; puis se retournant vers moi : — Citoyen, je vous accorde la permission que vous me demandez, mais sous la condition que l’entrevue de la citoyenne Barene, avec son père, aura lieu en présence d’un député de la municipalité.

Il valait mieux cela que rien, et déjà je remerciais le municipal, lorsqu’après avoir signé l’ordre du permis, il vit son fils aîné venir à lui, et lui demander d’être nommé pour assister à la visite que ma cousine devait faire. À cette demande un mouvement inconnu s’éleva dans mon âme ; depuis, je l’ai pris pour un présage. Le citoyen Saint-Clair approuva son fils, et moi, sans espoir d’obtenir un autre témoin, je revins vers mon Honorée. Suivi de maman, elle se préparait à sortir pour faire des démarches tendantes au même but ; que sa joie fut grande quand je lui apportai la bienheureuse permission ! elle ne put s’empêcher de me serrer dans ses bras. Eh ! quelle plus douce récompense eût-elle pu m’accorder ?

Comme le papier du municipal ne portait que mon nom et celui d’Honorée, maman ne put point nous suivre ; elle confia ma cousine à mes soins ; et rentrant chez elle, elle fut s’occuper du projet qu’elle machinait depuis longtemps. Je ne crus pas nécessaire de prévenir Honorée que son entrevue aurait un témoin. Nous arrivâmes à la porte de la prison ; après une heure d’attente on nous appelle, nous entrons à notre tour, et le geôlier, après avoir vérifié notre permis, va nous conduire lorsque Saint-Clair, l’aîné, paraît devant nous. À sa vue, je vois Honorée tout à coup pâlir et rougir ; puis, sa contenance se rassure, et la fierté la plus dédaigneuse s’empreint dans son imposant regard. Saint-Clair, de son côté, avait reculé de deux pas. — Quoi ! dit-il malgré lui, est-ce là mademoiselle de Barene ? Je ne pus douter que ces deux personnages ne se connussent déjà.

— Oui, citoyen, lui répond Honorée, vous savez quel est mon nom.

Elle dit, le geôlier marche, nous le suivons ; Saint-Clair s’avance ; et ma cousine me serre fortement avec son bras ; je ne sais que penser, nous descendons un étroit escalier, nous traversons de longs couloirs ; partout étaient de fortes portes de fer, partout nous entendions les gémissements des malheureux détenus. Enfin une barrière nous arrête, le geôlier l’ouvre, il nous fait descendre huit marches, nous avançons alors sur un terrain boueux, trois autres portes s’ouvrent consécutivement, et Honorée se trouve dans les bras de son père.

Ce vénérable vieillard remercia mille fois le ciel compatissant de l’inespéré bonheur qu’il lui envoyait. Qui n’eût été touché de ces purs embrassements, de ces larmes qui coulèrent des yeux de M. de Barene et de sa fille ! Hélas ! ce sombre cachot, cette demeure fétide, n’offraient plus leurs horreurs à un père qui revoyait son enfant : il ne nous apercevait pas, spectateurs attendris ; je les contemplais avec ravissement, et je me sentais moins prévenu contre Saint-Clair, depuis que je le voyais sur le seuil de la prison, cachant sa figure dans son bonnet rouge, comme si quelque sentiment de pitié avait accès dans son cœur. Que je le connaissais mal !!!

Après un long temps donné à la tendresse, M. de Barene me reconnut : je fus à lui et je reçus ses caresses pendant qu’Honorée lui apprenait que c’était à moi qu’ils devaient cette entrevue si désirée. L’heure s’écoulait, et le concierge nous avait déjà plusieurs fois avertis qu’il fallait se retirer ; nous résistions encore : enfin, il fallut obéir. Le lendemain on ne pouvait se revoir ; mais le jour suivant devait ramener la plus tendre des filles auprès du plus sensible des pères. Nous remontâmes en silence : notre cœur se serrait au bruit des verrous qu’on refermait sur M. de Barene. À la porte de la prison, Saint-Clair nous laissa. Je le saluai par une silencieuse inclination : il parut vouloir parler à Honorée ; mais celle-ci s’éloigna en m’entraînant. Je marchais de surprise en surprise : je ne pouvais douter que mademoiselle de Barene ne connût Saint-Clair ; et pourtant ma curiosité n’osa point se satisfaire en interrogeant Honorée, tant elle m’inspirait du respect. Nous revînmes ainsi au logis, et là, me remerciant encore, ma cousine fut se renfermer dans sa chambre. Me voilà seul : où irai-je ? où ? Eh ! parbleu ! chez mon oncle ; il y a un siècle que je ne l’ai point vu. Ce cher oncle ! comme je le caresse ! comme j’ai grand soin de parler bien haut, afin de faire accourir mon Euphrosine à la fenêtre qui est vis-à-vis celle par laquelle je regarde. Je la vois soudain j’abrège les compliments ; je sors de chez mon oncle : je vais entrer chez elle ; mais elle n’est pas seule : Ambroisine, sa sœur, l’accompagne : Ambroisine, qui n’a encore que treize ans, et qu’un jour… n’anticipons pas. L’Amour est bien triste quand il a un témoin ; je bâillais, je ne disais plus rien : Ambroisine était assurément jolie ; mais je ne pensais point à elle. Euphrosine se dépitait ; que faire ? Il fallut se séparer sans avoir pu se dire un mot. Ah ! pour la bavarde Euphrosine comme pour moi, ce contre-temps était insupportable. D’assez mauvaise humeur, je sors et l’habitude me conduit chez Madame de Ternadek : si elle eût reçu l’éducation du monde, si elle en avait parfaitement connu les usages, elle eût été citée parmi les femmes aimables. Je puis dire que, depuis l’instant où je l’ai connue jusqu’aujourd’hui, je ne me suis pas ennuyé une seule minute auprès d’elle. Après avoir aimé les plaisirs, elle donna par bouffée dans la dévotion ; elle l’afficha sous les bannières du jansénisme. Mais, malgré ses pieux désirs, l’ancien caractère perce toujours, et par étincelles l’esprit s’échappe des voiles du rigorisme. Elle a dû avoir été fort bien ; sa taille est élégante, son œil est très beau, et, malgré ses quarante ans, je lui ai connu plusieurs adorateurs. L’active médisance, je veux dire calomnie, m’a toujours rangé dans cette classe, et je jure que les seuls liens de l’amitié me liaient à cette femme charmante ; indulgente pour moi, elle paraissait écouter avec intérêt mes jeunes récits ; je ne craignais pas de lui tout confier, et son étonnante discrétion ne me donna pas un instant d’inquiétude à des époques où il lui eût été si facile de me nuire si elle eût parlé. Ce fut donc chez madame de Ternadek que je me rendis. Tout occupé de mes conquêtes, de ma cousine, de mes incertitudes, je lui appris tout ; et la maligne, qui alors n’avait que trente ans, se moqua de moi, me fit enrager, me retint pourtant ; car il est si doux d’avoir quelqu’un qui vous montre de l’amitié ! Depuis longtemps j’étais avec elle, quand on vint annoncer madame Derfeil : je voulais me retirer. — Non, restez, me dit madame de Ternadek, je veux vous faire voir une jolie femme. Elle dit, et madame Derfeil parut. Je ne sais, lecteur, si déjà tu t’es aperçu que j’ai la manie de peindre tous les individus que je te présente : peut-être cette manie te déplaît-elle ; mais comme lorsque j’ai fait mon ouvrage, tu n’étais pas là pour me donner ton avis, tu auras la bonté de sauter les portraits qui pourraient te déplaire, et de lire ceux qui t’offriront quelque agrément.

Madame Derfeil, quoi qu’en dît ma confidente, n’était point jolie ; elle avait vingt ans ; ses yeux assez petits n’étaient pas dépourvus d’une certaine expression ; la petite vérole avait exercé sur sa figure des ravages assez remarquables, néanmoins de fort vives couleurs cachaient de loin ce défaut ; les dents de cette dame, bien rangées et fort blanches, donnaient du charme à son visage ; elle parlait en minaudant, et comme si elle eût fait la moue ; sa gorge, taillée en forme de poire, était déjà dépourvue de cette fermeté, de cet embonpoint qui lui seyaient si bien. Quand à l’esprit, madame Derfeil y avait de grandes prétentions malheureusement peu fondées ; ce n’était qu’un faux brillant, un jargon maniéré qu’elle croyait être du génie. Pour les méchancetés, elle avait quelque adresse, et son orgueil sur ce point était infini ; son cœur était foncièrement mauvais, son ton étourdi, son bavardage fatigant ; cependant, par un feint étalage de sentiment, d’expressions relâchées et entortillées, de pensées fausses, assez bien exprimées, parfois elle avait su se faire une sorte de réputation qu’elle commençait partout à perdre.

Rejetée, par sa naissance, dans les sociétés du troisième ordre, reçue par hasard chez madame de Ternadek, elle n’avait point vu un homme comme il faut se ranger sous ses enseignes ; elle briguait vivement une telle conquête : elle me vit sur ces entrefaites, je n’avais pas encore quinze ans, mais je portais un nom connu, c’en fut assez. Au portrait que je viens de tracer, je dois joindre encore une dissimulation surprenante ; un besoin de venger les injures qu’elle avait reçues, un système de brouillerie organisé dans sa tête, en un mot, madame Derfeil était une femme dangereuse, et ce fut elle qui la première m’accabla de sa fureur.

Madame de Ternadek m’ayant présenté à elle, je fus reçu avec un gracieux sourire, auquel je ne fis pas attention, c’est-à-dire dont je ne compris point sur-le-champ l’étendue et l’expression entière. Nous causâmes quelque temps ensemble ; au moment de se retirer, madame Derfeil remarqua avec inquiétude que la pluie tombait par torrents ; comme j’avais un parapluie, je lui fis la proposition de la reconduire ; elle accepta, et nous voilà dans la rue. — Il faut avouer, me dit ma compagne de course, que madame de Ternadek est une femme bien aimable.

— Et une excellente amie, répondis-je avec vivacité.

— Oui, reprit madame Derfeil : sans avoir l’honneur de vous avoir jamais vu, je vous connaissais déjà ; madame de Ternadek avait eu le soin de me dire plusieurs fois combien était aimable M. d’Oransai. Je croyais, je l’avoue, que ces éloges étaient peut-être un peu trop dictés par l’amitié, mais aujourd’hui je dois convenir, avec franchise, qu’ils m’ont paru au-dessous de la vérité.

Il était lancé à bout portant, ce coup d’encensoir ; on me voulait du bien, la chose est claire, mais le triple amant de Fanchette, passons vite, d’Euphrosine, d’Honorée, était aveugle auprès d’une femme qu’il n’aimait point ; mon inattention fut mon premier crime auprès de Clotilde (c’est le nom de madame Derfeil) ; elle m’en a toujours voulu.

Après avoir accompagné Madame Derfeil jusqu’à sa porte, je rentre chez moi. On m’attendait pour se mettre à table ; je dis, pour me justifier, qu’il m’avait fallu accompagner une dame.

— Jeune ? me dit maman.

— Oui.

— Jolie ?

— Oui, repris-je encore. Et j’aperçois un coup d’œil rapide d’Honorée qui prétendait descendre dans ma conscience, mais elle n’y eût découvert que l’envie de fixer sur moi l’attention de ma cousine. Honorée, malgré le mal que lui faisait ma ressemblance avec sa mère, s’accoutumait à me regarder ; j’étais pour elle rempli d’attentions délicates, dont elle me savait gré. Vers le soir nous fûmes dans le jardin de l’hôtel respirer la fraîcheur. Le père de Charles veut nous rejoindre ; dès lors je ne suis plus enfant, je cause histoire, science : le bon monsieur de Mercourt, qui m’adorait, se récrie à tout moment sur mon savoir, mon érudition profonde, et Honorée, d’écouter sans mot dire, mais sans perdre aussi un mot de l’éloge du petit cousin ; le soir, en nous séparant, j’osai approcher ma bouche de la joue d’Honorée ; loin de se retirer, elle me rend mon baiser, et me voilà le plus heureux des hommes.

— À demain, mon ami, me dit-elle.

— À demain, ma belle cousine, lui repartis-je ; et je retourne dans ma chambre.

À peine étais-je dans l’obscurité, que voilà un lutin qui vient me faire endêver ; comme je n’étais point poltron, je m’élançai sur ce follet, et sans craindre sa malice, je l’entraînai dans ma couche, et me voilà le lutinant à mon tour.

Le jour suivant nous reprîmes, avec ma cousine, la route de la prison ; nous demandons qu’elle nous soit ouverte, mais le sévère geôlier nous répond : — On n’entre plus.

Vainement par toutes sortes de moyens, même par ceux qu’un geôlier rarement refuse, nous voulons faire lever cette consigne rigoureuse, tout échoua, il fallut tristement revenir vers notre demeure ; une larme échappa à ma cousine, et de sa bouche sortaient ces mots : — Le monstre, il ne changera jamais. Comme Honorée, en parlant ainsi, ne s’adressait point à moi, je ne crus pas devoir lui demander une confiance qu’elle ne jugeait pas à propos d’avoir pour moi, et je continuai de marcher avec elle. Lorsque nous fûmes vis-à-vis de la maison d’Euphrosine, Honorée me demanda si notre oncle de B… ne logeait pas dans cet hôtel. Sur mon affirmation, elle veut lui rendre ses devoirs, je la suis… Descendant quatre à quatre les degrés, Euphrosine vint presque se heurter contre nous : elle chantait, mais elle nous a vus, et sa gaîté s’évanouit ; un pressentiment secret lui dit que le volage Philippe briguait déjà de nouvelles chaînes. Elle me salua d’un air interdit, et doucement nous suivant par derrière, elle remonte l’escalier avec nous ; M. B…, charmé de revoir Honorée, la comble de caresses ; pendant ce temps, je m’esquive, et courant à mon tour, je vais frapper Euphrosine qui, prêtant à la porte de l’anti-chambre une oreille attentive, essayait d’écouter ce qui se disait dans le salon ; je vais à elle, l’air riant, mais la jolie boudeuse me repousse, je cherche à apaiser sa petite colère, je lui jure qu’Honorée n’est que ma cousine, et pas autre chose ; je prie, je sollicite, et pendant qu’Euphrosine me conduit vers sa chambre, l’ingénue ne peut s’empêcher de me dire : Oh ! comme je t’eusse tenu rigueur, si maman n’était pas sortie !

Nouveaux transports, nouveaux plaisirs, je n’essayerai point de vous les décrire. Je n’avais qu’une demi-heure à donner à l’amour, elle ne fut pas perdue ; quel feu, quelle pétulance, quelle fièvre érotique embrasait mon Euphrosine ! Hélas ! me disait-elle, je te vois si peu. — Employons-le bien ce court espace, lui dis-je ; et nous recommençons le combat, et mille fois la jolie rose est baisée, et trois fois arrosée ; c’était, je pense, se bien conduire en une demi-heure. Honorée me rappela, je quittai Euphrosine, mais le lendemain je la revis, et pendant plus d’un mois, j’eus le plaisir de revoir cette enfant adorable. Ce temps fut employé par Honorée, comme par nous, à trouver les moyens de revoir son père ; partout nous fûmes repoussés. Le municipal Saint-Clair refusa de me recevoir, et son jeune fils me dit qu’il lui avait défendu de lui parler en faveur des aristocrates. Honorée, dont j’admirais la force surnaturelle, ne se décourageait pas ; elle assiégeait toutes les portes, elle ne se lassait point de demander, mais elle trouva des cœurs de bronze, et trop heureuse encore, elle ne fut point exposée aux insultes de ces misérables.

L’habitude de nous voir tous les jours commençait un peu à établir quelque familiarité entre nous ; Honorée écoutait mes discours : plus d’une fois, mon audace voulait lui découvrir mes sentiments, lorsqu’au moment de lui tout dire, un regard sévère glaçait mon cœur ; et par un seul soupir, si elle en comprenait le langage, je l’instruisais de l’état de mon âme. Un après-dîner, maman venait de sortir pour se rendre chez la marquise de Sancerre ; seul avec Honorée, nous dessinions ensemble un vase de fleur, lorsque Fanchette entre dans le salon, remet une lettre à ma cousine, et l’avertit que dans la soirée on viendra en chercher la réponse. Honorée ne reconnaissant point l’écriture, se hâta de rompre le cachet ; elle lit d’abord la signature, soudain son œil, son visage s’enflamment de colère, elle jette le papier à terre, le froisse avec son pied.

Ma cousine !!! m’écriai-je. Insolent ! disait-elle de son côté. Interdit, j’allais lui demander le sujet de sa colère, lorsqu’une pensée la frappant, elle ramassa la lettre fatale, et lut à haute voix :

Mademoiselle, vous cherchez à voir votre père, et vous n’y parviendrez que par mon secours ; je vous donne ma parole d’honneur que vous aurez la liberté de descendre dans sa prison, même de le ravir aux fers, si vous voulez m’accorder demain un entretien secret.

Decius Saint-Clair.

— Oui, oui, dit Honorée, je le verrai.

— Saint-Clair ! avais-je dit. Quoi ! mon Honorée, vous le connaissez ?

— Philippe, me dit-elle, demain tu sauras tout ; je veux que tu sois présent à cette entrevue ; mais pour que tu ne viennes pas l’interrompre par ta pétulance, je te placerai derrière cette porte vitrée.

— Ah ! lui dis-je, vous n’avez besoin, pour me contenir, que de le vouloir.

Elle courut à son bureau, et elle écrivit sur-le-champ cette lettre : Honorée de Barene recevra demain, à onze heures précises, le citoyen Saint-Clair. C’était l’heure des courses de maman ; et comme Honorée savait qu’elle n’était pas moins vive que moi, elle avait saisi cet instant comme le plus favorable.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE XI.

L’HÉROÏSME.





T out entier aux sentiments que m’inspiraient les discours de ma cousine, j’avais cessé de solliciter les visites nocturnes du lutin dont l’amour-propre se trouvait extrêmement piqué de cette indifférence ; mais pouvais-tu espérer de me fixer, jeune Fanchette ? Ah ! mon Honorée elle-même, la séduisante Euphrosine ne pouvaient le prétendre, et cependant l’Amour le savait si, à la vue de ces deux beautés charmantes, mon cœur, vivement ému, ne battait point, dévoré par les plus douces émotions. À ma tendresse pour Honorée se joignait le vif désir de connaître quelles pouvaient être les causes de sa liaison avec Saint-Clair. Je ne savais qu’en croire. Il n’entrait pas dans ma pensée que ma cousine eût pu éprouver un sentiment autre que celui de la haine pour un aussi dégoûtant personnage ; mais enfin j’ignorais la vérité, et je brûlais de la savoir. Longtemps avant l’heure fixée pour être celle de l’entrevue, j’étais descendu dans la chambre d’Honorée ; mon œil scrutateur cherchait à lire sur sa figure. Vain projet ! ma cousine était calme ; nulle émotion ne me servait à expliquer une énigme dont je ne devais cependant pas longtemps ignorer le mot. Honorée, à ma vue, s’anima. Je voulus paraître gai devant elle, je ne sus être que tendre ; Fanchette, la maligne allant et venant dans la chambre, occupée du soin de deviner ce qu’elle soupçonnait, se promettait, s’il lui était possible, de punir Honorée de la victoire que celle-ci avait remportée sur elle. Ainsi ma coupable légèreté devait donner naissance à une rivalité si déshonorante pour moi, si insultante pour ma cousine ! De quel sentiment de colère ne suis-je pas encore possédé au moment où je trace ce souvenir honteux ! Ô ma chère amie, pardonne à Philippe ; son amour a depuis bien effacé ce tort.

Une pendule venait de sonner dix heures et demie, lorsque le portier vint demander à Fanchette si mademoiselle de Barene était visible. Sur l’affirmative de la soubrette, le domestique va avertir celui qui l’envoyait, tandis que moi, passant dans le petit cabinet, je fus enfermé par Honorée. La clef resta sur la porte ; et, au travers une gaze légère qui servait de rideau, je pouvais tout voir, tout entendre sans être aperçu. Depuis une minute j’étais dans ma cache, lorsque Saint-Clair parut. Son costume jacobin était paré d’une certaine élégance ; ses cheveux étaient moins luisants, le bonnet rouge avait fait place à un chapeau militaire ; l’habit me parut moins sale, et ces riens me firent néanmoins comprendre qu’un homme, fût-il jacobin, ne voudrait point s’offrir dans une tenue peu séante devant une jeune beauté.

SAINT-CLAIR.

La santé de mademoiselle de Barene me semble raffermie.

HONORÉE.

Elle eût repris sa première force, si l’on n’eût point voulu m’interdire la vue de mon père.

SAINT-CLAIR.

Les ordres rigoureux du comité de salut public interdisent toute communication avec les détenus.

HONORÉE.

Pourquoi donc m’avez-vous fait la fallacieuse promesse que je pouvais revenir près de l’auteur de mes jours ?

SAINT-CLAIR.

Parce qu’il dépend de moi de vous faciliter ce qu’on interdit à la majorité.

HONORÉE.

Je vous remercie, monsieur ; veuillez me faire la permission nécessaire.

SAINT-CLAIR.

Avant tout, j’ose vous demander si je puis compter sur votre reconnaissance ?

HONORÉE.

Je ne vous entends point.

SAINT-CLAIR.

Vous le feignez sans doute.

HONORÉE.

Lorsque je vous ai accordé le droit de paraître devant moi, je ne l’ai fait que dans la pensée de m’occuper uniquement de mon père.

SAINT-CLAIR.

Eh bien ! c’est au nom de ce père qui vous est si cher, que je vous prie de m’écouter : Je vous aime, madame, vous ne l’ignorez point ; vous savez ce que j’ai fait pour vous obtenir, et vous devez croire que je saurai faire plus encore : chargé d’une accusation grave, M. de Barene est sous le glaive de la loi ; il dépend de vous de l’en arracher, de lui assurer une existence paisible. Un mot, oui, madame, un seul, va le remettre dans vos bras.

HONORÉE.

Croyez-vous qu’il soit si facile de briser les fers de cet infortuné ? N’a-t-on pas appelé plus particulièrement sur lui l’attention des représentants du peuple ? Ne leur a-t-on pas dénoncé M. de Barene comme un ci-devant, chef des fanatiques, des royalistes, des rebelles ? N’a-t-on pas sollicité ces représentants à faire tomber une tête dangereuse pour le salut de la république ? Qu’en dites-vous, M. de Saint-Clair ? Ne trouvez-vous pas des entraves à l’accomplissement de votre généreux projet ?

SAINT-CLAIR, pâlissant et balbutiant.

Vos craintes sont trop extrêmes ; M. votre père n’est pas dans un aussi grand danger que vous l’imaginez.

HONORÉE.

Mais si ces dénonciations étaient constatées ? Si un écrit soustrait par l’intérêt le plus

pur, et remis entre mes mains…
SAINT-CLAIR.

Un écrit !!

HONORÉE.

Oui, monsieur, l’acte précis d’accusation, tracé par une main que vous connaissez peut-être.

SAINT-CLAIR, confondu.

Perfide Hippolyte !!! ton sang versé me vengera de ton parjure.

HONORÉE.

Homme lâche, faux et méchant, il ne vous craint point, ce magnanime Breton ; il feignit d’entrer dans votre exécrable projet, mais c’était pour le déjouer, pour sauver mon père, s’il lui était possible. Hélas ! il n’a pu conduire à bien cette noble entreprise. Victime de son généreux dévouement, blessé dans une rencontre par les Vendéens, arraché par moi à une mort certaine, il attend que le retour de sa santé serve ses projets ; mais, loin de remettre à des juges iniques votre lettre, c’est à moi qu’il la confia ; je la possède, et je l’offre à votre vue, pour vous apprendre que vous m’êtes connu, et pour appeler la honte et la confusion dans votre cœur ; car, pour le remords, il ne doit jamais y naître.

On doit se faire une idée de tout ce que j’éprouvais pendant cette conversation. Comme mon cœur s’animait ! quels sentiments d’indignation et de fureur le transportaient tour à tour ! Mais le trouble de Saint-Clair était plus grand encore. La tête basse, la pâleur du crime empreinte sur son front coupable, le tremblement convulsif de ses membres, tout annonçait les tourments auxquels il était en proie. Pour Honorée, son visage céleste avait pris, s’il était possible, une expression plus forte de sévérité et de noblesse : debout, le bras tendu, et présentant à Saint-Clair le papier accusateur, elle semblait être cet ange vengeur dont la main terrible frappe le méchant dévoué à son courroux. Saint-Clair, consterné d’abord, rompit enfin cette situation silencieuse et pénible : — Oui, s’écria-t-il, oui, je l’ai écrite, cette lettre qui me condamne ; je l’ai tracée au moment où vos mépris exaspérèrent mon âme ; la vengeance me parut douce, puisqu’elle pouvait vous accabler : redoutez-en les effets sinistres. Votre père est sous mon pouvoir ; sa mort est assurée, si vous ne vous rendez pas à mon amour.

HONORÉE.

Qui ? moi, devenir ton épouse ! tu me presserais dans tes bras sanglants ! Misérable, devrais-tu en conserver l’espoir ? Je te connais : tu voudrais ma main, mais ce serait pour envahir ma fortune, pour m’isoler de mes parents, de mes amis. Ah ! si je cédais à tes désirs exécrables, je ne ferais que hâter le trépas de mon père ! Non, non, tu ne me posséderas jamais.

SAINT-CLAIR.

Tremblez des suites de votre refus. Je sors ; et c’est pour hâter le supplice de M. de Barene, pour vous rendre la complice de sa perte.

HONORÉE.

Arrête ! arrête, barbare ! Peux-tu concevoir un semblable projet ? Eh quoi ! Saint-Clair, tout sentiment d’honneur est-il éteint dans ton âme ? La pitié n’y fera-t-elle point entendre sa voix ? Veux-tu, pour prix de la liberté de mon père, veux-tu l’assurance de posséder mes immenses richesses ? Sans peine, je te les abandonne ; mais sauve, sauve mon père.

SAINT-CLAIR.

Eh ! que peuvent m’importer les trésors que vous m’offrez, si je ne puis vous plaire ? Honorée, je sens que le bonheur de ma vie est attaché à votre existence, comme à votre possession ; et pour vous contraindre à partager ma tendresse, l’amour qui me brûle est capable de tout ; séductions, ruses, crimes, rien ne me coûtera. Votre père est le gage de vos sentiments : dites un mot, et je le délivre ; repoussez-moi, et sa tête tombe.

À ces dernières paroles, mon indignation, toujours croissante, ne peut plus se contenir ; je heurte violemment la porte du cabinet. — Honorée, m’écriai-je, ouvre-moi ! Et toi, vil scélérat, viens recevoir de ma main le châtiment que tu mérites.

— On nous écoutait, dit Saint-Clair ; et quel qu’il soit, celui qui ose prendre votre défense, qu’il tremble à son tour, si demain je ne reçois pas de vous la réponse favorable à laquelle je prétends.

Il achève ; et s’élançant hors de l’appartement, le lâche, effrayé peut-être, fuit un enfant de quinze ans. Après son départ, la désolée Honorée vint m’ouvrir ; sans proférer une parole elle se jeta dans mes bras en versant un torrent de larmes amères. Pour moi, je ne pleurais point ; l’amour me donnait une force surnaturelle. — Honorée, m’écriai-je, chère et malheureuse cousine, ne t’abandonne point à ce juste désespoir. J’ose te promettre la fin de tes peines, si elles tiennent à la vie du misérable qui vient de t’outrager. Lui, prétendre à ta main ! Non, elle ne sera point son partage ; je la disputerais à mon roi lui-même : pourrais-je souffrir qu’elle appartînt à ce méchant ? Qu’ai-je dit ? Ma tendresse n’a pu plus longtemps se retenir. Oui, mon Honorée, je t’adore ; et c’est à tes genoux que j’ose te faire l’aveu de l’amour le plus pur, comme le plus sincère.

— Qu’entends-je ? me répondit à son tour Honorée. Philippe me déclare ses feux ! Et qu’a-t-il fait qui puisse lui faire pardonner cette audace ? Quoi ! tandis que toute la noblesse française combat de toute part pour la cause de ses rois, le comte d’Oransai, le descendant de tant de héros, le fils d’une victime de la terreur, demeure dans Nantes, enseveli dans un lâche repos ! Il a quinze ans, et un désir de gloire ne l’émeut pas ! La guerre gronde autour de lui, et son cœur, qui ne bat point pour la victoire, ose pousser de faibles soupirs que je désavoue ! Moi, partager ses feux ! moi, qui déjà me suis refusée aux transports d’une foule belliqueuse, qu’il est bien loin d’égaler ! Oui, j’ai vu les plus braves chefs de l’héroïque Vendée, me parler de leur amour ; mon âme n’a pu y être sensible ; et je le serais pour un jeune énervé qui préfère sa vie à son honneur ! C’est au milieu des combats, c’est le fer à la main, au bruit de la mousqueterie, que je me plairais à écouter mon amant… Cours où ma voix t’appelle, distingue-toi parmi nos preux chevaliers ; et peut-être alors ne te repousserai-je pas.

Toujours aux genoux de ma cousine, j’avais écouté, sans oser l’interrompre, le sublime discours que je viens de rapporter. — Oui, lui répliquai-je impétueusement, oui, je rougis de l’état d’inertie dans lequel j’ai trop longtemps demeuré plongé. Il fallait ta présence pour parler à mon cœur ; je ne puis rester dans Nantes sans me rendre coupable. Dès demain je pars ; et si la renommée ne proclame pas bientôt mon nom, je saurai toujours trouver une mort glorieuse, qui te forcera du moins à pleurer sur ma mémoire…

— Ô mon fils, me dit ma mère en se montrant tout à coup, combien j’aime les transports qu’Honorée a fait naître dans ton âme. Arme-toi, il en est temps. Les vassaux de ton père ont, jusqu’à ce jour, refusé de faire cause commune avec le reste de la Vendée. Nous voulons ne combattre, se sont-ils plusieurs fois écriés, que lorsque notre jeune seigneur pourra paraître à notre tête… Va, par ta présence, ranimer leur valeur. Rappelle-toi, mon fils, que depuis les époques les plus reculées de la monarchie, tes aïeux ont prodigué leur sang pour la cause de leurs souverains. Imite-les, Philippe ; souviens-toi toujours que, du haut des cieux, ton père te contemple. Que son trépas ne t’intimide point : il est beau de mourir pour une aussi belle cause.

L’apparition de ma mère, ses paroles, celles d’Honorée, l’honneur se réveillant dans mon cœur, je sentis que je n’étais plus le même. Madame d’Oransai sort un moment ; elle revient de suite — Prends, me dit-elle, ce fer ; il appartint à ton père, il fut l’instrument de ses exploits ; qu’il le soit des tiens !

— Oui, oui, leur dis-je, vos souhaits ne seront pas vains. Je jure, sur ce glaive paternel, je jure par les mânes de mes ancêtres, de vaincre en combattant pour la plus belle des causes. Ah ! dans ce moment, que nul autre motif ne vienne diminuer le mérite de ma résolution. Je combattrai pour l’honneur ; et quel que soit le sort qui m’attende, je trouverai toujours ma récompense dans ma conscience enorgueillie.

Ma mère, me pressant sur son sein, me dit alors : „Je voulais aujourd’hui provoquer cet enthousiasme que ta cousine a fait naître. Je préparais en secret l’exécution de mon projet. Apprenez, mes enfants, qu’une partie de la jeune noblesse nantaise est sur le point de se réunir aux Vendéens. Demain doit être le jour du départ. Marche dans ces rangs de héros, mon Philippe, et laisse-moi dans une ville que nous ne pourrions quitter ensemble sans les plus grands dangers ; j’irai bientôt te rejoindre, et jouir par moi-même des triomphes auxquels tu auras contribué.

— Je m’arrête ici pour apprendre au lecteur comment ma mère était venue interrompre ma conversation avec sa nièce. Rentrée chez elle avant l’heure qu’elle avait fixée, elle écrivait une lettre, lorsque la maligne Fanchette, qui venait de me voir aux genoux d’Honorée, entra dans sa chambre en lui disant qu’on venait de se disputer chez mademoiselle de Barene, qu’elle n’avait point osé entrer, mais qu’elle croyait la présence de madame d’Oransai indispensable. Maman était alors venue. Fanchette espérait que ma cousine serait grondée, mais son beau plan échoua. Madame d’Oransai ne songeait point à mettre un obstacle à un amour si naturel ; et joyeuse de l’enthousiasme qu’il faisait naître dans le cœur de son fils chéri, elle ne sut qu’y applaudir. Néanmoins, elle n’en parla pas ; elle se contenta de remercier Honorée, feignant de n’attribuer ses propos qu’à l’héroïsme de ses sentiments. Honorée, de son côté, ne lui parla que de la visite de Saint-Clair, dont elle ne voulut lui cacher aucune circonstance. L’affliction de cette bonne mère fut extrême ; elle connaissait combien était féroce le caractère de ces monstres. Elle ne douta point que Saint-Clair, digne en tout de ceux auxquels il avait été associé, n’effectuât ses criminelles menaces. Pendant que nous nous affligions ainsi, on vient nous annoncer que le citoyen municipal Saint-Clair demande à parler à la citoyenne d’Oransai. On le fit entrer sur-le-champ. Gros, court, portant sur son visage la bêtise, l’orgueil et le despotisme, le citoyen Saint-Clair, ci-devant épicier, ainsi que je l’ai dit, était parvenu, grâces à ses déclamations démagogiques, à une des premières places de la ville. Fier de son élévation, croyant qu’elle lui donnait le droit de marcher de pair avec les anciennes familles que la révolution écrasait, il était insolent par boutades, dur par opinion, faible par caractère, et toujours mené par son fils aîné, l’aimable Decius, autrefois appelé Jeannot, lorsque travaillant dans la boutique paternelle, il maniait un pilon à la place de l’épée qu’il possédait aujourd’hui. Quoique la sainte égalité fût à l’ordre du jour, un municipal, l’un des plus fermes soutiens de la liberté, se rappelait fort bien de ce qu’avait été la jeune duchesse de Barene ; il n’était point indifférent à la secrète satisfaction de faire contracter à son Decius cette magnifique alliance qui, patriotiquement parlant, servait à montrer avec plus d’éclat l’étendue de la souveraineté du peuple, et puis Honorée était immensément riche, et un épicier sait aussi bien compter les espèces que ressentir des sentiments d’amour ou de vanité. Pour donner plus de poids à sa visite, le malencontreux municipal avait revêtu son costume de cérémonie, c’est-à-dire arboré le gentil bonnet rouge et l’écharpe aux trois couleurs.

Nous devinâmes sur-le-champ le motif de sa visite intéressante, mais il faillait l’entendre et même ne point trop le maltraiter.

— Citoyenne, dit-il à ma mère, en la saluant avec toute la gaucherie de la canaille dont il était l’un des membres, je viens vous entretenir d’une affaire qui peut faire éclater, d’une manière brillante, votre civisme.

MADAME D’ORANSAI.

Qu’exigez-vous de moi, monsieur ?

LE MUNICIPAL.

Rien, absolument rien, quoiqu’on en fût le maître ; mais on vous prie de faire un hommage public à l’égalité, à la fraternité.

MADAME D’ORANSAI.

Et quel est, s’il vous plaît, cet hommage ?

LE MUNICIPAL.

Le citoyen Decius, mon fils, vous est connu ; il est républicain comme César, désintéressé comme Verres, qui tous les deux étaient de vigoureux patriotes romains. Il n’est pas mirliflore muscadin, mais il n’en vaut que mieux ; il s’est distingué contre les Chouans, il est un des commandants de l’honnête armée révolutionnaire ; il a de la fortune, ses supérieurs sont fort contents de lui, et si vous lui accordiez la main de la petite citoyenne Barene, il ne manquerait plus rien à notre satisfaction commune.

MADAME D’ORANSAI.

Vous oubliez sans doute, citoyen, que je ne puis pas disposer ainsi de la main de ma nièce ; que tant que son père vivra, il a seul le droit de lui choisir un époux.

LE MUNICIPAL.

Je sais tout cela, et voilà pourquoi je viens en causer avec vous ; la liberté du citoyen Barene dépend de moi et de mon fils ; il vous sera rendu si vous et la citoyenne Honorée me donnez par écrit votre parole d’honneur de le faire consentir au mariage que je vous propose.

MADAME D’ORANSAI.

Et si mon beau-frère refusait son consentement ?

LE MUNICIPAL.

On sait les moyens qu’il faut prendre pour le contraindre à ne point nous résister.

HONORÉE, impétueusement.

Ainsi le refus de mon père attirera de nouveaux malheurs sur sa tête ; ainsi vous forcez sa volonté ; et je dois devenir la proie de l’homme que tout me défend de recevoir comme mon époux ! Ouvrez les yeux, citoyen Saint-Clair, réfléchissez à l’immense distance qui nous sépare ; et si vous êtes honnête homme, rendez-moi mon père, sans exiger des conditions que je ne remplirai jamais.

LE MUNICIPAL, interloqué.

Citoyenne, citoyenne, voilà une réponse bien contre-révolutionnaire ; elle sent bien le fanatisme ; votre âge peut seul la faire excuser.

HONORÉE.

Et le vôtre devrait vous faire rougir du langage que vous tenez, et de l’intrigue que vous voulez faire réussir.

LE MUNICIPAL.

Citoyenne d’Oransai, je vous rends responsable des discours que l’on tient en votre présence ; répondez-moi catégoriquement : accueillez-vous ma demande, oui ou non ?

MADAME D’ORANSAI, cherchant à se contenir.

Je vous l’ai déjà dit, je ne puis rien faire sans le consentement formel de mon beau-frère.

LE MUNICIPAL.

Allons, allons, ceci n’est qu’un jeu ; on veut se moquer des magistrats du peuple ; mais ça ne se passera pas ainsi ; on saura, citoyenne, vous enlever cette enfant que vous élevez dans des principes de royalisme ; et tant que son père sera renfermé, il lui sera donné un tuteur bon patriote, dont elle fera la volonté.

Il dit, et s’éloigne sans que nous fassions un mouvement pour le reconduire.

Dès qu’il se fut retiré : — „Ô ma tante, dit Honorée, dans quel temps sommes-nous ? Serait-il possible qu’on osât m’arracher d’auprès de vous ?

MADAME D’ORANSAI.

Il faut prévenir leurs projets : partez demain, et cherchez au milieu des phalanges vendéennes un asile que les méchants détruiront difficilement. Jeunes infortunés, poursuivit-elle, qui l’eût dit, lorsque votre naissance nous causa tant de joie, que nous verrions naître des époques où nous serions obligés à verser des larmes sur vous, et à vous abandonner dans votre adolescence à votre propre force ?

PHILIPPE.

Ô ma mère ! ne crains rien ; ton fils, ton Honorée, ne t’oublieront jamais ; ils sauront se conserver dignes de toi, et dignes du nom qu’ils portent tous deux.

Honorée joignait ses serments aux miens, lorsque nous vîmes tout à coup paraître, sans être annoncé, un individu, la tête couverte d’un large chapeau rabattu sur les yeux, et le corps enveloppé d’un manteau militaire. Surpris de cette apparition, nous restons immobiles ; alors l’inconnu se découvrant, Honorée, qui le reconnaît, pousse un cri, lui présente la main, qu’il baise avec respect, et le nom d’Hippolyte sort de la bouche de ma cousine. Nous ne doutâmes point que cet étranger ne fût de la connaissance d’Honorée, et je me rappelai, au nom d’Hippolyte, qu’on avait ainsi appelé le jeune homme qui, trompant Saint-Clair, avait remis à ma cousine la lettre dans laquelle son père était accusé.

Bon Hippolyte, lui dit Honorée, votre présence ne peut m’annoncer rien de fâcheux ; comment avez-vous pu obtenir votre liberté ?

HIPPOLYTE.

Le général Charrette, auquel j’ai fait part de mes inquiétudes sur votre compte si vous reparaissiez dans Nantes, où je savais que Saint-Clair était revenu, m’a permis de vous suivre et de vous sauver, s’il m’était possible. Arrivé depuis trois jours, j’ai sous main agi avec célérité. Le représentant du peuple R....., qui a l’espoir de gagner le brave Charrette pour la cause républicaine, instruit de l’intérêt particulier que marquait ce Vendéen pour M. le duc de Barene, vient sur-le-champ d’ordonner sa mise en liberté.

HONORÉE.

Mon père est libre ! Hippolyte, que ne vous dois-je pas ! (et Honorée serre dans ses bras ce jeune homme, dont je ne pouvais m’empêcher d’être jaloux.) Mais où est-il ? que je le voie.

M. DE BARENE, paraissant.

Il est devant toi !

Mon père ! mon oncle ! mon frère ! voilà les seuls mots que nous pouvons prononcer dans ce délicieux moment. Ah ! Hippolyte, combien nos cœurs te vouaient de reconnaissance ; combien j’eusse voulu prendre ta place ! Qu’ils me semblaient grands les droits que ta générosité te donnait sur ma cousine !

Cependant, après les premières émotions calmées, on s’écoute, on s’apprend les divers événements que j’ai déjà décrits. Le duc et Hippolyte, redoutant la vengeance des Saint-Clair, vengeance qui acquerra une nouvelle extension lorsqu’ils seront instruits de l’élargissement de M. de Barene, nous conseillent de nous y soustraire par une prompte fuite ; mais Honorée ne veut plus quitter son père ; je ne veux pas laisser une mère chérie exposée à la fureur des ennemis. Que faire ? Je demande à nos parents de nous accompagner ; ils y consentent, et la nuit prochaine est fixée pour l’époque de notre fuite. Hippolyte se charge de nous procurer des passeports pour Paris ; et, tout à ce sujet, mon oncle, fatigué, va se livrer au sommeil, et madame d’Oransai s’occupe des préparatifs de notre départ.


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CHAPITRE XII.

LE COUP DE PISTOLET.





D ès que nous fûmes seuls : — Hâtez-vous, ma chère Honorée, lui dis-je, de me confier le récit de vos aventures : où avez-vous connu l’audacieux Saint-Clair ? En quel lieu l’heureux Hippolyte a-t-il pu, par ses actions, mériter votre amitié ?

— Hier, Philippe, je ne vous eusse rien appris ; aujourd’hui, je ne vous tairai rien : vous le savez, j’ai votre âge ; mais je ne me rappelle point le temps de mon enfance ; formée à l’école du malheur, mon caractère a de bonne heure pris une fermeté qui ne pouvait se développer que dans des temps de révolutions et de guerres civiles. Depuis l’âge de onze ans, j’ai suivi l’armée vendéenne : confiée par ma mère expirante à madame de Cerneuil, je fus conduite par cette dame dans le pays occupé par les royalistes ; j’ai sucé leurs opinions, leur enthousiasme pour la cause qu’ils soutiennent, et ce n’est que parmi eux que je puis librement respirer. Parmi les compagnons de notre fortune, à l’âge de treize ans je n’avais encore distingué aucun cavalier, quoique plusieurs eussent cherché à m’émouvoir en leur faveur ; loin d’eux était la pensée de profiter de la familiarité qui, nécessairement, devait naître de notre manière de vivre. Me reposant sur leur loyauté, l’idée de dangers ne pouvait se présenter à moi ; jamais ma sécurité ne fut déçue ; les nobles Français respectèrent une infortunée, et leur amour ne l’alarma point un moment. Vêtue en amazone, je combattais tous les jours ; tantôt vaincus, quelquefois triomphants, jamais abattus, les Vendéens disputaient pied à pied leur sol natal aux phalanges républicaines. Victorieux auprès de Saint-Fulgent, Charrette se préparait à occuper cette ville ; un corps de voltigeurs fut commandé par lui pour battre la campagne aux environs. Un funeste désir de me signaler me porta à suivre les soldats envoyés à la découverte. Nous venions de dépasser un petit bois, lorsque nous fûmes accueillis par une fusillade qui nous apprit le danger auquel nous étions exposés. Cernés de toute part par une division de l’armée ennemie, la retraite nous était interdite, il fallait se rendre ou mourir ; nous préférons la mort. Auprès de nous une masure abandonnée nous offrait son enceinte, dont nous pouvions nous servir comme d’un retranchement ; nous nous y précipitâmes ; et là, nous soutînmes, avec acharnement et valeur, l’attaque d’un ennemi bien supérieur en nombre. Pendant près de quatre heures que dura ce combat inégal, tous les nôtres expiraient successivement. Nous n’étions plus que huit, et nous nous défendions encore : ma présence, mon dévouement, j’ose le dire, soutenaient le courage des Vendéens ; mais enfin ils ne voulurent point que mon trépas suivît le leur. Ils allaient arborer le drapeau de détresse, lorsque le feu des républicains cessa ; et un officier s’avançant vers nous, nous démontra l’impossibilité d’une plus longue résistance, et nous offrit la vie, si nous mettions bas les armes. Cet officier, était Hippolyte. Sa proposition fut accueillie, malgré mes larmes et mes prières, car je préférais une mort glorieuse à la douleur de tomber au pouvoir des anarchistes. Mon costume, déguisant mon sexe, ayant eu le soin de salir mon visage avec de la boue, je suivis mes compagnons d’infortune ; on nous conduisit devant l’officier général : — Rebelles, nous dit-il, je devrais vous faire passer au fil de l’épée.

— Renvoyez-nous alors au lieu où nous étions, lui dis-je avec fierté, si vous voulez violer la promesse qui nous a été faite en votre nom. Ce peu de paroles étonna Saint-Clair (vous l’avez deviné à son discours).

— Audacieux, me dit-il, es-tu le chef de ces factieux ?

— Que t’importe. Dois-je éprouver un traitement différent du leur ? Je disais, et Hippolyte qui s’intéressait déjà à moi, craignant que je n’allumasse la colère dans l’âme de Saint-Clair, se hâta de dire qu’il fallait nous conduire au dépôt des prisonniers. Nous fûmes amenés. Comme on voulut nous dépouiller de nos uniformes, je fus reconnue pour être une femme, et cette nouvelle circula jusqu’aux oreilles de Saint-Clair. Il voulut me revoir, malgré moi je fus contrainte à reparaître devant lui. Cette fois, son front n’était pas aussi sévère ; mais son regard, toujours méchant, avait pris de plus une teinte de je ne sais quel affreux et dégoûtant sentiment. Quoi qu’il en soit, lorsque son œil se porta sur moi, je ne pus m’empêcher de frémir : il n’avait avec lui qu’Hippolyte.

SAINT-CLAIR.

Se peut-il que le soldat qui m’a parlé avec tant d’audace, qui a si longtemps refusé de se rendre, soit une femme ?

HONORÉE.

Vous voyez, citoyen, que le sexe n’ôte rien au courage.

SAINT-CLAIR.

Eh ! pourquoi as-tu pris les armes ?

HONORÉE.

Pour mon Dieu et mon roi.

SAINT-CLAIR.

Quel est ton âge ?

HONORÉE.

J’aurai bientôt quinze ans.

SAINT-CLAIR et HIPPOLYTE.

Si jeune ! tant de fermeté !

SAINT-CLAIR.

Quel est ton nom ?

HONORÉE.

Que t’importe.

SAINT-CLAIR.

Ah ! je le vois, tu joins à ta rebellion le crime d’être née noble.

HONORÉE.

Si c’est un crime que de descendre d’une foule d’hommes braves et vertueux, j’avoue que je suis coupable.

SAINT-CLAIR.

Sais-tu le sort qui t’attend ?

HONORÉE.

Je dois obtenir ma liberté, si tu es généreux ; je dois périr, si tu ne démens point les opinions pour lesquelles tu combats.

SAINT-CLAIR.

Quelle arrogance !


HYPPOLYTE, à demi-voix.

Quel courage !

SAINT-CLAIR.

C’en est assez ; retire-toi. De ta manière d’agir dépendra ton sort à venir.

Je sortis, croyant retourner vers la prison des Vendéens ; mais Saint-Clair en ordonna autrement. Confiée, par lui, aux soins d’Hippolyte, je suis conduite dans une chambre proprement meublée, et l’on m’annonce qu’elle doit être mon séjour. Me tournant alors vers Hippolyte, dont le maintien respectueux contrastait avec la hauteur de Saint-Clair, je lui déclare que je ne peux abandonner ceux qui ont combattu avec moi ; que leur demeure doit être la mienne ; et que je n’en veux point d’autre. Hippolyte, me répondant avec bonté, me dit que ma demande ne peut m’être accordée ; que les Vendéens doivent partir dans quelques heures pour Nantes ; et que le général Saint-Clair a ordonné que je ne les suivisse point. Il me fallut obéir. Me voilà soumise aux volontés de ces hommes que je méprisais tant ; et c’était mon imprudence qui m’avait ravi ma liberté. Qu’elles furent amères les réflexions que je fis, lorsqu’Hippolyte se fut retiré ! Je ne craignais point la mort ; mais il me semblait affreux d’être traînée, comme une vile esclave, à la suite des farouches républicains : je ne voyais parmi eux que le crime et l’avilissement.

J’étais seule depuis environ deux heures, lorsqu’un domestique vint m’ordonner de me rendre sur-le-champ auprès du général. Choquée de cette manière qui m’humiliait, je répondis à l’émissaire que je ne voulais point paraître où rien ne m’appelait, et que la seule grâce que je demandais au général était de ne point me fatiguer par sa présence. Je vis encore à cette ferme réponse, le domestique ébahi, m’ouvrant de grands yeux, ne pouvant concevoir qu’un désir du général ne fût pas satisfait à l’instant, me faire répéter ce que je viens de dire, et s’en aller lentement, comme pour me donner le temps de me raviser. Je ne fus pas longtemps sans voir paraître Saint-Clair lui-même. — D’où vient, me dit-il, que vous osez désobéir à mes ordres ? Quoi ! lorsque je vous fais la grâce de vouloir bien vous inviter à souper avec moi, vous osez me refuser ! Je saurai bien abattre cet orgueil insolent, qui ne doit plus exister.

Je ne m’abaissai pas à lui répondre ; mais, d’un coup d’œil, je le fis rentrer en lui-même ; son ton changea : il m’assura que c’était mon bien qu’il voulait ; que ma seule présence intéresserait en ma faveur le représentant du peuple, sans lequel il ne pouvait rien. Pour la première et la dernière fois, Saint-Clair cessa d’être lui-même. Je ne crus point devoir m’opposer, plus long temps, au désir qu’il me témoignait ; et je le suivis sans une répugnance trop marquée.

Lorsque j’entrai dans la salle, tous les assistants se levèrent et me saluèrent unanimement. L’assemblée était nombreuse. Saint-Clair me conduisit vers le représentant, et me fit asseoir entre eux deux. Vis-à-vis de moi était Hippolyte : en le voyant, je ne pus m’empêcher de lui marquer, par une légère inclination de tête, combien j’étais sensible à l’intérêt qu’il m’avait témoigné. La conversation devint générale ; et je dois rendre cette justice aux militaires qui se trouvaient au souper, qu’aucun d’eux n’oublia qu’il était en présence d’une jeune demoiselle. Le représentant et Saint-Clair employèrent leur adresse pour savoir quel était le nom de ma famille ; et moi, tremblante pour mon père, je me refusai à satisfaire leur curiosité. Ils parvinrent cependant à tout savoir : les prisonniers Vendéens, croyant qu’en me nommant, on aurait pour moi de plus grands égards, leur apprirent, le lendemain, ce que je voulais leur cacher. Après le repas, je me retirai, lorsque Saint-Clair, emplissant mon verre, me proposa de boire à la santé de la république. „Je n’ai pas soif”, lui dis-je, en versant le vin dans l’assiette placée devant moi. Cette action occasionna un murmure général d’approbation. Tous ces jeunes officiers admirèrent ce qu’ils appelaient mon courage, tant il est impossible, même au milieu des orages politiques, d’enlever en entier aux Français leur politesse pour les dames et leur amour pour les purs sentimens.

Le lendemain, Saint-Clair parut dans ma chambre : il avait passé une partie de la nuit à se livrer aux excès de la débauche ; sa tête était encore troublée, et je le connus quand je le vis venir à moi les bras ouverts : une table se trouvait placée auprès de moi ; je la poussai devant Saint-Clair, pour être un obstacle à son dessein, et je lui demandai quelle était son audace.

— „Tu es jolie, me dit-il ; je veux t’embrasser, et te convaincre que les républicains ne sont pas indifférens aux charmes des jeunes citoyennes.”

— „Si vous faites un pas de plus, lui dis-je, je fais retentir la maison de mes justes clameurs.”

— „Le bruit ne m’effraie point”, me dit-il en avançant vers moi. Épouvantée du danger que je cours, redoutant d’être livrée aux emportemens de ce monstre, dont l’ivresse me faisait trembler, le voyant prêt à devenir coupable, je saisis un pistolet, que grâce à son peu de volume j’avais pu cacher dans mes cheveux, et que je destinais à devenir ma dernière ressource ; le coup part, la balle siffle, mais ma main peu assurée ne porta pas un coup certain, Saint-Clair ne fut que légèrement blessé au bras. Mon action, la douleur qu’il éprouva, lui firent pousser des cris affreux ; sa rage n’ayant plus de bornes, décida ma mort ; déjà il a sorti son glaive hors du fourreau, mon sein est menacé ; lorsque Hippolyte, suivi de quelques officiers attirés par l’explosion de l’arme à feu, paraît ; Hippolyte voyant le danger que je cours, arrête le bras de Saint-Clair, en lui disant, „général, c’est une femme !” „C’est un monstre, un diable, répliqua Saint-Clair, elle a voulu m’assassiner ; qu’on l’arrête, et qu’elle soit traînée dans le plus affreux cachot.”

On lui obéit, d’infames satellites se jettent en foule sur moi, je ne cherchai point à me défendre ; Hippolyte parut se joindre à eux, mais ce fut pour me dire à voix basse : „Prenez bon courage. „Je l’entendis, et à ces paroles consolatrices, une lueur d’espoir vint illuminer mon ame. Je fus entraînée et conduite dans le lieu que Saint-Clair avait désigné. Nul autre endroit n’était en effet aussi horrible, le jour n’y parvenait que par une étroite lucarne qui, sans donner assez de passage à la lumière, éclairait cependant ces ténèbres visibles. Là, je fus ensevelie à quatorze ans, avec la perspective de la mort, car rien ne pouvait m’y soustraire, puisque j’avais attaqué la vie d’un chef républicain.

Ce fut alors que les prisonniers Vendéens apprirent mon nom au représentant qui s’était chargé de les interroger. Comme je me trouvais être d’un sang illustre, on mit moins d’empressement à me condamner, Saint-Clair formant sur cette origine des projets qui ne tardèrent pas à se manifester. J’étais enfermée depuis quelques heures, lorsque l’adjudant Hippolyte vint, par l’ordre du général, me retirer du cachot dans lequel j’étais renfermée, et me ramena dans la chambre que j’occupais auparavant ; il me fit ôter les fers dont on avait eu soin de me charger, et ordonna, toujours de la part du général, que je fusse traitée avec toutes sortes d’égards. Je lui demandai alors si la blessure de Saint-Clair était dangereuse ; il me dit que non, et d’un air que ses yeux démentaient il ajouta que le crime dont j’avais voulu me souiller ne ravirait pas à la république le général Décius Saint-Clair. Me voilà de nouveau seule ; toute la journée s’écoula sans qu’Hippolyte pût reparaître ; je ne vis que la femme chargée de m’apporter quelque nourriture.

Le jour suivant, je le passai également dans la solitude : enfin, vers le soir, j’entendis un bruit de pas s’approcher de ma prison ; on ouvrit la porte, soigneusement barricadée en dehors ; et Saint-Clair, le bras en écharpe, suivi de trois officiers, entrèrent brusquement : ils étaient accompagnés d’une espèce d’officier civil, vêtu de noir, et portant une écharpe tricolore.

„Citoyenne, me dit Saint-Clair, la loi t’a condamnée, écoute ton arrêt.”

Il achève ; et moi, prévoyant que c’était la mort qu’on m’annonçait ainsi, je cherchai à cacher dans le fond de mon cœur le sentiment pénible que j’éprouvais.

Je ne me parerai pas, mon cher Philippe, d’un courage au-dessus de mon âge et de mon sexe. Au milieu d’un combat, la mort vous atteint sans qu’elle vous prévienne ; mais il est affreux de la recevoir de la main d’un bourreau, surtout lorsqu’à peine on commence sa carrière.

Le municipal lut ma sentence en ces termes, après avoir parlé des formalités qu’il prétendait avoir remplies : La nommée Honorée Barene, fille du ci-devant duc de ce nom, a été convaincue, par le conseil de guerre, d’avoir entrepris, à main armée, un assassinat sur la personne du citoyen général Saint-Clair ; et, vu les lois pénales, le conseil de guerre, séant à …, l’a condamnée tout d’une voix, à la peine de mort, laissant néanmoins au général Saint-Clair le droit de commuer la peine, s’il le croit convenable. (Suivent les signatures.)

Après cette lecture, faite avec sang froid, le municipal, les officiers se retirent, et je demeure seule avec Saint-Clair : sans faire attention à lui, je me mets à genoux, et élevant mon ame vers mon Créateur, je me recommande à lui, en récitant les psaumes de la pénitence. Cette action si simple en imposa à mon persécuteur.

— Vous croyez, me dit-il, votre trépas bien certain ?

HONORÉE.

Puis-je n’en pas être assurée, puisqu’il dépend de vous ?

SAINT-CLAIR.

Mais je puis aussi vous faire grâce.

HONORÉE.

Comme vous ne me la feriez qu’à des conditions peu généreuses, et comme je sais vous tout refuser, il ne me reste plus qu’à me remettre entre les bras de ce Dieu qui m’apprête une récompense, tandis qu’il ordonne votre supplice futur.

SAINT-CLAIR.

Ainsi, pour sauver votre vie, pour vous conserver à votre père, vous ne ferez rien ?

HONORÉE.

Non, au moins ce que l’honneur me défend.

SAINT-CLAIR.

Mademoiselle de Barene, vous avez de moi une opinion bien injuste : je ne veux que ce que vous pouvez m’accorder aux yeux du monde ; en un mot, votre main.

HONORÉE.

Ma main ! Que l’échafaud se prépare, me voilà prête à y monter !

SAINT-CLAIR.

Vous préférez le trépas ?

HONORÉE.

Je n’ai plus rien à vous dire ; vous avez entendu ma dernière réponse.

SAINT-CLAIR.

Eh bien ! demain éclairera votre supplice.

Il s’éloigne à ces mots, pouvant à peine retenir la rage qui le domine. Restée seule, je tournai vers mon père mes dernières pensées, lorsqu’un bruit assez fort se fit entendre dans la cheminée : je vis tomber une grosse pierre, à l’entour de laquelle on avait attaché un billet ; je m’en emparai, et me hâtai de le lire.

„Rassurez-vous, me disait ce billet consolateur, vous n’avez rien à craindre ; l’arrêt qu’on vous a lu est une fausseté, à laquelle n’a pas voulu consentir l’honnête représentant qui préside ici : il vient d’en être instruit ; Saint-Clair a été vivement réprimandé ; mais comme on le craint, le représentant s’est vu forcé à souffrir que l’on vous cachât jusqu’à demain la vérité : mais je n’ai pu obéir à Saint-Clair ; je veux vous rendre la tranquillité, et opérer votre délivrance : dès que la nuit sera profonde, je serai près de vous.”

Hippolyte.

À mesure que je lisais cet écrit, il me semblait que je respirais plus librement : les rêves de l’avenir se représentèrent en foule à mon imagination, et je pus encore sourire à la pensée que je reverrais mon père, ma famille et mes amis. Mon libérateur ne se fit pas attendre : il sut briser la faible serrure qui me renfermait. „Sortez, me dit-il, ne perdez pas de temps, voici le mot d’ordre : Fraternité, bravoure.”

— „Mais, lui dis-je, généreux Hippolyte, ne courez-vous aucun danger en délivrant une infortunée ?”

— „Non, me répondit-il, Saint-Clair ne peut me soupçonner ; il vient de me donner l’ordre de porter cette lettre à Nantes, mais je vous la remets ; elle renferme le destin de votre père.” Il m’apprend alors la nouvelle scélératesse de Saint-Clair. Je remercie ce bon jeune homme, et je le quitte. Plusieurs fois, avant d’avoir atteint la campagne, je rencontrai des sentinelles, mais le mot d’ordre me sauva ; partout on me crut chargée de quelques dépêches secrètes, et nul obstacle ne me barra dans mon chemin. J’avais marché l’espace d’une demi-heure, lorsque le cri qui vive ! se fit entendre ; ayant reconnu l’accent vendéen, je répondis : royaliste. À ces mots, on s’approche de moi, je me nomme, et l’on me conduit à Charrette. Ce vaillant général marchait cette même nuit à la tête de ses troupes, pour aller attaquer les républicains dans leurs retranchemens. Ce fut avec bien de la joie que je fus reconnue. On voulait m’envoyer prendre du repos ; mais je m’y refusai, voulant partager les nouveaux dangers que courait mon parti. La diligente activité de Charrette parvint à surprendre les républicains, qui se croyaient à l’abri d’un coup de main. Au milieu de la nuit le bruit de l’artillerie, les clameurs, les cris mille fois répétés de vive le roi ! allumèrent la crainte dans leur ame ; on s’arme cependant, on voulut combattre ; mais que pouvaient des troupes à moitié endormies, qui n’avaient pas le temps de s’armer ? Saint-Clair, lâche dans le péril, fut le premier à pousser le cri déshonorant : sauve qui peut ! Hippolyte ne partagea point ses méprisables sentimens ; il rassembla quelques soldats moins effrayés et soutint, pendant plus d’une heure, un combat aussi désavantageux. Un coup de fusil le jeta par terre : et que mon bonheur fut grand ! je parvins à lui sauver la vie au moment où un Vendéen allait l’immoler. Mes soins, l’intérêt que je témoignai pour lui, ses services généreux que je publiais hautement lui gagnèrent l’estime de Charette. Ce général prit Hippolyte sous sa protection particulière. Voyant alors qu’il n’avait plus besoin de moi, brûlant de me rendre auprès de mon père, dont je connaissais le danger, redoutant d’être prévenue par Saint-Clair, je partis pour Nantes ; le reste vous est connu. Juge maintenant de ma haine pour Saint-Clair, et de l’amitié qu’Hippolyte m’inspire.”

Comme ma cousine terminait son récit, Hippolyte reparut, nous apportant les passeports nécessaires, et qu’avait su nous procurer son active amitié. M. de Barene le pressa vivement de nous suivre : „Brave jeune homme, lui dit-il, vous n’êtes point fait pour le parti que vous soutenez ; tôt ou tard vous en deviendrez la victime ; venez avec nous partager notre fortune…”

„Non, monsieur, répliqua Hippolyte ; je ne consentirai jamais à trahir la cause pour laquelle j’ai combattu. Je ne vous le cacherai point, j’aime la république en détestant ceux qui commettent des crimes en son nom ; mais je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir ; et en sauvant les victimes de l’anarchie, je combattrai les ennemis de la constitution.”

On ne poussa pas plus loin la conversation sur ce sujet ; dès que la nuit fut venue, nous nous séparâmes ; chacun sortit par des portes différentes, pour ne point éveiller les soupçons. Hippolyte vint nous accompagner aussi loin qu’il lui fut possible ; et, avant de nous quitter, il rassura notre amitié inquiète, en nous apprenant qu’il n’avait rien à craindre de la part de Saint-Clair, auquel même il ne tarderait pas de commander.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XIII.

LE HARANGUEUR DE QUINZE ANS.





A ux récits des folies amoureuses, tu viens, lecteur, de voir succéder le récit des crimes et des actions héroïques ; les combats vont s’offrir maintenant dans ces pages légères, dont le malheur a écrit quelques chapitres : il n’entre cependant pas dans le plan que je me suis tracé, de raconter les guerres de la Vendée ; assez d’autres, sans moi, ont déjà pris ce soin, et je crois qu’après M. Alphonse de Beauchamp, il ne reste plus rien à dire ; je ne rappellerai absolument que les événemens divers auxquels j’ai eu une part active. Comme je n’écris point l’histoire des autres, mais bien la mienne, je serai toujours bref quand il ne s’agira pas de moi. Jetons, avant d’aller plus avant, un coup d’œil sur les événemens qui se sont écoulés jusqu’à cette époque ; je viens de faire, dans le monde, ce qu’on appelle les grands débuts ; me voilà homme, et je commence à tromper en commençant à connaître l’amour.

Ô toi qui la première m’as reçu dans tes bras caressans ! douce et jolie Euphrosine, combien je suis coupable à ton égard ! Je te quitte sans songer même à te revoir ; à peine ton souvenir s’est-il offert à moi un instant lorsque j’ai franchi les remparts de Nantes. Pour toi, friponne Fanchette, tu témoignes à ta maîtresse un si vif intérêt, qu’elle ne veut point partir sans toi ; mais, sois franche, est-ce madame d’Oransai que tu veux suivre ? non, tu ne rêves encore qu’à Philippe ; et celui-ci, malgré son amour pour Honorée, n’est point indifférent au plaisir de voir une jeune beauté affronter les périls, les fatigues de la guerre, dans le seul espoir de se reposer quelquefois en ses bras.

Adieu, ma bonne amie, madame de Ternadek ; adieu madame Derfeil, vous que mon bon destin devrait m’empêcher de revoir ; je pars, et nul chagrin ne m’arrête ; je suis ma mère, ma cousine, et l’espérance de la renommée vous remplace dans mon cœur. Adieu, plaisirs du jeune âge, le Vendéen Philippe cesse de s’occuper de vous : des armes, des attaques, voilà ses jeux ; des triomphes glorieux, voilà ses fêtes.

Après avoir quelque temps suivi la route de Paris, nous tournâmes nos chevaux vers un chemin dont les détours aboutissaient aux positions occupées par les royalistes. Nous ne tardâmes pas à rencontrer un détachement de Vendéens qui, nous apercevant, vinrent sur nous à bride abattue ; comme nous n’avions pas dessein de les éviter, ils nous eurent bientôt entourés. M. de Barene s’avança vers eux, et leur faisant un signe connu de tous, il leur apprit que nous n’étions pas des ennemis. On nous conduisit au quartier-général ; là, quand on eut reconnu le duc, sa fille, la comtesse d’Oransai, le vicomte Philippe, on nous témoigna, par mille preuves aimables, le plaisir qu’on avait de nous revoir.

— « Jeune homme, me dit Charrette, depuis long-temps nous vous attendions. »

Ces mots appelèrent la rougeur sur mon visage, ils me semblèrent être la critique de ma conduite ; mais je me promis bien d’effacer les impressions peu favorables que mon inertie avait pu faire naître.

— « Général, reparti-je, je viens pour exciter mes vassaux, pour les armer, et les conduire moi-même. »

— « Ainsi en eussent agi vos ancêtres ; mais ne perdez point de temps, la ville dont vous êtes le seigneur suzerain, doit devenir notre conquête ; préparez-nous les voies qui doivent la faire tomber en notre pouvoir. »

Je m’inclinai, et pris la résolution de ne pas perdre de temps. Je sortais de la tente de Charrette pour reconduire ma mère et Honorée vers le logement qui nous avait été marqué, lorsque je fus environné d’une foule impatiente de me revoir ; parmi eux se distinguaient Charles de Mercourt, mon ami du cœur ; Armand de S...., fier de sa haute naissance, savait y joindre les avantages donnés par une instruction solide et agréable l’impétueux Germain d’A....., royaliste dans l’ame, qui, méconnaissant le danger, trouvait des charmes à le braver ; le prudent, le réfléchi Paul de Melfort, et quelques autres, tous compagnons de mon enfance, tous agités des mêmes sentimens.

Ils étaient sortis, comme nous, de Nantes par différentes portes, et tous se rallièrent sous les mêmes drapeaux ; leur arrivée causa aux principaux chefs de la Vendée une joie véritable ; ils pensaient, avec juste raison, que notre présence donnerait un nouveau degré à l’énergie de nos vassaux qui, combattant sous nos ordres, se croiraient invincibles si nous partagions les communs périls. Mes amis et moi, après avoir donné quelques instants à nos familles, nous partîmes pour nos terres, presque toutes voisines les unes des autres ; le duc de Barene mon oncle, fut nommé par le général Charette pour diriger notre fougueuse impatience : et quel autre eût mieux été choisi ?

M. de Barene n’était point grand, mais il était d’une structure agréable ; son corps ne manquait pas de grâce, sa figure était fraîche, et ses cheveux blonds : l’honneur le plus pur dominait dans son ame, qui jamais ne s’égara. Inébranlable dans ses principes, vertueux sans faste, brave sans ostentation, généreux par caractère, galant comme un preux chevalier, d’une discrétion à toute épreuve, tel était M. de Barene. Il aimait à plaire, et les soins qu’il donnait à sa toilette annonçaient ce désir si naturel dans l’ame d’un généreux Français. Il venait de rentrer en France pour remplir une mission importante, lorsqu’il fut arrêté.

Honorée, ne voulant point se séparer de son père, marcha avec nous ; maman lui donna Fanchette pour l’accompagner, qui, depuis qu’elle se voyait entourée de cette foule brillante de jeune noblesse, était devenue d’un royalisme sans exemple.

La coquette me faisait de temps en temps quelques infidélités. Mais une fille peut-elle, me disais-je lorsque je voulais l’excuser, s’empêcher d’aimer, se trouvant journellement avec des chevaliers galans et braves ?


Un courrier nous avait déjà devancés : le curé de M..... se hâta de rassembler ceux de ses paroissiens qui conservaient des sentimens d’honneur et d’amour pour l’ancienne dynastie ; il leur apprit que j’allais paraître, et que c’était sous les armes qu’on devait recevoir son jeune suzerain.


Le bruit de mon arrivée se répandant sourdement, les autorités envoyèrent sur-le-champ une estafette pour instruire le général républicain combien il y avait à craindre que ma seule présence ne nuisît aux intérêts de la liberté, et que s’il n’envoyait pas des troupes, il serait très-possible que la ville entière se déclarât pour les royalistes.

Le méchant Saint-Clair, en écoutant son père lorsque celui-ci lui eut raconté le détail et le peu de succès de son entreprise auprès de madame d’Oransai, jura de tirer une vengeance éclatante de ce qu’il appelait une insulte faite à son rang comme à sa personne : il était encore violemment irrité contre Hippolyte, qui l’avait trahi. Il se promit la perte de ce jeune homme, celle du duc de Barene, celle de ma mère et la mienne enfin, car sa jalousie devina que, malgré ma jeunesse, j’avais pu concevoir la pensée de m’unir à ma cousine, la possibilité de cet hymen si naturel ne servit point peu à l’enflammer contre moi : ne voulant point perdre de temps, il rédigea contre nous tous une dénonciation perfide, qui devait nous appeler à l’échafaud dans le temps qu’elle lui abandonnait Honorée sans défense ; mais le ciel ne voulut pas nous abandonner à ce monstre.

Saint-Clair, engagé dans une partie de débauche, remit ses attaques au lendemain, et cette même nuit nous abandonnâmes la ville qu’il souillait de sa présence.

Pendant qu’il était à boire, un des frères et amis sortant un papier de sa poche, lui lut la nomination d’Hippolyte au grade de général de division. Cette nouvelle inattendue porta un coup terrible à Saint-Clair. Hippolyte lui échappait, et devenait même son supérieur : comment songer à le perdre, lorsque les conventionnels venaient de l’élever ainsi ? Saint-Clair comprit qu’il fallait non seulement ne point accuser Hippolyte, mais de plus qu’il fallait dissimuler avec lui. Il n’en conserva pas moins la pensée de frapper notre famille, et cette idée atroce diminua quelque peu le chagrin que lui causaient les succès de son adversaire.

Le jour suivant, il se leva de meilleure heure, et commença à rédiger l’acte fatal, lorsque, portant empreint sur sa figure une stupéfaction comique, son père se présenta devant lui, et lui apprit tout à la fois la mise en liberté de M. de Barene, sa fuite, celle de sa fille, de madame d’Oransai et de moi. Qu’elle fut grande la fureur de Saint-Clair ! Elle n’eut point de bornes ; il s’emporta à un tel point, que son père, effrayé, fut prêt à appeler du secours, craignant que la tête de son fils ne fût dérangée.

À ce premier mouvement de colère succéda, dans l’ame de Saint-Clair, l’espérance de nous mieux accabler, puisque sans doute nous avions passé dans le camp des rebelles : il se pressa de partir à son tour ; et comme il savait que les régimens qu’il commandait étaient auprès de M....., petite ville appartenant à la maison d’Oransai, ce fut vers ce point qu’il se dirigea, dans la pensée qu’il était très-possible que son rival Philippe, c’est ainsi qu’il me nommait, voulût se rapprocher de ses possessions : ce fut donc à lui que s’adressa l’envoyé des autorités de M..... Il ressentit une vive joie quand on l’eut instruit de mon arrivés aux lieux où il m’attendait. Sans perdre de temps, il fit avancer ses troupes avec une telle vélocité, que je ne pus m’emparer de la ville sans coup férir, comme je l’avais d’abord espéré. Avant qu’il eût paru, les royalistes, sortant des murs en grand nombre, vinrent auprès d’un bois, où nos escadrons étaient placés : la nuit taciturne repliait ses voiles, l’orient commençait à resplendir des feux de l’aurore, et un ciel pur nous promettait un beau jour. En ce moment, nous fîmes ranger en cercle les habitans de M..... et des villes circonvoisines ; je me plaçai sur un tertre qu’ombrageait un vieil orme aux immenses branchages ; et cherchant dans mon cœur des expressions convenables, je parlai ainsi :

„Mes amis, depuis long-temps la guerre est déclarée, depuis long-temps le généreux Vendéen s’est armé pour défendre et l’autel et le trône ; la victoire couronne son audace, et vous seuls vous ne partagez point ses succès. N’êtes-vous pas du nombre des braves ? je ne puis le croire. Vous n’avez point voulu marcher sans être conduits par vos chefs légitimes ; eh bien ! les voici devant vous, nous ne tromperons pas votre espérance, et dans les chemins de l’honneur vous trouverez toujours les fils de ceux qui conduisirent vos pères. Aux armes ! Vendéens ! partout le féroce anarchiste vous menace ; partout sa rage implacable égorge vos compatriotes, vos prêtres, vos épouses, incendie vos possessions, et le cri de la vengeance ne s’élèvera point parmi vous ! et vous ne rendrez pas à un ennemi barbare le mal qu’il vous a fait ! Aux armes ! Vendéens ! c’est pour vos rois que vous allez combattre, c’est pour la cause du ciel que vous vaincrez. Vivans, les palmes de la victoire se préparent ; morts, la couronne du martyre est à vous : mais vos yeux brillent des plus nobles feux, mes paroles vous animent ; venez mes amis, venez, jeunes beautés qui devez donner des lois à ce peuple brave ; dites-lui que la hache du bourreau a dévoré votre famille ; demandez-lui, par vos pleurs, par vos exploits, une vengeance juste et terrible. Ministres du Seigneur, élevez vos mains sacrées, bénissez les soldats de l’église, appelez dans leur ame ce courage qui leur est héréditaire. Aux armes ! Vendéens ! marchons, au nom du ciel et du roi.”

À ces mots prononcés avec véhémence, le feu qui me dévore passe dans tous les esprits, partout s’élèvent les cris de vive le roi, vivent nos seigneurs ! par un mouvement spontané chacun tire son épée, on les croise, on pose un genoux à terre, et l’évêque d’Agra, présent à cette touchante cérémonie, imposa ses mains et nous bénit tandis que le canon gronde, et que les premiers rayons du soleil viennent se réfléchir sur les drapeaux blancs que l’on agite. Non, je ne perdrai jamais le souvenir de cette imposante journée, je vois encore les vieux guerriers pleurant de joie sur notre jeune courage ; je vois une foule d’adolescens, beaux de leur bravoure comme de leur ardeur, recevoir des mains innocentes de la beauté les écharpes à leur couleur, et partout la jeunesse s’enflammer elle-même.

Au milieu de ces héroïques transports un nouveau bruit se fait entendre, les clochers de M.... sonnent le tocsin, le bronze de ses remparts tonne sur notre petite armée, et sur les tours de ma ville vassale flotte l’étendard aux trois couleurs.

L’allégresse est suspendue ; nous comprenons que les républicains, instruits de nos mouvemens ainsi que de nos projets, nous ont prévenus, et que pendant l’absence des principaux habitants de M...., ils se sont emparés de cette ville. On se rassemble sur-le-champ en conseil de guerre, après avoir ordonné à nos troupes de se ranger en ordre de bataille. Arthur de Fleradec parla le premier.

— « Je crois, dit-il, qu’il faut se retirer vers le quartier-général de l’armée royale ; nous ignorons à quel nombre se porte le secours envoyé par les républicains : on ne peut, sans manquer aux lois de la prudence, attaquer un ennemi peut-être supérieur à nous par ces forces. »

« — J’appuie votre avis, dit à son tour M. d’Ergassan, qui comme Arthur avait des possessions dans la ville de M.... Nous ne pouvons pas beaucoup compter sur les hommes qui viennent, par un mouvement d’enthousiasme, de se joindre à nous ; craignons que leur premier feu se ralentisse s’ils voient leurs propriétés en proie aux flammes, ainsi qu’il doit être si nous essayons de forcer les portes de la ville.”

Ces deux avis, dictés par l’intérêt, furent adoptés par plusieurs autres membres du conseil ; je vis qu’ils allaient l’emporter ; alors me levant, je m’adressai aux paysans ainsi qu’aux soldats dont nous étions environnés.

— „Camarades, leur dis-je, m’avez-vous choisi d’un libre consentement pour être votre chef ?”

— „Oui, s’écrièrent-ils avec force.”

— Me jurez-vous de m’obéir aveuglément ?”

Oui, dirent-ils encore.”

— „Eh bien ! marchez en avant, et suivez-moi leur dis-je en saisissant un drapeau de la main gauche, et en armant ma main droite du glaive que j’arrache à son fourreau. Canonniers, poursuivis-je, tournez vos pièces contre mon château, ne l’épargnez pas ; qu’il s’écroule, qu’il nous ouvre une entrée, et que je puisse sur ses ruines monter le premier pour y arborer le royal étendard ! Et vous, jeunesse belliqueuse, vous qu’anime la même ardeur, ne retournons pas vers Charrette sans offrir à ses regards charmés les premiers lauriers que nous allons conquérir.”

Ce discours, cette action jette dans tous les cœurs un enthousiasme général ; ceux qui avaient le plus fortement opiné pour effectuer notre retraite, sont les plus ardens à presser l’attaque ; je mets moi-même le feu au premier canon ; adroitement dirigé, il fit tomber une muraille entière du château de mes pères. Que m’importait alors de perdre ma fortune ! je ne voulais qu’acquérir de la gloire, et me rendre digne de la main d’Honorée : elle ne m’avait pas abandonné, ses yeux ne cessaient de m’exprimer l’étendue de son contentement ; elle était fière de moi, et je ne doutais pas que l’amour ne vînt enfin s’asseoir dans son ame. Cependant les assiégés, surpris de notre audacieuse attaque, et commandés par le présomptueux Saint-Clair, nous offraient une résistance bien faite pour exciter notre émulation. Le bruit de l’artillerie, le sifflement des balles, les cris des combattans, l’épaisse fumée qui s’étendait à l’entour, tout m’enflammait davantage ; portant toujours le drapeau blanc, je m’élançais vers la brèche affrontant les fusillades de nos ennemis. Honorée était près de moi, Charles, Germain, Armand, dirigeaient leurs effort vers les miens : nos soldats, surpris de rencontrer tant de bravoure dans des enfans (nous l’étions par notre âge), nous secondaient vaillamment. Tandis que nous combattions vers le midi de la place, par une marche habile, M. de Barene tourna les positions des troupes ennemies, et parut sur leurs derrières, lorsqu’on croyait la totalité des escadrons vendéens réunis sur le point par lequel j’attaquais ; à la vue de ces cohortes, que l’on crut être les premières de l’avant-garde du général Charrette, la confusion commença à s’introduire parmi les républicains. L’œil perçant de Saint-Clair m’ayant distingué au milieu des ruines et des tourbillons de poussières, il accourt vers moi, le pistolet au poing, il me tire et me manque ; je lui porte un coup de mon épée, en lui prodiguant les noms les plus offensans ; son adresse lui servit à éviter mon fer ; mais nos Vendéens, redoublant de vaillance, s’empressèrent tellement de me défendre, que je ne pus joindre Saint-Clair, qui, voyant le désordre s’introduire dans son armée, fut encore le premier à chercher son salut dans une honteuse fuite ; ses soldats l’imitent. Et tandis que les enseignes du terrorisme tombent dans la fange, je plante mon étendard victorieux sur une des tours du château dont je me suis emparé.

La déroute des ennemis fut complète : armes, bagages, munitions de bouche et de guerre, caisse, papiers, tout tomba en notre pouvoir. Nous courûmes à l’église principale, et, aux sons des instrumens militaires, le pontife entonna l’hymne d’allégresse et de triomphe. La chaleur de l’action ne m’avait point permis de m’apercevoir que j’étais légèrement blessé ; le sang qui tachait mes habits me semblait être celui des républicains ; mais lorsque je fus plus calme, je reconnus la vérité, et me préparai à me faire panser.

Honorée venait de s’éloigner ; son père, après l’avoir montrée à ses vassaux, jugea convenable de l’envoyer rejoindre ma mère ; en même temps on la chargea du soin d’apprendre au général Charrette la victoire des enfans ; ainsi la nommait-on. Honorée sentit diminuer la peine de se séparer de moi, par le plaisir qu’elle éprouvait, en pensant qu’elle pourrait proclamer ma vaillance. Je venais de la quitter, lorsqu’une faiblesse subite, qui s’empara de moi, me contraignit d’appeler les secours de l’art. Comme mon château n’était plus en état de me recevoir, je fus loger chez mademoiselle Joséphine, autrefois ma seconde inclination, lorsqu’à l’âge de huit ans, j’aimais si tendrement Paulette. Mais les temps ont changé : tu as seize ans, je suis dans ma quinzième année ; on me dit que je suis un héros, et, selon toutes les apparences, je ne bornerai pas mes entreprises à la conquête de M.... ; me voilà établi dans cette heureuse maison ; un chirurgien habile vient panser ma légère blessure ; il se retire en me recommandant le repos.

Tout était alors dans une confusion sans pareille : les familles, souvent divisées par les opinions, étaient encore plus souvent séparées par les accidens imprévus de ces temps de désolation. Où veux-je en venir par ce préambule ? À dire que mademoiselle Joséphine était seule, absolument seule, et que voyant sa maison occupée par tous nos jeunes officiers, elle vint, par décence, chercher un asile dans ma chambre… Dans votre chambre !! Oui, sans doute ; j’étais blessé, par conséquent, je n’étais point à craindre ; d’anciennes alliances avaient donné à nos deux maisons une manière de parenté, donc il était tout simple qu’on se rapprochât de son cousin pour se mettre sous sa sauve-garde, pour le soigner puisqu’il était malade ; il est possible que, dans le fond, Joséphine agit par d’autres sentimens ; mais comme elle ne les avouait pas, on eût eu mauvaise grâce à ne pas croire sur parole ce qu’elle disait à haute voix.



Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XIV.

L’AMOUR ET LA GUERRE.





C omme j’aimais Honorée ! mais aussi, comme Joséphine me paraissait jolie !… Elle est un peu sévère, ma cousine, je n’ai pu l’embrasser que dans de grands momens ; et tout en visitant ma blessure, la bouche fraîche de Joséphine vient caresser la mienne, en allumant un incendie nouveau dans mes sens faciles à enflammer. Joséphine, que je n’ai pas vue depuis huit ans, a grandi ; son visage, toute sa personne a pris de nouveaux charmes ; elle est sensible, car elle pleure, en me prodiguant ses soins ; nos anciennes amours se rappellent à son souvenir, car elle rougit en portant les yeux sur moi… Elle est blonde, Joséphine ; et cependant, elle est vive, impérieuse et quelque peu insolente ; mais ce n’est pas avec moi. Nous voilà seuls ; que ferons-nous ? Lire ? on fait trop de bruit dans la maison. Joséphine chanterait bien, mais son piano n’est pas d’accord. Il faut donc causer ? Eh bien ! causons. On commencera par me dire quelle joie on a ressentie, lorsqu’on m’a vu entrer en vainqueur dans la ville. Déjà ma vanité est flattée : ensuite nous parlerons du temps passé.

PHILIPPE.

Vous rappelez-vous de votre querelle avec Paulette ?

JOSÉPHINE.

Elle ne voulait pas que je vous aimasse.

PHILIPPE.

J’étais heureux alors…

JOSÉPHINE.

Est-ce que vous ne l’êtes plus ?

PHILIPPE.

On pourrait me le rendre ce bonheur.

JOSÉPHINE, s’approchant.

On fait tant de bruit qu’il est difficile d’entendre, lorsqu’on est aussi loin de votre lit…

PHILIPPE.

Avancez-vous, mon amie ?

JOSÉPHINE.

J’aime ce nom, il est bien doux.

PHILIPPE.

Un peu froid, peut-être ?

JOSÉPHINE.

Il me plaît assez.

PHILIPPE.

Il en est un que je préfère.

JOSÉPHINE.

Lequel, je vous prie ?

PHILIPPE.

Autrefois vous me le donniez…

JOSÉPHINE.

Ah… nous avions huit ans…

PHILIPPE.

Combien aujourd’hui il aurait plus de charmes !

JOSÉPHINE.

Est-ce qu’on ne vous le donne pas ?

PHILIPPE.

Qui ?

JOSÉPHINE.

Mademoiselle de Barene.

PHILIPPE, sans rougir.

Je vous jure que jamais je n’ai dit à ma cousine : Je vous aime, ainsi que je me plais à vous le répéter.

Je disais ainsi ; pour mieux m’entendre, car j’avais prononcé ces mots à voix basse, Joséphine avait penché sa tête sur mon sein : mes bras l’attiraient doucement, lorsque la porte s’ouvre : crac, je me renferme dans mon lit. Joséphine se recule ; je peste contre le fâcheux qui vient, et je crus entendre soupirer Joséphine. Le fâcheux était une fâcheuse, affligée de ses quinze ans, aux vives couleurs, à la peau éblouissante, au pied mignon, à la gorge volumineuse, à la taille jolie, en un mot fort agréable pour un contre-temps. Cette nouvelle personne portrait le nom Jenni Dastin, nom qu’on retrouvera au premier volume, dans le chapitre intitulé : Je débute. Jenni ayant partagé mes plaisirs enfantins crut, malgré la distance entre nous établie, qu’elle pouvait venir me voir, lorsque j’étais malade. Un coup d’œil jeté sur son miroir, l’assura que je ne lui saurais pas mauvais gré de cette visite. Elle vint donc ; et malgré son peu de crainte pour moi, elle ne vit pas sans être troublée mademoiselle Joséphine, assise auprès de moi.

— „Que voulez-vous, mademoiselle, dit d’un ton assez fier Joséphine, que j’ai déjà dépeinte comme insolente, surtout avec ses inférieurs ?”

— „Je viens, répliqua Jenni d’un ton leste, et encouragée par mon air de bienveillance, féliciter M. Philippe sur le succès de sa première affaire.”

— „Grand merci, Jenni, lui dis-je, votre action me plaît ; je vois avec plaisir que vous êtes bonne royaliste.”

— „Ah ! M. Philippe, je vous en réponds ; je n’ai jamais pu souffrir les bleus. Ils sont si sales ! si malhonnêtes ! Quelle différence avec nos gentilshommes, toujours si polis et aimables ! Assurément je ne possède pas grand’chose ; mais le peu que j’ai à moi, je le donnerais de grand cœur aux braves Vendéens…”

Je comprenais fort bien le sens des paroles de Jenni ; et je trouvais son peu fort joli. Il me vint dans l’idée de voir jusqu’à quel point elle pousserait son dévouement pour la bonne cause… Mais comment le lui faire entendre devant Joséphine qu’il fallait ménager ? Je n’avais pas dressé mon plan d’attaque, quand Joséphine fut appelée par un domestique, qui vint lui dire que des commissaires de l’armée royale désiraient savoir d’elle-même si elle n’était pas trop foulée par le nombre des militaires qu’elle avait chez elle.

Un de ces commissaires entra sur ces entrefaites ; c’était Charles de Moncourt. Il salua respectueusement Joséphine ; et venant vers moi avec empressement, il me demanda des nouvelles de ma blessure. Je l’assurai que je me portais bien ; puis, lui disant un mot rapide qu’il comprit, il se tourna vers Joséphine ; et lui présentant la main, il l’engage à venir trouver les commissaires. La hauteur de Joséphine ne lui permettant pas de croire que je dérogeasse jusqu’à une roturière, me servit parfaitement. Elle sortit avec Charles ; et Jenni, en allant fermer la porte, qu’ils avaient laissée ouverte, par mégarde apparemment, poussa le verrou. Je m’en aperçus : elle revint vers moi :

— „Ah ! M. Philippe, les belles choses qu’on raconte de vous ! On dit qu’après avoir placé votre drapeau sur la muraille de la ville, vous en avez pris trois aux ennemis.”

„Oui, lui repartis-je, j’en ai même gardé un avec moi.”

„Je voudrais bien le voir.”

„La chose est facile : passe par ici ; là, bien : donne-moi ton bras, je suis trop faible pour le sortir moi-même de mon lit, dans lequel je l’ai caché : le tiens-tu ?”

„Je crois, dit-elle en rougissant, que j’en ai le manche dans ma main.”

Alors je l’attire doucement vers moi. „Eh ! me dit-elle, je ne puis me remuer, car je vous ferai mal.” Je ne lui réponds pas, mais je pousse mon entreprise. Sorti d’un combat, j’en recommence un autre : mais que celui-ci me présente d’attraits ! la jolie citadelle à forcer ! les délicieuses tours ! quelle porte étroite !… quels remparts ! comme ce fourré est épais ! L’attaque est chaude, le sang ruisselle : un cri se fait entendre ; je n’y comptais pas : il redouble mon courage ; je me représente à la brèche toujours la tête haute. Ah ! quels plaisirs me sont offerts ! quelle vivacité dans tous les mouvemens de mon ennemi ! comme il me prévient en tout ! comme partout il est présent ! quelle fougue ! Ah ! Jenni, tu n’es qu’une grisette, mais au jeu d’amour tu es sans égale. Je viens de t’en donner la première leçon, et déjà tu surpasses ton maître. Je te presse pour la troisième fois. Mais ne voilà-t-il pas ma damnée de blessure qui se rouvre ; et, cette fois, ce n’est pas un sang voluptueux qui s’épanche.

À la vue de cet accident, l’étourdie Jenni perd la tête, et se met à pousser des cris aigus, sans songer que nous sommes enfermés ; moi-même je ne m’en rappelle que lorsque l’on vient frapper à coups redoublés à la porte. Toute la maison était en rumeur : les Vendéens, craignant quelques surprises, saisissant leurs armes, couraient çà et là pour connaître la cause de ces cris. Charles, Joséphine, les officiers reviennent vers ma chambre ; et voyant qu’on criait dans l’intérieur sans penser à leur ouvrir, enfoncent la porte, croyant qu’on m’égorgeait, et foncent vers mon lit l’épée au poing : à la vue des fers qu’elle croit dirigés contre elle, Jenni s’épouvante, fait un saut, tombe sur son dos, et, dans sa chute malheureuse, montre à découvert ses pays-bas ensanglantés cependant par une autre blessure que la mienne.

À ce plaisant spectacle, je riais dans mon lit, indécemment défait. Les militaires, voyant ce que Jenni à moitié évanouie ne leur cachait pas, devinent l’affaire, et se mettent à rire : Joséphine, par devoir, est contrainte de se retirer de fort mauvaise humeur. Elle revient dès que Jenni a repris ses sens, et lui demande sèchement le sujet d’un pareil vacarme.

„Hélas ! répond-elle, M. Philippe a voulu me montrer comme on attaquait une place ; et tandis qu’il montait à l’assaut, sa blessure s’est rouverte : quand je m’en suis aperçue, la frayeur m’a saisie, et j’ai crié.”

„Comment avez-vous pu voir sa blessure, puisqu’elle était hors de la portée de vos yeux ?

„Sans doute, dit Charles de Mercourt avec gravité, que le cher Philippe, emporté par la chaleur de la leçon, aura relevé ses draps pour en faire une enseigne de détresse.” Et les assistans de rire ; et la petite Jenni de se sauver ; et Joséphine de faire la grimace ; et mes amis, enthousiasmés de mon activité, de courir partout pour répandre que je voulais toujours combattre même lorsque j’étais blessé.

Ce contre-temps me déplaisait néanmoins, puisqu’il devait éloigner de moi Joséphine ; et, je l’avoue, je désirais ardemment sa possession. Le soir, quand il fallut se coucher, cette aimable personne, paraissant oublier l’événement de l’après-dînée, me recommanda d’être tranquille, de ne point craindre de la réveiller, si ma blessure me donnait quelque inquiétude. Je pris sa main, que je baisai fort respectueusement. À ce début, Joséphine crut que j’allais commencer un troisième assaut ; mais la fatigue l’emportant sur les désirs, je m’en tins à cette simple politesse ; et, fermant les yeux, je ne tardai pas à m’endormir.

Je reposais depuis quelque temps, lorsque je fus tiré de mon assoupissement par l’approche d’un corps bien frais, bien ferme, qui, silencieusement, se plaça auprès de moi. Je l’avoue, mon amour-propre me fit deviner que c’était Joséphine : et malgré que je trouvasse quelque irrégularité dans cette démarche peu réfléchie, je ne laissai pas de me préparer à traiter de mon mieux celle qui me rendait une telle visite. Comme j’étais dans un état fort brillant, je ne perds pas une minute : mais croyant que le temple qu’on m’offrait n’avait pas encore été visité, j’en entr’ouvre avec délicatesse les deux portes de corail, je m’avance, et ne tarde point à découvrir que si je vais cueillir une rose, le bouton ne peut m’être donné. Cette découverte, en me refroidissant un peu, me rendit moins étonné sur la manière d’agir de Joséphine. Pourtant comme elle était toujours jolie, et qu’elle n’avait que seize ans, je me mets, sans mot dire, à lui prouver que la fatigue m’est étrangère. Mon lit, secoué rudement par le choc de deux corps qui le heurtent, se met à crier. Je m’en embarrassais fort peu, quand une voix, qui n’appartient pas à la personne qui joûte avec moi, me demande : „Qu’avez-vous, Philippe ? vous trouvez-vous plus malade ? Il me semble que vous vous remuez étrangement ?”

À ce discours, je devine que j’ai donné dans une embuscade, et que lorsque je reçois Joséphine auprès de moi, elle est tranquille dans son lit. Mais quelle est l’espiègle qui m’a joué un tour pareil ? Fanchette est partie avec Honoré ; je ne connais à M..... que Joséphine et Jenni ; et puisque ce n’est pas Joséphine, ce ne peut être que Jenni. Pendant ce monologue intérieur, je n’avais point répondu. Mademoiselle Jenni, justement effrayée, ne savait que faire, lorsque Joséphine continuant :

— „Vous ne dites rien ; vous ne vous agitez plus, Philippe, Philippe, êtes-vous évanoui ? Ô ciel ! s’il était vrai !… Mon ami, je vais me lever, je vais rallumer la veilleuse qui s’est éteinte.”

— „N’en faites rien, m’écriai-je impétueusement, ne bougez pas ; je suis bien, très bien, je vous assure.”

— „Vous me le dites d’un ton à m’alarmer davantage.” Et voilà que, sans plus attendre, elle saute au bas de son lit, et vient à tâtons droit au mien. La pauvre Jenni, plus morte que vive, se rapetissait pour n’être point aperçue, si Joséphine allumait la lampe. Celle-ci n’en fit rien. Comme elle avançait toujours, elle trouva ma main qu’elle prit. — „Ah ! me dit-elle, vous avez la fièvre : votre main me brûle… ” Et voilà le diable qui me tente de nouveau. Que faire ? Renvoyer Jenni ? retenir Joséphine ? „Recouvrez-vous, me dit la dernière ; il fait froid, vous vous refroidiriez.” Et tout en me couvrant, je ne sais comment cela put se faire, mais je l’enveloppai aussi. Le lit, petit pour une personne, en contenait deux difficilement : trois, la chose était impossible : cependant la chose était sur le point d’arriver. Attendu que le lit se trouvait poussé contre la muraille, Jenni ne pouvait point s’évader par la ruelle. Je prévoyais le moment critique, lorsqu’un patatras bruyant, un vase nocturne qui tombe et se brise en mille éclats, dérange nos positions. Joséphine, par un mouvement involontaire, se recule. Jenni choisit ce moment ; elle s’élance en chemise dans la chambre, rencontre une table qu’elle fait tomber, et se glisse, au milieu du vacarme, par la porte secrète qui lui avait facilité l’entrée. J’ai su depuis que, me croyant seul, et comme elle logeait dans la maison, l’étourdie avait cru pouvoir, sans causer de scandale, venir faire une seconde visite à celui qui l’avait faite porte-drapeau. Je dirai ici une fois pour toutes, que souvent, lorsque je raconterai quelqu’aventure galante, je brusquerai tantôt le commencement, tantôt la fin, ne voulant pas fatiguer le lecteur par les perpétuelles répétitions que le sujet nécessite. Je ne filerai pas dans ces Mémoires telle intrigue qui, dans la vérité, m’a coûté six mois de soins, et dont je ne détaillerai que l’essentiel.

Après la tempête, le calme se rétablit : mais l’occasion était perdue. Joséphine s’était réfugiée dans son lit, vivement épouvantée d’un tapage dont elle ne comprenait pas les causes. Je pestais contre le sort qui, m’ayant d’abord offert deux bonnes fortunes, s’était plu à me les ravir en même temps. Joséphine, cachée sous la couverture, ne soufflait pas : à mon tour, je feins d’être inquiet. — „Dormez-vous, lui dis-je ?”

— „Hélas ! non, je meurs de peur.”

— „Craindriez-vous quelque danger ?”

— „Il doit y avoir quelqu’un dans la chambre.”

— „Si je le croyais ?”

— „Je le crains.”

— „Je vais vous rassurer.”

Je dis ; et voulant contraindre Jenni à s’enfuir, si elle n’était point partie, je prends un briquet qu’on avait posé sur la cheminée, et je tire du feu. Mon impatience me servait mal ; mon briquet heurtait mes doigts, l’étincelle fuyait l’amadou. Enfin, je parvins à remplir mon but. La lampe allumée, je parcours la chambre ; je relève la table. Je ramasse les débris du vase cassé ; mais je ne vis pas ce que j’aurais dû voir. Les portes sont soigneusement visitées.

Mes recherches terminées, alors je reviens auprès de Joséphine. Qu’elle était jolie ! Elle me souriait avec langueur, et me dit de poser la veilleuse. Je lui obéis si maladroitement que je laisse tomber la lumière sur le plancher ; et nous voilà de nouveau dans l’obscurité. Fut-ce par maladresse que j’agis ainsi ? Non, non ; je savais bien ce que je faisais. Dans les ténèbres, on se dirige mal. Le premier lit touché me semble être le mien… J’y entre, malgré une légère résistance : malgré une plus forte, je m’établis où vous savez… Quelle nuit ! Dans quels torrens de flammes fus-je transporté ! Quelles caresses incendiaires ! quelle voluptueuse résistance, pour m’enivrer davantage ! Combien elle me coûta à cueillir, cette rose enviée !… Les larmes les plus vraies accompagnèrent mon triomphe… Oui, je souffris trop moi-même, pour n’être pas convaincu de la présence du bouton… Mais, après ces délicieuses douleurs, qu’ils furent vifs les plaisirs qui leur succédèrent. Toutes les parties de ce corps parfait reçurent mes hommages. Et vous surtout, vous, aimables coussins de l’amour, vous qui faites la réputation d’une Vénus, vous fûtes encensés par moi ! Si l’encens ne fuma point sur votre autel, il se glissa à travers la route étroite que vous formez pour aller se répandre dans le sanctuaire voisin… Comme tu savais bien aimer, ô Joséphine ! Comme tout ton être respirait la sensibilité, le délire ! Avec quel charme je pressais ce blanc satin qui te pare partout ! Comme tu étais belle ! Tes fesses polies, arrondies, par de flexibles mouvemens, rallumaient à chaque minute le flambeau de l’amour… Je le crus, dans tes bras, un instant inépuisable… Le sommeil réparateur succéda enfin à cette si jolie lutte. Le lendemain, à mon réveil, je me trouvai le front appuyé sur le sein de mon amie. Par de nouvelles caresses, je cherchai à l’éloigner de Morphée ; et lorsqu’elle ouvrit les yeux, nos êtres s’unissaient pour la huitième fois… Moment céleste, où après avoir goûté, pendant une nuit, les plus douces extases, on voit se rouvrir l’œil amoureux de sa jeune amie !… La pudeur, le désir se combattent dans son ame. Elle veut se dérober à la lumière, qui la fait rougir ; mais bientôt vos discours, vos tendres attouchemens, font disparaître la timidité. Elle s’abandonne sans réserve ; et la volupté impétueuse triomphe de la décente candeur.

Nous ne nous pressions pas de nous lever ; mais le timbre de l’horloge voisine ayant frappé neuf heures, il fallut se séparer. Je fus étonné moi-même qu’on n’eût pas déjà pénétré dans ma chambre. La discrétion et l’amitié de Charles présidèrent à ce qu’on ne troublât point un asile où il présumait que la haine ne résidait pas. Joséphine se pressa de s’habiller ; elle prend son jupon, ou plutôt croit le prendre, car ce jupon n’est pas le sien : l’étoffe en est plus forte, moins moelleuse ; mais où est le sien ? Elle le cherche, elle ne le trouve pas. En regardant plus attentivement celui qui est dans ses mains, elle le voit marqué d’un J., d’un D. ; ce qui ne faisait pas, quoique la première lettre fût semblable, Joséphine de Melfort, mais si fait bien Jenni Dastin. Alors le mystère de la nuit est expliqué : elle devine que le bruit qui s’est fait entendre avec tant de fracas est dû à la visite nocturne de l’audacieuse grisette. Furieuse de cette rivalité, elle m’accable de reproches : je cherche en vain à l’apaiser, en lui disant qu’il est possible que Jenni ait voulu me faire une niche, mais que rien n’a été effectué. Cette dénégation me fut inutile : car si Jenni n’avait pas eu le temps de s’établir dans ma couche, elle n’aurait pas eu celui de troquer son jupon contre celui de Joséphine. Il n’y avait rien à répondre. Aussi voyant que j’étais bien duement atteint et convaincu de perfidie, je me mis à verser un torrent de larmes pour attendrir mon amante ; et celle-ci, faible comme l’est une femme qui vient de tout accorder, me permit de signer la paix par de nouvelles folies. Il était près de onze heures lorsqu’on put pénétrer dans ma chambre. Joséphine fut retirer la pièce fatale que Jenni avait prise dans la nuit ; et pour qu’elle ne pût recommencer ses audacieuses tentatives, on eut grand soin, la nuit suivante, de se mieux précautionner. M. de Barene ne tarda pas à se rendre chez moi : la veille, il était venu également. Je l’assurai qu’avant quatre jours je pourrais me rendre à mon devoir. Il me dit que c’était avec regret qu’il allait me quitter, mais qu’il voulait achever de nettoyer le pays circonvoisin des bandes républicaines qui avaient l’imprudence de s’y montrer encore. Je fus établi gouverneur de M...., et chef suprême des paroisses qui formaient l’arrondissement. Ce fut avec une peine réelle que je vis partir mon oncle : depuis ce jour, je ne l’ai plus revu. Pendant tout le temps de la guerre, il combattit loin de moi ; et lors de la pacification, il avait, depuis quelques semaines, quitté le territoire français. Je reparlerai de lui lorsqu’il sera nécessaire.

Mes occupations militaires employèrent toute ma journée. Ma blessure était trop légère pour me priver de faire aucun mouvement. Je parcourus la ville : je faisais rendre justice aux habitans, toujours molestés par les soldats ; je prenais soin de faire garnir les magasins de vivres et de munitions ; je passai mes troupes en revue, ainsi que celles de mes amis, dont le concours unanime m’avait déféré le suprême commandement.

Après tant de graves affaires, il fallait bien un peu songer à celles de mes plaisirs. Je dis un mot en passant à Jenni, que je consolai : j’entretins Joséphine la nuit suivante, ainsi que les trois autres qui suivirent. Mais comme l’amour ne pouvait l’emporter sur le devoir, le cinquième jour entendit en se levant le canon du rempart proclamer l’instant de mon départ. Joséphine, dont j’étais tendrement aimé, voulait me suivre : il me fallut user de toute mon éloquence pour la dissuader ; mais en même temps j’exigeai d’elle que si les républicains se rapprochaient de M...., elle se hâterait de les fuir, et de venir au milieu de notre camp, une retraite plus sûre et moins facile à être violée. Je la quittai, après lui avoir fait les plus voluptueux adieux : elle m’accompagna hors des murs de la ville ; et de-là, tant qu’elle put me voir, elle me fit signe avec son voile, qu’elle agitait au-dessus de sa tête. Cependant nos bataillons s’éloignaient au son d’une musique militaire, et aux acclamations d’un peuple qui appelait sur nous de nouveaux et de plus éclatans succès.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE XV.

LES COMBATS.





P armi les jeunes héros qui, animés du même esprit que moi, marchent sous les ordres de nos chefs, je ne puis m’empêcher de citer le bel et brave Emanuel d’Armanterre. Emanuel avait seize ans ; ses grâces aimables, son courage indomptable, son noble amour pour la gloire, sa tendresse pour sa famille, faisaient de lui l’être le plus intéressant qui eût paru dans nos phalanges. Depuis quatre ans il suivait les Vendéens, et depuis cette époque il s’était attaché à la jeune et belle Célénie qui, parée des attraits les plus célestes, égalait, par son généreux courage, celui de mon Honorée. Ainsi qu’Emanuel, elle chérissait ses parens ; mais par-dessus tout, elle adorait son père. Élevée par ce père sensible, elle lui devait tout, et sa reconnaissance était sans borne. Conduite aussi dans les camps dès son bas âge, elle avait appris à braver la mort pour la plus juste des causes, celle de Dieu et du prince. Qu’elle était belle, cette intéressante Célénie ! toutes les perfections, tous les charmes les plus séduisans paraient son gracieux ensemble. À son aspect, on éprouvait le sentiment de l’admiration la plus respectueuse. Après celui qui lui donna la vie, l’être que Célénie aimait le plus était Emanuel. Leur tendresse, augmentée par les dangers qu’ils partageaient ensemble, soupirait après le jour heureux dont les rayons devaient éclairer leur hymen : ces nœuds sacrés devaient bientôt se serrer pour eux. Vaincu par leur impatience, M. de Mersan les remenait au quartier-général ; et là, leurs vœux devaient être comblés. J’enviais leur sort ; ils étaient sûrs d’être l’un à l’autre, lorsque moi je ne pouvais point répondre d’appartenir jamais à Honorée ; je croyais ne faire jamais assez pour mériter dignement sa main. Pendant la route, je ne cessais de penser à mon amie, et mon cœur amoureux cherchait à charmer ses peines par une militaire romance que je me plaisais à composer.

CHANT DU FRANÇAIS.

ROMANCE.

Qu’il est beau le jour des combats,
Pour un Français qu’amour enflamme !
La gloire dirige ses pas
Quand la beauté règne en son ame ;
Il dédaigne un lâche repos
Dont son cœur généreux s’offense,
Et réunit sous les drapeaux,
L’amour, l’amitié, la vaillance.

Par des triomphes belliqueux,
Je mériterai mon amie ;
Oui, le doux espoir d’être heureux,
Ranime mon ame endormie ;
Non, plus de paix, plus de repos,
Et fils aimable de la France,
Je dois unir sous mes drapeaux,
L’amour, l’amitié, la vaillance.

Mon corps appartient à mon roi,
À mon Dieu, mon ame fidèle ;
Mais ce cœur qui brûle pour toi,
N’est qu’à toi seule, ô tendre belle !
Et quand je m’arrache au repos,
Pour la plus illustre vengeance,
Je réunis sous mes drapeaux,
L’amour, l’amitié, la vaillance.

Nous avions marché tout le jour, lorsque vers le soir un paysan parut à la vue de notre armée, dont le chevalier d’Aut.... venait de prendre le commandement : „Pressez-vous, nous dit cet homme couvert de poussière et harassé de fatigue ; le général républicain Saint-Clair, furieux de l’échec qu’il a essuyé sous les murs de M...., ayant appris que quelques Vendéens s’étaient retirés dans le château du vicomte de Marceuil, vient d’en entreprendre le siége. M. le vicomte, loin d’être environné des braves Vendéens, est seul avec sa famille ; mais il n’a point voulu se rendre, et s’est mis en état de défense.” Ce discours nous enflamma : nous n’osions espérer que M. de Marceuil pût se soutenir longtemps contre des forces tant supérieures, et nous résolûmes de le venger, s’il avait succombé dans sa généreuse entreprise. Nos soldats, partageant nos mêmes sentimens, nous demandent avec impatience de les conduire au secours de ce noble Français. Leur ardeur étant la nôtre, nous nous avançons à marche forcée vers le lieu où nous allions combattre de nouveau. De toute part s’élevaient des cris d’indignation : nos troupes, vêtues de gris, portant sur leurs camisoles une croix blanche, marchaient, la tête basse, dans un morne recueillement, interrompu par leurs accens de menace ou par des chants religieux qu’entonnaient les prêtres dont nous étions suivis ; chaque brigade se divisait en paroisses, qui toutes avaient leurs chefs et leurs bannières particulières. Partout régnait l’ordre, le courage et l’amour de la religion. Fermement convaincus que la couronne du martyre était assurée à celui qui tombait sur le champ de bataille, les Vendéens eussent été invincibles, si la mésintelligence n’eût pas éclaté parmi leurs généraux. Chacun d’eux, plus ambitieux peut-être qu’attaché à ses devoirs, voulait s’arroger une indépendance funeste à la cause commune. Les mouvements, les attaques, les retraites manquaient de cet ensemble qui en assure le succès : chacun voulait donner des ordres, et nul ne prétendait en recevoir : vaillans au combat, ils intriguaient dans la paix ; tous, sans doute, brûlaient du plus généreux enthousiasme ; mais ils étaient hommes, et dès-lors l’amour propre devait leur commander.

À l’entrée de la nuit, nos premières phalanges parurent sur les coteaux qui environnaient le château de M. de Marceuil. Des clameurs élevées jusques aux cieux, quelques coups de canon tirés sur les ennemis, apprirent à ce valeureux royaliste qu’un puissant secours lui était arrivé ; il était temps. Par une bravoure peu ordinaire, le vicomte de Marceuil, seul avec un domestique, sa femme et ses filles, soutenait, depuis vingt quatre heures, un siège sans exemple. Son château, soigneusement barricadé, par l’épaisseur de ses murs, la hauteur de ses fenêtres, résistait aux canons des républicains et les empêchaient de tenter l’escalade. Ses filles, jeunes et jolies, devenues de courageuses amazones, chargeaient les armes de leur père, et partageaient avec lui les dangers du siège[1]. La rapidité du feu perpétuel que le vicomte et sa famille ne cessaient de faire, intimidant l’armée révolutionnaire, lui faisait croire qu’une partie des troupes vendéennes s’était retranchée dans le château. Cependant Saint-Clair, qui voulait, par un succès quelconque, réparer son dernier échec, prétendait forcer les barrières qu’on opposait à sa rage forcenée ; mais il fut trompé dans son espoir, lorsqu’aux derniers rayons du soleil il nous vit prêts à fondre sur lui. Il fit cesser l’attaque du château, et plaçant de ce côté des pelotons propres à empêcher les assiégés de faire une sortie, il dirigea ses forces principales du côté de notre armée. Pendant ses divers mouvemens, la nuit acheva d’envelopper le globe de son voile sombre, parsemé de brillantes étoiles.

Le chevalier d’Aut...., ne voulant point commencer une attaque nocturne qui répugnait aux Vendéens, assit son camp sur les hauteurs dont il était le maître, et remit le combat au jour suivant. Il assembla son conseil de guerre, et présentant son plan, il nous désigna les divers postes que nous devions occuper. Quel fut mon bonheur, quand je vis que ma division était une des premières qui devait donner ! Charles de Mercourt devait me suivre, et l’amitié que nous nous portions redoubla dans ce jour terrible, tant les dangers resserrent l’union !

L’aurore commençait à teindre de ses premières couleurs les airs encore soumis au sceptre de la noire déesse, lorsqu’un coup de canon se faisant entendre, nous apprit que le moment était arrivé. Harcelé par mon impatience, déjà depuis quelques instans, j’avais abandonné la couche fraternelle où je reposais auprès de Charles : assis sur un quartier de rocher, contemplant l’étendue et la magnificence des cieux, je sentais dans mon âme se heurter les plus pieux comme les plus chevaleresques sentimens. Qu’elles étaient fortes les émotions qui vinrent alors m’agiter ! J’allais exposer ma vie ; peut-être que ma tombe s’élèverait sur le lieu qui m’allait voir combattre. „Ah ! me disai-je, comment paraîtrai-je alors devant ce Dieu que je révère ? Mes erreurs me seront-elles comptées ? Mon âge, la cause que je soutiens ne plaideront-ils pas en ma faveur ? Ô toi ! Être-Suprême, toi qu’on nous peint trop souvent armé des foudres de ta colère, j’espère en ta douce et paternelle miséricorde ; tu ne me jugeras point à la rigueur ; et si je fus coupable, tu pardonneras à celui qui se repent !”

Ainsi la religion m’occupait, tandis que je voyais s’éteindre successivement les feux allumés dans les deux camps ; ainsi, pensai-je, nombre de braves cesseront d’exister. À travers la vapeur matinale, je voyais flotter les enseignes et briller les armes frappées par les premiers rayons du jour.

Charles venait de me rejoindre ; le bel Emanuel, suivi de la fière Célénie, passèrent à côté de moi, et me saluèrent avec allégresse, tandis qu’à leur vue un pressentiment secret vint m’arracher une larme involontaire. L’aumônier de mon bataillon nous bénit tous. À genoux, dans un humble recueillement, nous appelâmes à notre secours le Dieu des armées ; et le souvenir de la vision dont j’étais encore ému me prêta d’énergiques expressions, dont je me servis pour animer davantage les soldats dont je devais répondre. Je leur rappelai nos premiers exploits, qui devaient être l’augure de ceux de la journée : tous m’assurèrent de leur valeur ; je me plus à les croire ; et ayant reçu les derniers ordres du chevalier d’Aut....., je donnai le signal.

Le roulement du tambour se fit entendre à la fois sur toute l’étendue de la ligne. Vêtu d’un habit orné d’une écharpe blanche, à frange d’or, portant un panache blanc sur mon chapeau, je parus à la tête de ma troupe, et voulant donner moi-même, je mis pied à terre ; ayant mis mon épée à la main, je partis le premier, en poussant le cri de vive le roi ! qui fut répété par toute l’armée, et dont les échos retentirent. Les phalanges vendéennes se déployant avec ordre, attaquèrent par trois côtés les républicains indignés de notre audace ; après une vive fusillade, on s’approcha au point de combattre à l’arme blanche. Ô que de hauts faits signalèrent cette mémorable journée ! Charles, je te dus la vie, et je pus presque en même-temps sauver la tienne également menacée. Saint-Clair, que le hasard m’avait donné pour adversaire, ayant reconnu mon écusson, dont était décoré le drapeau principal, s’avança vers moi environné de l’élite de sa troupe : en ce moment, par une marche rapide, je voulais tourner le dos des ennemis, et sans m’apercevoir que peu de braves m’accompagnaient, je me laissais emporter par ma fougue naturelle ; Saint-Clair, m’apercevant, profite de ma position qui ne me permettait pas de voir le péril qui me menaçait, s’avance derrière moi, et tenant son sabre à deux mains il allait m’immoler, lorsque Charles, poussant un cri terrible, m’annonce le péril ; je me retourne avec promptitude, et faisant face à mon lâche ennemi, je le presse et le pousse à mon tour ; Saint-Clair, qui n’avait d’autre bravoure que celle de vociférer dans les tribunes, qui ne devait son élévation qu’à ses intrigues, ne me résiste pas longtemps, et se faisant un rempart de ses soldats, m’échappe ainsi, mais toujours plus animé contre moi : Charles, que sa bassesse indigne, s’élance après lui, et perce les rangs de nos adversaires ; entouré de toute part il succombait… Je l’avais suivi, et quel bonheur pour moi, je l’arrache à une mort certaine. La retraite de Saint-Clair ayant porté le découragement dans le corps qu’il commandait, il se débanda dans la plaine, et nous pûmes percer, sans de nouveaux obstacles, jusqu’aux portes du château du vicomte de Marceuil, qui s’ouvrit pour nous recevoir.

Pendant que la victoire couronnait ainsi nos efforts, une scène affreuse se passait dans le second corps de notre armée. Emanuel, qui voulait toujours se distinguer aux yeux de Célénie, sans réfléchir à la témérité de son entreprise, s’était jeté au milieu d’un gros de républicains, pour enlever le drapeau, conquête par lui vivement enviée. Ce gage du succès était aussi bien défendu par les patriotes, qu’Emanuel l’attaquait à la tête des siens ; le sang coulait partout ; la fumée, les tourbillons de poussière, dérobaient une partie des combattans à l’autre partie ; Célénie, séparée de son amant, et conservant pour lui de justes craintes, pressa son père de voler au secours d’Emanuel. M. de Mersan, dont il n’était pas nécessaire d’aiguillonner la bravoure, part avec sa fille, et renversant tout se qui s’oppose à leur passage, ils arrivent auprès du jeune guerrier ; il venait de saisir le drapeau désiré ; mais ce triomphe était chèrement acheté par une quadruple blessure, par laquelle s’épuisaient ses forces. Tandis que son sang s’épanchait à gros bouillons, pâle et chancelant, la vue de son amante le ranime ; s’il doit expirer devant elle, il veut du moins que son trépas soit glorieux. Hélas ! il doit mourir dans l’instant où tout triomphe autour de lui ; mais, moins à plaindre, il ne sera plus le témoin de la mort épouvantable de celle qu’il adore. Célénie, éperdue, a vu Emanuel ne plus tenir son fer que d’une main mal assurée. Elle contemple avec désespoir ses yeux, autrefois remplis d’une ardente flamme, s’éteindre, couverts des ombres dernières. « Adieu, lui dit Emanuel, adieu, chère amie ; l’hymen n’allumera pas ses flambeaux pour nous. Je meurs, et mon dernier soupir se partage entre mon Dieu et toi.”

Célénie cherchant à l’entraîner loin de la mêlée, espérait encore, quand un soldat barbare égorge brutalement le jeune héros chrétien. À cette indigne action, M. de Mersan pousse un cri de rage, et s’élance sur l’assassin ; mais la fatigue trompe sa vengeance. Il est lui-même sur le point d’être accablé. Célénie, qui, en perdant son amant, semblait être devenue insensible à tout ce qui l’environnait, apercevant le péril que court son père, vole pour le défendre ; elle est encore le nouveau témoin de ce nouveau meurtre, le même monstre immole M. de Mersan. Célénie tombe, épuisée par sa double douleur ; et oserai-je le dire, le cannibale qui vient de lui porter de si funestes coups, passe à plusieurs reprises le fer qui ruisselle du sang d’Emanuel et de M. de Mersan, sur les lèvres décolorées de Célénie… À cette dernière horreur, son corps frémit, ses membres se roidissent, et son ame se hâte de quitter sa dépouille mortelle[2].

Une clameur générale d’indignation s’élève de toutes parts à la nouvelle de cette atroce férocité ; mes pleurs ne peuvent cependant me priver de courir à la vengeance. Pareil à la foudre, mon escadron fond avec rapidité sur l’escadron barbare : rien ne nous résiste ; tout est vaincu, tout est immolé, et l’assassin perd la vie, qu’on eût voulu pouvoir lui arracher mille fois. Le combat n’est plus qu’une déroute : partout chargés, partout les républicains succombent. On les poursuit, on les accable ; et c’en était fait de cette armée, si une division, commandée par le généreux Hippolyte, ne fût arrivée à propos. Ce fut auprès de lui que quelques bataillons trouvèrent une retraite. Nos jeunes courages demandaient à attaquer sur-le-champ ce nouvel ennemi ; mais le chevalier d’Aut...., prudent après une victoire, ne voulut point s’exposer à combattre des troupes fraîches, et dont le nombre était ignoré. Hippolyte, de son côté, se voyant inférieur aux colonnes royales, se retira en bon ordre, content d’avoir sauvé les débris des escadrons victimes de l’inexpérience de Saint-Clair. Après que nous fûmes restés maîtres du champ de bataille, on songea à se reposer quelques heures ; car il nous fallait partir dans la soirée pour aller rejoindre le quartier-général. J’employai ce moment à faire ensevelir nos morts, et parmi eux nous distinguâmes les restes d’Emanuel, de Célénie et de M. de Mersan. Sur le même tertre où ils avaient péri, nous élevâmes une simple tombe, parée de souvenirs et ombragée par deux chênes immenses, dont les vastes rameaux répandaient une perpétuelle obscurité sur cette demeure funèbre ; là, nous nous réunîmes, et posant nos glaives sur le cercueil de cette triste famille, nous jurâmes de les venger, et de mourir comme eux, si notre trépas pouvait être utile pour la cause commune. Ces soins pieux achevés, nous nous éloignâmes de ces contrées, emmenant avec nous le brave vicomte de Marceuil, son épouse et ses enfants.

Parmi nos compagnes de gloire, je commençais à y distinguer la folâtre Eudoxie : elle avait mon âge, j’avais sa vivacité ; elle était sensible, mon cœur brûlait : tout nous rapprochait, et nous ne tardâmes point à nous entendre.

Belle, grande, bien faite, mais un peu maigre, de grands yeux noirs à fleur de tête, de l’esprit sans échafaudage, de la candeur sans ostentation : telle était Eudoxie de Norris. Je l’avais vue, pour la première fois, dans la cathédrale de Nantes, à une cérémonie publique, et depuis lors son souvenir m’était resté. Ce fut avec joie que je la vis se placer parmi nous ; et malgré mes occupations militaires ou tendres, une arrière-pensée me ramenait vers la noble Eudoxie. Quand nous eûmes reçu l’ordre de revenir vers Charette, je compris qu’il ne me serait plus aussi facile de causer avec elle ; car devant et près d’Honorée je ne savais m’occuper que d’elle seule. Mais au milieu d’une armée en marche, comment se procurer ce tête-à-tête si difficile ? J’y rêvais, quand Charles vint me proposer une promenade dans un petit bois qui bordait la route, et dans lequel nous pourrions éviter l’extrême chaleur des rayons du soleil. Comme nos troupes défilaient avec ordre, je crus pouvoir m’éloigner un moment de mon bataillon. Quelques jeunes guerriers nous suivant, nous sollicitâmes les demoiselles à venir embellir notre course : elles acceptèrent ; et voilà messieurs les héros qui redevinrent ce qu’ils devaient être à leur âge, des enfans et des étourdis. Nous franchissons des fossés, nous nous défions à la course : peu à peu chacun s’éloigne, chaque couple suit un sentier différent, et nous demeurons seuls Eudoxie et moi : nous cheminions, causant avec distraction, portant peut-être à l’unisson un regard significatif sur les fourrés dont nous étions environnés. À la conversation galante succédaient de plus tendres discours : déjà nous plaignant de la chaleur brûlante, nous gagnons un ombrage tutélaire, quand un coup de fusil se fait entendre. À ce bruit, notre marche est suspendue ; l’amour s’éloigne ; et craignant quelque surprise de la part des républicains, nous coupons droit vers la grande route : plusieurs de nos compagnons nous rejoignent ; alors je leur confie Eudoxie ; et entraîné sans doute par un pouvoir surnaturel, je reviens sur mes pas pour approfondir la cause du bruit qui nous a tous alarmés. Vainement Eudoxie m’engage à la suivre ; je résiste : Charles veut m’accompagner, je le refuse, en l’engageant à prendre un autre chemin pour venir me rejoindre, en faisant un long détour ; et armé de mon épée, de deux paires de pistolets, je me sépare de mes amis, qui riaient entre eux de mon bizarre dessein.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XVI.

LA FORÊT.





L e mouvement extraordinaire dont je suivais l’impulsion, m’étonnait ; je ne savais d’où pouvait naître ce désir curieux de connaître la cause d’un bruit fort ordinaire dans des lieux où l’on combattait sans cesse. Fermant les yeux sur le danger réel que je courais éloigné de l’armée royale, sur mon imprudence à abandonner mon bataillon, je m’avançais vers le lieu d’où le coup était parti. Rien ne se présentait à moi. Vainement j’avais parcouru un vaste espace, de toute part régnait le silence des forêts, et j’étais seul quand je me croyais réservé aux grandes aventures. Je venais de m’arrêter un moment, alors qu’auprès de moi j’entends les pas de deux individus. Bientôt une voix se fait entendre : « Arrêtons-nous, » dit elle, « attendons ici la nuit… » J’ai reconnu Saint-Clair !!… Tapi sous la feuille, retenant ma respiration, je redoute d’être aperçu par ce scélérat, accompagné de cinq brigands comme lui ; quatre, vaincus par la fatigue, se couchent sur le gazon, et ne tardent pas à s’endormir ; le cinquième, s’asseyant auprès de Saint-Clair, commence ainsi une conversation dont je ne perdis pas un seul mot. « Ces damnés royalistes, comme ils nous ont battus ! »

SAINT-CLAIR.

Quelle est ma colère ! ils m’ont accablé pour toujours. Oh ! qu’il est grand le désir de vengeance qui m’anime contre eux !

LE BRIGAND.

Le citoyen représentant t’a bien maltraité.

SAINT-CLAIR.

M’attribuer notre défaite ! me destituer ! Ah ! qu’il tremble, lui et ceux qui sont les causes premières de ces humiliations.

LE BRIGAND.

Je gage que tu en veux davantage aux royalistes !

SAINT-CLAIR.

Il en est un surtout qu’il faut que j’immole à ma rage.

LE BRIGAND.

Si Philippe d’Oransai tombe entre tes mains, il passera un mauvais quart-d’heure.

SAINT-CLAIR.

Ce sera le plus long, mais le dernier de sa vie : que ne puis-je l’arracher du milieu de l’armée royale !

LE BRIGAND.

Tu le puniras bien mieux, si sa belle tombe en ton pouvoir.

SAINT-CLAIR.

Elle ne peut m’échapper : un espion m’a dit que, croyant encore l’odieux Philippe à M...., elle avait quitté ce matin le quartier-général pour courir rejoindre son bien-aimé cousin : voulant abréger sa route, elle traversera ces bois ; ainsi nous ne pouvons manquer de la saisir ; car c’est par le lieu où nous sommes qu’elle doit passer.

LE BRIGAND.

Je me fais une fête de sa surprise, quand à la place du royaliste d’Oransai, ce sera le patriote Saint-Clair qu’elle rencontrera.

SAINT-CLAIR.

Elle me paiera cher ses dédains, son orgueil et la blessure qu’elle me fit. Avec quelles délices j’apprendrai ensuite à ce Philippe que j’abhorre, que sa douce amie n’a plus rien à me refuser ! Mais je ne m’arrêterai pas là, il faut que ce Philippe, que sa mère, que toute sa famille disparaissent de la terre ; et lorsque j’aurai abreuvé de douleurs, d’humiliations, d’infamies cette Honorée, que je désire et que je déteste, je l’enverrai rejoindre l’insolent qu’elle m’a préféré.

À ces discours, à ces projets affreux, mon sang se glaçait dans mes veines, une colère impétueuse me dévorait, j’aurais voulu pouvoir, aux dépens de ma vie, terminer celle de l’infâme Saint-Clair. Si je ne pouvais assouvir ma juste vengeance, il m’était au moins possible de préserver Honorée du péril épouvantable dont le crime la menaçait. Les deux misérables venaient de se taire un moment ; puis Saint-Clair reprit la parole en ces termes : Le soleil est sur le point de se coucher, il faudrait se rendre chacun à son poste.

LE BRIGAND.

Allons, Bertrand, André, réveillez-vous, on dirait que vous n’avez autre chose à faire qu’à dormir jusqu’à demain.

SAINT-CLAIR.

Vous savez, mes camarades, quelle récompense vous est promise, si mon projet réussit ?

LES BRIGANDS.

Oui, général.

SAINT-CLAIR.

Ainsi, pour la mériter, soyez diligents.

UN NOUVEAU BRIGAND, accourant.

Amis, alertes ! les Vendéens sont près de nous ; plusieurs parcourent la forêt, en appelant un d’entre eux, qu’ils nomment d’Oransai.

SAINT-CLAIR.

D’Oransai !! dix mille francs à celui qui m’apporte sa tête. Se pourrait-il que Philippe fût près de moi ? Dispersons-nous tous ; volons à sa recherche, et que sa mort assure mon existence, ma vengeance et mon amour. Il dit : tous se séparent, et je reste seul. Je balançai quelque temps, indécis si j’irais rejoindre mes amis, ou si je me porterais vers le lieu par où devait arriver ma cousine ; la crainte qu’elle ne tombât au pouvoir de Saint-Clair, tandis que j’irais chercher un secours éloigné, me décida à courir où le danger me semblait plus pressant : j’armai mes pistolets, et je m’avançai avec précaution. La colline sur laquelle j’étais s’inclinait, avec le bois dont elle était chargée, vers un vallon fort enfoncé, au bas duquel coulait un ruisseau ; j’aperçus un pont de bois jeté sur les deux rives opposées, et comme le sentier y conduisait, je ne doutai pas que ce ne fût vers ce point qu’Honorée ne dût aboutir. Suivant toujours l’épaisseur du taillis, je descendis jusqu’au bord de l’eau, et n’apercevant personne autour de moi, je passai le petit pont. Là, je tins conseil une seconde fois avec moi-même : connaissant le danger réel qu’il y avait à rester à ce passage, je voulus aller plus loin, bien décidé à m’arrêter, si une nouvelle route coupait celle que je suivais. J’allais en avant, prêtant l’oreille au plus léger bruit ; et dans cette occasion, où il s’agissait de la vie et de l’honneur d’Honorée, je ne voulais pas qu’une audace présomptueuse vînt me laisser au pouvoir de mon lâche ennemi, sans que j’aie pu lui arracher la victime dont il a conjuré la perte.

Tout était calme, le vent du soir agitait seul les feuilles frémissantes ; les oiseaux, étrangers aux crimes ainsi qu’aux peines des hommes, faisaient entendre leurs mille ramages. Je continuais toujours à marcher, quand mes yeux sont frappés à l’aspect d’une masse énorme de bâtiments qui me parurent être un château autrefois fortifié, situé dans le plus épais de la forêt. Sa position le cachait à un ennemi qui n’avait pas la connaissance de l’assiette du pays ; ses vieux créneaux, ses tours élevées servaient maintenant de retraite aux hiboux taciturnes, aux féroces vautours ; le lierre, se cramponnant à des murs ruinés, soulevait insensiblement des pierres énormes qui avaient résisté au choc du bélier, ainsi qu’aux efforts terribles de l’instrument des combats. À la vue de ce château il me vint dans l’idée que si je montais sur une des tours dont il est environné, je pourrais porter au loin mes regards, et faire quelques découvertes qui me seraient utiles. Séduit par cette idée, je ne réfléchis pas que si le château n’est pas habité, il doit être l’asile des brigands dont je veux déjouer les complots. À l’âge que j’avais alors, on agit plus souvent qu’on ne réfléchit. La première porte n’existait plus, j’entrai sans obstacle dans la cour, et sans m’approcher du bâtiment, je vais droit aux remparts pour trouver l’un des escaliers qui doivent me conduire au but que je me propose ; une petite porte cintrée se présente sur mon passage, je la franchis, et je monte les degrés qui sont devant moi ; à moitié ruinés par le temps, ils ne m’offraient qu’un appui peu solide ; montant avec précaution, j’arrive à la moitié de la hauteur de la tour. Quel objet s’offre à moi ! Dans une chambre dévastée était couchée sur un plancher sanglant, une femme morte depuis quelques jours, et percée de plusieurs coups de poignard. Ce spectacle affreux m’intimida malgré moi ; je commençai alors à m’apercevoir des suites de mon inconséquente conduite qui m’avait fait entrer dans un lieu où vivaient sans doute les brigands ; mais il n’était plus temps de se retirer, il fallait affronter le danger pour qu’il devînt moins périlleux, et voulant profiter des dernières lueurs du jour, je me pressai d’arriver au haut de la tour. Je ne fus pas longtemps sans apercevoir dans l’éloignement une femme à cheval, vêtue en amazone, et suivie de trois soldats armés qui paraissaient lui servir d’escorte.

Mon cœur, plus encore que mes yeux, me fit reconnaître Honorée ; je ne fus pas peu joyeux du nombre de ses défenseurs, que je crus plus que suffisant pour en imposer à Saint-Clair et à sa troupe ; je descends, avec promptitude, l’escalier pour aller rejoindre ma cousine. Quelle fut ma nouvelle surprise, quand, en passant auprès de la salle qui m’avait présenté un si odieux tableau, je n’aperçus plus le cadavre qui, il y avait si peu de temps, affligeait mes regards ? Je fus étonné, et en même temps presque effrayé, car ceux qui avaient enlevé le corps mort ne pouvaient pas être éloignés, et avant d’avoir rejoint Honorée, il me faudrait peut-être soutenir un combat dont les chances ne m’étaient pas connues. Armé toujours de mes pistolets, je continue à descendre avec précaution, lorsqu’au bas des marches je m’arrête ; un faible cri m’échappe, la porte était fermée… Il n’en faut plus douter : victime de ma témérité, je me suis jeté moi-même dans les pièges de mes ennemis, j’ai livré Honorée à leur entreprise, et c’est devant moi que le crime se consommera ; exécrable pensée que je repousse avec horreur, mais qui revient se placer de nouveau dans mon imagination. Je me décide d’enfoncer la porte, mes forces ne me permettent point d’en venir à bout ; pendant d’inutiles tentatives le bruit d’une vive fusillade parvient jusqu’à moi : quelle était ma position dans ce moment terrible ! j’entendais, en idée, le combat de mon amie contre Saint-Clair, et je ne pouvais point la secourir, et c’était par ma faute que je m’étais mis dans l’impossibilité de la défendre. Je ne ménageai plus rien, je poussai des cris qui devaient faire accourir vers moi ou un ami ou un brigand… Personne ne paraît, je suis seul, la fusillade a cessé, Honorée est perdue… Ma douleur, ma rage redoublent ; j’entends des hommes traverser la cour, entrer dans le château ; je crois avoir distingué quelques gémissements parmi leurs voix féroces ; je recommence à faire du bruit, tout est vain ; je vais dans tous sens, je me heurte contre les murs, je frappe du pied la terre avec violence ;… soudain une trappe joue sous moi, et je suis englouti : étourdi de ma chute, je fus une minute sans me remuer ; mais, ne me sentant point blessé, je repris quelque courage. Heureux que les pistolets que je portais ne fussent point partis ! Mais en quel lieu me trouvai-je ! une épaisse obscurité m’environnait, je ne savais de quel côté me tourner. Cependant, ayant touché le mur à tâtons, je reconnus que j’étais dans un souterrain peu étroit, et s’étendant devant et derrière moi. Je m’avançai au hasard, me guidant néanmoins par la direction du pavé qui, s’élevant devant moi, me marquait le côté par où je pouvais espérer de trouver une issue ; l’humidité régnait dans ces caves, où jamais ne pénétra un rayon bienfaisant du Dieu de la lumière.

Je fus arrêté dans ma course par une porte qui me parut être d’abord un obstacle impossible à vaincre ; mais le temps avait combattu pour moi : la porte pourrie tombait par pièces à chacun de mes efforts ; et je ne tardai pas à pénétrer dans une salle voûtée, solidement carrelée, recevant quelque peu de jour par une ouverture grillée placée à son extrémité supérieure, et par où se glissait en ce moment la pâle et froide lueur de la lune. À un des bouts de cette salle s’élevait un large escalier, qui montait dans les étages du château. Quand je vis que les obstacles qui s’opposaient à ma délivrance n’existaient plus, je ne pus me refuser à un moment de joie qui fut bien court. Quand je me rappelai la situation de la vertueuse Honorée, ne me laissant pas abattre par l’infortune, je franchis l’escalier. En arrivant au haut du premier palier, je vis une chambre ouverte ; au milieu était un grand feu allumé autour duquel se chauffaient cinq horribles squelettes. J’avoue qu’à cet aspect, qui surpassait tout ce que j’avais vu de plus épouvantable, je demeurai comme pétrifié : mes cheveux se hérissèrent sur ma tête. Je me hâtai de détourner les yeux de ce tableau effroyable ; et tournant vers une galerie prochaine, je m’enfuis avec rapidité, préférant encore affronter des brigands que de contempler plus longtemps ces fantômes sinistres ; le bruit de mes pas retentissait dans la galerie que je parcourais ; elle était suffisamment éclairée par la lune. Au bout j’entrai dans un vaste salon, pavé en carreaux de marbre blanc et rouge ; entre chaque fenêtre aux vitraux coloriés était une niche renfermant une statue, représentant un chevalier armé de toutes pièces. Je croyais errer au milieu d’une foule de spectres, tant mon imagination était frappée. À la voûte pendaient de vieux drapeaux, de vieilles armures, qui, lorsque le vent les agitait, rendaient, en se choquant, un bruit lugubre et prolongé. Je m’étais arrêté quand un sanglot frappa mon oreille. J’entendis, non loin de moi, des gémissements qui descendaient jusque dans mon cœur. Je m’avançai vers l’endroit d’où partaient ces faibles plaintes ; je vis… Honorée. Elle était seule, dans un immense appartement ; une lampe lui prêtait sa clarté vacillante ; Honorée pleurait. Mon nom ne tarda pas à s’échapper de sa bouche ; elle m’appelle ; j’allais paraître, quand Saint-Clair entra dans la salle. Ce vil scélérat s’approchant de mon amie : Madame, c’en est assez, lui dit-il, je vous ai laissé un temps que j’ai vivement regretté, pour vous engager à ne point opposer de résistance à mes désirs : je ne retarderai pas davantage ; vous êtes en mon pouvoir, il faut que je vous possède ou que je vous immole…”

— Ah ! Saint-Clair, lui répondit ma cousine, que votre pitié me donne la mort ; aussi bien je ne pourrai survivre à l’odieux attentat que vous allez commettre…

— Vous y survivrez.

— Non, tu ne m’approcheras pas, misérable, je me défendrai jusqu’au dernier soupir… Ô cher Philippe, que n’es-tu ici !

— Vous l’appelez en vain, il est tombé sous mes coups…

— Non, monstre, m’écriai-je en paraissant le fer levé, tu ne m’as point assassiné ; je vis, et je vis pour venger la beauté et l’innocence.

À mon aspect, Honorée a vu luire l’espoir. Malgré ma finie, j’attendais que Saint-Clair se mît en défense ; mais le lâche voulait se sauver. Je lui barre le passage ; je le contrains à s’armer ; forcé de défendre sa vie, il se met à pousser des cris qui doivent attirer à son secours ses infâmes compagnons. Voulant prévenir leur venue, je l’attaque, je le presse ; il tombe à mes pieds ; et dans ma fureur, plongeant sept fois mon épée dans son corps, je m’assure qu’il ne pourra plus me nuire, et qu’il n’est plus à craindre pour nous. Cependant, il fallait s’enfuir pour éviter une mort assurée. Honorée s’arme des pistolets et du sabre de Saint-Clair, et nous courons vers la porte par laquelle le malheureux était entré. Comme nous descendions l’escalier, les cinq satellites appelés par ses clameurs, se présentent devant nous. Il faut les prévenir : une décharge de nos armes à feu, en couche trois sur la terre ; les deux autres s’enfuient. Les passages sont libres, nous sortons du château. Au même instant, une cloche fait entendre son tintement lugubre. Nous ne savions que penser de ce nouvel incident ; mais rien ne nous arrête : nous fuyons à travers la forêt ; et après avoir marché plus de deux heures, la fatigue nous contraignit à nous arrêter. La distance qui nous séparait du mystérieux château nous permit de goûter un repos passager. Je m’assis sur le gazon ; et Honorée se plut à me conter son aventure.

Partie du quartier général pour se rendre à M...., en entrant dans la forêt, sa faible escorte fut assaillie par une douzaine de coups de fusil. Ses trois soldats ne furent point atteints ; mais croyant avoir donné dans une embuscade, ils prirent honteusement la fuite, la laissant au pouvoir de Saint-Clair. Celui-ci, l’ayant abordée, la prit à bras-le-corps, et malgré sa résistance l’entraîna dans le château, où il fut la déposer dans la salle dont moi, Philippe, j’avais forcé l’entrée.

Honorée, en terminant son récit, ne put refuser à ma bouche de presser doucement la sienne… Oh ! combien ce moment était dangereux pour elle !… L’air, doucement réchauffé, et chargé des esprits des plantes odoriférantes, portait dans nos sens la plus amoureuse volupté… La nuit brillante d’étoiles nous envoyait les rayons de sa reine, qui, se rompant sur la feuille mobile, venaient se réfléchir sur nos traits auxquels ils prêtaient cette teinte mélancolique qui leur donne de nouveaux charmes… J’étais jeune, j’étais aimé ; je venais d’exposer ma vie pour sauver cette fleur… que je souhaitais si ardemment. Honorée était enflammée par son amour, encouragée par sa reconnaissance, par cette obscurité si contraire à la modestie et si favorable aux téméraires désirs… Nous étions seuls dans la nature, seuls avec l’amour. Notre âge et nos transports, tout s’unissait pour assurer mon triomphe. Déjà, nos bouches s’étaient réunies ; déjà, d’une main brûlante, j’écartais des voiles inutiles… Honorée, à demi évanouie, renversée dans mes bras, fermant son œil noyé des feux les plus incendiaires, ne m’opposait plus qu’une faible résistance. Mes lèvres pompaient son souffle excitateur. Je n’étais plus à moi ; la dernière barrière était presque franchie, quand, par un effort surnaturel, s’arrachant de mes bras, et se précipitant à mes pieds : „Ô Philippe, Philippe ! aye pitié de ma faiblesse !…

— Honorée, viens auprès de ton époux.

— Cher et cruel ami, ne profite pas de tes avantages. Ah ! par pitié, ne sois pas mon ennemi ; Philippe, oui je t’adore : oui, mon cœur se soulève d’amour quand tes brûlantes caresses le consument, les mêmes désirs se répandent dans tout mon être, je veux t’appartenir tout entière, viens sur mon sein si tu le veux, je ne te résisterai pas, je ne voudrai pas te repousser ; en ce moment je ne suis pas à moi, mais sois grand quand je suis sans défense, ne persiste pas à vouloir ce que je ne peux empêcher ; maître de mon âme, tu peux le devenir de ces charmes que tu vantes, j’appellerai même tes transports ; mais après la fuite du désir, quel sera mon éternel désespoir si je me trouvais moins pure et Philippe moins généreux ?

— Non, tu n’en auras pas en vain appelé à mon honneur ; de quelques voluptés dont je me prive, la plus grande me reste, celle de faire ton bonheur. Oui, mon Honorée, Philippe sera digne de toi ; ta confiance, ton abandon ne seront pas trompés, et l’amour ne sera satisfait que lorsqu’il pourra couvrir ces mystères du voile pudique de l’hymen.

Je disais, et ma vertueuse cousine se relevant avec promptitude, dépose sur mon front un tendre baiser, et plaçant sa main sur mon cœur, qui ne cesse de battre pour elle, elle me fait le serment solennel de n’avoir d’autre époux que Philippe. De douces larmes coulaient de nos yeux. Nous recommençâmes à marcher, sans que nul sentiment de honte appelât la rougeur sur nos visages, quand nous nous regardions. Mon âme ne renfermait pas un regret. Honorée, satisfaite de sa conduite, n’avait pas à étouffer ou à distraire les cris de la conscience et les angoisses du remords. J’étais satisfait, calme, heureux ; je venais de faire une bonne action. J’ai remarqué toute ma vie que je ne pouvais souhaiter un plaisir qui dût coûter des larmes : je me suis plu à de délicieux triomphes ; mais je ne voulais point voir celles qui me les avaient procurés, affligées par un air de deuil. Oui, toutes les fois où la vraie pudeur est venue s’offrir à moi, je ne l’ai pas insultée ; et dans mes diverses victoires amoureuses, j’ai mis plus d’art à faire disparaître toute envie de défense, à comprimer les remords, avant qu’ils aient pu naître, qu’à chercher le moment de la séduction. Une jouissance achetée par des regrets, n’a plus de prix pour moi. Je ne peux aimer que ce qu’on m’abandonne sans peine. De tous les sacrifices, le plus pénible sans doute fut celui que je viens de décrire : de toutes les femmes, Honorée est la seule que j’aie véritablement aimée ; et à cet amour sans borne, se joignaient le respect et l’ascendant irrésistibles que ma céleste cousine avait pris sur mes volontés.

Nous poursuivions notre route, craignant de rencontrer des ennemis. À chaque apparence de danger, c’était dans mes bras qu’Honorée venait chercher un asile ; mais le ciel, qui ne nous avait jamais délaissés, ne nous abandonna point dans ce moment. Au point du jour, nous vîmes de loin flotter dans la plaine un drapeau blanc ; c’était celui de notre armée. Nous nous pressâmes de la rejoindre ; et les transports de nos amis, de mes soldats, le bonheur d’être le sauveur d’Honorée, contrebalancèrent bien dans mon âme les justes reproches que m’adressa le chevalier d’Aut...., sur la légèreté avec laquelle je m’étais éloigné des bataillons, que je n’eusse pas dû quitter. Je me gardai bien de lui répondre. L’armée ne tarda pas à s’ébranler ; et nous arrivâmes au camp de Charrette, où ma mère, glorieuse de mes succès, m’attendait avec impatience.

FIN DU PREMIER VOLUME.

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE PREMIER

NOUVELLES AMOURS.





J e n’ai pas l’intention, je l’ai dit déjà, de traîner le lecteur à ma suite dans toutes les péripéties de la guerre de Vendée ni de lui en raconter les détails. Aussi bien, n’est-ce point ici le lieu, puis, cette tâche a été remplie par d’autres dont les récits, inspirés par la Muse même de l’histoire, sont encore dans la mémoire de tous.

Il suffira de rappeler ici que les royalistes, écrasés par le nombre et malgré des efforts héroïques, durent finir par renoncer à une lutte impossible. D’ailleurs, les jours les plus sombres de la Terreur étaient passés, on se reprenait à l’espérance de vivre autrement qu’avec la crainte perpétuelle de l’échafaud, nous fûmes de ceux qui acceptèrent les conditions de la pacification et nous revînmes nous fixer à Nantes, tandis que le duc de Barene ne voulant consentir à aucun accommodement, passait en Angleterre et emmenait sa fille avec lui.

Adieu donc, les camps, la gloire et les batailles, les combats de l’amour vont seuls désormais occuper ma vie et je renonce aux lauriers de Mars pour les myrthes de Vénus. Ô ma céleste Honorée, que d’infidélités tu pourras encore me reprocher, mais malgré les entraînements passagers d’un tempérament fougueux, mon cœur toujours fut à toi tout entier et n’appartint à nulle autre !

Parmi les personnes que nous retrouvâmes à Nantes, je remarquai tout d’abord Madame Derfeil, cette jeune femme dont j’ai eu l’occasion de tracer le portrait dans les premiers chapitres de cette histoire. J’ai dit que si j’avais paru ne pas lui déplaire, elle n’avait point fait sur moi une impression trop favorable. Mais la distinction flatteuse avec laquelle elle m’accueillit, — un homme n’est jamais complètement insensible aux marques non équivoques de la bienveillance d’une jolie femme — eut bientôt raison des préventions que j’avais tout d’abord manifestées contre Made Derfeil ; je lui trouvai, ce qu’elle avait effectivement, de la vivacité, de l’esprit, une imagination ardente et je ne fus pas longtemps sans songer à achever une conquête qui ne paraissait point se présenter avec des obstacles insurmontables. Devenu familier du salon de Clotilde — tel était le nom de Me Derfeil — et assidu auprès d’elle, je n’eus pas de peine à écarter la troupe nombreuse des jeunes élégants qui papillonnaient autour d’elle et je fus bientôt considéré comme maître d’une place qui ne demandait peut-être qu’à se rendre, mais dont je ne m’étais point encore décidé à forcer les derniers retranchements. Parmi les soupirants que j’avais évincés se trouvait au premier rang cet Émilien, l’ami de l’odieux St Clair, de cet homme détestable dont mon épée avait, grâce au ciel, débarrassé la terre. Il est inutile de dire les sentimens qu’Émilien devait nourrir contre moi, et je sentis dès le premier instant, sa haine, que doublait encore la jalousie, attachée à mes pas, mais je me sentais de force à le braver s’il venait à lever le masque et je feignais de croire à la sincérité de l’accueil qu’il me faisait dans sa crainte de déplaire à Made Derfeil.

Les soins que je rendais à cette dernière ne suffisaient point d’ailleurs à occuper mon esprit et à remplir mon imagination. C’est ce dont le lecteur pourra se convaincre s’il veut bien consentir à parcourir avec moi quelques unes des lettres que j’écrivais alors à mes amis d’enfance.

PHILIPPE D’ORANSAI à MAXIME DE VERSEUIL.

J’étais hier au théâtre, ne comptant pas m’y divertir plus que d’habitude, on avait annoncé les débuts d’une nouvelle chanteuse et je m’attendais à voir paraître, comme c’est assez l’ordinaire, quelque donzelle bien sèche aux gestes empruntés et à la voix aigre. Mademoiselle Célénie — ainsi s’appelait la débutante — entre en scène. Quelle n’est pas ma surprise ! Une taille de déesse, des traits charmants, un teint de lys et de roses, des yeux admirables, pleins de douceur et de feu tout ensemble, tout en elle semblait fait pour inspirer l’amour et exciter les désirs. Mes regards dès-lors ne la quittent plus, et je n’ai plus qu’une idée en tête : entreprendre la conquête de l’adorable Célénie et coûte que coûte m’insinuer auprès d’elle. Mais tandis que ces idées me traversent la tête, elle commence une tendre romance. Au lieu du filet de vinaigre que me faisait craindre une expérience trop souvent répétée, c’est une voix pure et bien timbrée qui vient caresser les oreilles de l’auditoire charmé. Mon enthousiasme ne se contient plus, à peine Célénie a-t-elle fini de chanter que j’applaudis comme un sourd et fais à moi seul plus de bruit que la salle entière. Ma nouvelle flamme, apercevant cet admirateur enthousiaste et expansif, se tourne de mon côté et me remercie par un doux sourire qui achève de me faire perdre le peu de tête qui me reste. J’ai toutes les peines du monde à attendre la fin du spectacle, et la toile est à peine tombée que je suis déjà au foyer. Célénie était fort entourée, mais je joue des coudes, je parviens à l’atteindre et m’inclinant devant elle je lui exprime toute l’admiration que me font éprouver ses talents et ses charmes. Elle me remercie en quelques mots qui me montrent qu’elle n’est point sotte, et je retourne chez moi, ne rêvant qu’aux moyens de gagner ses bonnes grâces. C’est ce que t’apprendra, je l’espère, une prochaine lettre.

LE MÊME AU MÊME.

Nul besoin de te dire, mon cher Maxime, que depuis ma dernière épître, je n’ai pas laissé passer un jour sans aller applaudir Célénie et lui faire ma cour. Je puis l’avouer, sans être un fat, mes attentions, dès l’abord, n’ont pas semblé lui déplaire, et tandis que je faisais de mon mieux pour lui paraître aimable, je m’arrangeais à faire pleuvoir chez elle bouquets et cadeaux. Célénie demeure avec sa mère, une vieille duègne qui n’est, je crois, redoutable qu’en apparence, et je ne désespère pas de trouver le gâteau qui me permettra de fermer la bouche à ce Cerbère édenté.

Hier au foyer, comme j’étais auprès de Célénie, et que je me plaignais de n’avoir pu encore obtenir d’elle l’autorisation de lui rendre visite, elle me demanda, avec un tendre regard, s’il était possible de se fier à la sincérité de mes sentimens, et comme je protestais avec véhémence que c’était me faire la plus sensible injure de paraître en douter, elle me glissa dans l’oreille de passer dans sa loge au prochain entre-acte. Tu peux penser, mon cher Maxime, si je fus exact au rendez-vous. À peine les dernières mesures s’étaient-elles fait entendre, que je quitte ma place pour me faufiler dans les couloirs en prenant mes précautions pour n’être pas remarqué ; j’arrive devant la loge de Célénie, je tourne doucement le bouton et je me glisse dans le sanctuaire. Ma nouvelle flamme était occupée devant une psyché à donner la dernière main à sa toilette de ville, car elle ne devait plus reparaître en scène. Comme la glace lui renvoyait mon image, elle tourne à demi la tête et m’accueille par le sourire le plus séducteur. Prompt comme l’éclair, je suis à ses pieds et je couvre de baisers ses belles mains, qu’elle m’abandonne. Adorable Célénie, lui dis-je, dans quel réseau magique m’avez-vous enfermé ; je ne m’appartiens plus désormais, je suis à vous tout entier. — Je le voudrais, me répondit-elle, avec cet air qui charme tous les cœurs, et je voudrais surtout vous retenir dans ces liens, bien faibles, hélas, pour un don Juan, tel que vous. — C’est par le plus ardent baiser que je réponds aux craintes de Célénie, et mes lèvres s’unissent aux siennes dans la plus douce des étreintes. Mais je n’étais point ici, tu le comprends, pour muser à la bagatelle, et tandis que d’un bras j’entoure la taille souple de ma charmante amie en la faisant asseoir près de moi sur une causeuse, je hasarde une main libertine qui commence à gagner pays ; je découvre des rondeurs exquises mais je ne m’y arrête pas, comptant bien y retourner à loisir, et je m’avance hardiment jusqu’à la citadelle dont il me tarde de m’emparer. Malgré une légère résistance de Célénie mon doigt force l’entrée, pousse sa pointe et ne tarde pas à rencontrer la petite éminence qui forme la clé de la position, il l’attaque avec cette habileté que peut seule donner une longue expérience, et je la sens bientôt qui gonfle et se raidit sous l’effet de mes caresses tandis que Célénie se pâme sur mon épaule en poussant des soupirs voluptueux. — Sentant alors l’instant favorable : Cher ange, dis-je, cherchons ensemble le bonheur et ne perdons pas des moments précieux. — Je le désire comme toi, cher d’Oransai, mais comment faire ? — Agenouille-toi seulement sur cette causeuse, je me charge du reste. — Célénie m’obéit et tandis qu’elle prend la position la plus favorable à nos desseins, il m’est enfin permis de soulever les voiles jaloux qui me cachaient encore les charmes que je convoitais. Ciel ! que de beautés ! des jambes faites au tour que dessine un bas de soie rose retenu au dessus du genou par un ruban couleur feu, plus haut, deux piliers d’albâtre d’un galbe exquis et supportant deux globes pétris par la main même des grâces, blancs comme neige, fermes, rebondis, et qui pressés l’un contre l’autre, semblent ne pouvoir se séparer. Leur vue porte au comble mon ravissement et mon trouble amoureux. Je ne puis me lasser de les voir, de les manier et de leur prodiguer les plus chaudes caresses. Mes baisers qui se portent partout ont bientôt amené les sens de Célénie au même diapason que les miens, et c’est d’une voix mourante qu’elle me demande d’achever de la rendre heureuse. Sans retard, mon fier champion se présente à l’entrée du temple et tandis que ma belle le guide d’une main délicate, les miennes ne restent pas inactives ; elles écartent d’abord, pour aider à l’introduction, les deux hémisphères arrondis que Célénie me présente, puis se mettent à parcourir tous les charmes qui leur sont abandonnés. Elles visitent à loisir une gorge de déesse qui se raidit à leur contact et descendent ensuite peu à peu ; après quelques stations et détours, l’une d’elles vient se fixer à l’endroit sensible et augmente encore les plaisirs de Célénie en excitant d’un doigt agile, l’aiguillon de la volupté, pendant que l’autre ne se lasse pas de se promener sur des hanches superbes et une chûte de reins admirable. Comment te décrire, mon cher Maxime, ces instants délicieux, la voluptueuse cadence des mouvements de Célénie que transporte les attouchements de mon doigt libertin, et dont la croupe savante varie à chaque instant nos brûlantes sensations, bien différente en cela de ces femmes trop passionnées dont les bonds désordonnés épuisent en un instant la coupe du plaisir et ne vous laissent pas le temps d’en savourer le nectar. Mais tout a une fin, elle est hâtée pour moi par notre posture lascive, par le contact de ces deux fesses voluptueuses qui vont et viennent, en me caressant de leur surface veloutée ; bientôt les soupirs de Célénie, les mots qui s’échappent de sa bouche : „moments délicieux… je n’y puis résister… achève, cher d’Oransai… mourons ensemble”, m’indiquent qu’elle touche elle même au bonheur. Célénie se laisse aller sur la causeuse, je la serre alors étroitement, j’enfonce le fer jusqu’aux gardes, tandis que je m’étends sur les deux coussins élastiques et moëlleux qui s’agitent sous moi, dans les dernières convulsions du plaisir, et c’est dans cette ravissante position que nous atteignons, au milieu d’un torrent de délices, la félicité suprême.

Inutile de te dire que nous nous quittâmes enchantés l’un de l’autre et nous promettant bien de nous revoir. Dès lors, l’aimable Célénie fait mon bonheur ; ses charmes, son esprit, non moins que sa beauté me retiennent auprès d’elle, mais tu connais ton ami, mon cher Maxime, et il ne faudrait qu’une bonne occasion, je le crains pour lui faire oublier la fidélité promise. Il n’est pas à croire que Célénie vienne à bout de ce que n’a pu faire mon incomparable Honorée.

T’ai-je déjà parlé d’un personnage étrange et singulier dont s’occupe depuis longtemps toute la ville, et qui, si j’en crois mes pressentimens, aura une grande influence sur ma destinée ? Il s’appelle Léopold, mais personne ne connaît son vrai nom. D’où vient-il, quel est-il, on ne sait. Ce qui est certain, c’est qu’il possède un pouvoir extraordinaire et mystérieux que reconnaissent ceux mêmes qui par leur situation sembleraient devoir y échapper. Il a, croit-on, sous ses ordres une véritable légion d’invisibles, comme on les appelle, et qui exécute aveuglément ses ordres. Les éléments même lui semblent soumis, mais ce pouvoir effrayant qui le met au dessus des lois, Léopold ne s’en sert que pour combattre le vice et punir les méchants ; la vertu n’a rien à craindre de lui, et peut au contraire l’appeler avec confiance à son aide. Léopold, en particulier, est la terreur des frères et amis, de cette engeance exécrable qui avait réussi à transformer la France en une vaste boucherie, où il n’y avait plus que des bourreaux et des victimes. Déjà beaucoup d’entre eux, condamnés par le Tribunal des invisibles, ont expié leurs forfaits par une justice sommaire. L’odieux Émilien lui-même semble redouter particulièrement Léopold ; il le hait, mais il le craint encore davantage et je crois que celui-ci le surveille avec attention et ne le perd pas de vue.

Léopold est d’une beauté remarquable, sa taille est élevée, son port majestueux, il semble né pour le commandement, et ses regards, si perçants qu’ils paraissent lire jusqu’au fond des consciences, vous obligent bientôt à détourner les yeux. Il y avait longtemps déjà que je désirais faire sa connaissance, une inexplicable attraction m’attirait vers lui, lorsque l’occasion m’en fut fournie chez Madame Derfeil, car Léopold ne fuit la société pas plus qu’il ne la recherche. Je ne manquai pas de me faire présenter par Clotilde, et comme je venais de lui être nommé. « Le comte d’Oransai, dit-il, n’est point un inconnu pour moi, sa bravoure et sa noble conduite en des temps difficiles lui ont assuré l’estime de tous les hommes de cœur. » Je le remerciai de mon mieux de l’opinion flatteuse qu’il avait conçue à mon égard, puis après avoir pris quelques instants part à la conversation générale, nous profitâmes de l’animation qui régnait dans l’assemblée, pour nous retirer inaperçus. Nous suivions depuis quelques instants les quais de la rivière, lorsque dans un endroit désert, nous fûmes accostés par un bateau qui glissait sans bruit sur l’eau, et semblait se mouvoir sans le secours des rames. Il était monté par 3 hommes, ou plutôt 3 fantômes, bizarrement accoutrés et dont le visage était exactement caché par un masque. Léopold s’était arrêté en les voyant. Ils s’inclinèrent profondément devant lui pendant que l’un d’eux lui remettait un papier sur lequel se voyaient des caractères étranges tracés en rouge. Après y avoir jeté les yeux „qu’on exécute la sentence, dit Léopold, les Invisibles ont prononcé.” Sans proférer une parole les 3 fantômes s’éloignent de la rive et bientôt disparaissent à nos yeux. — Ces choses vous étonnent, ajoute-t-il alors, en voyant ma stupéfaction, un jour, peut-être, ces mystères vous seront expliqués, soyez certain seulement que notre pouvoir et nos décrets ne servent que la justice. En attendant ne manquez pas de me rendre prochainement visite ; j’ai plusieurs choses de conséquence à vous communiquer, mais pour l’instant il faut que je me porte au secours d’une personne qui vous est chère et se trouve en grand danger. Il dit et disparaît à mes yeux sans qu’il me soit possible de bien comprendre quel chemin il avait pris pour cela.

Comme je revenais chez moi, fort troublé des paroles de Léopold, je vois un attroupement assez considérable au coin d’une rue, je m’approche et je demande quelle en est la cause, on me répond qu’un homme vient à l’instant d’être tué à cette place. Je regarde et j’aperçois en effet le cadavre, car ce n’était déjà plus que cela, portant encore enfoncé jusqu’à la garde le poignard qui l’avait frappé droit au cœur. L’arme retenait, en même temps, un papier sur lequel se lisaient distinctement ces mots : « Par sentence du Tribunal des Invisibles » Je ne pus douter que ce ne fût l’homme sur lequel Léopold avait statué quelques instants auparavant et faisant presque malgré moi un geste de répulsion, je m’éloignai rapidement de ce lugubre spectacle. En cet instant, et comme si l’on avait deviné les pensées qui m’agitaient, « de quel droit » dit une voix à côté de moi, « condamnez-vous les décrets des Invisibles, sans connaître leurs motifs ? » Je me retourne, je ne vois personne et c’est presque stupide d’étonnement et d’une émotion mal définissable que j’arrive à mon hôtel. J’appris le lendemain que l’individu condamné par le mystérieux tribunal était un scélérat chargé de tous les crimes, instrument principal des horribles noyades de Nantes et dont le châtiment fut un véritable soulagement pour la conscience publique.

LE MÊME AU MÊME.

Tu l’as deviné, mon cher Maxime, Clotilde n’a plus rien à me refuser et je suis l’heureux mortel qui, pour l’instant, règne sans partage sur son cœur. Comment la chose est arrivée, je ne saurais trop te le dire et nous nous sommes trouvés un beau jour dans les bras l’un de l’autre sans presque nous en douter. Ce n’est pas que j’éprouve pour ma nouvelle conquête une irrésistible passion, mais Clotilde me plaît, elle a su m’attacher et me retenir auprès d’elle et je lui suis reconnaissant de m’avoir sacrifié, sans hésitation, les hommages de tous ses adorateurs. C’est, d’ailleurs, une maîtresse fort désirable, et ses charmes les plus captivants ne sont pas ceux qu’il est permis aux profanes de contempler. Elle gagne fort à être vue dans son alcôve, à la douce clarté d’une lampe d’albâtre,

.....dans le simple appareil
d’une jeune beauté qu’on arrache au sommeil.

Et puis, quelle science du plaisir et de la volupté ! Je me croyais quelque expérience en la matière, Clotilde m’a fait voir que je n’étais qu’un novice mais tu peut croire que j’ai su mettre promptement à profit les leçons d’un tel maître. Que de nuits, mon cher Maxime, passées auprès de cette attrayante maîtresse, nuits d’amour et de folie où la variété de ses attitudes, ses mouvements voluptueux, ses caresses et ses paroles ardentes savent tenir allumé jusqu’au jour le flambeau du plaisir ! Plus emportée que Célénie, Clotilde sait cependant se contenir et ne se livrer à ses sensations qu’autant qu’il le faut pour augmenter encore celles de son partenaire. Avec quel art elle sait prolonger les moments trop courts qui vous élèvent jusqu’aux cieux, comme elle sait graduer la jouissance, mais lorsque l’instant suprême approche et qu’il n’y a plus rien à ménager, c’est une bacchante en délire, qui se livre toute entière, vous enveloppe, vous enlace et par les trémoussements de sa croupe élastique qu’elle sait démener, avec un art incomparable, vous plonge dans un torrent de voluptés, tandis que les expressions les plus incendiaires s’échappent de sa bouche et redoublent votre ardeur. Ah, mon cher Maxime, combien de femmes galantes qui ne sont que des écolières auprès de certaines femmes du monde !

Clotilde Derfeil à Justine de R.

À qui confier le trop plein de mon cœur, sinon à toi, ma chère Justine, ma meilleure, ma plus fidèle, mon unique amie ! l’Amour que je bravais, l’Amour devant lequel je n’avais jamais courbé la tête, se venge avec éclat et me conduit maintenant enchaînée à son char. Oui, j’aime Philippe d’Oransai, je l’aime de toute la passion d’un cœur insoumis jusqu’alors, de toute la force d’un tempérament dont tu connais l’ardeur, et mon âme suspendue à la sienne ne respire désormais que pour lui.

Tu t’étonnes sans doute et tu te demandes comment ce cœur insensible a pu se laisser donner des lois, comment cette Clotilde, pour laquelle l’amour n’était qu’un mot, éprouve aujourd’hui tous les effets de la passion la plus pure. Que te dire, sinon que Philippe est le plus séduisant des mortels et que je suis à lui pour jamais. Mais hélas, que d’angoisses et de tourments me réserve, sans doute, cette illustre conquête ! Léger, volage, aimé de toutes les femmes avant même qu’il les recherche, pourrai-je le retenir à mes pieds ? Déjà je sens bouillonner en moi tous les tourments de la jalousie et autant mon cœur serait capable de se régénérer si Philippe me restait fidèle, autant je saurais me venger s’il venait à me trahir. Tu me connais, tu n’ignores pas qu’il est dangereux de m’offenser et que je n’ai jamais manqué de châtier le coupable. Ne me juge pas trop sévèrement d’ailleurs ; douée d’un tempérament de feu, d’un caractère indompté, je n’ai jamais rencontré dans mon existence le frein salutaire qui aurait pu me maîtriser et me contenir. Je perdis ma mère tandis que j’étais encore tout enfant. Mon père, disciple des philosophes, m’éleva dans le plus parfait mépris des préjugés religieux et sociaux, et dans l’idée que toutes les impulsions de la nature étaient légitimes. Aussi n’avais-je plus grand’chose à apprendre lorsque j’entrai au couvent, et déjà mes sens troublés cherchaient à mettre en pratique des leçons dont je n’avais que trop profité. Je te rencontrai, chère Justine, je devinai en toi les impressions qui m’agitaient moi-même ; bientôt nous devînmes inséparables et nous n’eûmes plus de secrets l’une pour l’autre. L’amour, ses mystères, ses joies inconnues furent l’objet de nos ordinaires entretiens, et nous ne fûmes pas longtemps à trouver les moyens de procurer quelque soulagement à la fougue de nos sens embrasés.

Que de fois ne me suis-je pas glissée la nuit dans la petite chambre que tu occupais par faveur spéciale, que de fois, ton lit de pensionnaire n’a-t-il pas été le théâtre de nos nocturnes ébats, que de fois n’avons-nous pas renouvelé les fureurs de Sapho, alors que nues et enlacées l’une à l’autre, nous cherchions à assouvir les feux dont nous étions dévorées. Épuisant les postures les plus lascives que pouvait nous fournir notre imagination enflammée, tantôt étroitement unies, nous laissions nos gorges juvéniles se baiser amoureusement, tandis que je cherchais sur ta bouche ton âme enivrée ; tantôt tu me laissais jouir de ces globes rebondis, qui sont une de tes beautés, coussins de l’amour, sur lesquels je me laissais aller et dont le doux contact, les lascifs trémoussements, redoublaient l’ardeur de mes désirs ; tantôt enfin, je recevais sur mes épaules tes jambes divines et je contemplais à loisir ce réduit charmant, source de toutes les voluptés, pendant que je palpais les contours de deux cuisses d’albâtre. Mais quelle que fût l’attitude choisie, nos mains ne pouvaient se lasser de parcourir nos jeunes appas, nos formes potelées et déjà pleines, sans oublier nos charmes les plus secrets ; enfin lorsque notre ardeur ne pouvait plus être contenue, nos corps s’unissaient dans une folle étreinte, tandis que nos doigts libertins, se glissant au siège du plaisir, par leurs attouchements, leurs titillations habiles et rapides déterminaient le spasme suprême et nous aidaient à tromper la nature ; que de fois enfin, nous plaçant dans la voluptueuse posture qui nous permettait de nous rendre un mutuel service, nos Langues agiles n’ont-elles pas provoqué l’organe du plaisir ; nos lèvres libertines collées sur la fraîche grotte de l’amour recevaient bientôt les preuves palpables des délices que nous ressentions. Oui, ma Justine dans tes bras j’ai connu le bonheur, mais je voulais plus encore, je voulais connaître la parfaite jouissance de l’amour et nos ébats libertins, malgré leur charme, n’en étaient que l’image incomplète. Aussi, lorsque retournée chez mon père, je fus de nouveau laissée à moi-même, ne manquai-je pas de jeter les yeux autour de moi et de chercher le mortel aimable auquel je réservais dans ma pensée la gloire de m’initier aux mystères de Vénus. Mais hélas ! vivant dans une province fort retirée, et ne voyant autour de moi personne de mon rang, je dus bientôt perdre l’espoir d’un mariage qui m’eût tiré de cette solitude tout en répondant à mes secrets désirs. La nature, cependant, parlait en moi trop haut pour qu’il me fût possible d’y résister longtemps. J’avais remarqué dans mes promenades le fils de l’un de nos fermiers, grand garçon bien bâti et dont les vingt ans épanouis, les larges épaules indiquaient assez qu’il devait être un robuste champion dans les combats de l’amour. C’est sur lui que je me décidai à jeter mon dévolu. Je n’eus pas de peine à saisir les occasions de le rencontrer ; quelques agaceries et sans doute aussi le langage de mes yeux lui témoignèrent que je n’étais point farouche et que je consentais à franchir la distance qui nous séparait. Je ne te dirai point par quels insensibles degrés je sus lui faire comprendre ce que j’attendais de lui, ni comment, un jour, sur la mousse d’un bosquet, je lui laissai cueillir cette fleur à laquelle un ridicule préjugé attache tant de prix. L’ardeur dont je brûlais transforma bientôt la douleur en plaisir et Pierre devint mon amant. Mais si je connus par lui la volupté, je ne connus point l’amour. Incapable de comprendre la délicatesse d’un tendre sentiment, ses brutales caresses me dégoûtèrent bientôt et je le jugeai promptement pour ce qu’il était, un rustre méchant et cruel.

Sachant qu’un mot de lui pouvait me perdre, il en profita pour me faire subir ses indignes caprices et de sales fantaisies. Cruel avant tout, il prenait plaisir à me fouetter jusqu’au sang avec une verge bien fournie, après m’avoir couchée sur ses genoux et troussée à nu. Il disait que la vue de mes charmes, mes contorsions et mes cris doublaient pour lui la jouissance de ma possession. Mais tu connais trop ton amie, pour la croire capable d’avoir supporté longtemps un semblable esclavage ; aussi je fus bientôt résolue à le tenir en respect, et je pris l’habitude de porter sur moi un petit stylet dont la lame effilée n’en faisait pas moins une arme dangereuse. Un jour que ses menaces m’avaient contrainte à me rendre auprès de lui, il voulut me forcer à prendre la posture la plus propre à lui permettre de satisfaire la sale volupté dont il avait quelquefois l’habitude. Dans ma haine et mon dégoût je le lui refusai absolument. Ce n’est pas qu’un amant délicat ne puisse nous y faire trouver je ne sais quel étrange plaisir. Célie, la séduisante et libertine actrice, dont je fus quelquefois la Sapho lorsque mon imagination déréglée cherchait à réaliser des voluptés inconnues et nouvelles, m’a souvent avoué qu’elle trouvait dans la célébration des mystères de Vénus Callipyge les plus âcres jouissances ; elle me disait comment, après des assauts successifs, elle se retournait souvent avec une lenteur coquette, une hésitation calculée, pour présenter à son amant, dans une attitude provocante, cette croupe dodue, ces plantureuses fesses que j’ai moi-même bien des fois fouettées et caressées et dont la vue seule suffisait à ranimer l’ardeur de son partenaire, qui, tout en les couvrant de baisers, lui demandait de l’en laisser entièrement jouir. Célie feignait de refuser, pour augmenter les désirs de son amant, mais après les avoir assez vivement claquées, comme pour la punir, il les entr’ouvrait de ses mains avides, malgré quelque résistance, et se présentait à la secrète entrée, en la suppliant de céder à sa fantaisie. Elle consentait alors à le guider elle-même dans le sentier polisson et ne tardait pas à éprouver, mêlée d’un peu de peine, l’unique et indéfinissable jouissance dans laquelle le commun des mortels ne sait voir qu’une perversion des sens. Et puis, comme en parfait galant homme il sait la récompenser de sa complaisance par les plus chaudes caresses ! Pendant qu’étendu sur les deux monts arrondis et veloutés que Célie lui abandonne, son amant jouit avec fureur de leur excitant contact et de leurs bondissements lascifs ; il n’oublie pas le sanctuaire véritable dont il anime l’intérieur et irrite la sensible éminence pour la dédommager de l’absence de son saint ordinaire. Enfin, ils touchent l’un et l’autre au bonheur suprême, elle sent venir son amant, et tandis qu’il se laisse complètement aller sur les globes amoureux prêts à le recevoir, l’exquise volupté de la tiède rosée dont il lui inonde le derrière, la force de répandre à son tour le flot abondant des larmes du plaisir.

Mais, alors, j’eusse préféré mourir que de subir les violences obscènes du monstre auquel je m’étais follement liée. Furieux de ma résistance, il s’empare de moi, me lie à un arbre, me trousse et m’exposant ainsi nue, me fouette sans pitié. Sa fureur satisfaite, il me détache pensant que ce traitement barbare m’a rendue plus docile. Je parais en effet m’apprêter à le satisfaire, je me place et je lui présente l’objet de ses désirs, mais tandis qu’agenouillé derrière moi, il s’attarde aux bagatelles de la porte, je me retourne à demi et le saisissant d’un bras, prompte comme l’éclair je lui plonge mon poignard dans la poitrine. Il s’affaisse sans prononcer une parole ; j’essaie de saisir les battements de son cœur, mais tout était fini ; il était mort. J’eus un moment de stupeur et je me détestai moi-même ; mais le souvenir des indignes traitements qu’il m’avait fait éprouver, eut bientôt raison de mes remords. Je quittai ce lieu sinistre ne songeant plus qu’à cacher mon crime ; la chose d’ailleurs me fut facile. Pierre était détesté dans le pays, lorsqu’on retrouva son corps, on attribua sa fin à une rixe ou à une vengeance et il n’en fut bientôt plus question.

Pour moi, je fus mariée quelque temps après à M. Derfeil dont je devins veuve au bout de peu d’années ; j’ai retrouvé ainsi une liberté qui m’est chère, mais dont je n’ai peut-être que trop su profiter.

Telle est ton amie, ma chère Justine, tu la connais maintenant tout entière ; je suis parvenue aujourd’hui à cette heure décisive où l’amour de Philippe peut me sauver, comme son abandon me jetterait, je le sens, aux dernières extrémités.

PHILIPPE D’ORANSAI à MAXIME DE VERSEUIL.

« Comment, scélérat, non content de la charmante Célénie, de l’ardente Clotilde, il te faut encore Louise, cette délicieuse petite lingère dont tu n’as pu avoir raison qu’en te présentant pour le bon motif sous les habits de ton valet de chambre, et Célie la jolie rivale de Célénie sur la scène, et Adeline la danseuse ; tu seras donc toujours le même et rien ne pourra t’amender ! » — C’est ainsi, sans doute, que tu me gourmanderais, mon cher Maxime, si tu étais auprès de ton ami. Mais suis-je coupable, après tout, si je ne puis voir une jolie femme sans en devenir amoureux ? J’apprécie sans doute comme il faut les attraits de Célénie et les charmes intimes de Clotilde, bien que sa passion inquiète et jalouse commence à me lasser quelque peu. Mais Louise est si naïve et si tendre, Célie est si bien faite, ses formes dodues et potelées, l’air voluptueux répandu sur toute sa personne excitent si vivement les désirs, Adeline est si canaille, elle apporte dans nos folles parties une verve si endiablée, elle se prête avec tant de complaisance aux fantaisies les plus polissonnes, elle est enfin si experte aux caresses savantes, aux luxurieuses postures, aux mouvements excitants et lascifs, qu’il faudrait vraiment avoir les vertus d’un saint pour ne pas succomber à de telles tentations, et ton ami, tu le sais, n’est rien moins que cela. Ne faut-il pas, d’ailleurs, ô rigide Caton, que jeunesse se passe, assez tôt viendra la froide raison, la vieillesse et ses glaces.

« Nunc est bibendum, nunc pede libero… » Mais où me laissai-je entraîner, je cite Horace comme un crasseux pédant de collège, et j’oublie que je suis gentilhomme.

Pour passer à des sujets plus sérieux, tu te souviens peut-être que j’avais promis à Léopold de l’aller voir. Je fus donc hier chez lui ; on me fait entrer dans une sorte de salon garni d’étoffes et de tapis d’Orient, de meubles aux formes singulières, d’armes étranges et splendides qui permettaient de supposer chez leur propriétaire de lointains voyages en des régions inconnues ; un parfum subtil remplit l’appartement et produit bientôt sur le cerveau un effet indéfinissable. Mon attention fut particulièrement attirée par une sorte de court bâton en or déposé sur une table. Il était orné de caractères mystérieux et muni d’un pommeau formé par une merveilleuse émeraude sur laquelle se voyait sculpté un scarabée. Comme je tenais cette canne pour l’examiner, elle échappe tout à coup de mes mains et à peine a-t-elle touché le sol que des voix mystérieuses se font entendre, sans qu’il me soit possible de savoir d’où elles viennent. Au même instant, paraît Léopold sur le seuil d’une porte que je n’avais pas remarquée jusqu’alors : « Voilà, dit-il en souriant, la punition des indiscrets. » Je m’excuse un peu confus tandis qu’il me fait asseoir et il m’informe, sans attendre davantage, que la personne dont il m’avait parlé se trouvait maintenant en sûreté. Je le remercie avec effusion de l’intérêt qu’il prend à tout ce qui me touche et je l’assure qu’il n’est rien que je ne fasse pour lui témoigner ma gratitude. S’il en est ainsi, me répond Léopold, promettez moi de rompre avec Clotilde ; j’ai vu avec regret votre liaison avec elle, et je ne serai tranquille à votre égard que lorsque je vous verrai hors des liens de cette sirène.”

Puis, comme je fais un geste de surprise, il me dit à quel point cette femme est dangereuse ; combien son passé est obscur et chargé d’actions criminelles. Ce qu’il m’en a raconté m’a fait horreur, et c’est plein d’indignation et de dégoût que j’ai promis à Léopold de terminer promptement ce vilain chapitre de ma vie.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE II.

LA V…




LETTRE I.

émilien à paul.



F rère et ami, vive la république ! et mort aux royalistes ! Tu as été un de leurs plus chauds ennemis : jusqu’à l’instant où leur parti nous a vaincus, il a fallu que tu cherchasses une retraite qui pût te soustraire à leur poursuite, et le soin de ta sûreté l’a emporté sur le désir de vengeance, dont ton cœur est toujours dévoré. Je le partage avec toi ; oui, d’Oransai ne peut pas nous échapper toujours. Le peu de succès de l’entreprise que tu as été tenter en Angleterre, doit nécessairement t’animer davantage ; mais agissons avec une circonspecte prudence. Un terrible adversaire s’élève contre nous, tu reconnais à cette épithète le formidable Léopold ; je ne sais, depuis quelque temps, d’où a pu naître son redoublement de colère contre toi ; mais tu es perdu s’il te retrouve. Je crains que l’asile qui te cache, que le voile qui te couvre ne soient assez obscurs ou épais. Le pouvoir de Léopold s’étend loin ; je crois qu’en moins de vingt-quatre minutes il communique avec la Russie et le Portugal : tout est singulier, tout est inconcevable dans cet homme mystérieux : sous l’apparence de la jeunesse, il cache une âme éprouvée par une longue expérience. Qu’est-il ? D’où vient-il ? Que fait-il ? On l’ignore, et l’on frémit devant lui. Assurément son secours est bien nécessaire au présomptueux Philippe. Sans Léopold, depuis long-temps il dormirait auprès de ses pères, dont, par une fatalité sans exemple, les ossements n’ont point été dispersés, et reposent encore dans leurs tombes à M.... C’est au cimetière de cette ville qu’ils ont été enterrés dans la chapelle seigneuriale.

Trois pièges sont tendus à Philippe : le premier est dans les bras d’Adeline, qui lui communiquera… tu m’entends… Le second doit le brouiller à jamais avec Clotilde Derfeil et son trépas inévitable partira de cette querelle ; le troisième est une manière de coup de poignard qu’il doit recevoir à une sortie du grand bal.

Il sera bien heureux s’il échappe à tout, et si son égide tutélaire (Léopold, je veux dire) l’accompagne partout. Ah ! que ne peut-il lui-même tomber sous nos coups, ce Léopold redoutable ! Mais puis-je concevoir une telle pensée, lorsque je suis sous son glaive ? Un signe de lui ferait tomber ma tête. Quel dommage qu’il ne soit pas un frère et ami ! avec lui la machine eût été loin. Tant de bonheur ne nous était pas réservé. Il faut nous contenter des moyens qui nous restent, nous passer de lui et éviter ses coups, si la chose est possible. Adieu, Paul ; vive la Constitution de 93 ! et meure d’Oransai !


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE II.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil.


E milien vient de me faire une terrible confidence : le même sort me menace, je suis perdu ; et, plus à plaindre que lui, j’ai la douleur d’avoir empoisonné Célénie, Louise, etc. Que les huit jours qui vont s’écouler me paraîtront épouvantablement longs ! C’en est fait, je renonce à l’insipide Célie, à la détestable Adeline, à ma charmante Célénie. Misérable que je suis ! dans quel guêpier me suis-je fourré ! Ris à mes dépens, Maxime ; sermonne-moi, tu le peux, tu en as le droit ; je suis un imbécile, un sot, un fat ; Émilien a reçu le plus odieux présent d’Adeline, la chose est sûre, et sans doute le même sort m’attend. Que la foudre m’écrase si je ne punis pas cette mégère !


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE III.



Émilien à Paul.


I l l’a échappé !! Par une fausse confidence, j’avais appelé la frayeur dans son âme, je lui avais communiqué la nouvelle de mes douloureuses conquêtes, pour qu’il ne pût me soupçonner de trahison ; il tremblait de tous ses membres, mais la pureté de son sang, la bonté de sa constitution, le diable qui le protège, tout a combattu pour lui ; et ce que je croyais être un coup de parti, a tourné contre moi. Si je ne l’eusse pas alarmé, il eût pu se perdre, quand le voilà pour jamais sur ses gardes. Heureusement que j’ai plus d’une corde à mon arc, je ne tarderai point à faire jouer les deux autres ressorts ; ils seront plus sûrs, ceux-là. Adieu ; vive la Constitution de 93 ! meure d’Oransai !


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE IV.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil.


E h l’on l’en la la dari donda. Je chante, donc je n’ai plus d’inquiétude ; l’alarme était fausse ; mais que Lucifer m’épouse avant que je m’expose de nouveau. Adieu, mesdames les actrices ! adieu pour toujours ; toi seule, Célénie, tu feras une exception à la règle.

Tu ne saurais croire, Maxime, de quel poids m’a délivré la huitième journée : je tremblais, je jurais, je m’emportais. Assurément, pour peu que mon sang eût été corrompu, l’agitation dans laquelle je me suis mis devait achever de détruire ma santé.

Après-demain je pars avec Léopold pour aller au château qu’il m’a dit posséder à quelques lieues d’ici.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE III.

LE VOYAGE SOUTERRAIN ET LA FÉERIE.



LETTRE V.

le même au même.




C e fut à l’entrée de la nuit que Léopold vint me prendre ; il était vêtu simplement avec des bottes, une lévite courte, un chapeau rond, en un mot dans le costume d’un homme qui quitte la ville. Il m’avait dit à l’avance que nous trouverions une voiture à quelque distance des portes, ainsi je ne fus pas surpris de nous voir commencer à pied notre voyage. Nous parlâmes encore de madame Derfeil, qu’il ne peut pas souffrir, d’Émilien qu’il déteste ; il m’assura que si j’étais malheureux je ne pouvais m’en prendre qu’à ma liaison avec ces méprisables personnages. Vaincu par ses discours, subjugué surtout par son ascendant irrésistible, je l’embrassai tendrement, et je lui jurai de nouveau de ne plus voir ceux dont il redoutait pour moi la colère.

— Ah ! Philippe, me dit-il, vous ne savez pas quel bien vous venez de nous faire en m’assurant que vous abandonneriez une société pernicieuse : désormais vous serez hors de leurs atteintes, et c’est maintenant à Léopold à vous protéger.

Il prononça ces mots d’une manière solennelle, et qui m’étonna.

Maxime, je ne sais, mais il me semble que ce Léopold doit influencer de beaucoup le cours de ma destinée future ; aujourd’hui que je le connais mieux, sans cependant avoir percé le miraculeux mystère qui l’enveloppe, je suis porté à avoir pour lui la vénération qu’on doit avoir pour des êtres supérieurs et bienfaisants.

— Philippe, poursuivit-il, il pouvait naître d’une trop intime fréquentation de vous avec madame Derfeil et Émilien, un grand changement dans votre caractère ; avant peu la dissimulation eût remplacé votre franchise naturelle : vous êtes léger, sensible, vous seriez devenu faux et méchant ; un vase d’or qui contient une eau corrompue, devient lui-même le foyer des miasmes pestilentiels ; aujourd’hui vous avez rompu d’indignes chaînes, et la vérité ne tardera pas à se montrer sans voile à vos yeux.

Dans le temps que Léopold me parlait ainsi, nous avions quitté la grande route, et par des chemins de traverse nous étions parvenus au bas d’une colline escarpée.

— Est-ce ici que votre voiture doit nous attendre, lui dis-je ?

— Avant de la rencontrer, répliqua-t-il, il nous reste à gravir ce monticule.

Nous nous remîmes à marcher, nous gagnâmes le sommet de la colline, et quand nous y fûmes arrivés, jetant mes yeux tout autour de moi, je n’aperçus d’aucun côté ni voiture, ni même aucune créature animée. Le crépuscule me permettait encore de distinguer assez loin les objets dont nous étions environnés ; la colline offrait de toute part une surface stérile, et sur ses flancs ne s’élevait aucun arbre, aucun rocher qui pût permettre à qui que ce soit de se cacher. Ainsi, Léopold et moi, nous étions les seuls êtres vivants dans la circonférence d’un quart de lieue de diamètre. En ce moment, la figure de Léopold se revêtit d’une teinte plus forte de gravité.

— Philippe, me dit-il, avant d’aller plus loin, il est nécessaire que je vous interroge. Avez-vous en moi une confiance entière, illimitée ? Me croyez-vous votre ami, et pensez-vous que ma conduite vous ait paru digne de blâme ?

PHILIPPE.

Monsieur, lui dis-je, en prenant un ton pareil au sien, si je me méfiais de vous, si je n’avais pas pour vous une amitié sans borne, une estime réfléchie, une forte conviction de la noblesse de votre manière d’être, je ne vous eusse point suivi comme je l’ai fait avec l’entière confiance que l’on a pour son ami le plus respectable.

LÉOPOLD.

Excellent jeune homme, s’écria-t-il en me serrant avec attendrissement contre son cœur, ainsi vous ne balancerez point à faire ce que je pourrai vous demander ?

PHILIPPE.

Comme je crois que vous n’exigerez de moi rien qui soit contraire à ma religion, à mon honneur, je n’hésiterai point à vous obéir.

LÉOPOLD.

Avez-vous bien réfléchi aux paroles que vous venez de prononcer ?

PHILIPPE.

Non, elles sont l’expression des sentiments de mon cœur, et je ne sais pas les réfléchir.

LÉOPOLD.

Vous me suivrez partout ?

PHILIPPE.

Oui.

LÉOPOLD.

Vous ne révélerez rien de tout ce qui pourra vous être montré ?

PHILIPPE.

La première qualité d’un gentilhomme ne doit-elle pas être la discrétion ?

LÉOPOLD.

C’en est assez. Vous ne me connaissez pas, Philippe, vous ne pouvez même pas me connaître encore de longtemps ; mais je ne suis pas ce que je vous parais être, et le voile qui me couvre ne sera jamais déchiré si ma volonté s’y oppose. Ce monde sublunaire, jouet du destin, ce monde, dis-je, voit en moi le plus vieux de ses enfants. Ce discours, je le vois, vous étonne ; il n’est pas temps de vous tout dire, un jour peut-être vous en apprendrai-je davantage ; cependant la nuit a tout couvert de son voile sombre, voici bientôt l’heure où les esprits sortent de leurs retraites, où les pâles fantômes, secouant la poussière du cercueil, errent autour des dernières demeures, tandis que le démon ennemi rassemble les bandes des infâmes magiciennes. L’instant est favorable, voulez-vous me suivre ? Y consentez-vous de votre plein gré ?

PHILIPPE.

— Oui, oui, je vous l’assure, lui dis-je, quoique mon cœur eût fortement battu, lorsque Léopold me tenait le bizarre discours que je viens de te rapporter : — Il suffit, me dit-il, je ne vous propose point de vous bander les yeux, promettez-moi seulement de les fermer et de ne les ouvrir que quand je vous le permettrai. Je lui fis la promesse qu’il exigea, et, sur-le-champ, je posai ma main sur mes paupières abaissées. À peine me fus-je ôté le droit de voir, que j’entendis autour de moi un murmure confus de voix et de pas ; il me sembla que Léopold causait avec une multitude de personnes, tandis qu’une seconde avant, nous étions isolés, et loin de toute créature humaine ; je demeurai dans cette position environ quatre minutes ; alors Léopold me dit avec douceur : Vous pouvez ouvrir les yeux. Je ne reconnus plus la place où j’étais ; la colline avait disparu, ou plutôt on m’avait transporté dans un autre lieu sans que je pusse m’en douter ; nous étions dans une chambre ronde, bâtie en pierre jaunâtre ; au milieu du plancher était posé un piédestal d’albâtre cannelé, sur lequel s’élevait un vase pareillement d’albâtre ; de ce vase sortait une lumière douce qui, éclairant les environs, me permit de distinguer le nouveau costume de Léopold ; une toque de velours noir, surmontée d’une plume rouge, était sur sa tête ; il était revêtu d’une tunique bleue que ceignait une ceinture noire ; il portait des brodequins couleur de feu, et dans sa main il tenait la baguette d’ivoire à cercles d’or, que j’avais déjà vue chez lui. — Philippe, dit-il en s’apercevant de mon étonnement, toute question vous est interdite ; vous ne devez parler que lorsqu’on vous interrogera. Je m’inclinai en signe d’obéissance. — Bien ! bien ! poursuivit-il, et n’oubliez pas que vous êtes avec votre ami. En parlant ainsi, il toucha de sa baguette le vase d’albâtre lumineux ; à l’instant une fumée épaisse en sortit ; elle remplit la chambre, en augmentant au point de ne rien laisser distinguer ; puis, se dissipant insensiblement, je vis dans le piédestal du vase une porte s’ouvrir, et paraître les premières marches d’un escalier ; Léopold le descendit en me faisant signe de le suivre. L’escalier, en forme de colimaçon, se prolongeait à une très grande profondeur ; je ne doute pas que nous n’ayons mis une demi-heure à le descendre. Quand nous fûmes arrivés à la dernière marche, une porte de fer se présente devant nous : à un crochet, attaché tout auprès, reposait un cor d’argent et d’une forme allongée. Léopold le portant à ses lèvres, en tira par sept fois un son aigu et bref. Dans le lointain j’entendis un autre cor lui répondre : à celui-là en succéda un autre qui me parut plus rapproché, ensuite un troisième moins éloigné encore ; enfin, sept de suite se firent entendre ; le dernier me sembla être embouché derrière la porte de fer. À peine eut-il résonné que la porte se leva à la manière des herses : en passant je vis qu’elle était profondément enchâssée dans une rainure ; elle retomba soudain. Nous étions alors dans une longue galerie, assez large, éclairée de distance en distance par des lampes d’albâtre qui pendaient de la voûte où les attachaient des chaînes d’or. Vers le milieu de cette galerie, un obstacle imprévu nous arrêta : un torrent souterrain croisant notre passage, élevait ses eaux au niveau du plancher, dans une largeur d’environ quatre-vingts pas. Léopold ne me parut point embarrassé de franchir cette onde qui courait avec rapidité : il posa son pied sur l’eau, et de quelle surprise ne suis-je point frappé, lorsqu’au lieu de le voir s’enfoncer, comme je le craignais, je le vis marchant d’un pied ferme ! il m’invita à l’imiter. J’avoue que ce fut en tremblant, mais ma crainte fut bientôt dissipée, quand je sentis que je marchais sur un corps solide, placé à quatre doigts du niveau du torrent. Il eût été impossible, à celui qui n’aurait point eu la connaissance de ce secret, de parvenir à l’autre bord. J’avais soin, en avançant, de suivre directement Léopold, pour ne point tomber dans quelque gouffre, si ce pont bizarre n’avait qu’une étroite largeur ; quand nous eûmes atteint la rive opposée, nous poursuivîmes notre chemin, et j’admirai le bel effet produit par ces lampes d’albâtre : on eût dit que nous marchions dans des tombeaux ; vingt fois mon imagination échauffée me montra des ombres silencieuses qui voltigeaient autour de moi. Nous atteignîmes le bout de la galerie. Une autre porte se présente ; et vis-à-vis était, sur un vaste trépied de bronze, un immense tambour ; Léopold le frappa avec sa baguette par cinq fois, et à chaque coup il rendit un son si fort, si lugubre en même temps, que j’en tressaillis. Cinq autres tambours lui répondirent comme les cors s’étaient répondu. La porte s’ouvrit comme celle que j’avais déjà passée, et nous donna entrée dans un salon circulaire, soutenu par une double colonnade de marbre rouge. Une éclatante lumière, dont je ne pus découvrir le foyer, éclairait cette vaste pièce. Là, Léopold s’arrêtant, me dit : — Il faut que vous quittiez l’habit que vous portez, pour en revêtir un qui soit moins remarquable.

Je vis alors venir vers moi quatre jeunes filles, couronnées de roses blanches, portant une corbeille couverte de drap noir, parsemé de larmes d’argent ; après avoir déposé la corbeille à mes pieds, elles se retirent ; quatre jeunes gens vêtus comme Léopold, à l’exception de la plume qu’ils avaient bleue, les remplacèrent, et me déshabillant en diligence, me donnèrent une longue robe blanche, une écharpe bleue, une toque de velours blanc avec une plume noire. Dès qu’ils eurent fini, ils se prosternèrent devant Léopold, et nous avançâmes. Une fois pour toutes, cher Maxime, je te dirai combien ma surprise était grande, et augmentait à chaque instant, à chaque objet nouveau qui se présentait à moi. Lorsque nous eûmes quitté ce salon, nous montâmes un grand escalier, et que devins-je, lorsque après l’avoir examiné, je le reconnus pour être celui du vieux château de la forêt, où j’ai cent fois raconté que j’avais arraché ma cousine Honorée au lâche et traître Saint-Clair ! Cette reconnaissance ne me fit aucun plaisir ; comme ce lieu ne m’offrait que d’effrayants souvenirs, je commençai à me repentir de mon entreprise. En ce moment, Léopold, ainsi qu’il l’eût pu faire s’il avait lu dans le fond de ma pensée, jeta sur moi un regard, dans lequel se peignait tant de vertu que je rougis de mon manque de confiance. Nous entrâmes dans une chambre ; c’était celle où j’avais vu, dans mon premier voyage à ce château, les squelettes qui se chauffaient, assis autour d’un brasier. Eh bien ! ils y étaient encore ; et quand Léopold se présenta devant eux, ils parurent s’animer, et se levèrent comme pour le saluer ; je frémis et pâlis : — La vue de ce que nous devons être vous épouvante étrangement, jeune homme ; je vous croyais plus de vraie philosophie. Touché d’un tel reproche, je me remis de ma terreur involontaire, mais ce fut avec plaisir que je m’éloignai de ce dégoûtant spectacle. Après avoir traversé la galerie que j’avais parcourue dans mon précédent voyage, nous arrivâmes enfin dans la salle où j’avais immolé Saint-Clair ; le pavé était encore taché de son sang !… Léopold me dit : — Je vais vous laisser seul, bientôt on viendra vous prendre, et vous suivrez vos guides sans leur résister. Il me lance alors un regard foudroyant, bien différent de celui qui m’avait naguère si fort rassuré, et s’éloigne. Le lieu faiblement éclairé était peu propre à fournir de riantes réflexions ; ma timidité revint chasser mon courage : je pestai contre ma manie de courir après les aventures. Pendant que je réfléchissais, le temps s’écoula. Fatigué par la longueur de la course que je venais de faire, je cherchai de l’œil un siège pour m’asseoir : un grand fauteuil jadis richement doré s’offre à moi, je cours pour m’y placer ; à peine ai-je touché le fond que quatre ressorts partent et saisissent à la fois mes bras, mes jambes et le milieu de mon corps. En un clin d’œil je fus pris au trébuchet ; j’eus beau me démener, j’étais trop solidement attaché pour pouvoir rompre ces étroits liens : Me voilà, me disais-je en moi-même, dans une aimable position ! si ce monsieur Léopold, qui commence à sentir le sorcier, n’était qu’un fourbe adroit, autrefois compagnon de Décius Saint-Clair ! je serais bien tombé. Je me suis laissé surprendre comme un sot, et loin d’avoir des armes pour me défendre, je ne puis même pas me remuer. Mon cher Philippe ; si vous vous tirez d’ici les bragues nettes, cela vous apprendra à aimer les aventures galantes et fort peu les mystérieuses. Ici mon monologue de grand opéra, qu’un rondeau n’égayait point, fut interrompu par une vilaine large goutte de sang qui tomba de la voûte sur ma main. Bon, poursuivis-je, il est gracieux ce présage ; une autre goutte tombe sur ma seconde main ; le flambeau qui brûlait sur une table voisine s’éteint, et la plus décidée obscurité m’enveloppe. En ce moment, de gentilles têtes de mort, portées sur des ailes de feu, voltigent ça et là ; une armée de fantômes blancs viennent autour de moi en formant une danse peu réjouissante : — Ah ! dis-je à haute voix, on veut m’offrir pour plaisir une scène de Robertson. Un nouveau spectacle qui m’apparut, me fit prendre un ton moins riant : un tombeau s’élève tandis que la foudre gronde, peu à peu un spectre décharné sort du cercueil, ses traits se forment, il s’approche de moi et m’offre la figure trop connue du misérable Saint-Clair. Soudain, une voix tonnante s’écrie : Vengeance ! vengeance ! vengeance !… Tout disparaît, tout se tait, l’obscurité redouble ; mais je sens que mes mouvements sont libres. Je ne tarde pas à quitter le perfide fauteuil, et me voilà à tâtons jouant à colin-maillard pour sortir de ce salon, quoiqu’il pût m’en arriver et quoique Léopold pût me dire. En cherchant une issue, je touchai une tapisserie ; je crus au travers distinguer un rayon de lumière, j’approche mon œil pour m’assurer si je ne me trompe pas : que vois-je ! Émilien placé au milieu de cinq brigands, tous porteurs de la plus détestable mine, qui aiguisent un poignard dont le tranchant me parut horriblement effilé : à cette vue, tout fut expliqué. Mon sort est clair, me dis-je, victime du plus odieux complot, comme de la plus dangereuse confiance, je me suis jeté moi-même dans les bras de mes ennemis. Ah ! ma perte est assurée ! puissé-je au moins leur vendre chèrement ma vie !

Je disais, alors Émilien prit la parole.

— Eh bien, camarades, dit-il, nous le tenons enfin, ce d’Oransai qui osa combattre la république et égorger Saint-Clair, son brave défenseur ; il est peu adroit, ce jeune homme, de se fier au capitaine Léopold : sa crédulité nous a servis à merveille, et il sera doux en l’immolant, de venger le magnanime Décius.

— Parbleu, reprit un des assassins, il me tarde que le capitaine soit de retour pour commencer la fête : je veux, du premier coup de ce fer, fendre en deux le cœur du fier ci-devant.

— Bon, dit un autre, je gage le frapper mieux que toi ?

— Nous verrons, dit le troisième ; quant à moi, avec cette épée ébréchée, je veux lentement lui couper la tête ; il se sentira mieux mourir.

Pendant cette effrayante conversation, j’étais loin de partager la gaîté qui les animait, et le sujet de la dispute me paraissait peu récréatif.

Dans le temps que j’écoutais attentivement ce qu’ils pourraient dire encore, je me sentis frapper sur l’épaule ; je tressaille, je me retourne : la salle était illuminée, et Léopold, le sourire sur les lèvres, était debout devant moi.

— Ah ! lui dis-je dès que je l’ai aperçu, où m’avez-vous conduit ? vous que j’eusse suivi aveuglément au bout du monde, avez-vous pu me tromper ? Barbare, ne croyez pas que la mort m’épouvante ; mais il est affreux de la recevoir des mains de celui qu’on crut votre ami.

LÉOPOLD.

Eh ! qui vous a dit que je ne l’étais plus ? de quel droit, sur quels fondements osez-vous élever les reproches injustes dont vous m’accablez ?

PHILIPPE.

Quoi, je ne suis point trahi ! quoi ! vous ne m’avez point conduit dans un piège abominable ?

LÉOPOLD.

Non ! non ! et mille fois non.

PHILIPPE.

Tant d’audace m’étonne. Eh bien, d’un mot je peux vous confondre. Pourquoi ce mystérieux appareil dont vous vous environnez ! pourquoi cette ridicule fantasmagorie, dont je ne suis point la dupe ? pourquoi m’avez-vous conduit dans un lieu où je n’eusse plus dû reparaître ? et pourquoi enfin Émilien est-il en ce château, et vous nomme-t-il son capitaine ?

LÉOPOLD, d’une voix douce, mais ferme.

Lorsque, sur la crête de la colline, je vous ai parlé, vous rappelez-vous quelles ont été mes paroles ? les voici :


Avant d’aller plus loin, il est nécessaire que je vous interroge : avez-vous en moi une confiance entière, illimitée ? me croyez-vous votre ami, et pensez-vous que ma conduite vous ait paru digne de blâme ?


Vous m’avez répondu :


Que si vous vous méfiiez de moi, que si vous n’aviez pas pour moi une amitié sans borne, une estime réfléchie, une forte conviction de la noblesse de ma conduite, vous ne m’eussiez point recherché avec autant d’empressement, et vous ne m’auriez point suivi comme vous l’avez fait avec l’entière confiance que l’on a pour l’ami le plus respectable.


Voilà vos propres paroles : je n’y ajoute rien, et pourtant quelques heures se sont à peine écoulées que déjà l’ami est soupçonné, l’estime a disparu, la défiance insultante a pris sa place, et tout ce qui me défendait dans votre cœur, n’a pu tenir contre une apparence trompeuse. Venez, poursuivit-il, venez vous convaincre par vous-même si je vous trompe. Il dit, la tapisserie se roule, Léopold m’entraîne dans la chambre où j’avais cru voir Émilien et ses satellites ; quelle est ma confusion quand je vois, de plus près, que le barbare Émilien, ainsi que les cinq autres personnages ne sont que des mannequins bâtis avec un art infini ?


— Léopold, m’écriai-je, oui, je suis bien coupable ; mais votre générosité doit être plus grande encore. Oh ! mon ami, souffrez que je vous donne ce nom ; pardonnez-moi, ne me repoussez point de vos bras, soyez indulgent.

LÉOPOLD.

Devrais-je l’être ? Qui me répond que les nouvelles merveilles que vous allez voir, n’allumeront pas encore la méfiance dans votre cœur ?

PHILIPPE.

Mon honneur vous en assure.

LÉOPOLD.

Eh ! n’avez-vous pas déjà faussé votre parole ?

PHILIPPE.

Serez-vous inexorable ?

LÉOPOLD.

Jeune Philippe, si je ne vous aimais pas, vous porteriez déjà la peine de votre ingratitude ; mais pesez bien mes paroles : voulez-vous sur-le-champ revenir à Nantes ? les chemins vous sont ouverts ; voulez-vous rester auprès de moi ?

PHILIPPE.

Je ne vous quitte pas, je veux réparer mes torts.

LÉOPOLD.

Dès ce moment vous n’êtes plus à vous, vous m’appartenez, et je réponds de votre destinée jusqu’au moment où vous sortirez de ce mystérieux séjour. Oh ! Philippe, qu’elle était grande votre erreur quand vous avez accusé ma tendresse !

PHILIPPE.

Vous le savez, Léopold, l’homme est faible.

LÉOPOLD.

Et c’est dans ce lieu qu’il apprend à devenir fort et vertueux.

Il disait, quand une horloge sonna la troisième heure de la nuit ; en même temps les lumières qui brillaient dans la salle s’affaiblirent, une musique lointaine se fit entendre, et une cloche retentissant par sept fois, annonça une nouvelle cérémonie ; les portes de la salle s’ouvrirent, je vis paraître cinquante individus couverts de longues robes noires avec des ceintures rouges et portant dans leurs mains des torches de résine embrasée.

— Suivez-les, me dit Léopold, je ne tarderai pas à vous rejoindre.

Ne voulant pas lui donner de plus forts sujets de mécontentement, je pris la route qu’il m’avait indiquée ; mes conducteurs s’avançaient d’un pas grave et mesuré, chantant à voix basse le psaume De profundis clamavi. Nous arrivâmes en une salle triangulaire où l’on s’arrêta, trois personnages marqués vinrent vers moi et m’interrogèrent de la façon suivante.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Votre nom ?

PHILIPPE.

Philippe d’Oransai.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Vos titres ?

PHILIPPE.

Avant la révolution, mon père se qualifiait du titre de comte.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Vous êtes donc gentilhomme ?

PHILIPPE.

Oui.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Quel est votre culte ?

PHILIPPE.

Je suis la religion catholique, apostolique et romaine.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Croyez-vous aux sorciers, aux revenants ?

PHILIPPE.

Je crois à ce que l’église m’ordonne de croire.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Doutez-vous qu’il y ait des intelligences entre l’homme et le Créateur ?

PHILIPPE.

Non, je n’en doute point, puisque leur existence est consacrée dans les divines écritures.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Pensez-vous qu’il se trouve des hommes qui puissent les invoquer ?

PHILIPPE.

Je n’ai pas sur ce point une opinion bien établie.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Pensez-vous aussi que ce soit un crime de les invoquer ?

PHILIPPE.

Pour répondre à cette question, il faudrait que j’eusse répondu différemment à celle qui l’a précédée.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Si l’on vous faisait voir des choses qui passent les bornes de l’esprit humain, garderez-vous un profond silence quand vous serez de retour sur la terre ?

PHILIPPE.

La parole que j’ai déjà donnée à Léopold doit, ce me semble, suffire.

LES TROIS INTERROGATEURS.

Philippe d’Oransai est digne d’être le témoin de nos mystères.

Dès qu’ils ont prononcé ces paroles, un voile tombe sur mes yeux, j’entends des voix mélodieuses qui chantent mes louanges, bientôt succèdent d’autres hymnes en l’honneur des intelligences, la terre tremble sous mes pieds, le tonnerre gronde, enfin le calme renaît et j’entends Léopold. — Que son bandeau lui soit arraché. Mes regards avides se portent partout et se referment involontairement comme frappés du spectacle imposant qui leur est présenté : le lieu dans lequel je me trouvais actuellement n’était plus la salle triangulaire où j’avais été interrogé ; non, j’étais dans une immense rotonde soutenue par des colonnes de rubis, d’émeraudes, de saphyrs et de topazes ; les bases, les chapiteaux, me paraissaient d’or fin ; le pavé divisé en compartiments, présentait d’admirables mosaïques exécutées en pierres précieuses ; la voûte percée par un grand dôme, s’élevait ornée de mille lustres, partout étaient des lumières ; contre les murs étaient des niches renfermant des statues de marbre, de bronze, et des miroirs qui, réfléchissant tout, triplaient, quadruplaient l’étendue colossale du panthéon ; des vases d’albâtre, de jaspe, de porphyre, garnis des plus rares fleurs, des plus beaux orangers, de lauriers-roses, de myrtes, de grenadiers, étaient rangés entre les colonnes ; une multitude de jets d’eau jaillissants, une profusion de sièges de velours richement brodés ; des draperies d’un luxe, d’une élégance peu commune, embellissaient cet inconcevable séjour ; mais encore cette magnificence me frappa moins que l’aspect d’une foule de génies, de sylphes, de fées qui, placés sur des nuages colorés, remplissaient la salle, se tenant tous dans une respectueuse posture devant un trône étincelant de lumière, sur lequel était assis Léopold, habillé du plus brillant costume. De toute part respirait la joie ; non je me trompe, au bas du trône, une troupe de personnages vêtus de rouge, portant un masque de la même couleur, me présentait une contenance soucieuse qui contrastait vivement avec l’allégresse générale. Léopold, après avoir paru quelque temps jouir de ma surprise, leva sa baguette : soudain le silence le plus profond régna partout. — Ô vous, dit-il, vous dont la puissance étendue s’emploie sans cesse à combattre les ennemis du bonheur des mortels, invisibles puissance, qui faites trembler les méchants, voici l’heure de nos mystérieuses séances ; venez, le ciel est serein, la terre est dans le silence, et la voix de l’Être des êtres nous crie de commencer ; paraissez, esprits accusateurs, nommez-nous les coupables sur lesquels doivent tomber nos foudres vengeresses ; nommez-les, et avant que la lune soit revenue au même point où elle se trouve à présent, ces coupables, dis-je, n’existeront plus. À cette proclamation succéda un bourdonnement qui me parut s’élever du milieu des personnages vêtus de rouge ; un d’entre eux se détacha et s’avançant au milieu de la salle, il parla en ces termes : — Chef des invisibles et des puissances, il est un scélérat qui depuis longtemps échappe à nos coups : il est temps qu’il soit frappé.

Léopold lui dit :

— Tu le nommes ?

Le personnage répliqua : Émilien.

— Hélas, s’écria Léopold, tu ne sais pas qu’il ne nous est pas permis d’attenter encore à sa vie ; il est dans le monde un être auquel est attachée une partie de son destin : Émilien expire si ce mortel garde fidèlement ce qu’il a promis ; Émilien est sauvé si le contraire arrive. Invisibles puissances, vous le savez, celui de qui nous tenons notre pouvoir le borne quelquefois ; sans ses ordres nous ne pouvons rien faire, et les hommes qu’il ne désigne point à notre glaive peuvent nous braver impunément ; mais veillez sur Émilien : voyez combien il est grand le nombre des victimes dont il a répandu le sang !

Alors la terre s’entr’ouvre, et des ombres sanglantes s’élèvent en poussant des gémissements plaintifs. Là, est une mère précipitée avec son enfant dans l’onde dévorante ; ici un respectable ministre du Seigneur immolé au pied de l’autel ; plus loin un père ; ailleurs un brave défenseur de la patrie ; tous ensemble demandaient vengeance.

— Vous l’aurez, leur cria Léopold ; pour être retardée elle n’en sera que plus terrible.

Ces ombres s’évanouirent peu à peu ; un autre personnage nomma Saint-Clair.

— Philippe en a purgé la France, s’écria une voix.

— Oui, répondit l’interlocuteur ; Sainte-Clair n’est plus, mais Paul existe.

— Paul, répliqua Léopold, doit suivre Émilien ; le même sort leur est réservé. Il se tut ; nulle autre accusation ne fut formée. Alors les personnages vêtus de rouge disparurent ; la musique recommença ses sons harmonieux, et les génies chantèrent en chœur une romance touchante.

Depuis assez longtemps j’étais le simple spectateur de ces plaisirs, lorsque Léopold me dit : — Cher Philippe, dois-tu être indifférent à la joie qui t’environne ? Ah ! pour la partager je crois qu’il te suffit de te retourner. Je fais ce qu’il m’ordonne, un cri m’échappe et je m’élance aux genoux d’Honorée !!


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE IV.

LE MARQUIS FRANÇAIS.



Suite de la LETTRE VI.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil.


I vre de joie, au comble du bonheur, serrant Honorée dans mes bras, je ne m’étais point aperçu que les objets dont j’étais environné avaient disparu en même temps, et que par un effet dont je n’ai pu trouver la cause, ma cousine et moi nous avions été transportés dans une chambre où nous étions seuls avec notre amour. Il s’écoula plus d’une heure avant que j’eusse pu rétablir le calme dans mes pensées comme dans mon cœur ; ah ! il faut aimer ainsi que moi pour se faire une idée de mon délire : séparé depuis des années d’une femme que j’adorais ; la retrouver, sans être prévenu, d’une manière aussi inattendue, voilà plus qu’il n’en faut pour faire tourner une tête plus froide que la mienne ; enfin quelque peu de raison me revint : assis auprès de mon amie, passant un bras autour de sa taille charmante, cueillant des baisers de feu sur ses lèvres rosées, puisant un nouvel amour dans ses regards, je l’interrogeai et sur le temps de son absence et sur ses liaisons avec Léopold. — Les transports que je t’inspire, me dit-elle, sont bien doux à mon âme ; ah ! cher Philippe, combien je suis heureuse si tu m’as toujours conservé ta tendresse, et que je suis coupable si j’ai ajouté foi aux calomnies nombreuses qu’on s’est plu à répandre sur ton compte. Tu me demandes le récit de mes aventures, je vais te raconter des événements qui te paraîtront bien étranges, et que j’accuserais s’ils ne m’avaient enfin rapprochée de toi.

„Pleurant sur ton généreux dévouement au bonheur de ta patrie, sur la sévérité des ordres de mon père, je m’éloignai de la France : le duc de Barene m’avait commandé de venir le rejoindre en Angleterre, où il avait fixé son séjour auprès des princes dont il voulait partager la fortune. Je débarquai à Douvres après une heureuse traversée ; là je trouvai le premier valet de chambre de mon père, qui m’attendait depuis quelques jours : je ne voulus prendre que peu de repos ; impatiente de revoir le duc, je partis pour Londres en toute diligence. La tendresse que te témoigne ta mère doit te faire concevoir celle que me montre l’auteur de mes jours. „Ô ! ma fille, me dit-il, nous l’avons abandonnée sans retour, cette France qui nous proscrit.

„— Sans retour, mon père, lui répondis-je ?

„— Eh ! qu’irions nous faire dans des contrées sanglantes, où coule toujours le plus pur sang, où une horrible, une atroce liberté a remplacé la plus antique des monarchies ?

„— Vous vous trompez, Monsieur : le gouvernement est encore républicain, mais tout porte à croire qu’il ne tardera pas à être aboli ; les esprits, même les plus échauffés, commencent à reconnaître qu’un grand état a besoin d’un seul chef ; je ne doute point qu’avant peu la royauté ne renaisse avec plus d’éclat et de pouvoir ; d’ailleurs, mon père, abandonnerons-nous à jamais nos terres, notre famille, nos amis, madame d’Oransai, son fils ? À ton nom je rougis malgré moi ; le duc, sans paraître s’en apercevoir, me répliqua :

— Dès le moment où Philippe a pu reconnaître la Convention, il a cessé de m’appartenir ; je ne veux plus pour parent le déserteur de la plus belle cause, et de la plume avec laquelle il a signé la paix, il a lui-même effacé le souvenir de ses belles actions écrites dans le livre de l’histoire. Je crois, ma fille, que vous savez trop bien ce que vous devez à votre souverain pour conserver un sentiment de tendresse pour celui qui n’en est plus digne ; le jeune d’Oransai ne tarderait pas à trahir les serments qu’il pourrait vous faire : un parjure ne l’est pas à demi. Je vis avec une mortelle douleur jusqu’à quel point mon père était animé contre toi ; il me sembla que bien des jours s’écouleraient avant celui qui éclairerait notre bonheur. Le duc terminant cet entretien par un baiser paternel, me recommanda le soin de ma parure ; „car, me dit-il, vous serez ce soir même présentée à nos princes.” La présentation eut lieu, on daigna me faire des compliments exagérés sur ma conduite dans la Vendée ; je fus enfin toute cette soirée l’objet de la publique curiosité. Parmi les jeunes seigneurs qui s’empressèrent auprès de moi, je fus contrainte de remarquer le marquis de Montolbon, qui se distingua par ses délicates attentions pour moi, par l’élégance de ses manières et la vivacité de son esprit ; je reconnus en lui un vrai Français, plus d’une fois il me rappela mon cher Philippe. Cette ressemblance avec toi dans les façons d’être, dans la tournure de sa conversation, m’engagèrent à lui parler plus souvent ; il m’en parut charmé, je ne m’aperçus point cependant que ma conduite faisait naître dans son cœur des espérances que j’étais bien loin d’encourager. Le soir il me reconduisit jusqu’à notre voiture ; en me quittant il me lança un regard que j’eusse compris si je n’eusse pas aimé Philippe. Quand nous fûmes de retour à notre hôtel, mon père me demanda comment j’avais trouvé le marquis de Montolbon.

— Il m’a paru aimable, lui répondis-je.

— Ainsi, me dit le duc, vous avez pu voir que l’élite de la noblesse française n’a point resté sur un territoire avili. Il ne poursuivit point ; je ne voulus pas répondre et nous nous séparâmes. Le lendemain, au moment où nous nous mettions à table pour prendre le thé, on annonça le marquis ; il parut dans le plus élégant costume, salua mon père avec un air d’intelligence qui me parut de mauvais augure ; prenant place à mes côtés, il m’accabla d’une foule de compliments qui, quoique dits avec grâce, n’en eurent pas moins l’honneur de me déplaire. Je cherchai à rendre la conversation générale ; j’y réussis.

Alors le léger marquis disparut ; je ne vis à sa place qu’un homme vraiment instruit, profond politique, qui voyait tout du meilleur côté, qui débrouillait avec une merveilleuse clarté les idées les plus embrouillées. Je l’écoutai avec quelque plaisir ; bientôt il tire sa montre, se rappelle un rendez-vous indispensable, baisa ma main avant que j’aie pu la retirer, s’incline devant mon père, et s’enfuit avec toute la légèreté de ses chevaux.

Après qu’il fut parti, le duc recommença à me faire son éloge : je ne tardai pas à comprendre qu’on exigeait que le marquis prit sa place dans mon cœur ; mais il n’était pas aussi facile qu’on pouvait le croire de supplanter Philippe. Je ne pus m’empêcher de le faire sentir à mon père ; il me répliqua que je n’étais ni une enfant, ni une héroïne de roman, qu’ainsi il m’était défendu d’opposer la moindre résistance à un hymen convenable et vivement souhaité par les princes. Le silence fut encore ma nouvelle réponse. Mon père me crut vaincue ; il se trompait. Tout entière à la tendresse que tu avais su m’inspirer, j’étais fermement décidée à ne jamais contracter d’autres nœuds qui eussent mis entre nous deux une barrière impossible à franchir. Je formai un projet qui me parut devoir m’éviter des persécutions : je ne tardai pas à le mettre à exécution. Un après-dîner, mon père venait de sortir après le dessert ; je l’entendis dire, dans l’antichambre, que si quelqu’un venait le demander, on dît d’attendre, parce qu’il ne tarderait pas à rentrer. Peu de temps après les portes du salon s’ouvrirent et l’on annonça le marquis de Montolbon. Je compris sur-le-champ le motif des ordres de mon père. J’accueillis le marquis avec un air riant ; il s’assit vis-à-vis de moi, de l’autre côté de la cheminée. Il hésitait à me parler. Je voyais bien ce qu’il avait à me dire ; d’après mon plan, je ne voulais pas détourner une conversation qui devait décider de mon sort. Enfin, le marquis s’expliqua : il me déclara ses sentiments pour moi, me dit que, sans l’approbation de mon père, il n’eût point osé me confier un tel aveu. Il ajouta que, sans avoir l’espérance de me plaire, il conservait au moins celle que je ne le voyais pas avec aversion.

— Marquis, lui répliquai-je, non seulement je ne vous déteste point, mais encore j’ai pour vous une estime dont vous allez vous-même juger, par ce que je me propose de vous confier. Vous m’aimez, dites-vous, je veux le croire ; cet amour, pourtant, a été trop prompt à naître pour avoir pu jeter de profondes racines. À peine quinze jours se sont-ils écoulés depuis le premier instant où nous nous sommes vus ; vous avez cru, peut-être, que mon cœur était paisible. Détrompez-vous : j’aime, et rien ne peut me détacher de celui qui brûle également pour moi ; si je n’eusse pas connu Philippe d’Oransai, le marquis de Montolbon m’eût paru seul digne de ma main ; mais le ciel en a autrement ordonné : Philippe est mon cousin, j’ai combattu à ses côtés, le premier il a attendri mon cœur, à lui seul se rapportent mes pensées, je ne puis l’oublier… Marquis, ma franchise n’a éclaté que dans la confiance que m’a inspirée votre caractère. Vous êtes gentilhomme, vous êtes Français, tout m’affirme que vous serez généreux ; cessez de conserver des prétentions que je ne puis approuver : n’aidez point mon père à faire mon malheur ; il me serait affreux d’abandonner Philippe et d’être à un homme estimable que je ne pourrais pas chérir.

— Madame, me répliqua le marquis sans hésiter, votre confiance me dicte irrévocablement ma conduite. Non, je ne tromperai point l’idée glorieuse que vous vous êtes formée de moi. Oui, sans doute, il m’en coûtera de ne point avoir pour épouse la femme qui réunit tant de charmes à tant de vertus ; mais je préfère le regret de ne point la posséder à celui de lui déplaire une seule minute. Soyez libre, belle Honorée ! que l’heureux Philippe vive dans l’espoir de vous posséder ! Ah ! du moins si je ne puis obtenir votre amour, que votre amitié devienne ma récompense !

— Elle vous est accordée, lui dis-je en lui tendant ma main, qu’il baisa à plusieurs reprises. Il me dit alors qu’il se chargeait de tout : que, si mon père était irrité, il prendrait sur lui toute sa colère. Le duc ne tarda pas à rentrer. Alors je me retirai dans mon appartement, et le marquis put parler en toute liberté.

Mon père lui demanda comment j’avais reçu sa déclaration, le marquis prétendit qu’il ne l’avait point faite ; une nouvelle que j’ai apprise dans la matinée, dit-il, en a été la cause : il assura qu’un émigré nouvellement arrivé de France, lui avait conté fort au long l’amour de Philippe pour moi, ainsi que la tendresse réciproque que m’inspirait mon cousin. Le marquis poursuivant, jura qu’il avait trop de délicatesse pour troubler ainsi l’union de deux cœurs, qu’il n’osait plus penser au mariage dont il s’était fait une aussi douce idée, et qu’il y renonçait sans retour. Mon père reçut avec chagrin une pareille réponse, mais intérieurement il ne pouvait blâmer la conduite du marquis, qui depuis ce jour fut par moi proclamé mon chevalier. Ses assiduités continuant auprès de moi, le public ne douta pas que mon union avec lui ne fût prochaine ; ainsi j’évitai de nouvelles persécutions.

Sur ces entrefaites, je reçus des lettres anonymes qui me dépeignirent ta conduite comme odieuse ; on me citait le nom des femmes perdues qui composaient ta société ; on m’annonçait ta liaison avec les chefs du parti anarchique. De telles nouvelles me désespérèrent, une sourde mélancolie me dévora. Le marquis s’en apercevant, me demanda au nom de l’amitié d’où pouvait naître la tristesse profonde qui me déchirait. Je lui en cachai longtemps la cause ; enfin, comme j’avais besoin de parler de mes chagrins à quelqu’un qui fût sensible, je lui confiai mon désespoir.

« Que vous êtes aveugle, crédule Honorée ! me dit le généreux marquis, pouvez-vous ajouter quelque foi aux méprisables lettres anonymes ? celui qui emploie un tel moyen est un lâche et presque toujours un calomniateur. Je ne vous affirmerai point que le comte d’Oransai vous garde une scrupuleuse fidélité, mais pouvez-vous penser que si sa tête est distraite, son cœur puisse le devenir ? non, il vous adore toujours. De vils ennemis le circonviennent : ils veulent vous désunir ; votre faiblesse, si vous pouviez les croire, assurerait leur triomphe. Quant à la seconde partie des accusations, elle tombe d’elle-même : Philippe, plein d’honneur, qui a combattu pour la monarchie avec autant de bravoure, ne peut être coupable : voulez-vous en être plus certaine ? dites un mot, je pars, je vais à Nantes, et m’assure par moi-même de la vérité des faits. »

« Non, non, lui dis-je, je ne souffrirai point que vous exposiez ainsi votre vie. Non, ami trop magnanime ; je n’hésiterai pas à vous croire désormais, je bannis la méfiance et je ne garderai que de l’amour pour Philippe. »

Malgré moi cependant j’étais quelquefois tracassée par des pensées que je ne pouvais chasser. Le marquis, pour me distraire, engageait mon père à essayer les moyens de la dissipation. J’allais aux bals, aux assemblées, aux spectacles, et souvent la douleur me suivait dans ces lieux où devait présider la gaîté.

Une nuit, après être restée jusqu’à trois heures du matin dans un bal que donna lady Lauderdale, je voulus me retirer ; madame d’Alban, veuve d’un gentilhomme français, et dont j’étais toujours accompagnée, me suivit ; nous montons dans ma voiture, le cocher n’était que depuis quelques jours dans notre maison. Dès que la portière fut fermée, il partit avec une rapidité inconcevable. Le domestique qui était derrière nous lui cria à plusieurs reprises qu’il se trompait, que ce n’était point la route de l’hôtel ; le misérable ne tenant aucun compte de cet avis, ne s’arrêta que lorsqu’il fut sorti de la ville. Alors six hommes masqués se présentèrent. Nous ne nous étions point aperçues de la trahison, nous dormions à moitié ; quel fut notre étonnement lorsque la portière s’ouvrit et qu’un individu le pistolet au poing arracha d’auprès de moi madame d’Alban, la laissa sur le grand chemin ainsi que le domestique qu’on avait garrotté, se plaça à côté de moi, et ordonna au cocher de repartir !

Tout ce que je viens de te dire se fit plus rapidement que je n’ai mis de temps à te le raconter ; l’excès de la surprise, l’odieux de cette action, avaient suspendu mes facultés. Quand je revins un peu à moi, je demandai avec indignation le motif de cet exécrable attentat ; mon conducteur me dit de me taire, que ce qui se faisait était pour mon bien, et qu’il avait l’ordre de me brûler la cervelle si j’osais faire la moindre tentative pour me sauver : la brutalité qu’il mit, en prononçant ces paroles, me firent croire qu’il était capable d’effectuer ses menaces. Je pris le parti de souffrir en silence, ce n’était pas à mes yeux le moment auquel je devais déployer mon énergie.

Nous voyageâmes ainsi tout le reste de la nuit ; vers le matin nous arrivâmes à une poste où nous changeâmes de chevaux.

Ainsi se passèrent trois jours ; chaque fois que nous approchions d’un lieu habité, le conducteur toujours masqué, appuyait son arme sur mon sein, s’apprêtant à m’immoler si je faisais entendre ma voix.

Vers le soir du quatrième jour, nous descendîmes à la vue d’un château bâti sur des rochers dominant au loin l’Océan. Une femme vêtue en paysanne anglaise, portant sur sa figure l’annonce de la méchanceté, se présenta pour me recevoir à la descente de la voiture. Je ne daignai pas seulement lui adresser la parole ; je la suivis en silence. Nous montâmes au château par un chemin qui s’élevait en pente rapide ; en approchant du vieux manoir, je ne pus m’empêcher de frémir, me rappelant alors le château de la forêt où nous fûmes autrefois si malheureux et où maintenant nous réunit un être bienfaisant.

On me donna une chambre assez petite, de forme ronde et bâtie dans une des tours des angles ; on m’apporta un assez bon souper ; je mangeai peu ; ensuite, me jetant tout habillée sur mon lit, je me reposais sans chercher le sommeil que je voulais éviter ; le flambeau qu’on m’avait donné ne tarda pas à s’éteindre, je me trouvai dans une entière obscurité.

Depuis quelques instants les ténèbres m’environnaient, quand une lueur subite éclaira ma chambre ; je me levai avec précipitation sur mon séant, pour examiner la cause de cette clarté qui m’apparaissait : alors je vis la muraille se fendre ; de son sein entr’ouvert il sortit un fantôme hideux, revêtu d’une draperie sanglante ; un voile rouge était placé sur sa tête ; il s’avança vers moi, et leva lentement le voile qui le cachait. Mon premier mouvement avait été celui d’une terreur inexprimable ; bientôt la raison reprenant son empire, je pensai que j’allais être le jouet d’une odieuse mystification, qu’on voulait, en m’effrayant, m’ôter en entier les moyens de défense ; mais le courage que me donna cette réflexion, fut sur le point de s’évanouir, lorsque j’eus reconnu Saint-Clair pâle, hâve, l’œil étonné, me lançant un regard où le crime était empreint : « Honorée, me dit-il, reconnais-tu celui qui est mort pour toi, celui que l’insolent Philippe immola du fond des dernières demeures ? je reviens vers toi pour te tourmenter sans relâche ; le ciel t’a déclarée ma proie, je la saisis. »

— « Misérable, lui criai-je à mon tour, odieux imposteur, tu ne peux pas m’en imposer ; non, le ciel ne peut protéger le crime ; si plus adroit, tu fusses venu me parler de tes remords, alors peut-être j’eusse pu croire que la puissance suprême te contraignait à revenir sur la terre pour expier tes forfaits ; mais, hélas ! il n’en est rien, un sort funeste t’a conservé la vie que tu devais perdre sans retour ; le repentir n’a point eu accès dans ton âme, et tu n’as poursuivi le cours de ton existence que pour commettre de nouveaux attentats. »

— « Oui ! vous l’avez deviné, reprit-il, je vis encore, et je vis dans la pensée de faire votre malheur ; l’amour que j’avais pour vous s’est changé en une haine virulente ; j’ai soif de vos pleurs, je désire votre perte ; vos angoisses, celles de Philippe, mon détestable rival, pourront seules me rendre quelque ombre de joie ; vous êtes la cause qu’il m’a fallu quitter ma patrie, qu’en France ma tête est menacée. Couple exécrable que j’abhorre, je ne veux que vos souffrances, et toute ma vie sera consacrée à les réunir sur vos têtes. Toi surtout, Honorée, toi que je tiens en mon pouvoir, tremble de tous les excès auxquels peut se porter ma rage : tu ne peux m’échapper, ma puissance t’environne, et tu ne sortiras que souillée et malheureuse. »

La grandeur du danger qui me menaçait, donna un nouveau degré d’énergie à mon courage naturel ; je vis quel ennemi j’avais à combattre, la fureur qui l’animait, le sort horrible qui m’était préparé ; ces pensées cependant ne m’abattirent point « Saint-Clair, lui dis-je avec autant de sang-froid que je pus mettre dans mon discours, vos projets sont atroces, ils sont dignes de vous ; je sais que je tenterais en vain de vous détourner d’une résolution semblable ; un instant écoutez-moi ; vous voulez mon déshonneur, c’est aussi vouloir ma mort, vous n’espérez point sans doute que je conserve la vie quand je ne serai plus ce que je suis ; si mon trépas est certain, le vôtre est inévitable. Je vous suivrai partout jusqu’à l’instant où je pourrai vous immoler à ma juste colère ; vous me connaissez, vous savez que jamais je n’eus de mon sexe la pusillanimité, son ordinaire apanage. Eh bien ! au nom du Dieu qui m’entend, je proclame votre mort. »

— « De vaines menaces ne sauraient m’épouvanter ; je me ris de votre dessein ; Honorée, voyez dans vos bras ce Saint-Clair que vous méprisez, et qui vous outrage. » Il disait, et s’avançant vers moi, la rage dans les yeux, l’injure à la bouche, il allait me contraindre à me défendre ; j’étais décidée à périr avant qu’il n’eût pu accomplir son infâme projet, lorsqu’une clairté plus vive illumine la chambre ; une voix foudroyante s’écrie : « Arrête,

misérable ! il est un Dieu vengeur ». Ces mots prononcés d’une manière effrayante intimident Saint-Clair, il ne sait ce qu’il doit faire, la crainte se place dans son âme, tandis que l’espoir vient soulager la mienne ; mais mon persécuteur voyant que rien ne se présente, reprend son audace, la terreur vient m’assiéger de nouveau : tout à coup le plancher se fend, une flamme brillante s’en échappe, elle se dissipe, et me montre un jeune homme d’une haute taille vêtu d’une tunique de velours blanc, brodée en or, une cuirasse d’acier poli est sur sa poitrine, sur ses épaules repose un ample manteau pourpre, orné de broderie et d’une riche frange ; ses pieds sont enveloppés par d’élégants brodequins ; sa tête est couverte d’un casque d’or, surmonté d’un triple panache ; une ceinture couleur de feu soutient à son côté un glaive, et il porte dans sa main une baguette d’ivoire. À son aspect, Saint-Clair a perdu toute sa fureur, un tremblement convulsif le saisit, ses dents se choquent, toute sa personne dépeint la frayeur et le désespoir.

« Insolent, lui dit mon libérateur, comment as-tu osé souiller une enceinte dans laquelle se rassemblent quelquefois les invisibles ? Espérais-tu que leur éloignement te laisserait le champ libre pour commettre tes odieux forfaits ? Que tu les connais mal ! Partout où le crime se montre, on les voit prompts à se montrer, et ministres des vengeances célestes, le châtiment marche toujours avec eux. Disparais, poursuivit-il, va dans des cachots pleurer ta fureur trompée, et ressouviens-toi que la mort te frappera si tu recommences tes forfaits. »

L’inconnu n’a point achevé, que déjà Saint-Clair a disparu sous une trappe qui l’engloutit, et je l’entends pousser des hurlemens, témoignage des supplices qu’il éprouve.

« Pour vous, madame, me dit alors Léopold car c’était lui, les portes de votre prison vous sont ouvertes ; venez, par votre présence, consoler un père et des amis qui pleurent votre perte. »

Je passerai rapidement sur ce qui arriva ensuite. Léopold me quitta un moment, puis il reparut sous un costume plus ordinaire ; il m’apprit que la femme par laquelle j’avais été reçue avait partagé avec les complices de Saint-Clair, sa prison et son châtiment. La même voiture qui avait servi à me conduire dans ce mystérieux château, me ramena à Londres ; Léopold m’accompagna pendant la route. Tu devines la joie de mon père, celle du marquis quand ils me revirent ; le duc de Barene se lia bientôt avec Léopold : la confiance qu’il ne tarda pas à avoir en lui fut si grande, qu’il n’a point hésité à me confier à ses soins pendant que lui, mon père, était contraint de passer en Russie, où l’appelait une mission secrète. Léopold, forcé de revenir en France, m’a emmenée avec lui, et le plus grand plaisir qu’il ait pu me faire, est, sans contredit, celui qui m’a rapprochée de Philippe. »

Ici ma cousine Honorée termina son récit. De quel étonnement ne fus-je point frappé, à l’instant où elle m’apprit la résurrection de Saint-Clair ?

« Se peut-il, m’écriai-je, que ma vengeance ait pû être trompée ! ce monstre échappe au trépas, et s’il ne périt, notre existence sera toujours troublée par lui. Ô Léopold ! parais et accorde-moi une grâce : que Saint-Clair combatte contre moi ; je me charge, pour cette fois, de délivrer la terre de ce scélérat sanguinaire. »

Comme je disais, Léopold, en effet, ouvrit la porte de la chambre qui nous renfermait.

« Ô Philippe, me dit-il, ce Saint-Clair, ce vil assassin m’a échappé, et jusqu’aujourd’hui il a su déconcerter les tentatives que j’ai formées pour me ressaisir de sa personne ; prenez cette bague que vous offrent les puissances et les invisibles, elle pourra vous être d’un grand secours dans quelques moments de votre vie. »

J’acceptai avec reconnaissance ce présent de l’amitié ; content d’être avec Honorée et Léopold, je passai des instans bien agréables ; enfin le sommeil vint me saisir ; Léopold qui s’en aperçut, me dit qu’il allait me conduire dans une chambre qui m’était préparée ; je me séparai de ma cousine, nous nous promîmes de ne pas tarder à nous revoir.

« Ami, me dit Léopold, demain je vous initierai dans des mystères auxquels vous êtes digne de participer ; je vous le répète encore : nous jurez-vous de ne jamais dévoiler, à qui que ce soit, tout ce que vous pourrez voir ? »

« Je vous l’affirme de nouveau ».

« Adieu donc. Puissiez-vous goûter un sommeil sans trouble ! et puisse votre réveil être plus paisible encore ! »

Léopold alors me quitta. Malgré mon envie de reposer, je ne pus fermer les yeux de suite : je repassai dans mon imagination tout ce que j’avais vu, je me livrai au charmant espoir d’être, pendant longtemps, avec Honorée ; je formai la résolution de ne plus voler dans de nouvelles chaînes ; un instant je crus que je deviendrais fidèle ; en ce moment Morphée secoua sur mon front ses pavots somnifères, et je ne tardai pas à m’assoupir.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE V

LA CHEMINÉE ET LA SALLE DE SPECTACLE.



LETTRE VII.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil.


L e jour brillait depuis longtemps quand je me réveillai ; je n’étais plus dans une chambre souterraine ; le bruit des oiseaux dont le ramage parvenait jusqu’à moi, les rayons du soleil qui perçaient au travers les carreaux des fenêtres me l’apprirent avant que je ne me fusse levé. À cette première surprise en succéda une plus grande : lorsque je me fus habillé, un domestique entra et me remit une lettre de Léopold, ainsi conçue :

« Une affaire importante et précipitée me force, mon cher d’Oransai, à partir sans retard ; je serai bientôt de retour. Comme on dit que votre sommeil est des plus profonds, je me garderai de le troubler : je suis au désespoir que ce contre-temps vienne me priver du plaisir de vous garder plus longtemps dans un château dont vous êtes cependant le maître. Adieu, mon ami, croyez à la sincérité de mes sentiments. »

Cette lettre, la position du lieu dans lequel je me trouvais, qui n’avait point l’air d’un manoir mystérieux, le départ de Léopold, tout, dis-je, me jeta dans une étrange perplexité ; je ne savais que croire, que penser. Ai-je été la dupe d’une mystification ? non, la chose est impossible ; tout ce que j’ai vu n’en portait point l’empreinte. Honorée était bien elle ; on ne pouvait à ce point tromper mon cœur et mes yeux ; mais où est-elle ? ne viendra-t-elle pas débrouiller à mes yeux cet inconcevable mystère ? J’interroge les domestiques, ils ne savent rien, ou du moins ils affirment ne rien savoir : à les entendre nous serions arrivés, Léopold et moi, dans la soirée ; après un splendide souper, auquel j’ai fait honneur, je me serais endormi, et mon sommeil aurait duré plus de vingt heures. Se pourrait-il que tous les événements de cette nuit mémorable ne fussent que des songes ? Oui, ce ne peut être autre chose ; j’ai vu trop de merveilles pour qu’elles ne fussent pas surnaturelles, et la raison nous apprend… la raison ? elle n’ôtera point de mes idées que ce que j’ai vu n’ait existé ; je n’ai pas été la dupe de l’illusion ; non, certainement je ne l’ai pas été. Maxime, quelle incompréhensible aventure ! je m’y perds ; ma tête n’est point rassise, ou plutôt… Je ne sais que penser, je suis le jouet d’un homme extraordinaire ; le reverrai-je jamais, ce Léopold ? Honorée est-elle en France ? Saint-Clair n’est-il pas dans le tombeau ? Mais si j’ai dormi, comment la bague que Léopold m’a donnée dans le souterrain se trouve-t-elle à mon doigt ? Le cercle de cette bague est d’or, la pierre est un magnifique rubis, sur lequel se trouvent gravés des caractères bizarres, dont la signification m’est totalement inconnue : ce présent redouble mes incertitudes. Allons, il faut les bannir ; il ne faut plus songer qu’à mes plaisirs, cela vaut mieux, et au moins a plus de réalité ; mais il est un moyen de jeter de la lumière sur cette aventure : je vais sur-le-champ écrire à Honorée ; si elle est à Londres, elle me répondra ; je lui apprendrai tout ce que j’ai vu ou cru voir ; en vérité, je n’ose presque pas te l’écrire, Maxime ; je crains que tu ne me prennes pour un visionnaire ; je ne le suis pourtant pas, quoique parfois je me surprenne me tâtant, me pinçant, comme pour m’assurer que je suis bien éveillé.

Après que je fus bien certain du départ de Léopold, je voulus aussi m’éloigner dans l’intention d’aller visiter le vieux château de la forêt, s’il m’était possible d’y pénétrer ; je ne pus mettre à fin cette entreprise : les portes du mystérieux manoir avaient été réparées de toute part, et elles étaient soigneusement fermées.

Je trouvai dans le bois des bûcherons qui coupaient des branches mortes ; je fus à eux et je les questionnai au sujet de château ; ils me répondirent tous avec le ton de l’épouvante qu’il était depuis longtemps habité par les diables, après l’avoir été par les brigands ; que chaque nuit on entendait dans son enceinte des bruits extraordinaires ; qu’on voyait sur le sommet des tours des flammes voltiger, et souvent des spectres apparaître.

Ces récits ne m’apprenant rien de bien neuf, servirent néanmoins à m’assurer qu’il était le théâtre de quelque entreprise fort extraordinaire. Je repartis pour Nantes ; en y arrivant, je fus droit à l’hôtel de Léopold ; on ne savait pas qu’il se fût mis en route, ses gens parurent l’apprendre de moi ; enfin, voyant que je ne pourrais pas soulever le voile dont j’étais environné, je me décidai à n’y penser que lorsque je t’écrirais le récit fidèle de ces nombreux événements ; puisses-tu y ajouter quelque foi ! pour l’honneur de ma raison, c’est nécessaire. Adieu, mon tendre ami ; tu n’es pas au moins dans les rangs de ceux qui se plaisent à me tourmenter. Ô Maxime, que ton âme est faite pour l’amitié ! et comme, sous un extérieur froid et sévère, tu sais cacher les sentiments qui t’animent !


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE VIII.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil.


C omme le ciel, en me donnant la vie, m’a destiné à jouer le premier rôle dans une foule de pièces différentes de genre, que je dois tour à tour être auteur tragique, comique, tu ne seras point étonné si, au récit des mystères plus surprenants que ceux de madame Radcliffe, dont les romans paraissent de nos jours, je fais succéder des récits plus légers et plus amusants peut-être. Il faut que tu saches d’abord que M. T....., l’un des premiers magistrats de cette ville, s’est avisé de jeter sur ma fraîche Célénie, un regard de convoitise. Dès ce moment les émissaires se sont mis en campagne, la mère de la petite actrice a bientôt battu la chamade, et s’est fait fort de conduire sa fille dans les bras de l’acheteur ; malheureusement je me trouvais impliqué dans cette affaire, j’en ai eu vent, et me voilà faisant partout un tapage de diable, bien décidé à tout faire manquer. Ce matin, le hasard m’a conduit devant la porte de M. T..... ; je l’ai vu sortir à pied, sans décoration, enveloppé dans une espèce de redingote qui sentait furieusement la bonne fortune ; je n’ai point fait semblant de m’apercevoir de ce qui me sautait aux yeux, mais à pas de loup, j’ai, par derrière, suivi doucement notre magistrat coquet ; il a pris par des rues détournées, malgré qu’il ne se crût point poursuivi. Enfin, il est arrivé au lieu où je le soupçonnais d’aller, c’est-à-dire dans la maison de Célénie ; il avait eu à peine le temps de monter dans l’appartement que je suis entré dans la cour ; là je n’ai pas médiocrement été surpris de rencontrer la facile maman. Il me semblait que vu l’honorable visite qui lui était faite, elle aurait dû être auprès de M. T..... De son côté, si elle a eu quelque étonnement de me voir, ce n’a par été de plaisir : elle a pâli, rougi ; elle m’a demandé en balbutiant ce que je venais faire à une heure pareille ; affectant la plus grande ingénuité, j’ai répondu que des affaires m’ayant conduit dans ce quartier, je n’avais pas voulu passer sans leur avoir rendu mes devoirs respectueux ; elle m’a remercié, et, m’a-t-elle ajouté, Célénie, qui était à la répétition, serait bien fâchée de ne pas s’être trouvée chez elle.

— Bon, ai-je dit, je vais l’attendre.

— Mais pardon, il faut que je sorte.

— Et moi il faut que je reste.

— Tout seul ? vous vous ennuyerez.

— J’ai un livre dans ma poche.

— Comment entrerez-vous ? j’ai pris la clef.

— Mais j’entrerai comme est entré celui qui me précédait.

Je dis, et la poussant de côté, je monte l’escalier avec vitesse ; la maman qui ne doute plus que je ne sache tout, connaissant ma mauvaise tête, au lieu de me suivre, se sauve ne voulant pas être le témoin de la scène qui va avoir lieu ; pour moi, quelle que fût mon envie de rire, j’avais assez de prudence pour ne pas vouloir attaquer de front un homme puissant : aussi, avant d’entrer, je fais du bruit, je chante, j’arrange mes bas ; enfin, je donne à M. T..... le temps de faire retraite ; mais comme il n’y avait qu’une seule porte et que je l’assiégeais, la fuite était impossible ; d’un autre côté la chambre dans laquelle il était n’avait aucun réduit, aucun cabinet qui pussent servir à se cacher ; cependant M. T..... sentait combien il était peu convenable, peu décent pour lui d’être surpris par un étourdi qui, en divulguant cette rencontre, allait le rendre la fable de la ville. Que faire cependant ? où se fourrer ? une immense cheminée à l’antique se présente : il s’y blottit après avoir dressé contre lui une malle assez grande qui se trouvait dans la chambre. Célénie, en se prêtant à ses préparatif, riait aux larmes, bien contente que je vinsse la délivrer des attaques d’un homme qu’elle ne pouvait souffrir ; j’ouvris enfin la porte.

— Ah ! te voilà, ma belle, dis-je à Célénie, toujours fraîche, toujours jolie ; quelle bouche vermeille, quel sein arrondi !

Elle se débattait, me faisait des signes que je ne voulais pas comprendre, je vais plus avant ; et à la barbe de mon vilain, je fais ce qu’il enrageait de n’avoir pu faire ; l’acte fut long à se jouer, j’y revins encore, et quand il me prit fantaisie de me contenter de causer, je m’asseois sur une chaise que je renverse contre la malle, la malle à son tour se renverse sur l’homme à la cheminée, et pendant que je le presse horriblement, j’entame un long discours sur son compte, je dis de lui tout ce qu’on peut en dire, je signifie à Célénie que je ne prétends pas qu’il courre sur mes brisées, et comme je sais qu’il est passablement poltron, j’ajoute que s’il réitère ses tentatives, son rang ne le mettra pas à l’abri d’une punition peu agréable. Je demeurai près de trois heures parlant dans ce style, tandis que M. T..... éprouvait les doubles angoisses du physique souffrant et de l’amour-propre offensé. Lorsqu’il me plut enfin de lever le siège, je déclarai à Célénie que j’allais l’emmener avec moi ; je le fis ; nous fûmes ensemble nous promener sur les bords de la Loire, où nous rîmes à gorge déployée aux dépens du nouveau ramoneur.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE VI

LE POISON ET LE BAL MASQUÉ.



LETTRE IX.

Clotilde Derfeil à Philippe d’Oransai.


T rompée par la faiblesse de mon cœur, égarée par votre feinte tendresse, je me suis crue un instant aimée ; je vois bien aujourd’hui la fausseté de mon erreur, puisque Philippe a cessé de me chérir ; depuis qu’il ne me voit même plus qu’avec un sentiment d’indifférence, il doit peu lui importer de conserver quelques marques de ma faiblesse : rendez-moi mes cheveux, rendez-moi mon portrait, rendez-moi les lettres que dans un temps heureux j’adressai à celui auquel je rapportais toutes les pensées de mon cœur. Adieu, Philippe, soyez satisfait ; oubliez auprès d’une autre femme celle que vous avez accablée de votre indifférence : puisse votre bonheur… ton bonheur, il ne doit plus en luire pour toi, monstre qui naquis pour achever de me perdre ! Toi, que j’ai trop aimé pour ne pas haïr par de-là toute expression, tu as pu vouloir me délaisser ! ah ! tu n’as point réfléchi quel abîme t’ouvrait cette démarche inconsidérée ; tu ne sais pas ce que peut une femme abandonnée et qui ne respire que pour toi. Oui, malheureux ! Clotilde t’adore encore ; mais cet amour n’est plus que de la fureur, c’est de l’huile embrasée dont mes veines sont remplies ; ma tête est perdue, la tendresse, la rage s’y confondent, s’y réunissent pour te perdre, pour m’animer : la vengeance cruelle me consume ; je t’ai en horreur ; ta vue est à mes yeux un supplice que mon cœur ne pourrait supporter. Détestable fourbe, pourquoi m’as-tu dit que j’avais su te plaire ? pourquoi as-tu fait naître dans mon âme un amour que tu ne partageais pas ? c’étaient mes larmes que tu voulais voir couler, c’était ma confusion au jour où tu m’excluerais, mon désespoir sans borne, qui te récréaient ; tu voulais jouir de toute l’étendue de ma douleur inexprimable. Sois satisfait, que ton souhait soit comblé ! oui, je pleure, mais chacun de mes pleurs t’en coûtera vingt de sang. Jusqu’ici tu n’as eu à combattre que des hommes, voyons si tu seras aussi habile à vaincre une femme : insensé, tu ne te doutes pas de ce que doit être ma vengeance ; elle sera terrible, affreuse ; elle t’accablera : rassemble tout ton courage, toute ton adresse, et tu seras encore vaincu. Je t’immolerai, mais en détournant les yeux ; hélas ! je le sens, en m’en indignant, ta vue serait capable de me désarmer. Je t’aime donc encore ? ah ! oui, je t’aime, et voilà ce qui me désespère. Philippe, tu es toujours Philippe pour moi : jeune, aimable, beau, fier, sensible, tu es toujours assuré de triompher. Tu te ris de ma colère ; tu sais bien qu’un mot de ta bouche arrêterait le fer dans ma main levée : le diras-tu ce mot, entendrai-je encore ces douces paroles résonner à mon oreille charmée ? Clotilde, je t’aime ! Viens, mon amant, viens, mortel que j’idolâtre, viens me serrer contre ton cœur, viens poser la main sur le mien ; le sens-tu palpiter ? c’est pour toi qu’il bat, c’est pour toi qu’il existe ; ah ! viens me jurer une tendresse éternelle, me rendre à la vertu ; tu peux le faire : prononce et la sagesse me range sous ses bannières ; j’abjure mes erreurs, je suis ce que tu es, ce que tu voudras que je sois ; mais par grâce, par pitié, renonce à cette Célénie que j’ai en aversion, à cette Honorée que j’abhorre ! ne t’ai-je pas tout sacrifié ? n’as-tu pas avec moi goûté les plus ineffables des délices ? nos bouches ne se sont-elles pas rapprochées, nos deux corps ne se sont-ils pas unis ? Je suis ton amie, ta maîtresse, ta femme : je serai tout pour toi ; mais aime-moi uniquement ; trompe-moi ; j’aime encore mieux être trompée qu’abandonnée. J’irai au-devant de l’illusion ; je me fierai à tes paroles fallacieuses : oui, tu m’aimeras, tu renonceras à Célénie. Non, non, non, non ! tu n’y renonceras pas, tu es trop mon ennemi ! je te suis trop odieuse ! Deux mois se sont écoulés, et tu n’as point songé à paraître chez moi ; et mes lettres journalières sont restées sans réponses. Homme abominable ! c’est toi qui me conduis vers le crime ; tu tressailles d’allégresse à la pensée de mon égarement : barbare peux-tu voir ainsi souffrir une femme pour laquelle tu es tout ? Je t’attends demain ; il faut que tu viennes ou au mépris des convenances que tu respectes tant, je cours chez toi, et là je m’immole à tes yeux. Pour la dernière fois, il est une grâce que tu ne peux pas me refuser ; réponds à cette présente lettre ou par ces mots : Je reviens pour t’aimer, ou par ceux-ci : Je reviens pour vous rendre les dons que vous me fîtes. Les uns ou les autres me seront nécessaires, soit pour calmer mon désespoir, ou pour amortir les élans étouffants de la joie. Adieu, cher et cruel Philippe ; ta réponse va porter le dernier coup à mon âme. Ah ! combien de maux tu pourrais éviter si tu étais moins perfide, ou tout au moins compatissant !




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE X.



Philippe d’Oransai à Clotilde Derfeil.


L es menaces ne m’épouvantent pas : tout est fini entre nous, madame, et je reviendrai chez vous pour vous rendre les dons que vous me fîtes.




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XI.



Clotilde Derfeil à Émilien.


S on arrêt est prononcé ; venez, je vous attends à huit heures du matin, c’est à onze heures qu’il doit se rendre chez moi.




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LETTRE XII.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


J ’ai reçu hier soir une lettre de madame Derfeil ; tu ne peux imaginer, mon cher Maxime, le délire dont elle portait l’empreinte : cette femme est un volcan ; malheur à ceux qui s’attacheront à elle ! je t’assure que cette liaison me causera bien des désagréments. Clotilde m’annonce la mort ; je me ris de cette prédiction, mais je ne braverai pas de même les mille et une tracasseries auxquelles je vais dorénavant être en proie. Je suis convaincu que madame Derfeil va tourner contre moi toutes les ressources, les ruses de son esprit ; elle est méchante par caractère, et depuis deux mois que j’ai cessé de la voir, j’ai appris d’elle des choses épouvantables. Il est pénible pour moi d’avoir eu un instant de fantaisie pour une créature pareille ; passe-moi le mot. Tout ce que la turpitude la plus infâme, la bassesse la plus odieuse, la scélératesse la plus détestable ont pu inventer de plus noir, tout, dis-je, est réuni dans l’âme de Clotilde, Enfin, j’ai décidément rompu avec elle ce matin, je veux aller lui porter ses lettres, son portrait, etc., etc. J’ai longtemps réfléchi pour me décider à faire cette démarche, je l’ai enfin jugée nécessaire pour parer à une foule d’inconvénients qui pourraient naître de mon refus. Je me fais une idée de toute la bourrasque que je vais essuyer, ainsi elle sera moins terrible, d’ailleurs ce sera pour la dernière fois. Je suis résolu d’opposer le plus grand flegme à son emportement indomptable, je lui laisserai tout le temps de m’injurier, je compte ne me retirer que lorsqu’elle n’aura plus rien à me dire ; comme je dîne chez Charles de Mercourt, et que de là nous allons ensemble au bal qui se prépare pour ce soir, je ne reviendrai pas à l’hôtel de toute la journée, ni de la nuit.

Madame de Ternadek m’a promis de me faire intriguer par quatre ou cinq masques malins par-delà toute expression ; je les attendrai de pied ferme ; j’espère au bal me dédommager des ennuis de la matinée. Le nom de madame de Ternadek me rappelle une jeune personne dont elle m’a fait faire la connaissance ; on la nomme Clara de Lanval ; elle n’est point jolie, cependant elle plaît ; il y a dans sa personne un certain je ne sais quoi qui attire et qui attache ; enfin, s’il faut te le dire, je lui ai fait une déclaration ; comme je suis parfois leste en amour, le premier jour où Clara s’est offerte à ma vue, est celui où je lui ai avoué la subite, „irrésistible” impulsion qui m’entraînait vers elle. Attendu que mademoiselle de Lanval était sans doute dans un moment où les adorateurs la délaissaient, elle m’a accueilli avec une façon encourageante pour un cavalier encore moins avancé que moi. Je ne sais s’il me faudra filer le roman avec elle ; n’importe ! je suis décidé à tout, car il me tarde étrangement de me déclotiliser. J’ai besoin de revenir à de plus douces impressions, Célénie me devient tous les jours plus indifférente, et franchement M. T..... l’emporte sur moi. Il faut que je dise adieu au théâtre, aux magiciens, et que je rentre dans la société dont je n’eusse jamais dû sortir. Je vois autour de moi briller de jeunes beautés dont je prétends me rapprocher ; je pense qu’une telle résolution te charmera, et en lisant cette lettre, tu ne pourras t’empêcher de t’écrier, je gage : Vive Philippe ! il devient un ci-devant. Oui ! je veux l’être, je veux devenir digne de toi ; car, après tes parents et tes titres, tu n’aimes personne autant que tu chéris le vicomte d’Oransai. Pour lui que tu fusses souverain ou peuple, ne t’en serait pas moins attaché. N’aille point croire que je prêche ici l’égalité ; le ciel m’en préserve, ce n’est pas mon intention. Voilà dix heures et demie qui viennent de frapper à ma pendule, il est temps de me mettre en route. Ô ciel ! combien serait grande ma reconnaissance si tu pouvais rendre pour aujourd’hui Clotilde muette !




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XIII.



L.... à Philippe d’Oransai.

À dix heures du matin.


A u nom de l’amitié et des invisibles, n’allez point ce matin chez madame Derfeil.




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LETTRE XIV.



L.... à Philippe d’Oransai.

À deux heures de l’après-midi.


N otre ami, les invisibles vous recommandent de ne point vous montrer au bal masqué de ce soir. Tremblez pour votre vie !


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LETTRE XV.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


J e t’ai écrit ce matin, et tandis qu’on se prépare à nous faire dîner, je reprends la plume pour te faire part des divers événements dont j’ai été l’acteur et peut-être la victime. Ou je me trompe fort, Maxime, ou un crime a été sur le point de se commettre : dangereuse femme, odieux Émilien, est-ce la mort que vous me prépariez !…

Il était onze heures, quand sortant de l’hôtel, je me suis rendu chez madame Derfeil, portant avec moi ses lettres et ses cadeaux de sentiment. En entrant dans la maison, je n’ai pu être le maître d’une émotion subite qui m’a saisi un instant ; m’arrêtant au bas de l’escalier, j’ai cherché à reprendre ma fermeté ; enfin, ayant cru que j’étais préparé à tout, je me suis fait annoncer. On m’a introduit dans le salon où je suis resté seul pendant trois ou quatre minutes ; là, je me suis raffermi, et quand Clotilde a paru j’étais sous les armes : son aspect m’a frappé, une vive rougeur enluminait ses joues, et par intervalles, de larges taches blanches la défiguraient ; son œil gonflé de larmes était environné d’un cercle noir, ses cheveux étaient en désordre, sa robe mal attachée ; en un mot, elle était passablement laide.

Tu dois croire que cette vue n’a point allumé l’amour dans mon cœur. J’ai vu dans cet appareil ou la préméditation ou l’amour-propre déçu. En s’approchant de moi, Clotilde a chancelé, balbutié quelques mots inintelligibles. Je lui ai présenté ses lettres, elles les a posées sur la cheminée ; je lui ai rendu le portrait : elle l’a saisi, l’a brisé dans ses mains et puis jeté dans le feu. Cette action rapide a décidé l’explosion : non, je ne pourrai jamais te redire tout ce que lui ont fourni son caractère et sa furie, les épithètes qu’elle m’a prodiguées, les injures, les menaces dont elle m’a accablé. Bientôt passant à une autre extrémité, elle s’est précipitée à mes genoux, m’a demandé une nouvelle tendresse, m’a promis l’oubli du passé ; que n’a-t-elle point fait, que n’a-t-elle point dit, pour me rengager sous ses liens !

— Je ne vous abandonnerai pas, Clotilde, lui dis-je, si l’amour ne peut renaître dans mon cœur, il peut être du moins sensible à l’amitié.

— Ton amitié, je n’en veux pas, je ne veux rien de toi, homme odieux que je déteste ! passé ce jour, je te défends de t’offrir à ma vue ; que dis-je, ce sera moi qui te fuirai, dans quelques heures je quitte Nantes pour ne plus y reparaître tant que tu y respireras ; te voir est un trop cruel supplice pour qu’il me soit possible de le supporter.

Elle dit, et s’élance hors du salon comme suffoquée par l’excès de la douleur, mais en s’éloignant elle me lança un regard de mort, dont j’aurais dû comprendre la signification. Dès que je me trouvai seul, en portant mes regards sur les lettres que j’étais venu rendre, il m’entra tout à coup dans la pensée que j’avais tort de me dessaisir de toutes, que peut-être en en gardant quelques-unes je pourrais dans la suite retenir une femme emportée. Je me pressai de parcourir le paquet, et parmi cette nombreuse correspondance je me contentai de ravir une seule lettre, comme étant le résumé de toutes ; c’était la dernière que Clotilde m’avait adressée ; je la cachai dans la poche de mon habit. Voyant que la belle courroucée ne reparaissait pas, j’allais m’éloigner, quand madame de Ternadek, madame Nelsor, et quelques autres personnes parurent dans le salon ; leurs discours m’apprirent qu’elles étaient invitées à déjeuner : alors ne voulant point exécuter une retraite affectée, je restai causant avec légèreté, et cherchant à démentir par mes paroles le sombre qui régnait sur mon visage. Madame Derfeil ne tarda pas à reparaître ; elle commandait à ses sentiments, elle riait, mais la rage était encore dans ses yeux ainsi que dans le mouvement de ses lèvres. Adolphe de Melclar, Charles de Mercourt égayant par leur amabilité le ton glacial du cercle, vinrent fort à propos nous seconder ; le déjeuner fut servi bientôt après ; il était d’une rare élégance, rien n’y manquait et rien n’y était follement prodigué : on rit, on plaisanta. Je me montai au ton général, tandis que Clotilde conservait la plus sourde taciturnité. À la fin du déjeuner, on apporta à chacun une tasse de chocolat qu’on plaça devant nous. Ici le visage de Clotilde fut en entier renversé, la pâleur, la rougeur se disputèrent l’empire de ses joues, elle tremblait, frémissait tour à tour. Sur ces entrefaites, je pris ma tasse, et souriant à l’aimable madame de Ternadek, je portai le chocolat à mes lèvres : soudain, Clothilde pousse un cri effrayant, quitte son siège, court à moi, saisit la tasse, l’arrache à ma main, la brise sur le parquet, s’écrie : Non, jamais je n’y consentirai ! et tombe évanouie. À cette action si bizarre, si imprévue, on se lève, on vole à madame Derfeil, on la secourt ; après bien des soins elle paraît renaître, elle cherche à me voir, se rassure alors, mais toujours adroite, elle dit : « En vérité je suis folle ! quelle scène viens-je de faire, pour quelques ordures que je venais d’apercevoir dans la tasse de monsieur d’Oransai ! »

Le public, qui n’a pas tout approfondi, l’en a cru sur parole : on s’est contenté d’en rire tout bas, les malins m’ont même félicité, et moi seul, j’ai pu connaître le danger imminent auquel je viens d’échapper. Oui, Maxime, je n’en doute pas, le chocolat était empoisonné, et madame Derfeil me sacrifiait à son amour outragé, ainsi qu’à la scélératesse du méchant Émilien. Je n’ai point voulu rester après que la société s’est retirée, je suis parti avec Mercourt. Clotilde a paru un instant vouloir me retenir, mais un regard avec lequel je l’ai terrassée, a fait mourir ses paroles dans sa bouche. J’ai voulu aller me promener, dans l’espérance, de chasser mes noires idées : rien n’a pu les bannir ; je suis rentré chez Charles pour t’écrire ces nouvelles horreurs ; ma taciturnité redouble en me les rappelant, et je crois que le bal masqué de ce soir aura seul le pouvoir de rafraîchir mes idées assombries. Tout nous assure qu’il sera très brillant : sur trente personnes qui dînent aujourd’hui chez madame de Mercourt, plus des deux tiers se proposent de s’y rendre, ainsi tout m’assure que ma soirée vaudra mieux que ma matinée. Il eût été affreux de périr d’une manière aussi épouvantable ; moi qui ai bravé les hasards, les dangers de la guerre, devais-je tomber sous les coups d’une femme vindicative ? Adieu, madame Clotilde, de longtemps vous ne me rattraperez. Morbleu ! le joli petit caractère ! vouloir empoisonner votre amant, parce qu’il est volage ! Ah ! si toutes les belles en agissaient ainsi, il ne resterait pas avant quatre ans, un seul homme dans toute la France.




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XVI.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


D ès que j’aurai fini la lettre que je t’adresse, je quitte Nantes pour un mois ; je reviens à M...., que je compte habiter quelque temps : la crainte n’entre pour rien dans ma résolution, mais la prudence y est pour quelque chose : je suis perpétuellement exposé aux coups de mes détestables ennemis, et sans la continuelle surveillance de l’invisible Léopold, sans doute le trépas m’eût atteint cette nuit. Si j’étais revenu chez moi hier, après le fatal déjeuner, j’aurais trouvé deux lettres qui m’eussent tout épargné[3]. Je ne l’ai point fait, et si je suis en vie, c’est grâce à mon courage comme à l’amitié de Léopold. Que ce préambule ne t’épouvante pas, je suis maintenant hors de tout danger : Émilien vient d’être arrêté ; ses satellites ne sont plus ; Madame Derfeil pleure sur les crimes qu’on lui a fait commettre. Me voilà désormais à l’abri de tout danger.


Il était près de minuit lorsque je partis pour le grand bal. J’avais refusé de me masquer, préférant au plaisir d’intriguer, celui d’être intrigué moi-même. La salle était remplie d’une foule immense ; partout on riait, partout s’avançaient des groupes joyeux ; je ne tardai pas à partager l’enjouement général. Ayant aperçu Célénie au fond d’une loge, je fus me placer auprès d’elle ; elle n’avait point couvert sa figure d’un masque, mais elle s’était habillée en paysanne suisse : ce costume seyait parfaitement à sa jolie figure. J’avais grande envie de la conduire au lieu de nos rendez-vous ; elle y était assez bien disposée, quand un masque, habillé en militaire, est venu lui parler. Je n’ai point tardé à reconnaître l’amant dédaigné, le malencontreux Victor, dont je t’ai déjà parlé en te racontant mes premières aventures avec Célénie ; à son approche, je me suis retiré et la fantaisie m’a pris d’aller revêtir un costume pareil au sien. J’ai été promptement déguisé. Comme je revenais, je l’ai aperçu quittant Célénie. Dès qu’il a été perdu dans la foule, j’ai couru auprès de la jeune actrice : elle a cru qu’il revenait. Jouant le rôle de Victor, j’ai parlé de moi d’un ton piqué : alors Célénie m’interrompant, a commencé en trois points l’éloge complet du vicomte Philippe. Il ne serait pas décent que je te rapportasse tout ce qu’elle a dit de flatteur sur mon compte. Cependant je crois, pour humilier mon amour-propre, que me prenant pour Victor, elle cherchait à le faire endêver. Quand j’ai cru que les louanges allaient finir, j’ai quitté mon faux visage, et m’étant fait reconnaître, après avoir joui de sa surprise, je l’ai doucement entraînée, et par trois fois je lui ai prouvé ma reconnaissance. Comme je ne voulais point passer la nuit avec Célénie, je m’en suis tenu à cette politesse, et je n’ai pas tardé à reparaître dans la salle du bal. Un Tartare m’a abordé : « On dit que M. d’Oransai n’a pu boire ce matin une tasse de chocolat ? »

— « Que t’importe ! »

— « Beaucoup. Il paraît que madame Derfeil s’intéresse bien à ta santé ? »

— « Oui, a dit un magicien qui passait auprès de nous, elle n’a pu se résoudre à lui arracher la vie. »

— « Masque, que dis-tu ? » me suis-je écrié en quittant le Tartare pour courir après le magicien.

— « Je dis, m’a-t-il répondu, que j’ai lu dans les astres. »

— « Il me semble, en effet, que la science, que jusqu’ici je croyais menteuse, t’a révélé d’étranges choses ? »

— « Quoi ! Philippe ! celui qui a parcouru le château de la forêt, peut-il douter d’un pouvoir surnaturel. »

— « À ton langage, j’aurais dû déjà te reconnaître pour l’un de ses mystérieux habitants. »

— « Tu pourrais te tromper encore ! mais, de grâce, de qui tiens-tu ce rubis étincelant ? »

— « Est-ce à un inconnu auquel je dois répondre sur tout ce qu’il lui plaira de me demander ? »

— « C’est parce que j’en ai un que je crois à peu près semblable au tien que je te fais une question pareille. »

— « Si tu l’as, tu peux me le montrer. »

— « Volontiers, » me dit le magicien ; alors il sort son gant et me présente une pierre qui était taillée ainsi que la mienne. Nous voulons les approcher pour mieux jouir de leur exacte ressemblance. À peine mon rubis a-t-il touché celui du magicien, qu’il le brise en lui lançant une flamme aiguë. Mon étonnement, celui du masque, sont inexprimables : il me dit après quelques moments de silence : « Voilà un rubis d’une singulière propriété. »

— « Le tien n’a point été formé sous la même constellation. »

— « Je ne puis en douter. »

— « Je m’étonne que ton art ne t’aie point appris combien le mien était supérieur. »

— « Si peu de chose ne m’occupe pas, c’est ton horoscope qui depuis quelques jours est le sujet de mes travaux. !

— « Eh ! bon Dieu ! pourquoi mon sort futur te présente-t-il un si grand intérêt ? »

— « Je ne puis te répondre. Veux-tu que je t’apprenne ce qui doit t’arriver ? »

— « Tu me charmeras. !

— « Auparavant il faut que je te dise tout ce que tu as déjà fait. Ta cousine Honorée est l’objet de ton véritable amour. Un homme a cherché d’abord à vous désunir, tu l’as vaincu partout, et dans le vieux château il est tombé sous ton épée ; ta cousine a fui vers l’Angleterre ; pendant ton absence, tu as oublié les serments que tu lui fis ; une Clotilde l’a remplacée mais bientôt tu as rompu avec cette dernière ; elle en a conçu une rage violente ; ce matin elle a empoisonné la tasse de chocolat qu’elle t’avait destinée ; son amour t’a encore sauvé, et maintenant je ne vois luire pour toi, dans l’avenir que des jours exempts de traverses. !

— « Oui, nous dit d’une voix basse un inconnu masqué en Polonais, s’il parvient à passer cette nuit qui doit être bien orageuse. »

Le magicien me parut frémir, il me quitta précipitamment, et à son exemple, le Polonais se perdit dans la foule. Resté seul, ne voulant pas me perdre en réflexions inutiles, je fus rejoindre Charles de Mercourt ; une petite Espagnole vint me frapper sur l’épaule, en me faisant signe de la suivre.

— « Tu ne me connais pas ? me dit-elle. »

— « Je ne m’en flatte pas ; mon œil, quoique bon, n’est point assez perçant pour aller, sous ton masque de taffetas, deviner le gentil minois qui s’y cache. »

— « Tu m’as pourtant vue de près, me répondit-on, et je crus entendre un soupir à demi étouffé. »

— « À l’armée, dis-je en souriant ? »

— « À l’armée comme à Nantes. »

— « Le jour ou la nuit ? »

— « L’un et l’autre. »

— « Étais-tu cruelle ? »

— « Peut-on l’être avec toi ? »

— « Diantre, de la flatterie masquée, tu me prends par mon faible. »

— « Oh ! je sais que tu as plus d’un faible ; tu es jaloux, taquin, emporté, volage. »

— « Passons les qualités ; à propos, quelle est la tienne ? »

— « Je suis fidèle. »

— « Oui, lui dis-je, fidèle à ta maîtresse. »

— « Comment ! »

— « Ces yeux fripons que j’examine me font reconnaître Fanchette. »

— « Eh bien ! oui, c’est moi, moi que vous avez indignement délaissée ; vous êtes un monstre. »

— « Y songes-tu, mon enfant ; mais voilà un mot que tu voles aux boudoirs. »

— « Je l’ai pris dans ma tête. »

— « Heureusement qu’elle ne touche pas le

cœur ; cependant si tu as quelque envie d’écouter

ma justification, monte aux secondes loges, no 9, à gauche, je te suivrai dans la minute. »

Fanchette, tout en me jurant qu’elle ne s’y rendrait pas, me fit répéter l’adresse que je venais de lui nommer, et va m’attendre ; j’allais courir après elle lorsqu’un nouveau masque habillé en jockey me saisissant par la main, me dit :

— « Si M. d’Oransai veut apprendre des nouvelles de sa cousine Honorée, il n’a qu’à me suivre. »

— « Jusqu’au bout de l’univers, lui dis-je impétueusement ; où faut-il que j’aille ? »

— « À deux pas d’ici. »

— « Marchez. »

Je dis, et sans plus réfléchir je cours à ma perte ; le jockey traverse toute la salle, sort par une galerie détournée, me fait monter un escalier assez étroit ; nous arrivons dans une chambre sans meubles, éclairée par une lampe qui pend à la voûte.

« Est-ce ici, lui demandai-je, que je recevrai les nouvelles que vous m’avez annoncées ? »

— « C’est ici que tu recevras la mort, » s’écrie Émilien et trois autres misérables, en se précipitant dans la chambre.

— « Scélérats ! m’écriai-je ; » et plus prompt que la foudre je me mets en défense.

Tu ne dois pas avoir oublié, mon cher Maxime, que j’avais pris dans mon manteau ma fidèle épée et je l’avais mise à mon côté par une sorte de pressentiment, lorsque je me déguisai en militaire. En même temps que je la tire du fourreau, je me jette dans un des angles de la chambre, certain de cette façon de n’être pas pris en traître par derrière. Tu sais que je puis me dire, sans vanité, l’une des meilleures lames de France, mais contre quatre brigands ayant juré ma mort la partie n’est pas égale et je ne songe plus qu’à vendre chèrement ma vie. Heureusement pour moi, les coquins n’osent se servir de leurs pistolets, dans la crainte d’attirer du monde et se contentent de me menacer de leurs épées. Je réussis cependant à parer les coups qu’ils me portent de toute part et tandis que l’un d’eux se découvre un instant, mon fer part comme une flèche et touche en pleine poitrine le misérable qui tombe baigné dans son sang. Un adversaire de moins pour moi, sans doute, mais le sort de leur compagnon ne fait qu’exciter la fureur des autres, ils redoublent leurs assauts, je me défends encore avec succès, mais je sens mes forces diminuer et j’entrevois déjà le moment où ma main, devenue impuissante, me laissera sans défense exposé aux coups des assassins. Déjà je chancelle, ma vue se trouble et je sens à plusieurs reprises leurs épées qui ne rencontrent plus une riposte assez prompte, m’effleurer le corps.

— Courage, amis, s’écrie Émilien, dont l’ignoble visage s’éclaire d’une joie satanique, il faiblit, il est à nous et rien désormais ne peut le soustraire à nos coups. Il n’y a personne cette fois pour t’arracher à ma vengeance, d’Oransai !

— Il y a le ciel et moi, dit une voix puissante qui semble venir de ce ciel même au nom duquel elle parle. En même temps, la paroi qui nous fait face paraît s’ouvrir comme par enchantement, une lumière éclatante fait place à la demi-obscurité qui nous environnait et dans cette baie lumineuse apparaît Léopold en grand costume et l’épée à la main, tandis que derrière lui se laissent entrevoir les baïonnettes étincelantes d’une troupe de soldats. Au son de cette voix bien connue, à l’aspect de cet homme qu’ils redoutent plus que Dieu même, imposant et majestueux comme la statue de la justice, mes assassins s’arrêtent frappés de stupeur. — Léopold ! s’écrie Émilien, je suis perdu. Il laisse tomber son épée, je le vois pâlir et chanceler, tandis que mon sauveur s’avance vers lui, suivi de son escorte.

« Au nom de la République et des pouvoirs dont je suis revêtu, je vous arrête, » dit-il, en lui touchant légèrement l’épaule avec la poignée de son épée. Puis, se tournant vers l’officier qui commandait la troupe : « Assurez-vous de ces hommes en attendant qu’ils rendent compte à la justice du crime dont ils viennent de se rendre coupable. »

Quant à moi, la surprise du premier moment avait promptement fait place à une joie et à une gratitude sans borne pour celui qui venait de m’arracher à une mort certaine. Je me jette dans ses bras en l’appelant mon sauveur.

Léopold répond avec effusion à mon étreinte, tout en me reprochant mon imprudence et en me demandant si je serai plus disposé désormais à écouter ses conseils.

« Mon imprudence ! Vos conseils ! Mais j’ai toujours religieusement écouté vos avis et je ne vois pas quel rapport… »

« Vous n’avez donc pas reçu les deux lettres que j’ai fait porter chez vous dans la journée ? »

« J’ai quitté ce matin mon hôtel et n’y suis pas retourné jusqu’ici. »

« Tout s’explique dès lors. Il est heureux que vous voyant au bal, en but aux machinations de vos ennemis, j’aie pu veiller sur vous et prendre les mesures nécessaires pour vous secourir à temps. Mais je me dois pour l’heure à un objet important qui m’occupe, il faut que je vous quitte. »

— « Vous vous éloignez ? ne vous reverrai-je plus ? »

— « Partez dans deux heures pour M...., j’irai bientôt vous y rejoindre. »

Nous nous embrassons, il s’éloigne, je reviens dans la salle du bal, la nouvelle de mon aventure n’y était pas encore répandue. Je fais mes adieux à Mercourt, et à madame de Ternadek, surprise de la promptitude de mon départ. Je reviens chez moi, d’où je t’écris en attendant les chevaux de poste.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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CHAPITRE VII.

TELS SONT LES SCÉLÉRATS ET LES FAIBLES.


LETTRE XVII.

Émilien à Paul ou Saint-Clair.


S auve-toi, dérobe-toi au coup qui m’a frappé. Ô tourments de l’enfer ! ô rage ! ô fureur désespérante ! tout est perdu : nos complots sont déjoués, Philippe l’emporte, et je suis dans les fers, oui ! dans les fers où m’a mis ce Léopold qui naquit pour notre ruine, cet être surnaturel ! Tout nous a trahi au moment où je pensais que le succès le plus complet allait couronner nos tentatives nombreuses. Enfin après mille combats, Clotilde avait mis fin à ses incertitudes ; non seulement elle m’abandonnait d’Oransai, mais encore elle faisait plus, elle l’immolait elle-même. Dans une tasse de chocolat j’avais versé un poison sûr, et qui par le plus extraordinaire des effets, n’agit qu’après plus de quinze jours ; ainsi rien ne pouvait accuser ; Philippe expirait dans les plus affreuses convulsions : déjà la mort était sur ses lèvres, lorsque Clotilde (peut-on compter sur une femme aussi faible !) brise la tasse fatale, et sauve celui que nous avions dévoué au trépas. Elle m’assure que l’amour l’a emporté ; je crains bien que cet amour ne la conduise plus loin encore, et qu’elle finisse par agir contre nous. Crois-tu que Clotilde nous soit nécessaire ?… si tu ne le penses pas… tu m’entends. Dévoré de colère, je crus que le même soir, me chargeant moi-même de la vengeance, elle serait plus sûre : autre erreur, peut-on punir celui que Léopold protège ? À l’instant où mon fer allait se rougir du sang du Vendéen, ne voilà-t-il pas que Léopold se montre environné de soldats, que je suis saisi et traîné comme assassin dans les souterrains du château de Nantes ? c’est de ce lieu que je t’écris ; un homme sûr te remettra cette lettre ; presse-toi d’abandonner la France ; cours dans la Russie, et là, que cette Honorée devienne ton partage ; puisses-tu ainsi plonger dans la douleur l’exécrable d’Oransai. Ah ! si je pouvais sortir ! mais non, je ne franchirai les murs de cette enceinte que pour aller au supplice ; il me faudra mourir. Ô Paul, où irai-je ? Je sens qu’à ce moment terrible, le voile tombe de mes yeux. Oui ! là où l’Éternel commence, l’athée cesse de l’être ! Est-il donc vrai qu’il est un Dieu ? Ah ! s’il existe, il doit être juste, et s’il est juste, que je dois redouter sa vengeance !… Taisez-vous, remords, je ne crois pas, je ne crois pas ; si je croyais je souffrirais trop.




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LETTRE XVIII.



Saint-Clair à Émilien.


J e ne partirai pas sans t’avoir délivré.




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LETTRE XIX.



Clotilde Derfeil à Justine R…


P lus de gaîté, plus de folie ! Mes lettres ô Justine ! n’appelleront plus le rire sur tes lèvres charmantes ; le poison, les fers, la mort, le désespoir, la rage, voilà les peintures gracieuses que je forme depuis quelque temps. Ils ont disparu, ces jours où une aventure amoureuse me faisait oublier ma perfidie de la veille, où j’abandonnais mes amants par caprice, où je les livrais au trépas en les désignant à l’accusateur public Émilien ; maintenant, ils sont tous vengés ; à mon tour, les remords me dévorent, m’accablent sans me donner un instant de relâche ; oui, mon existence a changé depuis que j’ai connu Philippe, je ne sais plus être cruelle qu’à demi, ma main se lève et ne tombe pas sur l’être que je veux anéantir. Au moment de frapper Philippe, je le sauve, et l’instant d’après, je m’accuse de mon indigne faiblesse ; se peut-il que d’Oransai m’ait trahie et qu’il respire encore ! sera-t-il le seul à l’abri de ma vengeance, ou la déconcertera-t-il toujours ? quel pouvoir surnaturel m’enchaîne à lui ? d’où vient qu’il lui suffit d’un regard pour renverser mes résolutions les plus sinistres ? Deux fois il échappe à la mort ; recommencerai-je encore ? non, il vaut mieux qu’il vive, je veux cesser d’être une Hermione à son égard ; mais changeant de projet, je ne changerai point de caractère, je veux le poursuivre, le punir de son infidélité ; je prétends si bien faire qu’il sera enfin contraint à quitter Nantes, et qu’il ne partira que perdu sans retour dans l’esprit du public. Cette vengeance le punira bien mieux, il sera plus affreux pour lui de se voir tous les cœurs fermés que de périr peut-être. Je minute une perfidie à laquelle il ne peut s’attendre, mais je ne puis l’effectuer sur-le-champ, il faut laisser apaiser la rumeur élevée dans la ville par la tentative d’Émilien. Je croyais que cette malheureuse affaire n’éclaterait point ; je me suis trompée, elle a fait un bruit affreux. Par un bonheur inconcevable, on ne m’a point compromise ; le monde accuse Émilien d’avoir agi par jalousie, et je suis plainte par la société, ou du moins on me le fait croire. Émilien est toujours dans le château de Nantes, on instruit son procès ; je tremble que dans ses interrogations, il ne me charge de quelques-unes de nos iniquités communes ; si je le croyais… Ne penses-tu pas, Justine, que ce serait un service à lui rendre que de prévenir son supplice ? Émilien ne peut éviter la mort, la lui donner d’avance lorsqu’elle peut prévenir les dénonciations et me délivrer à jamais des inquiétudes qu’il me donne, serait-ce un mal ? Non, non, il vaut mieux qu’il expire obscurément ; encore, Justine, cet attentat, et ce sera le dernier ; tu ne peux concevoir combien il est pénible d’avoir toujours à redouter les indiscrétions de son complice, c’est un châtiment perpétuel. Ah ! s’il m’est possible de descendre dans la prison d’Émilien, je n’en sortirai qu’après lui avoir arraché la vie !…

Je t’ai déjà parlé du jeune Adelphe de Melclar qui, depuis longtemps, soupire pour moi avec une décence admirable ; c’est un de ces êtres dont le caractère est de ne pas en avoir, qui ne sait penser et agir que d’après les autres, auquel on peut donner toutes les impulsions ; en un mot, un seïde que je fanatiserai, que j’exalterai, si ce peut m’être nécessaire. Qu’il y a loin de pareils hommes à un Philippe ! mais il vaut mieux les rencontrer : ce sont des saules qu’on ploie à volonté quand l’autre est un chêne qu’on casse, mais qu’on ne fait pas plier.

Adelphe, dans mes mains, deviendra de la cire molle ; je le façonnerai ainsi que je voudrai. D’après ce projet, je me garde bien de lui accorder ce qu’il souhaite ardemment ; je ménage ma défaite, elle deviendra le prix du service que Melclar pourra me rendre ; oui, je me fais fort de l’aveugler au point de lui faire faire des choses directement opposées à l’honneur dont il parle toujours. Ah ! avec quelle promptitude je le repousserais loin de moi, si d’Oransai de nouveau à mes pieds… Justine, où m’emporte mon imagination délirante ! je ne dois plus revoir Philippe que dans un cercle où il frappera mes yeux en déchirant toujours mon cœur ; c’en est fait, il ne me trompera plus, il ne m’enivrera plus par ses fausses caresses ; je ne serai plus glorieuse d’être conduite par lui, je ne relèverai plus ma tête quand je l’entendrai accueillir par un murmure flatteur. Ô Clotilde ! qu’as-tu fait ? entre Philippe et toi, tu as élevé une barrière insurmontable : il fallait, sans emportements, sans éclats, souffrir ses infidélités ; il fallait, par les larmes, par la douceur, par la coquetterie même, chercher à le rappeler, à le séduire encore ; mais la fougue de mon caractère, l’effervescence de mes passions, les conseils détestables d’Émilien, mon amour-propre offensé ; tout m’a entraînée, tout m’a portée à faire les démarches qui m’ont perdue. Philippe, aujourd’hui, de quel œil me regardes-tu ? je suis une empoisonneuse, et ta belle âme doit se soulever à mon aspect. Ah ! si tu l’avais voulu, je serais vertueuse…

Se peut-il que mon lâche cœur lui soit toujours dévoué ! Justine, que j’ai honte de ma faiblesse ! Clotilde, redeviens toi-même, sois méchante, rouée, légère, n’épargne rien pour satisfaire tes désirs dans le tourbillon de vingt nouvelles intrigues, étouffe les clameurs de la conscience et les flammes d’un ridicule amour.

Le pourrai-je ? Ah ! d’Oransai, pourquoi t’ai-je connu ? tu me ferais mourir si je n’écartais pas ton image ; non je ne l’écarterai point, elle viendra m’affliger jusqu’à ma dernière heure


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CHAPITRE VIII

UNE PETITE VILLE ET LE DUEL NOUVEAU.



LETTRE XX.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


M e voici à M.... ; depuis l’année de nos guerres civiles, je n’avais pas revu l’antique château bâti par mes pères, et que j’ai détruit en partie dans le temps de mon enthousiasme chevaleresque ; on a réparé les brèches, on a restauré les appartements ; je puis encore me promener dans ces longues salles, habitées autrefois par les héros ; je puis y demeurer sans crainte, si par de nouvelles folies je n’appelle pas de nouveaux dangers. Sais-tu, Maxime, que, quoique bien jeune, j’ai déjà parcouru une carrière fort orageuse, que peu d’hommes ont été les acteurs de scènes pareilles à celles que j’ai jouées ? Lancé, presque en naissant, dans le monde ; emporté par la fougue de mes passions, victime de ma légèreté, j’ai vu la mort de près, et je suis encore prêt à la braver, si mes plaisirs me le demandent. Pourras-tu définir mon caractère ? dis-moi, pourquoi le ciel m’a-t-il créé ainsi ? Je respecte la religion, ma conduite l’outrage ; j’adore à l’excès Honorée, je lui fais infidélité sur infidélité ; un penchant secret m’entraîne vers la vertu, et je résiste à ce penchant ; je ne sais point ce que je suis, je contrains mes idées, je me refuse souvent à ce que j’aime le plus, je suis toujours en contrariété avec moi-même : deux hommes se disputent l’empire de mon âme, l’un bon, sensible, l’autre violent, effréné. Ah ! quand reverrai-je celle qui seule peut espérer de me fixer sans retour ! oui, mon Honorée ; Philippe, amant volage, deviendra époux constant ; mais jusqu’alors il sera tel qu’il a été jusqu’à ce jour. Tu vois, Maxime, combien mes réflexions ont le pouvoir de me changer.

Ce n’a pas été sans dessein que j’ai choisi M.... de préférence à tout autre ville, celle-ci me rappelle de doux comme de nobles souvenirs ; on m’a reçu avec une distinction qui m’a flatté ; cependant, au nombre des personnes que j’ai vues, Joséphine n’a point frappé mes regards. Aurait-elle abandonné M.... ? Aurait-elle serré les deux nœuds d’un hymen fatal à mon intérêt ? je le saurai dès demain ; il faut que je m’informe, et de cette belle, et autres femmes, aimables qui pourront égayer ma retraite. Je veux savoir aussi ce qu’est devenue une petite Jenni… Elle était vraiment gentille, elle ne mérite pas l’affront de l’oubli. Hélas ! mon cher ami, je suis toujours le même ; hier cependant j’ai cru un moment que mon état de coquetterie allait avoir son terme. Voici ce qui me donna lieu à le croire ; avant d’arriver à M...., je voulus aller visiter le tertre du haut duquel j’avais harangué autrefois les troupes vendéennes ; dès que je l’ai aperçu, des larmes d’enthousiasme se sont échappées de mes yeux ; je comparai ma conduite passée avec celle qui aujourd’hui… et ce rapprochement n’était point à mon avantage ; j’en ai rougi ; le nom d’Honorée est venu se placer sur mes lèvres ; je ne sais par quelle magie ce nom chéri a remis la paix dans mon cœur, et je me suis complu à le répéter avec délice. Je voudrais bien savoir comment tournera l’affaire d’Émilien ; je crains d’être obligé à comparaître comme témoin et partie offensée dans ce malencontreux procès ; son crime est avéré ; la justice devrait le punir sans trop d’éclat. Clotilde a échappé au coup qui devait la frapper, elle n’a point été compromise, elle qui cependant est la première coupable ! Charles de Mercourt me donnera avec soin les détails qui pourront m’intéresser, je te les communiquerai ; adieu, je te quitte ; le sommeil malgré moi ferme mes paupières.


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LETTRE XXI.



le même au même.


T out change, Maxime ; rien n’est stable ici bas : Ninive est tombée, l’Empire romain n’existe plus, et Jenni a quitté M...., et Joséphine, ainsi que je l’augurais, a porté ses chastes attraits à un époux bien épris de ses vertus ; me voilà seul lorsque je comptais sur une nombreuse compagnie. Seul ! j’ai tort : la ville que j’habite renferme dans ses murs de charmantes demoiselles ; on y trouve des ennuyeux, des bavards, tout comme à Nantes, peut-être n’y rencontrerai-je point des Clotilde, ni des Émilien.

Le lendemain de mon arrivée, je fus chez madame de Clarmonde, qui réunit l’élite des hobereaux du pays. Là se rassemblent les préjugés exagérés, les prétentions comiques, l’étiquette des cours allemandes, le plus profond mépris pour les fournisseurs parvenus, les personnages qui ont figuré aux guerres d’Amérique, les nobles châtelaines, qui jamais ne se sont mésalliées, mesdemoiselles leurs raides, pincées, mais désireuses filles, les curés réintégrés, les chanoines ruinés. Là, il faut écouter, applaudir, approuver même de ridicules récits, d’ennuyeuses lamentations, de fatigantes dissertations politiques ; il faut bâiller sur un boston, un wist grondeur, un reversi capable de brouiller des amants ; ouïr, bon gré mal gré, le somnifère sermon du directeur accrédité ; que te dirai-je enfin ? sans l’amour, je crois une petite ville inhabitable.

Madame de Clarmonde, fort occupée de ses grains, de ses bestiaux, de ses volailles, partageant sa tendresse entre eux et son confesseur, vous assourdit par ses caquets : elle est la terreur des jeunes gens, elle surprend tout, devine tout, exagère tout ; d’une faute elle en fait un crime, d’un mot en l’air une action préméditée, elle va, vient, souffle, attise la parlerie, fait gronder, désunit souvent, cependant elle n’est point méchante, son intention n’est point de nuire, mais il faut qu’elle cause ; elle est charitable, compatissante, elle soigne les malades, elle quête pour les pauvres, elle ne craint point de pénétrer au fond des réduits de la misère ; on la voit sortant de faire une bonne action, perdre une infortunée par un propos ; l’un ne lui coûte pas plus que l’autre : le mal est dans sa tête, le bien dans son cœur.

Son époux est un de ces hommes qui, après avoir fatigué pendant longtemps le monde d’un poids inutile, meurent sans laisser après eux un souvenir quelconque. Depuis soixante ans que M. de Clarmonde existe, on n’a jamais demandé quel est-il ? il entre dans un salon à la dérobée, s’asseoit tranquillement, joue sans parler, salue gravement ceux qui éternuent ; si l’on dispute devant lui, il pose son menton sur ses mains appuyées sur sa canne ; on croit qu’il écoute, on l’interroge ; on lui demande son avis au sujet d’une discussion, vous croyez qu’il va répondre non, il dort : bientôt son ronflement l’annonce, il s’éveille, bâille, va se coucher, sommeille, et trois cent soixante-cinq jours le voient recommencer le même exercice.

M. de Norcé, son ami, est bien autre chose : il réunit la triple charge de maire, de marguillier et de conteur, aussi il ne déparle pas. Le dimanche il paraît à la messe, placé au banc de la municipalité ; à l’offrande il se lève ; le vois-tu poudré à blanc, avec son bel habit bleu, son gilet à fleurs, sa culotte de velours nacarat, porter un bassin, et dire d’un ton pieux ou goguenard, suivant la personne à laquelle il s’adresse : donnez quelque chose pour les frais du culte.

Au sortir du lieu saint, la suffisance s’empare de lui : le voilà jetant à la tête ses contes assommants ; il rappelle toutes ses actions, il fait grand bruit de la fonction dont il est revêtu, il s’érige en petit tyran devant ses administrés, et tremble à l’aspect du sous-préfet ; sa mémoire est bourrée d’une foule d’histoires sans pareilles, il est l’analyste de la ville, le Cicerone né de tous les curieux, il est l’objet de l’admiration de sa famille, et dans la ville, lorsqu’il cite une date à faux, on s’écrie : « Il est chronologiste à l’égal du père Pétau. »

Ce qui le rend moins maussade à mes yeux, c’est qu’il est l’oncle d’une jeune et jolie personne aimable au possible, et n’ayant rien de la pédanterie de son tuteur ; je te parlerai d’elle après que j’aurai signalé à tes yeux deux ou trois autres originaux que tu ne seras pas fâché de connaître.

M. Bastier se présente d’abord : M. Bastier, littérateur profond, chargé de droit de la rédaction de tous les épithalames, bouquets, devises en vers, qui harangua une fois l’évêque diocésain, et qui même a vu deux de ses énigmes imprimées en 1774 dans le Mercure, avec son nom et ses qualités ; il a lu Racine, il parle d’Horace, il sait tout Baour par cœur, aussi on se l’arrache, ses vers sont mendiés ; il a fait, par une chanson, la réputation de sa première maîtresse, et lui-même dut sa première renommée à six bouts-rimés qu’il remplit avant quinze jours : et sa sœur Janika, elle n’a aimé qu’une fois, elle a épousé l’objet de son choix, il est mort, et encore elle le pleure lorsqu’un maudit carreau fait tomber son quinola, ou que la fortune lui destine l’affront d’essuyer un schelem. Janika a lu tous les romans, le vieux Amadis et Esplandian, l’intéressante Astrée, le tendre Cyrus, le belliqueux Pharamond, la galante Clélie, etc., etc., etc. ; elle a même écrit le récit de ses amours. Hélas ! l’excès de sa douleur ne lui a point permis d’aller plus avant, du moment où son époux lui faisait l’aveu de sa tendresse ; à peine a-t-elle rempli vingt-un volumes, et cependant que de choses attendrissantes ne lui reste-t-il pas à raconter !

Le disputeur Karakadek la suit de près, lui qui un jour interrompit le pasteur en chaire, tant il brûlait de contredire, qui dit non avant que vous ayez ouvert la bouche, et qui souvent, lorsque vous lui cédez, vous assure qu’il avait tort, que votre avis valait mieux que le sien, et que par conséquent la dispute doit recommencer. Je n’irai pas plus loin, en voilà assez pour satisfaire à ma rage de peindre. Venons à une aventure qui peut-être t’offrira quelque intérêt.

Mademoiselle Apollonie de Norcé, vint au cercle (c’est ainsi qu’on l’appelle) chez madame de Clarmonde ; en entrant je fus enchanté de son air noble et décent ; elle n’est pas grande, mais sa taille est bien prise, son teint est fort blanc, ses yeux noirs d’une grandeur et d’une beauté rares, sa bouche bien meublée, son sein des mieux formés ; elle a surtout un charme que je n’ai vu qu’à elle, c’est la triple réunion de la coquetterie, de la volupté, de l’ingénuité la plus complète. Regardez sa figure, elle vous rappellera les vierges de Raphaël ; bientôt son coup d’œil rapide allumera plus d’un espoir, et ses caresses emportées ne laisseront rien à désirer au mortel qui la pressera dans ses bras. Elle est aimable sans prétentions, capricieuse à l’excès, facile à courroucer, boudeuse par accès, tendre par nature, sensible, quelquefois maligne avec gaîté, étourdie sans y penser, faible par nonchalance, impérieuse, impertinente par caractère, parleuse avec abandon, ne pouvant garder un secret, en faisant un de la plus ordinaire démarche, timide avec les indifférents, hardie avec audace, affrontant ce qui épouvante un homme, brûlante dans son délire, froide dans la société ; mais toujours séduisante, mais toujours assurée de plaire, dès qu’elle paraît ou dès qu’elle le veut.

À Nantes Apollonie serait suivie, à M.... elle m’apparut comme une divinité que l’amour m’envoyait pour me faire passer des instants agréables ; la voir, lui parler du sentiment subit qu’elle avait fait naître, fut mon premier mouvement : elle rougit beaucoup à cette déclaration imprévue, me parla d’estime, me désespéra par la froideur de ses propos, mais au moment de partir, un coup d’œil rapide ralluma l’espérance qui commençait à s’éteindre dans mon cœur. Je compris ce qu’Apollonie avait refusé de me dire, et je revins au château moins triste et plus amoureux.

Pendant que mes discours, que mes regards assiégeaient le cœur de mademoiselle de Norcé, je voyais rôder autour de nous un efflanqué personnage à la mine d’une bêtise amère, ne parlant que de cœur, de sympathie, de tendresse, de gazon, de ruisseau, d’aurore, de soleil, de crépuscule, de tourterelle ; en un mot une Idylle parlante. Ce langoureux céladon, poussant des soupirs à déraciner un chêne, roulait les yeux d’une manière effrayante, et baisait dévotement le bord du châle d’Apollonie dont il s’était emparé. Il ne me fut pas difficile de concevoir quel il était, je devinai que sa flamme retenue n’importunait que par accès celle qui en était l’ennuyé objet. M. Gabriel ne me parut pas un rival redoutable, mes assiduités auprès d’Apollonie le mettaient au désespoir. Chaque matin il adressait à son infidèle une élégie, une romance ; il allait sous ses fenêtres chanter les chagrins de son cœur ; tandis que moi… Cependant Gabriel, malgré ses larmes, ses tendres reproches, était doucement éconduit ; on ne prenait plus son bras, lorsqu’on allait courir les champs, il n’était plus le gardien du sac à ouvrage ; la première, la dernière contredanse ne lui appartenaient plus ; il était en entier rayé, son cœur en fut indigné. Après avoir dans une églogue décrit ses peines, il lui entra dans la tête deux projets de vengeance : le premier, et sans doute le plus infaillible, fut de vouloir me contraindre à lire les vers échappés à sa muse, le second, de mesurer son fer avec le mien.

Depuis huit jours, paisible possesseur des charmes de la belle Apollonie, couvrant ce bonheur sous les voiles de la discrétion, je ne m’apercevais pas du nouvel orage qui allait crever sur ma tête.

Après une nuit délicieuse je m’étais retiré chez moi ; depuis une heure ou deux je goûtais à peine un sommeil nécessaire, lorsque malgré mon valet de chambre, le matinal Gabriel parvint jusque dans mon appartement. Le tapage qu’il faisait m’ayant réveillé, je demandai à Robert la cause de ce vacarme.

— « Monsieur, me dit-il, M. Gabriel, portant sous son bras une quinzaine de cahiers, couverts de bleu tendre, ainsi que de vert, veut vous parler, et cela sans retard, quoiqu’on puisse faire pour l’en empêcher. »

— « Eh ! mon Dieu, qu’il entre au plus vite, je saurai me débarrasser promptement de sa contrariante visite : allez, on peut l’introduire. »

Je suis obéi, Gabriel paraît, et venant à moi : Monsieur, me dit-il, votre cœur est-il sensible ?

PHILIPPE.

Voilà, monsieur, une question à brûle-pourpoint, qui me paraît extraordinaire, et à laquelle je ne veux répondre qu’après que vous m’aurez instruit du motif qui vous porte à me la proposer.

GABRIEL.

Monsieur, vous m’avez ravi le bonheur.

PHILIPPE.

Eh ! mon Dieu ! à quel jeu avez-vous pu le perdre ? comment ai-je pu vous l’enlever ?

GABRIEL.

J’aimais, monsieur.

PHILIPPE.

La chose est possible.

GABRIEL.

J’étais aimé.

PHILIPPE.

Je vous en fais mon compliment.

GABRIEL.

Vous avez paru, soudain ma félicité s’est dissipée, pareille à la fumée légère que chasse un vent impétueux, ou, comme le soleil divise les nuages qui interceptent ses rayons.

PHILIPPE.

Sublimes comparaisons, monsieur, d’autant plus belles à mes yeux, que vous faites de moi tour à tour l’aquilon ou le soleil.

GABRIEL.

Aux jours heureux de mon bonheur, je ne chantais que le plaisir, enfant du contentement ; aujourd’hui, mes romances ne peignent que l’Amour en deuil et désolé.

PHILIPPE.

Cela fait toujours naître de la variété dans les sujets.

GABRIEL, me tendant ses dix ou douze volumes.

Lisez, lisez, monsieur, et votre cœur est formé d’un triple bronze s’il n’est point ému de mes récits.

PHILIPPE pâlissant.

Douze volumes d’élégies, monsieur ! une seule suffit pour me convaincre. Non, monsieur, je ne les lirai pas, je suis trop sensible, vous êtes trop éloquent, je fondrais en larmes, vous me verriez bientôt pleurer comme une biche.

GABRIEL.

Timide animal, paisible habitant des forêts il ne connaît point les tourments de la jalousie, qui déchirent mon âme souffrante.

PHILIPPE.

Vous êtes jaloux ? je vous plains, monsieur.

GABRIEL.

Il faut que je cesse de l’être.

PHILIPPE.

Je vous le conseille.

GABRIEL.

Ainsi, j’ose vous demander une réponse claire et précise : voulez-vous devenir l’époux heureux de mademoiselle de Norcé ?

PHILIPPE.

Que vous importe !

GABRIEL.

Renoncerez-vous à elle ?

PHILIPPE.

Non, monsieur.

GABRIEL.

Eh bien ! j’ose vous supplier, si cela ne vous dérange point, si cela ne vous fait pas de la peine, de me suivre sur-le-champ.

PHILIPPE, le devinant.

Où donc ?

GABRIEL.

Non loin d’ici s’élève un coteau qui porte sur sa croupe un bois solitaire et sombre ; là aiment à se cacher les Dryades.

PHILIPPE.

Est-ce que vous voulez que j’aille rendre mes devoirs aux déités champêtres ?

GABRIEL.

Je n’ai point la pensée de vous rien commander ; je voudrais seulement obtenir de vous l’honorable permission de vous voir les armes à la main.

PHILIPPE, sautant de son lit.

Que diable ne le disiez-vous plus tôt ! depuis une heure vous seriez satisfait.

GABRIEL.

J’attendais votre repentir ou un bon mouvement de votre cœur ; je suis désespéré d’être contraint…

PHILIPPE.

Je vous rends mille grâces ; mais quelles sont les armes que vous choisissez ? le pistolet ?

GABRIEL.

Non.

PHILIPPE.

L’épée ?

GABRIEL.

Pas davantage.

PHILIPPE.

Est-ce que vous vous battriez au canon, par hasard ?

GABRIEL.

Ne vous ai-je pas dit que je voulais vous conduire au fond d’un bois touffu ?

PHILIPPE.

Je l’ai fort bien entendu. Eh bien !

GABRIEL.

Le combat que je vous propose dans ce lieu champêtre, est pareil à ceux que se livraient autrefois les bergers de la Thessalie.

PHILIPPE.

Que voulez-vous dire ?

GABRIEL.

Que c’est à un combat de vers que je vous défie ; la beauté que nous chérissons sera elle-même le juge, et c’est pour voir si vous vous croyez de force égale, que je voulais vous faire lire mon petit recueil.

PHILIPPE.

Il eût pu continuer plus longtemps sans qu’il m’eût été possible de lui répondre. Un rire fou, mais un de ces rires dont rien n’approche, s’était emparé de moi ; je ne m’arrêtais pas, et mon bucolique auteur restait toujours immobile devant moi. Étonné de ma gaîté inconcevable, dont le malheureux ne devinait pas le sujet : non, lui répondis-je enfin, je ne soutiendrai point avec vous un combat qui serait tout à mon désavantage ; vous écrivez comme Virgile.

GABRIEL.

Le célèbre M. Bastier, que vous voyez tous les jours, m’assure que je dois réussir.

PHILIPPE.

Et moi je n’ai fait encore qu’une douzaine de chansons ; vous voyez, monsieur, que la partie ne serait pas égale ; ainsi, je me tiens pour battu, mais très battu.

GABRIEL.

Vous me cédez donc le cœur de la sentimentale Apollonie ?

PHILIPPE.

Ah ! quant à ceci, je ne le dis pas.

GABRIEL.

Le vainqueur, cependant…

PHILIPPE.

Le vainqueur sur l’Hélicon ne l’est pas toujours à Cythère ; vous voyez que je sais ma fable, et je ne sais si mademoiselle de Norcé doit être conquise par des bouts-rimés, voire même par une idylle ; ainsi je continuerai à la voir jusqu’à l’instant où je serai abîmé par votre réputation poétique, ce qui, je pense, ne tardera pas. Jugez même de ma générosité : je vous offre de vous aider à faire avancer ce moment triomphateur, en vous facilitant les moyens de parvenir à insérer vos productions sublimes dans le journal de Nantes, qui est lu au moins quatre lieues à la ronde.

GABRIEL, m’embrassant à m’étouffer.

Généreux ennemi ! que ne vous dois-je pas ? tout, Oudon, Ancenis, Saint-Fulgent, Montaigu, Pont-Château, Paimbœuf, vont retentir de mon nom et copier mes vers. Adieu, je cours en mettre plusieurs au net, je vous les rapporterai dans une minute.

Il dit, m’embrasse encore, se frappe les mains à plaisir, et m’échappe. Pour moi, riant aux larmes, je me recouchai en priant le ciel de ne me donner jamais une pareille manie.

Émilien est toujours en prison, il semble qu’on l’ait oublié. Clothilde, dit-on, a maintenant pour constant chevalier Adolphe de Melclar. Voilà une victime de plus que cette femme coupable s’immolera. Ô Maxime ! ne pourras-tu arracher ce jeune homme de l’abîme dans lequel il va se précipiter ?


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE IX.

LE BALCON, ET LE NOUVEL ORAGE.



LETTRE XXII.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


S ans doute, hier soir, Maxime, après un léger repas, tu fus dans un lit bien moelleux, bien chaud, reposer ton précieux individu, tandis que moi, jouet du destin, courant, non les champs, mais presque les gouttières, mourant de froid, mouillé jusqu’aux os, maudissant parfois l’amour, j’étais dans une des plus pénibles situations où puisse jamais se rencontrer un homme à bonne fortune. Ce préambule pique peut-être ta curiosité. Allons, il ne faut point retarder plus longtemps à la satisfaire. Je t’ai parlé dans mes dernières lettres de la jolie et aimable mademoiselle de Norcé ; tu sais aussi que je n’ai point tardé à être proclamé par elle son vainqueur ; et quelle plus charmante victoire ai-je jamais rencontrée ! le doucereux et bucolique Gabriel soupirait toujours pour elle ; il avait rimé l’histoire assez plaisante de notre ridicule matinée, qu’il appelait un combat de grandeur d’âme ; il s’occupait alors à rassembler ses poésies diverses ; ce travail lui prenant un certain temps, il nous laissait en repos ; mais les jours ne nous semblaient point assez longs pour satisfaire à l’infatigable envie de bavarder qui nous tracassait sans relâche, Apollonie et moi, cette belle personne ayant une foule de choses fort importantes à me communiquer. Il fut résolu que la première fois que le cher oncle découcherait, je me rapprocherais de sa nièce. Mademoiselle Apollonie a une petite sœur, âgée de neuf ans, appelée Céleste, et qui, non seulement fait chambre commune avec elle, mais encore partage son lit ; lorsque M. de Norcé est en voyage, madame sa tendre épouse, dévorée de la crainte des revenants, ne veut pas rester dans une couche solitaire ; alors Céleste remplace son tuteur, de sorte qu’Apollonie est abandonnée aux visites des lutins qui n’osent parvenir jusqu’à madame de Norcé. Comme de tous les lutins, je suis le plus réel, Apollonie se décida à affronter mes visites nocturnes. Ce jour tant souhaité arriva ; le maire de M.... monté sur une respectable jument poulinière, partit pour une foire voisine en jurant ses grands dieux de ne revenir que le lendemain ; sur cette assurance, les arrangements se prennent ; en conséquence, la petite Céleste va rejoindre sa tante, et le soir, chez madame de Clarmonde, Apollonie, en me serrant la main, me dit : À dix heures, trouvez-vous devant la porte de notre maison. » Je compris l’importance de ce peu de mots ; alors, le cœur tout joyeux, je cherchai à réjouir quelque peu un cercle auquel présidait le somnifère génie du wist ou du reversi.

Neuf heures sonnent ; madame de Norcé, suivie de sa nièce Apollonie, se retire ; j’allais m’éloigner aussi, quand madame de Clarmonde m’arrêtant, où donc allez-vous, vicomte ? me dit-elle.

PHILIPPE.

Tourmenté d’une affreuse migraine, mourant de sommeil, je cours me jeter dans les bras de Morphée, comme le dit si poétiquement M. Bastier.

MADAME DE CLARMONDE.

Non, non, je ne vous laisserai point partir ainsi ; nous allons souper en petit, très petit comité : l’abbé Larteau qui fait des chansons comme un ange, et qui prêche comme Fénelon ; madame de Besplas qui chante comme Todi. Nous serons gais, nous conterons quelques histoires, et sagement, avant cinq heures du matin, nous nous séparerons pour ne pas faire jaser le quartier.

PHILIPPE.

Y songez-vous, madame ? une telle débauche, elle nous perdrait dans M..... ; de vingt ans on ne parlerait pas d’autre chose.

MADAME DE CLARMONDE.

Vous voulez m’échapper, je le vois ; mais vous n’en viendrez pas à bout, on saura vous retenir.

Elle disait, et déjà franchissant les escaliers, balbutiant en fuyant un compliment inintelligible, poursuivi par une gracieuse colère, j’étais dans la rue. Après m’être promené pendant quelque temps, je vis s’ouvrir, avec précaution, une porte discrète ; crac, je m’élance pour serrer dans mes bras la tremblante Apollonie ; elle cherchait le silence, ainsi elle ne trouva pas mauvais que ma bouche s’approchant de la sienne, lui enlevât l’usage de la parole. Comme la nuit ne devait point se passer dans un corridor, nous montâmes vers la chambre préparée pour nous recevoir ; là, ayant l’assurance que nul importun ne viendrait faire un détestable trio du duo le plus joli du monde, nous nous mîmes dans l’état, que les peintres nomment de pure nature : tout mon costume plié, roulé, fut jeté sur le ciel du lit, et moi, voluptueusement étendu dedans, je passai trois heures comme on en passe rarement en ce bas monde.

Une heure du matin venait de sonner quand de forts vilains coups de marteau viennent ébranler la porte de la maison, réveiller les dormeurs et nous plonger dans une mortelle inquiétude. Qui ce peut-être ? Pourquoi vient-on ainsi troubler le plus doux sommeil ? Hélas ! notre incertitude disparut, bientôt le bruit des voix parvenant jusqu’à nous, nous apprit que M. de Norcé, faussant la promesse qu’il avait faite de ne reparaître que le lendemain, arrivait à l’instant même ; il nous fallut prendre une prompte décision, car Apollonie ne doutait pas que Céleste reviendrait passer le reste de la nuit avec elle.

PHILIPPE.

Où donc irai-je ?

APOLLONIE.

Sur ce balcon, je vais t’y enfermer un moment, et dès que ma sœur se sera endormie, je te rendrai la liberté, tu sortiras par le petit escalier.

PHILIPPE.

Soit ; mais que je ne reste pas longtemps à humer ainsi le grand air !

Cependant la maison était déjà en rumeur, on s’approchait de la chambre où j’étais, il n’y avait pas une minute à perdre, la fenêtre s’ouvre, je passe sur le balcon et me voilà en chemise, exposé à un vent très froid, qui soufflait à outrance, tandis que les nuages laissaient échapper une fine pluie qui me mouillait jusqu’aux os ; la position n’était guère agréable, aussi ce n’étaient pas des politesses dont je régalais le destin ; dans le temps que je souffrais ainsi, le maussade M. de Norcé contait longuement le sujet de son fâcheux retour. Le bourreau ne manquait aucun détail, il ne passait rien ; enfin il se couche, Céleste rejoint sa sœur, mais ne voilà-t-il pas que cette enfant, loin de vouloir s’endormir, prétend babiller avec Apollonie, et bon gré mal gré, entame une conversation à m’épouvanter !

Tremblant de froid, désespéré de la situation dans laquelle je me suis mis, redoutant que quelqu’un en passant dans la rue, n’aille trouver étrange qu’on prenne le frais en chemise sur un balcon, pendant qu’il pleut, je pris la résolution désespérée de tenter une retraite sans attendre celle que doit me procurer Apollonie ; ce dessein arrêté, je me mis à songer à son exécution. Je commençai d’abord par examiner l’assiette des lieux : le balcon sur lequel je me trouvais, était élevé d’environ vingt-cinq pieds au-dessus de la rue ; ainsi, nul espoir de franchir cette hauteur sans un secours quelconque ; la galerie régnait extérieurement dans toute la façade de la maison, elle se prolongeait ensuite du côté de l’aile qui faisait face à un grand jardin, dans le coin duquel se trouvait un immense cabinet, formé de treillages, de chèvrefeuille, de vignes, etc., etc. Ce fut par-là que je décidai d’entreprendre ma délivrance. Passant mes jambes par-dessus la balustrade de fer, je fus chercher mon point d’appui sur la cime du dôme du cabinet ; alors j’ôte mes mains encore attachées aux balustres, je veux les conduire vers un des côtés du treillage, quand, faisant un faux mouvement, je perds l’équilibre : mon corps pesant de tout son poids, entraîne avec lui et le chèvrefeuille, et les roses, et les bois ; nous tombons pêle-mêle, je m’écorche, je me déchire, tout mon corps saigne, et le cabinet est entièrement écrasé. Étourdi par ma chute, je fus quelques instants sans pouvoir me remuer ; enfin, la douleur, le besoin de mon lit me firent faire quelques efforts après plus d’une tentative infructueuse, je parvins à m’arracher à ce tombeau de verdure ; mais, mon cher Maxime, je n’étais pas au bout de mes peines. J’avais franchi, enjambé les débris dont la terre était couverte, je me préparais à aller ouvrir une porte qui donnait dans un corridor, quand un gros vilain chien de chasse fort mon ami, au grand jour, mais ne me reconnaissant point à cette heure comme à mon grotesque équipage, vient à moi en toute hâte, grognant presque et ayant de fortes envies de me mordre ; je connus l’étendue de ce nouveau péril, me voilà me jetant à genoux, mon visage à la hauteur du museau de l’animal, le haranguant de mon mieux, lui faisant des civilités, lui parlant d’une manière toute gentille pour m’en faire reconnaître ; au bout de dix minutes, j’en vins à bout ; n’ayant plus rien à redouter, je gagne la porte de la rue, je l’ouvre, non sans quelques efforts, et me voilà chez moi. Ce n’était rien encore, mon impatience ne me permet point de m’apercevoir de la bizarrerie de mon équipage, je heurte à renverser le portail, le concierge longtemps endormi, me fit encore attendre, il paraît, il ouvre, je m’élance, je le pousse, il me voit, il me prend pour un voleur, pour un fantôme ; il se met à pousser des cris sans pareils, il me poursuit ; plus leste que lui, je lui échappe et parviens dans mon lit. L’alarme était néanmoins donnée, tout le château accourt aux clameurs du concierge, on écoute son rapport : il a vu, dit-il, passer un spectre qui avait trente toises de hauteur, il courait comme un lièvre. On va, on vient, on ne le trouve pas, on n’ose point m’éveiller pour me raconter une histoire pareille ; mais le jour d’après, mon valet de chambre, Robert, ne me laissa rien ignorer de cette merveilleuse apparition.




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XXIII.



Paul à Émilien.


Q ue viens-je d’apprendre ? qu’ai-je lu ? et que me faut-il croire ? Ô ! Émilien, faut-il que parmi nous il se trouve des traîtres ! j’ai de la peine à me faire à ce qu’il faut cependant que je te redise : quelle est la personne que tu penses être la plus acharnée à ta perte ? c’est Philippe, vas-tu me répondre ; non, ce n’est point lui. Léopold ? encore moins ; qui donc ce peut-il être ? tu ne devines pas, tu ne pourrais le faire : apprends donc que la tendre, la sensible, la philosophe Clotilde, est celle qui a résolu ta mort. Tu vas te récrier, me dire que la chose est impossible, que je me trompe. Eh bien, pour t’ôter les doutes qui pourraient s’élever dans ton âme, à la nouvelle de cette perfidie sans exemple, je t’envoie par un émissaire sûr, la lettre que madame Derfeil a écrite à son amie Justine R., et que j’ai par hasard surprise chez cette dernière.

Tu sais que depuis quelque temps Justine m’a offert un asile, c’est le seul qui puisse me soustraire au vigilant Léopold. Revenons à ma découverte ; que dis-tu, que faut-il faire ? Ne laisse point Clotilde t’approcher, repousse les mets qu’elle pourrait t’envoyer ; surtout de la dissimulation ; je n’imagine pas que tu doives encore éclater avec elle ; ménage-la, elle pourrait encore te perdre. Veux-tu te venger sur l’heure ? mon bras est prêt.

Adieu ; je suis à toi, à la mort comme à la vie.




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XXIV.



Émilien à Paul.


O rage ! ô damnation ! Paul, que m’as-tu appris ? non, je doute encore, quoique je sois convaincu ; misérable femme ! elle ne sait donc pas combien il est redoutable de nous trahir ! Sans défiance, j’aurais reçu tout ce qu’elle m’eût envoyé ; déjà par son abominable adresse, elle a su si bien m’enlacer, que j’ai remis entre ses mains tout ce qui eût pu la perdre, et tout ce qui me perdait moi-même, si elle voulait le divulguer. Non ! il ne sera pas dit qu’Émilien soit mort sans vengeance ; accours, Paul, toi le seul ami qui me reste, accours m’arracher de cet infernal cachot : une fois libre, tremblez tous, malheureux que je déteste ! toi surtout maintenant, Clotilde, toi surtout, tu dois me craindre cent fois davantage !… Oui ! tu ne survivras pas à ce d’Oransai qu’adore toujours ton âme parjure. Tu veux ma mort, tu crois qu’elle t’est nécessaire, la tienne me devient un besoin.

Paul, mon procès continue à s’instruire ; je dois tout redouter de son issue, un incident le retarde, on a eu besoin des dépositions de Léopold, on ne l’a trouvé nulle part, on croit même qu’il a quitté Nantes pour très longtemps. Saurais-tu vers quel lieu il a dirigé sa course ? son absence nous laissera-t-elle les maîtres de la vie de ceux que Léopold protège ? Instruis-moi de tout, surtout délivre-moi d’ici ; je tremble d’être la victime d’une justice secrète ; je suis du nombre de ces hommes qu’il est dangereux d’immoler avec trop d’éclat : ainsi je dois frémir chaque fois que s’ouvre la porte de la sombre demeure, j’y vois des choses qui me font horreur. D’où vient, Paul, que nous, qui ne croyons à rien de ce que croit le vulgaire, nous conservons cependant de puériles idées, qui viennent souvent nous désespérer ? Pourquoi mon imagination affaiblie donne-t-elle naissance à ces fantômes affreux que je vois errer dans la nuit ? le sang coule de leur blessure, leur visage me retrace les mille victimes que j’ai immolées à la constitution !… Ces apparitions sinistres ne sont que l’ouvrage d’un cerveau fatigué ; car, n’est-il pas vrai, Paul, que notre âme n’est point immortelle ? que cet esprit qui nous anime meurt avec nous ? s’il meurt, il ne peut donc point se reproduire sous des formes effrayantes, nos sens sont fascinés ; oui, le néant nous a donné l’être, le néant nous reprend quand la machine est épuisée. Oui, oui, tout le reste n’est que fable, que puérilité !… Paul, que deviendrions-nous, si l’âme était immortelle !…




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XXV.



Charles de Mercourt à Philippe d’Oransai.


U n crime a sauvé un coupable. Émilien s’est évadé des prisons de Nantes ; le malheureux geôlier a été trouvé percé de coups. Hâte-toi, mon Philippe, de quitter M.... ta présence est nécessaire à Nantes ; viens rassurer tes amis qui ne peuvent te voir loin d’eux exposé aux nouveaux forfaits d’un monstre aigri, sans doute, par ses fers ; qu’une bravoure malentendue ne te retienne point. Viens, Philippe ; ne balance pas à te rendre auprès d’un ami auquel tu es plus cher que la vie. Oui, d’Oransai, Charles te croit nécessaire à son bonheur ; trop longtemps tu l’as privé du plaisir de te voir ; accorde-le-lui lorsqu’il te le demande. Quelques changements se sont effectués pendant ton absence ; la céleste Laure de Montalbain a pris un époux par raison ; ta petite Euphrosine s’est enfuie avec son amant, au grand scandale public, et l’a épousé. Ce qui me semble plus sot, Eudoxie de Norris a serré pareillement les nœuds du plus tendre hymen, et monsieur Adelphe de Melclar roucoule toujours auprès de madame Derfeil, qui, à mon grand étonnement, lui tient la bride haute, et qui de plus mène une conduite exemplaire, dont tout le monde est édifié. Reviens donc pour rire avec nous ; sans toi les cercles sont insipides. Philippe, on ne peut plus se passer de toi lorsqu’on t’a une fois connu.




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XXVI.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


O ui, Maxime, j’ai rempli mon devoir, mon père est vengé, et ma vie désormais doit être la récompense de l’action que je viens de faire ; que dorénavant Émilien cherche encore ma perte, je le braverai, car je ne puis pas croire que le ciel veuille ma perte ; il est, je pense, nécessaire de te détailler les scènes dont j’ai été le premier comme le plus terrible acteur.

Une lettre alarmante de mon bon Charles de Mercourt m’avait annoncé que, par quelque machination infâme, on m’exhortait à revenir à Nantes, on m’en suppliait au nom de l’amitié, on me faisait craindre quelque nouvelle tentative de mon lâche ennemi ; que te dirai-je ? poussé du désir de revoir des amis qui me sont chers, frappé surtout de l’aventure surnaturelle dont je t’ai entretenu dans ma dernière lettre, tout me décida ; après avoir fait de tendres adieux à Apollonie, ainsi qu’à ses rivales Pauline, Héloïse, Cyprienne, Anastasie[4], après leur avoir donné l’assurance d’un prompt retour, je m’éloignai avec un vif regret d’un lieu où j’avais passé des moments bien agréables.

Par une bizarrerie qui m’étonne moi-même, je ne voulus point faire la route dans ma berline, quoique je l’eusse fait venir à dessein de Nantes ; j’enfourchai un cheval d’humeur assez pacifique. Je me fais escorter de Robert, et nous voilà courant les grands chemins, et cherchant les aventures.

La chaleur de la journée avait été excessive, l’air était lourd, de gros nuages le couvraient, ils avaient fort mauvaise mine, j’espérais pourtant que ce ne serait qu’une menace d’orage, quand un éclair rapide, suivi d’un coup de tonnerre, fit crever les nuées en peu de minutes ; la pluie commença à tomber par torrents ; fort peu jaloux d’essuyer une pareille averse, nous pressâmes le pas de nos chevaux en les dirigeant vers un château que nous apercevions sur notre gauche ; la vitesse de nos destriers, secondant notre impatience, nous eûmes bientôt atteint le but. Je voulais garder l’incognito ; mais Robert prétendant qu’une telle mesure pourrait bien nous faire prendre pour des aventuriers, qu’alors nous courrions deux chances : d’abord, et la plus désagréable, celle d’essuyer un refus ; la seconde, si l’on nous accordait un asile, d’être, peut-être, relégués sans souper, dans un grenier ; ces justes craintes m’ayant ouvert les yeux, je laissai faire Robert qui, s’avançant près de la loge du concierge, lui parla ainsi :

« Mon ami, allez dire à vos maîtres que M. le vicomte d’Oransai envoie son valet de chambre pour demander un refuge pendant l’orage qui éclate en ce moment. »

Comme le nom de d’Oransai est quelque peu connu dans ces contrées, dès que le domestique eut fait son message, je vis accourir vers moi un cavalier d’environ cinquante ans, possesseur d’un air noble et prévenant ; ce personnage m’accueillit avec toute la politesse imaginable, et me dit que M. de Montaigle était trop heureux de recevoir, dans son château, celui qui l’avait si vaillamment défendu dans les guerres de la Vendée. Je répondis à ce compliment flatteur du mieux qu’il me fut possible. Cependant M. de Montaigle me prenant par la main, me conduisit dans son salon ; du premier coup d’œil je remarquai une jeune personne revêtue de ces attraits qui font tourner mille têtes et d’un tempérament qui rend bien faible pour ceux que l’on a blessés ; la taille de mademoiselle Anaïs était parfaite, un peu trop forte, peut-être, mais n’en ayant que plus de charme ; son œil noir possédait une expression inconcevable, c’était plus que du feu qui l’embrasait ; la bouche d’Anaïs toujours entr’ouverte, annonçait l’étendue de ses désirs ; l’émotion active de son sein, le coloris de ses joues, la blancheur de son teint, la noirceur de ses cheveux, une petite moustache bien légère qui sillonnait sa lèvre supérieure, tout se réunissait pour en faire l’un des plus agaçants minois qu’il fût possible de rencontrer.

Mon arrivée avait dérangé mademoiselle de Montaigle du piano qu’elle occupait ; les premières cérémonies terminées, après que réciproquement nous nous fûmes examinés, je priai instamment la belle châtelaine de continuer son gracieux exercice.

« Je serais, ajoutai-je, au désespoir si ma présence apportait quelque privation à la société qui se trouve ici réunie. »

Car tu sauras, Maxime, qu’outre monsieur, madame, mademoiselle Montaigle, le salon renfermait de plus une quinzaine d’individus de l’un et de l’autre sexe. Sans faire les minauderies à la mode parmi les jeunes personnes qui ont des talents, la séduisante Anaïs se replaça, elle préluda quelque temps, bientôt après mariant sa voix à l’instrument sonore, elle chanta un morceau charmant, un peu trop étourdi pour une jeune personne, mais qui joué avec un talent rare, électrisa toute l’assemblée ; de longs, d’unanimes applaudissements apprirent à mademoiselle de Montaigle combien elle avait su nous plaire, et malgré qu’elle prêchât l’inconstance, c’était un sentiment qu’on ne savait point avoir auprès d’elle.

Pendant le temps qu’elle avait chanté, le ciel s’était découvert, la lune luisait doucement au travers des nuages passagers qui, quelquefois, interceptaient sa vaporeuse lumière ; comme la pluie avait abattu la chaleur, on proposa une promenade dans le jardin, je saisis ce moment pour remercier M. de Montaigle sur sa généreuse hospitalité, et pour faire ma retraite ; mais on ne voulut point me le permettre. Nous ne souffrirons pas, me dit-on, que vous nous quittiez aussi vite, restez avec nous ; si votre voyage est si pressé, vous vous éloignerez demain matin ; mais pour aujourd’hui vous ne pouvez parler de retraite. » Vaincu par ces instances réitérées, surtout retenu par le regard d’Anaïs, je consentis à prendre part à la promenade qui allait se faire ; et, sans m’en apercevoir, j’offris ma main à mademoiselle de Montaigle. En vérité, me dit-elle, je ne devrais point la prendre.

PHILIPPE.

Par quel crime aurais-je mérité une pareille défaveur ?

ANAÏS.

N’avez-vous point voulu nous quitter aussi brusquement ?

PHILIPPE.

J’ai eu sans doute un grand tort ; mais la faute ne vous appartient-elle pas un peu ?

ANAÏS.

Expliquez-vous ?

PHILIPPE.

Vous avez mis tant de chaleur à célébrer l’inconstance, qu’il faut croire que vous la chérissez beaucoup, et ceux que pourraient éblouir vos charmes, s’il leur reste encore un peu de raison, doivent s’enfuir après vous avoir entendue, puisqu’ils perdent à jamais la douce espérance de pouvoir vous fixer.

ANAÏS.

Le bruit de la galanterie du vicomte d’Oransai était parvenu jusqu’à moi, ainsi je ne puis être surprise de l’adresse avec laquelle il veut colorer son tort.

PHILIPPE.

Vous ne protestez cependant pas contre le reproche que j’ai osé vous faire.

ANAÏS.

Lorsqu’on est franche on s’avoue coupable.

PHILIPPE.

Vous êtes donc inconstante ?

ANAÏS.

Mais, dites-moi, êtes-vous plus fidèle ?

PHILIPPE.

Vous récriminez vos erreurs ; quoi ! parce que j’ai pu être volage, pensez-vous qu’il ne fût point facile de m’enchaîner ? Si j’ai changé quelquefois, c’était dans le dessein de chercher la femme qui doit m’attacher sans retour à son char.

ANAÏS.

Voilà les propos de tous ceux qui nous ressemblent : j’ai vingt ans, j’ai aimé plusieurs fois, j’ai connu tout le danger d’une constante tendresse ; j’ai vu parjurer des serments qu’on avait promis de tenir jusqu’à la mort ; j’ai vu les êtres fidèles fort à plaindre ; j’ai vu les inconstants toujours joyeux ; je me suis alors rangée sous leurs bannières, et je ne les abandonnerai plus.

PHILIPPE.

Vous serez constante à l’inconstance ; ainsi il faut perdre le doux espoir de vous inspirer une flamme durable.

ANAÏS.

Qui voudrait s’en charger ?

PHILIPPE.

Le mortel que vous refuseriez peut-être.

ANAÏS.

Il faudrait au moins le connaître ; serait-ce vous, par hasard, M. Philippe ? Un amour aussi subit est sujet à s’évanouir de même.

PHILIPPE.

Vous cherchez à vous jouer de moi.

ANAÏS.

Vous a-t-on dit qu’on vous refusât ?

PHILIPPE.

Si l’on me faisait entendre autre chose…

ANAÏS.

Votre innocence vous empêcherait-elle de devenir…

PHILIPPE.

Ah ! charmante Anaïs !

Je disais, et protégé par un énorme myrte, derrière lequel nous nous étions assis, j’approchai ma bouche de celle de la jolie volage ; elles se caressèrent pendant quelques minutes : l’ombre nous favorisait, les groupes de promeneurs n’étaient point assez rapprochés pour nous donner des craintes ; un banc se présente à moi… Anaïs n’en était point à sa première folie ; je dois le dire, elle m’a fait goûter des plaisirs que j’ignorais.

Je ne te communiquerai point les sévères réflexions que m’a fait naître sa prodigieuse facilité ; j’ai reconnu dans cette personne le danger d’une vie de campagne, celui d’une fausse éducation, et par-dessus tout, l’effervescence inimaginable du plus emporté tempérament. Anaïs n’a point voulu que le jardin fût le seul théâtre de nos transports ; elle a su, après souper, me donner une chambre voisine de la sienne ; quand le commode Morphée est venu réunir sous son empire les habitants de ce château, à pas de loup je me suis rendu vers le lieu où j’étais attendu avec quelque impatience. Quelle nuit, Maxime ! j’en conserverai longtemps le souvenir. Après mille et mille sacrifices au plus enivrant des dieux, Anaïs et moi nous nous sommes livrés à un sommeil nécessaire. Des songes voluptueux sont d’abord venus m’assaillir : j’ai vu m’apparaître l’une après l’autre toutes les beautés qui ont paré mon front d’une guirlande amoureuse ; je souriais à mon bonheur passé, j’errais au milieu des bocages de roses quand, insensiblement, ces brillantes rêveries se sont affaiblies ; d’autres objets ont pris leur place, objets incertains, mais tristes présages de quelque événement sinistre : j’ai vu des piques, des bonnets rouges, des instruments de mort ; j’ai vu le sang couler ; une fumée épaisse est venue m’environner ; alors j’ai senti une main glacée se poser sur mon front ; le froid qu’elle m’a occasionné a été si grand, que je me suis réveillé en sursaut. Qu’ai-je vu, Maxime ! est-ce une illusion ! Debout auprès du lit dans lequel je reposais avec Anaïs, j’ai aperçu avec effroi une ombre silencieuse, et dont les traits… Maxime, c’était mon père !!! À son aspect, un cri épouvantable m’est échappé ; je me suis précipité de la couche vers le fantôme ; mais lui s’est évanoui en me disant, d’une voix lugubre : Vengeance !! Éveillé par le cri que j’avais poussé, Anaïs est accourue ; elle m’a demandé la cause de la terreur qui respirait dans mes yeux : je n’ai su que lui dire. J’ai parlé d’un songe, elle a voulu me le faire oublier dans ses bras. Je n’ai pu m’y résoudre, j’ai promptement regagné ma chambre ; le jour commençait à luire, j’ai ouvert ma fenêtre et me suis mis profondément à réfléchir.

Voilà la troisième fois que cette ombre chérie se présente à moi, ses apparitions se sont trop multipliées pour n’être que le jeu de mon imagination ; il est donc des causes qui font franchir aux âmes les barrières qui les séparent de ce monde, elles errent donc quelquefois autour de nous… Grand Dieu ! pourquoi ne sommes-nous point plus vertueux, quand de tels prodiges frappent notre vue. C’est au moment où je trahissais les droits de l’hospitalité, que j’ai revu mon père… Était-ce ainsi qu’il devait me retrouver ? Ah ! Maxime, pourquoi n’ai-je jamais tenu les solides promesses que je me suis faites à moi-même ? quel penchant irrésistible me pousse dans une route qui ne peut que me conduire à ma perte ? Philippe ne changeras-tu pas, ne veux-tu pas te rendre digne d’Honorée ? Oui, il faut que sans retour, je renonce à de faciles plaisirs qui tôt ou tard me précipiteront dans une épouvantable série de malheurs. Reviens vers moi, sagesse que j’ai trop longtemps méprisée, viens me conduire au bonheur, il n’existe point dans les passions.

Tandis que je faisais ces réflexions morales, il m’est venu dans la pensée d’aller parcourir le jardin au moment où l’aurore l’éclairait de ses premiers rayons. J’ai pris mon épée qui ne me quitte point, et pour cause ; franchissant les degrés du grand escalier, je me suis rendu sur la terrasse ; insensiblement j’ai porté mes pas plus loin ; je suis entré dans le parc, et suivant le cours d’un ruisseau qui le baigne, je me suis trouvé devant une petite porte qui conduisait dans la campagne ; poussé par je ne sais quel sentiment, je l’ai ouverte, et me voilà courant les champs ; non loin du bois il était une grosse touffe de jeunes chênes, vers lesquels je me suis dirigé : de loin j’ai aperçu deux hommes vêtus en militaires : craignant de les déranger, ne voulant pas leur faire un salut qui me contrariait, j’allais prendre à gauche, quand un de ces individus se relevant, j’ai reconnu Émilien, je n’ai plus voulu me retirer : oubliant le danger que je courais en m’approchant de mon ennemi, je me suis précipité vers lui. À mon aspect le lâche s’est enfui, a sauté sur son cheval, et m’a laissé ainsi que son compagnon singulièrement étonnés de sa disparition soudaine. Je m’avançais toujours mais mon étonnement a fait place à un sentiment plus impétueux, lorsque dans l’ami d’Émilien, j’ai pu contempler un homme que depuis bien des années j’ai cherché sans succès, un vil scélérat, celui auquel je ne pardonnerai jamais, en un mot, le président du tribunal révolutionnaire qui prononça la condamnation de mon père !… Ô ! Maxime ! quelle rage, quelle satisfaction me saisirent tout à la fois ! je compris alors pourquoi l’ombre paternelle m’était naguère apparue ; je vis qu’elle m’avait conduit au lieu qui devait être le témoin de la vengeance ; je remerciai le ciel d’avoir armé mon ennemi. Pour lui, surpris de mon immobilité, de la fureur qui étincelait dans mon regard, il ne savait que penser et que faire ; il avait alors quarante-quatre ans, la pâleur de la réprobation siégeait sur ses joues flétries, son œil égaré peignit encore les forfaits ; je ne laissai pas longtemps ce monstre dans son incertitude ; mais m’avançant vers lui :

— Assassin, lui dis-je, me reconnais-tu ?

LE PRÉSIDENT.

Non, j’ignore qui vous pouvez être.

PHILIPPE.

Il est vrai ; tu as tant immolé de victimes, que tu ne peux pas te rappeler la figure de tous les orphelins qui le sont devenus par tes atrocités.

LE PRÉSIDENT.

Ce langage…

PHILIPPE.

Te consterne, je le vois ; tu commences à comprendre que ton dernier jour a lui.

LE PRÉSIDENT.

Que voulez-vous dire ?

PHILIPPE.

Que je suis Philippe d’Oransai, que tu as égorgé mon père, et qu’il faut que ta mort venge la sienne.

LE PRÉSIDENT.

Monsieur Philippe !… Il est donc une justice éternelle ?

PHILIPPE.

Oui, une justice terrible, inflexible aux méchants tels que toi ; mais, prépare-toi à te défendre.

LE PRÉSIDENT.

J’accepte le combat, il est temps que je m’affranchisse d’une crainte qui m’a toujours poursuivi ; péris sous mes coups, jeune insensé ; et si je succombe, je te dévoue au fer des amis qui ont juré ta perte.

PHILIPPE.

Ah ! ne perdons point le temps en de vains discours, je tremble qu’on ne vienne m’arracher ma proie. À ces mots, je sors mon épée et fonce avec précipitation sur le scélérat, qui se défend avec la force que donne le crime provoqué. Plus nerveux que moi, plus adroit, peut-être il eût décidé ma perte ; mais ce n’était pas moi qui alors combattais, je n’étais que l’aveugle instrument d’un pouvoir supérieur au mien. Tous les coups de mon adversaire étaient parés, tous ceux que je lui portais le frappaient, la furie hurlait dans son âme ; il s’abandonnait pour mieux m’atteindre, notre assaut dura plus d’une demi-heure avec un avantage assez égal, quoique le brigand fût blessé et que je ne le fusse pas : enfin, je crus apercevoir auprès de moi le fantôme irrité, sa vue me donna une nouvelle vigueur.

— Que vois-je ! s’écria mon adversaire.

— Ta victime, lui répondis-je, qui vient être témoin de ton châtiment. J’achevais, et trois fois mon glaive enfoncé dans sa gorge lui coupa la parole et lui arracha la vie. Je n’éprouvais point après cette action le frémissement qui suit toujours un duel, je sentis au contraire que j’étais moins coupable, puisque j’avais vengé mon père.

Ne voulant point cependant être surpris auprès du corps du monstre, je m’éloignai sans retard, et je regagnai le château. Tout le monde y dormait encore ; ainsi je pus sans être aperçu me rendre dans ma chambre. Je n’y fus pas longtemps M. de Montaigle vint me rejoindre, bientôt toute la compagnie se rassembla. Anaïs parut les yeux baissés, encore humides ; elle me sourit, moi-même je cherchai à causer avec quelque gaîté, voulant déguiser mon trouble, je parvins à réussir. Enfin après avoir renouvelé mes remercîments, je partis d’un lieu qui me laissera des pensées bien profondes. J’arrivai à Nantes, je fus reçu avec transport par l’amitié, et dans ma première lettre, je me propose de te raconter ce qui m’a frappé davantage dans tout ce que j’ai revu.




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LETTRE XXVII



Émilien à Paul.


A rme-toi de courage, prépare de nouvelles embûches pour exterminer d’Oransai ; nous avons une nouvelle attaque à lui faire expier : apprends, ami, que ton ami, le vigoureux républicain D… est tombé sous les coups de notre éternel ennemi ; Philippe l’a rencontré, l’a immolé avant que j’aie pu venir à son secours. Immédiatement après mon évasion, nous nous séparâmes comme tu le sais ; tu revins chez Justine R...., et moi je fus ailleurs chercher une retraite, qui ne permît pas que nous fussions découverts ensemble. L’ancien président du tribunal révolutionnaire m’accueillit à bras ouverts ; il me promit sûreté, protection ; bientôt même faisant plus, se rappelant les menaces de Philippe contre lui, il se résolut à entrer dans nos projets. Charmé d’avoir pu nous lier un personnage d’une telle importance, je lui communiquai le plan que j’avais formé pour nous défaire de celui dont la vie nous est odieuse. Il s’agissait d’aller se placer sur le chemin de Nantes, lorsque Philippe y passerait, suivi d’un seul domestique ; je ne doutais pas que nous deux escortés de la douzaine de braves que nous avons sous nos ordres, nous ne vinssions à bout du fanatique Vendéen : D… accepte. Nous nous rassemblons à l’endroit désigné ; mais un orage épouvantable nous disperse. Philippe suspend sa marche, s’arrête même au château de monsieur de Montaigle, tandis que nous, nous sommes contraints de passer la nuit sous des arbres. Sur le matin nous nous éloignons de nos gens, nous allons auprès du château pour épier la sortie de Philippe ; fatale résolution ! Depuis longtemps nous nous reposions sous quelques arbres, lorsque d’Oransai a paru ; il m’a si fort épouvanté, que, regagnant mon cheval, je me suis enfui en toute hâte vers nos amis ; D… n’a point pu me suivre, j’ignore ce qui s’est passé ; mais à mon retour, lorsque nous sommes arrivés en force, D… était couché sur la terre, percé de plusieurs coups d’épée, et mort depuis quelque temps. Quelle puissance, quelle cause inexplicable soutient ce jeune homme ! Léopold pourtant n’était pas auprès de lui ; il a donc vaincu seul. Ô Paul ! qu’il est nécessaire pour nous que ce jeune homme disparaisse du monde ! s’il vit, nous périssons. Qu’une vaine pitié ne nous arrête pas ; que dis-je ? nous ne sommes pas des femmes timides. Les Clotilde peuvent retenir leurs bras prêts à frapper leurs amants ; mais nous, nous sommes des hommes, et des hommes redoutables, ainsi que vindicatifs. Crois-tu qu’il faille se hâter de porter les derniers coups ? ne devons-nous pas attendre afin de nous assurer de la disparition certaine de Léopold ? Si, comme tu le crois, il a péri, notre succès est certain ; mais peut-il cesser de vivre ? ce mystérieux personnage n’est-il pas aussi vieux… Allons, me voilà reprenant les contes dont j’ai ri tant de fois ; Léopold est tout simplement un fourbe plus adroit et plus puissant que nous.




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CHAPITRE X.

Le C.... BATTU ET CONTENT.



LETTRE XXVIII.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


P endant mon absence, les diverses sociétés de Nantes ont plusieurs fois changé de face ; j’ai perdu presque toutes les jeunes beautés qui me séduisirent ; il me prend fantaisie de t’apprendre leur sort, peut-être te plaira-t-il de le savoir. Euphrosine, mes premières solides amours, couronnant enfin la constance du maussade amant, a voulu, par manière sentimentale, courir les aventures avec lui ; ils sont partis ensemble ; madame de Closange a poussé les hauts cris, enfin il a fallu s’apaiser et consentir au mariage qui s’est fait sous de fâcheux auspices. Mademoiselle Sophie sèche sur pied dans l’attente d’un hymen qui n’arrive point ; elle a eu quelques aventures un peu obscures qui ont contraint le papa à la reléguer dans un couvent dont elle n’est sortie que depuis quelques semaines : je l’ai revue sans que sa présence vînt rallumer des feux qu’elle n’alluma qu’un moment. Eudoxie de Norris, toujours jolie, a donné dans une réforme peu croyable : elle n’est pas dévote, la chose lui serait impossible, mais elle est devenue savante, et voilà qu’un chacun la fuit avec autant d’empressement qu’on en mettait autrefois à se rapprocher d’elle. Laure de Montalbain s’est mariée ; elle a bien fait pour mon repos, pour le sien, comme pour celui d’Honorée. Jenni, sa charmante sœur, est encore demoiselle, toujours espiègle, toujours enchaînante, tandis que son cœur ne veut jamais se rendre. Les deux campagnardes Rosette et Sylvie après avoir passé de main en main, sont aujourd’hui dans une solitude déplorable. Célie n’est plus, la mort l’a frappée subitement, et son trépas a si fort épouvanté Adeline, que celle-ci a renoncé au théâtre, et s’est jetée dans les bras d’un pieux confesseur. Pour ma petite Célénie, elle est partie ; maintenant les Bordelais possèdent ses charmes. Me voilà par conséquent entièrement délaissé ; si maintenant le ciel ne vient à mon secours, je crois que je périrai d’ennui ; le destin m’en préserve !




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LETTRE XXIX.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


J ’avais promis de ne plus briguer de conquêtes, de m’arranger à devenir raisonnable ; hélas ! ma tête s’opposera toujours à mes bonnes résolutions. Me voilà engagé de nouveau dans une aventure qui ne peut avoir que de fort agréables suites, quoique pourtant l’amitié y soit un peu compromise. Écoute, et ne me fais point part de tes réflexions.

Hier, dimanche, après avoir passé une partie de la matinée chez Charles de Mercourt, nous sortîmes ensemble dans la sainte résolution d’aller remplir nos devoirs religieux ; nous entrons dans la cathédrale de Saint-Pierre. L’assemblée était superbe ; les jeunes gens, nombreux ; les femmes très élégantes : je te jure que ce ne laissait pas de former un beau coup d’œil. Le hasard nous place auprès d’une dame âgée, dont l’énorme voile, le gros livre doré sur tranche nous annoncent la vaste dévotion. À ses côtés, sous un vaste chapeau de velours noir, se cachait la plus jolie figure que le temple renfermait : la beauté de cette jeune personne frappe en même temps Charles et moi.

« Comment trouves-tu cette figure ? »

— « Céleste ! me répondit-il ; je sens qu’il ne m’en coûterait pas beaucoup pour l’aimer à la folie.

— « Touche-là, Charles ; je t’en dis de même. »

— « En vérité ! »

— « Sur mon honneur ! »

— « Eh ! bien, amis rivaux, essayons tous les deux de lui plaire, et le plus heureux de nous… »

— « Engagera son ami à se consoler. » Nous disons. Notre marché conclu, nous nous préparions à chercher les moyens de lier connaissance, lorsqu’un événement imprévu aplanit presque toutes les difficultés. La chaleur était excessive ; la vieille dame ne put y résister ; elle s’évanouit. Nous volons à son secours. Nous l’emportons chez madame de Montalbain, tante de Charles, qui connaissait la dame malade. Là, nos flacons sont offerts ; bientôt les soins que l’on prend de madame de Téligni (c’était son nom) parviennent à lui rendre l’usage de ses sens. Madame de Montalbain assure que la promenade doit lui faire du bien ; elle accepte par complaisance, nous remercie de nos attentions. Sa nièce ne nous dit rien ; mais ses beaux yeux se tournèrent vers nous, et nos cœurs prétendirent que ses remercîments valaient bien ceux de sa tante ; cependant nous sortons. Jenni, cousine de Charles, s’empare de son bras ; j’offre le mien à mademoiselle Mathilde (c’était son mon) : elle accepte. Ma main tremble, celle de Mathilde frémit aussi ; cette belle rougit ; nos bouches s’ouvrent, et le mot intéressant, la journée est superbe, nous échappe à tous les deux en même temps. Tu dois rire, Maxime, de ton féal ami ; mais arrête-toi : le premier tour de promenade va rétablir ma réputation, et prouver à mademoiselle de Téligni que je sais parler quelquefois. Une femme d’une riche taille, parée comme un autel, passe auprès de nous ; elle nous fournit le premier aliment à la conversation, qui s’engagea de la manière suivante :

MATHILDE.

Voilà une magnifique femme ; sa tournure semble commander le respect.

PHILIPPE.

Mais elle serait bien fâchée qu’on eût pour elle ce respect qui devrait être l’apanage des personnes de son sexe. Sa parure lui coûte des sommes énormes, et madame d’Erville n’a pas une obole ; elle joue avec fureur et ne paie pas ses créanciers ; elle a une loge à la comédie, et ses enfants manquent de pain : comment peut-elle donc faire, me demanderez-vous ? Ah ! mademoiselle, elle a un grand secours dans elle-même. Il est malheureusement trop vrai que la pauvreté, apanage ordinaire de la vertu, l’est rarement du vice. Voyez à ses côtés ce jeune homme qui lui donne le bras ; il est fier de lui plaire ; il vient de payer d’une superbe paire de girandoles le plaisir de s’afficher avec une femme… tandis que cet épais financier, caché dans la foule, calcule encore avec douleur le prix de la voiture qu’il a offerte à la même divinité !

MATHILDE.

Elle serait bien reconnaissante de vos bontés, si elle pouvait écouter l’éloge que vous faites d’elle.

PHILIPPE.

Elle pourrait se plaindre de ma médisance, mais elle ne pourrait m’accuser de calomnie. Mais rangeons-nous, laissons passer ce colosse, qui joint au corps d’Hercule la tête d’Antinoüs et la bêtise de Midas, qui joue, perd, se laisse duper par air, qui est la dupe de tout le monde, dans l’espérance qu’on dira : C’est un seigneur ! tandis qu’on se contente de dire, c’est un sot : il se lève machinalement, il agit de même, et se couche le plus tôt possible pour se débarrasser plus tôt du poids de son existence, dont il est lui-même fatigué.

MATHILDE.

Quelle méchanceté !

PHILIPPE.

Ah ! dites plutôt, quelle vérité de portrait ! On m’a toujours dit que je peignais avec assez de ressemblance. Par exemple, pouvez-vous voir cette belle dont la tête porte la céleste expression d’une madone ? qui pourrait ne pas croire que l’âme la plus pure habite sous cette enveloppe ? Eh ! bien, sans être calomniateur, il serait possible de dire…

MATHILDE.

Ah ! de grâce, terminez ; je n’aime point d’entendre déchirer les femmes : oubliez-vous que leur sexe est le mien ?

PHILIPPE.

Il faudrait que j’en fusse moi-même pour l’oublier.

MATHILDE.

Les compliments ne trouvent pas plus de grâce auprès de moi, que les méchancetés.

PHILIPPE.

Vous ordonnez donc le silence à ceux qui vous entourent ?

MATHILDE.

Encore !

PHILIPPE.

Toujours.

MATHILDE, après un moment de silence.

Je ne sais quelle cause a pu donner naissance à cette manie qu’ont les hommes, d’accabler d’éloges exagérés les femmes qu’ils voyent pour la première fois ; il faut qu’ils aient une extrême opinion de notre faiblesse, pour se permettre d’imaginer que quelques compliments doivent nous prévenir en leur faveur.

J’allais répondre à cette attaque, lorsque Charles de Mercourt, qui brûlait du désir de causer aussi avec la belle Mathilde, s’approcha, suivi de sa cousine. La conversation devint alors générale ; je cherchais toujours à me faire distinguer, soit par mes opinions, soit par mes épigrammes. Plus d’une fois je vis Mathilde sourire à mes propos ; j’espérais alors, mais l’instant d’après je la voyais traiter Charles avec une affabilité qui me désespérait. Nous continuâmes longtemps à nous promener, enfin madame de Téligni donna le signal de la retraite ; plus heureux que Charles, je ramenais chez elle la belle qui nous charmait tous les deux ; pour lui, il ne put abandonner madame de Montalbain. Nous nous séparâmes après que je lui eus fait promettre de venir partager mon dîner. Madame de Téligni souffrait encore, aussi elle ne parlait que rarement. Mathilde n’ouvrait point la bouche ; je regardais les passants : nous étions dans ces dispositions lorsque nous arrivâmes à l’hôtel de Téligni ; là je laissai ces dames après en avoir reçu les remercîments d’usage.

Je revins chez moi : l’impatient Charles était déjà à m’attendre. « Vicomte, me dit-il, le sort t’a favorisé : heureux mortel ! je tremble d’avoir à recevoir de toi des consolations ».

— « Ami, lui répondis-je, mon bonheur n’est point aussi grand que ton imagination te le présente ; crois-moi, nous sommes tous deux au même point ; oui, la balance de la fortune vacillera bien des fois, avant qu’un de nous deux l’emporte définitivement sur l’autre ».

Pendant tout le temps de notre repas, nous ne parlâmes que de Mathilde. Charles me quittait en me promettant de me revoir chez madame de Ternadek, qui ce soir-là réunissait dans sa maison une société nombreuse ; mon dessein était de m’y rendre de bonne heure ; mais un incident assez bizarre m’en empêcha.

Il avait fait très chaud toute la journée, l’air était chargé, les nuages s’amoncelaient ; je me décidai à sortir malgré les apparences de l’orage, dans l’intention d’aller faire une visite de politesse à Madame de Nelsor. Je marchais assez vite quand un coup de tonnerre épouvantable se fait entendre, il déchire la nue, en un instant je suis environné de feu et couvert d’eau ; je cherchai promptement un asile, la maison de madame de Closange était à quelques pas de moi ; je franchis la distance qui m’en séparait, me voilà montant les degrés, frappant à la porte de l’appartement, ne trouvant personne, m’introduisant, et parvenant enfin jusque dans la chambre de la toute jolie Ambroisine. Tu n’as jamais vu cette jeune personne, sœur cadette de cette charmante Euphrosine, avec laquelle aux premiers jours de mon adolescence nous avions échangé ce qu’il est si doux d’abandonner à l’objet qu’on aime.

Ambroisine est vraiment jolie, ses cheveux blonds sont de la couleur la plus agréable, ils tombent avec profusion sur ses blanches épaules ; plus souvent les nattant avec art, elle les attache avec goût par un peigne d’une élégante forme : elle n’est point grande, mais sa taille est pleine de grâce, quoique les formes en soient peut-être trop prononcées. La bouche d’Ambroisine est parée par des dents du plus pur ivoire, et surtout par un sourire dont le charme est inexprimable ; ses yeux sont d’un noir très foncé, sa peau, son teint animés du plus éclatant coloris dont s’embellit la jeunesse : elle a encore un très petit pied, une main parfaite, en un mot, Ambroisine n’aurait rien à désirer, si ses qualités morales répondaient à l’attrait de son physique ; mais le revers de la médaille n’est point aussi digne d’éloge. Ambroisine est vive, parleuse, tripotière, c’est le mot, méchante à l’excès et par calcul, brûlante dans ses passions, sans cette retenue qui sied si bien à son sexe, bouffie de prétentions, sans usage du monde, impertinente par boutade, mais surtout d’une fausseté sans pareille.

Depuis que j’avais rompu sans retour avec sa sœur Euphrosine, j’avais fait très souvent ma cour à Ambroisine, qui tantôt m’accueillait, tantôt me repoussait, suivant que ses caprices le lui commandaient. Dans le fond pourtant, elle me voyait avec quelque intérêt : l’orage devait ce jour-là la contraindre à me voir avec tendresse.

Madame de Closange était à la campagne ; les domestiques dispersés, enfin Ambroisine était seule ; mon apparition lui fait pousser un léger cri ; bientôt revenant de cette première frayeur : « Ô M. d’Oransai, me dit-elle, quelle étoile favorable vous a conduit vers moi dans ce moment affreux ? »

PHILIPPE.

Ma bonne fortune, sans doute ; mais quoi, vous tremblez ?

AMBROISINE.

N’entendez-vous pas ce tonnerre qui m’épouvante au dernier point ?

PHILIPPE.

Pendant un temps pareil il est dangereux d’établir des courants d’air.

AMBROISINE.

Ah ! de grâce, fermez, fermez tout.

PHILIPPE, après avoir par distraction, sans doute,
mis le verrou aux premières portes.

Maintenant nous voilà en sûreté.

AMBROISINE.

Je suis seule, absolument seule ; imaginez-vous ma frayeur !

PHILIPPE.

La vue des éclairs la redouble peut-être.

AMBROISINE.

Assurément.

PHILIPPE.

Fermons donc les fenêtres comme j’ai fermé les portes ; (tous les jours sont bouchés, l’obscurité est complète) ; mais où donc êtes-vous, belle Ambroisine ?

AMBROISINE.

Auprès de mon lit ; venez me rejoindre.

PHILIPPE.

M’y voilà !

AMBROISINE.

Ah ciel ! (le tonnerre n’arrache point cette exclamation) ô Philippe ! laissez-moi.

PHILIPPE.

Chère, aimable amie, ne m’avez-vous point ordonné de tout fermer ?

AMBROISINE.

Ah !… oui… mais… non…, Philippe.

PHILIPPE.

Ambroisine… cède… (ensemble,) Ah !… oh !… quel éclair… quel délice… la foudre éclate… la pluie tombe à flots…

Nous disons, et l’usage de nos sens ne se retrouve que lorsque le ciel était redevenu serein ; tout occupé de mon active conversation avec Ambroisine, nous ne nous apercevions pas que le temps s’écoulait. Tout à coup on heurte à la porte de l’appartement, de manière à paraître vouloir l’enfoncer ; une voix se fait entendre, elle appelle sa sœur, c’était Euphrosine !… Que faire, il fallait nécessairement lui ouvrir : je me jette dans un petit cabinet voisin, la porte en est fermée à clef, Ambroisine rajuste ce qu’avait dérangé la peur de l’orage, ensuite elle court ouvrir à sa sœur, elle la trouve toute éplorée.

AMBROISINE.

Qu’as-tu donc ?

EUPHROSINE.

Mon époux…

AMBROISINE.

Eh bien !

EUPHROSINE.

Est un monstre.

AMBROISINE.

Que dis-tu ?

EUPHROSINE.

Je viens de le rencontrer avec ma femme de chambre.

AMBROISINE.

Ah ! le scélérat !

EUPHROSINE.

Que je suis malheureuse ! mais devais-je aussi le préférer à Philippe ? (Je dois te prévenir, Maxime, qu’Ambroisine détestait l’époux de sa sœur et que cette haine donna bientôt la naissance à la scène dont je vais te donner les détails.)

AMBROISINE.

Voilà, ma bonne amie, où t’a conduite ta funeste prévention.

EUPHROSINE.

Je la pleurerai tous les jours.

AMBROISINE.

Il faut tirer vengeance de la conduite de ton odieux mari ; mais qu’entends-je, c’est lui qui vient ici ?

EUPHROSINE.

Je ne veux pas le voir.

AMBROISINE, transportée de plaisir
à l’idée qui la frappe subitement.

Non, non, tu ne le verras pas ; vite, entre dans ce cabinet, tu y trouveras la vengeance toute prête.

Euphrosine n’a point le temps de lui demander l’explication de ces paroles, la porte est ouverte, Euphrosine entre, frémit de surprise en me voyant, veut ressortir, mais la porte est refermée brusquement, tandis que Marcel, son époux, entre dans la chambre d’Ambroisine.

EUPHROSINE.

Se peut-il ! quoi ! Philippe ici ?

PHILIPPE, avec le ton de l’ingénuité.

Contraint par la pluie à chercher un asile, je suis monté chez votre sœur, elle m’a reçu avec bonté, vous avez heurté, elle a craint que ce ne fût un étranger ; pour la faire sortir d’embarras, je me suis blotti dans ce cabinet.

EUPHROSINE.

Aurais-je pu m’attendre à vous trouver en ce lieu ?

PHILIPPE.

J’y suis, aimable Euphrosine, tel que j’y fus autrefois, toujours vous aimant, toujours brûlant pour vos charmes.

EUPHROSINE.

Ah ! Philippe ! ils ne sont plus, ces jours de mon bonheur.

PHILIPPE.

Ils peuvent renaître.

EUPHROSINE.

Laissez-moi, laissez-moi donc, vous dis-je ; mon ami, y pensez-vous ? quoi ! lorsque Marcel est aussi près ?

PHILIPPE.

N’avez-vous pas à le punir de sa perfidie ?

EUPHROSINE.

Je n’oserais.

PHILIPPE.

Viens, ma séduisante Euphrosine, viens te reposer sur ce sopha.

Je dis, je la saisis dans mes bras, sa faible résistance ne fait que doubler mon ardeur ; j’ai le soin de fermer le crochet de la porte, bientôt je retrouve mon Euphrosine telle que je l’avais trouvée jadis ; mes transports deviennent les siens, mes caresses sont partagées, par trois fois j’épuisai le coupe purpurine des plaisir amoureux. Pendant ce temps l’inconcevable Ambroisine parlait ainsi à M. Marcel.

AMBROISINE.

C’est donc vous, monsieur ?

MARCEL.

Chère sœur, où donc est ma femme ?

AMBROISINE.

Votre femme ? c’est sa suivante que vous voulez dire ?

MARCEL.

Euphrosine vous aurait-elle déjà appris…

AMBROISINE.

Mon infortunée sœur n’a rien de caché pour moi : je connais à fond, aujourd’hui, votre conduite que je soupçonnais depuis longtemps.

MARCEL.

Oui, je suis coupable, mais mon désespoir, mon repentir doivent me faire espérer mon pardon.

AMBROISINE.

Je ne pense point qu’Euphrosine y consente.

MARCEL.

Elle me sera peut-être moins défavorable que vous ; où peut-elle être ?

AMBROISINE.

Elle vient de sortir, sa tête était montée et bien disposée à vous punir de votre manque d’égards.

MARCEL.

Que pourrait-elle faire ?

AMBROISINE.

Que sais-je ! la conduite que vous avez tenue tantôt lui fournira quelques idées.

MARCEL.

Vous voudriez me faire entendre…

AMBROISINE.

Que vous serez puni par où vous avez péché.

MARCEL.

Y songez-vous ?

AMBROISINE.

Il vous sied bien de montrer du courroux lorsque vous êtes aussi criminel ! ma sœur est venue, elle a trouvé ici le vicomte d’Oransai, il est aimable, elle est en colère, il sont sortis…

MARCEL.

Sortis tout seuls… ?

AMBROISINE.

Vous pouvez vous apercevoir que je ne les ai point accompagnés.

MARCEL.

Où donc ont-ils été ?

AMBROISINE.

Le vicomte avait sa voiture, je l’ai entendu dire à son cocher de sortir de la ville ; la nuit est obscure…

MARCEL, tout hors de lui.

Ah ! j’entends, une femme en fureur a écouté vos pernicieux conseils, vous l’avez livrée et vous avez la cruauté de me le dire ; mais savez-vous à quoi vous mènera cette odieuse conduite ? À ma mort, à celle du vicomte, ainsi qu’au malheur éternel de votre sœur !

Il dit encore tout ce que la plus violente colère peut enfanter. Ambroisine riant à gorge déployée, la redoublait aussi par ses discours ; enfin, au moment où Marcel éperdu, sortait de l’appartement, la fureur dans l’âme et brûlant du désir de me rencontrer, la folle de Closange l’arrêtant par le bras, « calmez-vous, » lui dit-elle.

MARCEL.

Le puis-je, après vos discours ?

AMBROISINE.

Oui, Marcel, vous le pouvez encore.

MARCEL.

M’auriez-vous trompé ?

AMBROISINE.

Infidèle ! il fallait bien vous punir ; allez cette vengeance est trop douce, vous eussiez mérité que ma sœur vous eût rendu la pareille ; mais il n’en est rien. Elle est ici ; elle pleure un ingrat qu’elle devrait haïr !

MARCEL.

Ô délire du bonheur !

AMBROISINE.

Venez, venez Euphrosine ; que votre époux meure à vos genoux de repentir comme de confusion. Elle dit, et gardant le plus cruel sérieux, elle ouvre la porte du cabinet ! Euphrosine en sort avec précipitation ; son époux est à ses pieds. Ambroisine le persifle, tandis que je me tiens à quatre pour ne pas éclater. Je te laisse à penser l’excès de notre surprise lorsque nos entendîmes le commencement de cette inimaginable conversation. Quoique dans mes bras Euphrosine se mourait de peur ; quand elle parut, l’émotion du plaisir, celle de la crainte se confondaient sur son charmant visage. Le bon Marcel crut que ces signes étaient ceux du dépit ; il implora son pardon, il cria merci : enfin on reçut ses excuses, et il reconduisit chez lui son épouse vengée, pendant que lui était c..., battu et content. Je te dépeindrai mal la gaîté d’Ambroisine et la mienne. Lorsque ce couple rapatrié se fut retiré, nous fîmes encore des folies ; mais comme je voulais paraître à la soirée de madame de Ternadek, je me séparai de ma nouvelle amie, non sans nous être promis de nous revoir le plus souvent que nous pourrions. Il était tard lorsque j’arrivai chez madame de Ternadek. Imagine-toi, Maxime, l’étendue de ma surprise, lorsqu’en entrant dans le salon j’aperçus Charles de Mercourt, debout, devant une fenêtre, et causant avec la belle de Téligni… Ici je quitte la plume. Charles t’écrira demain sa conversation avec cette jeune personne, et puis je reprendrai ma narration.


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LETTRE XXX.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


S ais-tu que ton protégé Adolphe s’est tout à coup épris d’une belle passion pour moi ? Il vient très souvent me voir, il ne cesse de me parler de Clotilde, dont il me paraît toujours épris ; cette femme lui portera malheur, elle ne peut pas l’aimer, elle veut, je gage, le perdre. Quant à Émilien, on n’en entend plus parler ; l’opinion publique est qu’il a quitté la France ; puisse-t-on dire vrai ! Il est un homme que je voudrais bien revoir, c’est cet inexplicable Léopold ; mais il a aussi, selon toute apparence, disparu sans retour ; il a manqué à la promesse qu’il m’avait faite de venir me retrouver à M.... Je ne serai jamais content si je ne puis approfondir le mystère qui environne ce personnage. J’ai reçu l’autre jour une visite qui m’a causé une joie extrême, c’était celle du général Hippolyte, comblé d’honneurs qu’il a mérités ; il possède, d’une façon particulière, la faveur du célèbre monarque sous lequel nous vivons[5]. Hippolyte est comme tu sais, l’ami, le libérateur de ma cousine, mademoiselle de Barene ; je dois aussi la vie à cet excellent jeune homme, et je voudrais bien par mes actions lui témoigner ma reconnaissance, Hippolyte souhaiterait que je prisse du service : je le ferais bien, mais je ne veux point m’éloigner de Nantes avant d’avoir revu mon Honorée.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XI.

LES ROMANCES ET LA VIEILLE GOUVERNANTE.



LETTRE XXXI.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


A près des pourparlers de quinze jours, après mille démarches inutiles, j’ai enfin obtenu de Mathilde un aveu sincère de ses sentiments : elle m’aime, elle me l’a juré ; ce n’est pas à cet aveu que je prétends m’arrêter : elle est dans ce moment au désespoir, elle vient de perdre sa tante qui lui a servi de mère. Comme elle n’a plus aucun parent qu’un oncle assez maussade, on a résolu de la marier sur-le-champ… Mariage !… ce mot me fait frissonner ! Il te paraîtrait naturel que je fusse l’époux, mais il n’en sera rien, je ne puis être qu’à Honorée. Ensuite, mademoiselle de Téligni est promise dès son bas âge à un monsieur qu’elle n’a jamais vu ; il doit arriver dans un mois pour serrer avec elle les liens conjugaux ; elle m’eût préféré peut-être. Sais-tu comment j’ai appris son amour pour moi ? Non. Eh bien ! je vais te l’apprendre : sa tante venait de mourir depuis quelques semaines ; Mathilde, vraiment peinée de cette mort, s’était retirée dans un jardin qu’elle possède aux portes de la ville, avec madame de Ternadek qui ne l’a point quittée dans ces douloureux moments. Sous le prétexte de voir mon ancienne amie, j’avais mes entrées en ce lieu, séjour de la beauté. Charles, quelque peu piqué du succès de son féal parent Philippe, avait renoncé à des prétentions qu’il ne pouvait plus garder ; cependant il me semblait que sa retraite était bien prompte, car enfin de légères préférences ne voulaient rien dire ; on ne m’avait point dit : Je vous aime ; ainsi la balance ne penchait absolument pas de mon côté et le cruel se piqua malgré nos conventions. Je fis tout mon possible pour lui donner une meilleure opinion de lui-même : il m’embrassa en me répétant qu’il me cédait la place. Me voilà donc seul, tous les avantages étaient pour moi ; quoique je visse avec quelque déplaisir la résolution de Charles, elle ne me désespéra pourtant pas. Un après-dîner, je partis donc dans l’intention de faire une visite à Mme de Ternadek. En arrivant, le portier me dit que cette dame était revenue à Nantes pour quelque affaire, qu’en s’éloignant, elle avait laissé l’ordre de prier les visites qui pourraient lui venir, de vouloir bien attendre son retour ; je ne fus point fâché de cette disposition ; je ne voulus point de prime abord demander mademoiselle de Téligni. Je descendis de ma voiture et suivis une femme de chambre qui vint m’ouvrir l’appartement de madame de Ternadek. Je restai environ une heure occupé à lire les Provinciales que je trouvai sur une table ; ce livre inimitable m’intéressait extrêmement. Je riais aux dépens de la compagnie de Jésus, lorsque le son d’une harpe parvint jusqu’à moi : je me levai de dessus mon siège et je parcourus l’appartement pour apprendre d’où partaient les accords qui me charmaient ; j’aperçus une porte d’une forme égale à celle de la boiserie d’un petit boudoir ; je la poussai, elle me donna l’entrée dans une galerie revêtue de riches peintures ; cette galerie renfermait plusieurs instruments de musique ; au bout opposé à celui par lequel j’étais entré, il se trouvait une seconde porte dont je m’approchai ; alors, regardant au travers le trou de la serrure, je reconnus Mathilde qui jouait quelques légères variations ; j’allais me présenter devant elle, quand elle se mit à chanter une romance en ces termes :

ROMANCE.

Ah ! dans ce jour où la tristesse,
Vient assiéger mon sombre cœur,
D’un seul nom la magique ivresse,
Parfois sait charmer ma langueur,
Celui que j’aime à son jeune âge
Est bien digne de me charmer :
Ses traits, son renom, son langage,
Tout en lui devrait enflammer.

On dit que son âme volage,
Trompe, et ne veut point se fixer
On dit qu’il ne fut jamais sage,
On dit qu’un mot peut le blesser ;
Mais on dit aussi qu’il sait plaire.
Par son esprit, par sa gaîté ;
De Mars, de l’enfant de Cythère,
Il est, dit-on, l’enfant gâté.

L’étourdi souvent se parjure,
Vient-on me dire tous les jours ;
Il a causé mainte blessure,
Sans cesse il trahit ses amours ;
N’importe, dans mon vain délire,
Je ne saurais lui résister ;
Ah ! si pour moi ton cœur soupire,
Philippe je veux t’écouter.

Transporté de joie, en écoutant une telle romance, je veux lui répondre ; je me place à un piano qui se trouve auprès de moi et après un léger prélude, ma voix se fit entendre :

ROMANCE.

Il eut des torts, il fut volage,
Mais il ne te connaissait pas.
Ah ! désormais son cœur s’engage
À n’adorer que tes appas ;
Toujours fidèle
Tu le verras,
Mais point cruelle
Tu ne seras.

Femme charmante, il est possible,
À vingt ans de changer d’amour.
Si pour moi ton cœur est sensible,
Je veux te chérir sans retour,
Toujours fidèle
Tu le verras,
Mais point cruelle
Tu ne seras.

On te dépeint mon caractère
Avec de trop fortes couleurs,
Et malgré mon âme légère
Je chéris constantes ardeurs ;
Toujours fidèle
Tu me verras,
Mais point cruelle
Tu ne seras.

La surprise, mille autres sentiments avaient, pendant le temps de mon impromptu, agité le cœur de Mathilde. Elle était restée immobile sur son fauteuil, sans oser faire un pas. Enfin je terminai ; alors ouvrant la seule porte qui nous séparait, je fus tomber aux genoux de mademoiselle de Téligni ; elle avait son teint paré des plus vives couleurs, sa respiration était entrecoupée, son sein agité, son œil en feu ; j’étais aimé, nous étions seuls. Ô Maxime ! nous fîmes ce qu’on fait toujours à notre âge, lorsqu’on n’est que deux, et lorsqu’on ne se déteste point. Ce gentil boudoir fut le témoin de nos plaisirs. Ah ! ils ont été trop grands pour que j’essaye de les retracer. Maxime ! peins-toi la seconde des grâces, et tu pourras te former une idée des beautés de Mathilde. À ces charmes extérieurs, elle joint un esprit cultivé, des connaissances solides : elle joue plusieurs instruments ; elle compose elle-même de fort jolies romances, dont elle fait encore la musique ; elle brode avec perfection, elle danse… Pour ce dernier talent, tu connais combien peu je l’estime : à mes yeux il n’est rien s’il n’éclipse tous les autres. Mathilde, née dans les provinces méridionales de la France, a tout le feu, toute l’impétuosité de ces brûlantes contrées ; ses passions sont énergiques ; elles se développent sur une mobile figure que pare une profusion de cheveux noirs, de sourcils plus noirs encore ; ils s’arquent sur des yeux du plus bel ébène ; mais la peau est de l’albâtre sur lequel se refléterait un bouquet de roses. Je m’arrête, il est d’autres charmes dont je sais jouir, mais dont je ne veux point t’entretenir. En un mot, Mathilde est si belle, que je me suis juré, dans ses bras, de ne plus chercher de nouvelles conquêtes, jusqu’au retour d’Honorée. En vérité, Maxime, je suis enivré de mon bonheur ; rien n’a, jusqu’aujourd’hui, approché des délices que je goûte : tout, jusqu’ici, m’avait fait croire que je n’apprendrais plus rien dans les mystères de l’Amour. Eh bien ! il me semble, depuis que je connais Mathilde, que jusqu’aujourd’hui je n’avais été qu’un écolier, tant je me trouve habile à épuiser, à ranimer sans cesse le plaisir par mille tableaux qu’inventent nos deux fertiles imaginations. Bonsoir, Maxime ; je t’en souhaite autant.


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CHAPITRE XII.

LA PERFIDIE DÉJOUÉE.



LETTRE XXXII.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


O Maxime ! ô mon ami ! félicite-moi, prends part à mes transports, partage ma joie : Honorée est de retour, elle n’a point cessé de m’aimer, elle vient pour être mon épouse ; je n’en puis plus, mon cœur est étouffé, je pleure, je ris, j’ai de la peine à croire à mon bonheur. Quoi ! cette femme que j’aime tant, malgré la légèreté de mon caractère, peut consentir à me donner sa main, elle sera à moi… à moi… elle m’appartiendra, je me reposerai sur son sein ! Ah ! devant elle, disparaissez, amours volages ! plus de perfidie, plus de nouvelles conquêtes ; désormais amant, époux d’Honorée, à elle seule se consacrera toute ma vie ; je me croirais bien coupable si je ne rapportais pas à cette tendre amie tous les sentiments qui peuvent m’animer.

Je t’ai dit dans le temps que le duc de Barene fut chargé d’une mission secrète qui le fit partir pour la Russie ; sa fille ne voulant point l’abandonner partagea avec lui les fatigues de ce voyage lointain. Le séjour du duc nécessité par d’importantes affaires, se prolongea beaucoup plus qu’il ne pouvait le croire, plusieurs années s’écoulèrent ; ainsi Honorée, toujours le modèle des enfants, renfermant dans son cœur ses peines secrètes, n’apprit jamais à son père avec quelle impatience elle désirait de revoir et son amant et sa patrie. M. de Barene la voyant si calme à l’extérieur, ne douta plus qu’elle ne m’eût oublié ; il lui proposa plusieurs partis, entre autres, le prince de G... que mon Honorée refusa, comme elle avait déjà refusé tous les autres.

Sur ces entrefaites, le marquis de Montolbon vint la rejoindre ; la présence de ce fidèle ami lui rendit quelque satisfaction ; il sollicita vivement M. de Barene de rentrer en France ; mais ce fut en vain : ce seigneur conservant toujours ses premiers sentiments, avait pour jamais renoncé à revoir les lieux qui l’avaient vu naître. Honorée perdait tout espoir de se rapprocher de moi, quand la mort frappa le duc ; une longue maladie le conduisit au tombeau ; avant le moment terrible il fit appeler sa fille.

« Honorée, lui dit-il, c’est à ma dernière heure que je dois réparer mes torts envers vous. »

HONORÉE.

Vous, mon père ; vous, des torts ?

LE DUC.

Oui, ma fille : trop obstiné peut-être à la défense d’une cause que le ciel ne soutient pas, je vous ai contrainte à partager mon exil, je vous ai séparée d’un parent qui vous est bien cher ; mes malheurs ont été les vôtres, mon bonheur, je vous le dois. Ah ! que je puisse du moins aujourd’hui vous en récompenser, s’il m’est possible ! Honorée, je vous commande même, de prendre pour époux votre cousin Philippe.

HONORÉE.

Mon père !…

LE DUC.

Dès que mes yeux se seront fermés sans retour, partez pour la France ; si j’en crois de certaines nouvelles, mes biens n’ont pas été spoliés, le souverain qui règne dans ce beau pays est juste ; il vous rendra une fortune qui, réunie à celle du vicomte d’Oransai, vous permettra de tenir un état digne du rang que vous aviez autrefois. Ma fille, vous direz à Philippe que je lui pardonne, vous lui direz de faire votre bonheur. Ah ! tous les jours on n’a pas une épouse telle qu’Honorée ! » En parlant ainsi, le duc s’affaiblit sensiblement, sa parole s’éteignit dans sa bouche et bientôt l’inconsolable Honorée ne serra plus dans ses bras que les restes insensibles du plus vertueux des hommes.

Je tire le rideau sur les suites de cette scène douloureuse où Honorée apprit encore à mieux connaître le marquis de Montolbon : ce fut sous la conduite de celui-ci, après avoir rendu les derniers devoirs à son père, que ma cousine se mit en route pour revenir respirer l’air pur de la France heureuse.

J’étais dans mon boudoir, couché sur un divan, enfoncé dans des rêveries profondes ; je repassais dans mon esprit les événements divers qui avaient tour à tour agité ma vie ; je me rappelais toutes les femmes qui avaient parlé à mon cœur, ou au moins à ma tête. Je suis arraché à ces rêves par le bruit de la porte qu’on ouvre avec fracas ; je veux me retourner avec quelque impatience, mais avant que je puisse exécuter ce mouvement, je me sens embrassé. Ah ! je ne tardai pas à reconnaître Honorée ; ivre d’amour, éperdu de joie, je ne me connaissais plus, je ne savais que rendre à mon amante les caresses dont elle m’accablait. Quel moment, quelle volupté pure quels délices incompréhensibles pour tous autres que pour nous ! nous nous regardions, nous ne nous en lassions pas ; nos baisers se confondaient aux pleurs d’une douce joie. Honorée n’était plus une enfant, l’âge avait développé toutes ses grâces : elle est maintenant d’une beauté miraculeuse, vingt et un ans il ne lui reste plus rien à acquérir.

Après les premiers moments de notre entrevue, je me hâtai de lui demander si ce n’était point une illusion, que tout ce que j’avais vu dans le château de la forêt.

« Mon ami, me répondit-elle, vos sens n’ont point été séduits, c’était bien moi que vous avez vue ; mon père voulant se rendre en Russie se confia en Léopold, qui l’assura que sans danger il lui ferait traverser la France. Nous débarquâmes à Nantes secrètement, je ne voulais point m’en éloigner sans vous avoir vu ; Léopold me jura de me procurer cette satisfaction, vous savez le reste. Lorsque je vous quittai je croyais vous revoir encore, mais le duc ne crut point devoir me le permettre ; nous partîmes sur-le-champ toujours escortés par Léopold, qui ne nous abandonna qu’après que nous eûmes dépassé les frontières. Qu’il est extraordinaire, mon ami, cet inexplicable personnage ! je n’ai pu le deviner quoique j’aie bien cherché à y parvenir ; l’as-tu revu depuis ? »

— « Oui, ma tendre amie, mais depuis bien longtemps il s’est soustrait à mes regards, et si même j’en crois la rumeur populaire, il aurait cessé de vivre. »

— « Nous perdrions en lui un ami bien utile et bien cher. »

— « Ma reconnaissance sera éternelle. »

Honorée et moi nous vîmes alors entrer la comtesse ma mère, qui me présenta le marquis de Montolbon ; je fis à ce jeune seigneur l’accueil distingué qu’il méritait ; tout en lui me charma, son air, ses manières, ses qualités, je ne tardai pas à reconnaître qu’il était digne de mon amitié, et en nous embrassant nous nous promîmes un attachement inviolable.

Honorée a revu avec un vrai plaisir le généreux Hippolyte. D’après ses conseils, ma cousine m’a sollicité de demander du service ; j’ai chargé Hippolyte de mon placet ; mais quel a été mon étonnement, lorsqu’il m’a remis un brevet de lieutenant que l’empereur m’accordait ! j’ai reconnu dans cette démarche, Hippolyte.

« Je savais bien, m’a-t-il dit, que vous finiriez par rentrer dans une carrière si bien faite pour vous ; ainsi je n’ai fait que devancer votre demande en travaillant pour vous. »

Maxime, tout est conclu, sous trois semaines je deviens l’époux d’Honorée : mon bonheur serait complet si ta présence me prouvait la sincérité de tes sentiments.




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LETTRE XXXIII



Clotilde Derfeil à Justine de R....


Q ue de temps s’est écoulé depuis le jour où, heureuse pour la première fois avec Philippe… Ah ! Justine, ne rappelons plus ces délicieux moments, ils se sont écoulés avec la rapidité de l’éclair ; mais ils ont laissé dans mon cœur une impression bien cruelle. C’en est fait, mon amie, il n’est plus de bonheur sur la terre pour Clotilde. La dissipation, les nouvelles intrigues, rien ne peut cicatriser ma fatale blessure. Oui, j’aime encore le mortel qui m’abhorre, c’est encore à lui que se rapportent toutes les pensées de mon âme ; c’est toujours pour lui qu’elle est embrassée. Hélas ! pourquoi n’ai-je point su lui plaire jusqu’au tombeau ? Pourquoi ai-je entre lui et moi élevé une barrière qui ne pourra jamais s’abaisser ? Et quand elle disparaîtrait, aurai-je encore le temps de jouir de mon nouveau bonheur ? Justine, je ne sais, mais de sinistres pensées viennent m’affliger sans cesse ; tous mes crimes passés se retracent à ma vue ; pendant la nuit mon lit qui repousse le sommeil, est entouré des ombres de ceux qui me durent leur perte. Que je suis faible ! je crois du moins les voir ; ils me glacent, ils me présagent la mort. Ah ! qu’elle ne tarde point, qu’elle vienne, je l’appelle, je l’appelle, je l’invoque ; un sommeil éternel me guérira de tous mes maux… ! Dormirai-je éternellement… Oh ! pensée désespérante, et toi,… toi, source première de mes infortunes, barbare Philippe, te riras-tu de ma douleur sans en être puni ? Te verrai-je tranquillement le bienheureux époux de cette odieuse Honorée ! Elle est revenue, elle a paru, et sa présence a soudain fixé pour jamais le volage d’Oransai ; il ne soupire qu’après l’instant de son union avec elle ; et, je le laisserais s’unir sans y apporter des obstacles ! Si je le faisais, je ne serais pas moi. Non, Philippe, ne te flatte point de posséder Honorée avant que je t’aie puni ; je veux que la société dont tu brigues les suffrages avec tant de soin, te repousse comme le plus méprisable des calomniateurs ; je veux que la haine publique… Eh ! sais-je ce que je veux ? N’importe, il faut que je me venge, dussé-je périr l’instant après. Adelphe de Melclar, qui toujours m’adore, qui m’aime d’autant plus qu’il ne me possède pas ; Adelphe est digne de me seconder ; je séduirai facilement ce jeune homme, je l’entraînerai dans ma perte ; car si Clotilde doit succomber, ce ne peut être que d’une façon qui laisse d’elle-même un terrible souvenir. Adieu, Justine ; t’écrirai-je encore ? Oh ciel !… quelle épouvantable vision me frappe, je crois voir un glaive sanglant,… je ne vois rien ; mais un cœur dans l’état du mien croit voir tout ce qu’il aime ou qu’il redoute.




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LETTRE XXXIV.



Clotilde Derfeil à Adelphe de Melclar.


V enez, Adelphe, venez, mon amant ; vous m’aimez, dites-vous, venez m’en donner la preuve, obéissez-moi, et plus de retard dans votre récompense, vos désirs deviendront les miens, nous serons heureux ensemble ; avant ce moment enchanteur, je veux vous convaincre de la déloyauté du vicomte d’Oransai, ainsi que de mon innocence ; vous me verrez telle que je suis, et tel qu’il est ; vous serez satisfait ; accourez, ne tardez pas, j’ai besoin de vous pour conduire à sa fin l’entreprise que je médite ; encore une fois, venez ce soir, servez-moi demain matin, et deux heures après… vous m’entendez. Adieu, mortel que j’aime et que je ne cesserai jamais de chérir.


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LETTRE XXXV.



Adelphe de Melclar à Clotilde Derfeil.


P uis-je croire ce que je viens de lire ? Quoi ! vous répondrez à mes désirs ? Ô Clotilde ! et à quel prix mettez-vous cette faveur enivrante ? Que faut-il faire ? Quelle chose impossible me demandez-vous ? je tenterai tout, je ne doute pas de tout réussir, tant je mettrai de l’opiniâtreté à vous satisfaire : je serai chez vous à l’heure que vous me dites de m’y rendre, j’y viendrai avec la ferme résolution de vous prouver l’excès de mon dévouement.




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LETTRE XXXVI.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


T u peux venir, Maxime, tu ne trouveras plus d’hymen, plus de bonheur ; tu trouveras ton Adelphe couché sur un lit de mort et victime de l’exécrable Clotilde ; écoute et frémis. Ce matin, à neuf heures, je me levais lorsque annoncé par Robert, Adelphe a paru dans ma chambre ; depuis quelque temps il me comblait de politesse, je me faisais un vrai plaisir de le voir, je le reçus avec un sourire amical.

PHILIPPE.

Eh ! bon Dieu, cher Adelphe, quel est le projet de conquête qui vous occupe à cette heure-ci ?

ADELPHE.

Qui peut vous faire penser cela ?

PHILIPPE.

Mais votre brillante parure.

ADELPHE.

En revanche, vous n’avez point d’aussi grands desseins, je gage car vous vous mettez trop simplement.

PHILIPPE.

Ainsi qu’il convient pour une promenade du matin.

ADELPHE.

Vous n’avez donc point aucune affaire importante ?

PHILIPPE.

Non.

ADELPHE.

Dans ce cas, vous allez venir avec moi.

PHILIPPE.

Où donc, s’il vous plaît ?

ADELPHE.

Chez madame Derfeil.

PHILIPPE.

Y songez-vous ? moi ! chez madame Derfeil ? depuis longtemps j’ai renoncé à l’honneur d’aller lui rendre mes devoirs.

ADELPHE.

Vous y viendrez cependant.

PHILIPPE.

Je vous assure bien que non.

ADELPHE.

Vous m’écouterez au moins ?

PHILIPPE.

Ah ! pour cela, très volontiers.

ADELPHE.

Vous avez, pendant longtemps, été l’ami, l’amant même de madame Derfeil ; vos assiduités auprès d’elle ont donné naissance à mille bruits plus ridicules ou plus odieux les uns que les autres ; on prétend que vous avez renoncé à paraître chez elle, parce qu’elle avait voulu vous empoisonner ; cette infâme calomnie se répand, la malignité l’accrédite, déjà on se refuse à voir Clotilde, le monde est si impitoyable ! vous qui savez mieux que personne la fausseté de cette accusation, vous devez la faire tomber par votre conduite ; hier madame Derfeil ayant invité la société de madame de Nelsor à venir déjeuner ce matin chez elle, a dit que vous aviez promis de vous rendre à son invitation.

PHILIPPE.

Moi ?

ADELPHE.

Oui, vous Philippe ; vous ne démentirez point cette femme malheureuse, vous n’accréditerez pas d’atroces rumeurs en refusant.

PHILIPPE.

Vous m’embarrassez, Adelphe ; je ne sais ce que je dois faire ; mais j’ai promis à ma cousine une entière confiance, je cours la consulter, et je vous apporterai sa réponse.

Je descends chez Honorée qui loge dans l’hôtel voisin de celui de notre famille, je lui raconte ce qui se passe, je lui fais part de la tentative d’empoisonnement que madame Derfeil employa jadis pour me perdre ; d’une autre part, je lui montre une femme vindicative, emportée, que pouvait exaspérer un refus, que pourrait, peut-être, désarmer une complaisance ; je lui dis combien les calomnies de madame Derfeil nous seraient désagréables ; je lui jurai de prendre les plus sévères précautions pour me dérober à de nouveaux pièges ; enfin, je terminai en lui laissant l’entière liberté de me retenir ou de me permettre de me rendre chez Clotilde.

Honorée, vivement émue de tout ce que je venais de lui dire, ne sachant, d’abord, que me conseiller, finit cependant par m’engager à faire une dernière démarche qui ôterait à madame Derfeil tout prétexte de m’accuser d’ingratitude ; elle me fit promettre de ne manger que ce que tout le monde aurait goûté, de ne rien accepter de la main de mon ennemie ; je lui donnai l’assurance certaine de ma prudence ; nous nous séparâmes après nous être tendrement embrassés et je fus rejoindre Adelphe qui m’attendait avec impatience ; sa joie fut extrême lorsqu’il apprit que je consentais à le suivre ; nous partîmes sur-le-champ ; j’avais déjà fait une centaine de pas, lorsqu’une pensée subite m’ayant frappé, je m’arrêtai :

« Attendez-moi, dis-je à Adelphe, je suis sorti sans prendre un mouchoir, je vais en toute hâte en chercher un. »

Ce n’était pas un mouchoir qui me manquait, mais une inspiration de ma bonne fortune venait de me dire qu’il ne fallait pas que je revinsse chez Clotilde, sans porter avec moi la lettre que j’avais retenue lorsque je lui rendis tous ses dons ; cette lettre en disait beaucoup plus que je n’eusse pu en dire moi-même.

Après m’être muni de cette pièce importante, je suis revenu et nous avons continué notre course ; je ne pourrai te dire pourquoi j’ai pris une pareille précaution.

Je ne saurais pas rendre compte de ma pensée, mais j’allais chez une femme dangereuse, et je jugeais nécessaire de ne point m’y présenter sans être prêt à l’attaque comme à la défense ; nous sommes arrivés dans cette maison où jamais je n’eusse dû paraître ; nous avons franchi l’escalier ; en arrivant dans l’antichambre, Bastienne s’est présentée devant nous.

« Messieurs, nous a dit la friponne, madame Derfeil, contrainte à sortir pour une affaire indispensable et qui ne souffrait point de retard, m’a chargée de prévenir les premiers convives qui viendraient, qu’elle désirait qu’ils fissent en son absence, les honneurs de sa maison. »

Elle dit, et au lieu de nous introduire dans le salon, elle ouvre pour nous la chambre de Clotilde dans laquelle elle nous introduit ; ensuite, nous ayant fait une profonde révérence, elle ferme la porte et nous laisse. La vue de cette chambre me rappelant de désagréables souvenirs, je ne pus m’empêcher de le témoigner par la subite altération de ma figure.

ADELPHE, le remarquant.

Qu’avez-vous donc, d’Oransai ? vous changez de visage ?

PHILIPPE.

On n’est pas toujours maître de soi.

ADELPHE.

Éprouveriez-vous quelques douleurs ?

PHILIPPE.

Non ; le physique ne souffre pas chez moi ; mais ici, je vous l’avouerai, le moral est au supplice.

ADELPHE.

Voyez ma simplicité ! j’eusse cru que cette chambre ne pouvait vous rappeler que des idées agréables.

PHILIPPE.

Ce n’est pas chez madame Derfeil où le passé pourra me retracer des plaisirs.

ADELPHE.

Vous avez eu donc bien à vous plaindre de la charmante Clotilde ?

PHILIPPE.

Tous ceux qui l’aiment doivent un jour porter la peine de cette faiblesse.

ADELPHE.

Vicomte, puis-je vous parler franchement ? N’avez-vous point eu des torts envers elle ? n’avez-vous pas quelque peu exagéré ses légères erreurs ?

PHILIPPE.

Les exagérer, Adelphe ? ah ! la vérité est mille fois au-dessus de tout ce que j’ai pu en dire ; vous frémiriez vous-même si je déroulais à vos yeux l’affreux tableau de l’odieuse conduite de Clotilde.

ADELPHE.

Non, Philippe, vous ne pouvez plus longtemps me cacher ce qu’il faut que j’apprenne ; je ne vous tairai point que madame Derfeil a su toucher mon cœur. Éclairez-moi sur le danger que je cours ; faites-moi connaître son caractère, que sans doute je n’ai vu que de son côté brillant. Au nom de l’amitié, au nom de Maxime, notre ami commun, parlez, parlez, je vous en conjure !

PHILIPPE.

Eh bien ! puisque vous le voulez, je ne vous déguiserai rien ; vous connaîtrez à fond le caractère de cette femme dangereuse.

Alors j’ai raconté à Adelphe toute la vie de Clotilde ; je l’ai prise dès son berceau ; j’ai parlé d’un certain Joseph… quelle horreur !… J’ai nommé les amants qu’elle avait fait monter à l’échafaud ; les dilapidations dont elle s’était rendue coupable, d’intelligence avec Émilien ; les crimes qu’elle avait partagés avec celui-ci, ses débauches, ses fureurs, l’empoisonnement dont je devais être la victime ; enfin rien ne fut oublié pendant mon récit. Ému, sans doute, par l’air de vérité qui régnait dans mes accusations, je voyais Melclar pâlir, rougir tour à tour.

À peine ai-je terminé, qu’il s’écrie avec emportement : « Ô ! Clotilde, pourrez-vous vous justifier ! »

— « Oui, sans peine, je le pourrai, dit celle-ci en sortant de son alcôve, dont les portes s’ouvrent avec impétuosité, en me laissant voir mesdames de Nelsor, de Montalbain, etc., messieurs de Ternadek, Armand de Sérac, etc. Je connus à l’instant dans quel piège j’étais tombé, mais je ne craignais rien, j’avais avec moi apporté la vengeance. Toute l’assemblée jetait sur moi un regard d’indignation :

« Monsieur, dit Clotilde, vous qui m’accusez, où sont vos preuves ? Indigne calomniateur ! vous êtes démasqué : un sot peut se vanter des faveurs qui lui furent accordées, un fat suppose celles qu’il n’obtint jamais. »

Cherchant à imiter son sang-froid, voulant retenir ma juste fureur : « Madame, lui dis-je avec tranquillité, comme je ne veux point passer ni pour un sot, ni pour un fat, voici une lettre qui dans la minute va décider lequel de nous deux est le vrai coupable. » Je dis, et je sors de ma poche la lettre accusatrice. À cette vue foudroyante, Clotilde a senti sa perte ; elle pousse un cri m’appelle monstre ! s’élance pour m’arracher le fatal papier ; mais les forces l’abandonnant, elle tombe évanouie sur le plancher. Lisez, dis-je, lisez, vous qui avez pu consentir à me laisser conduire dans le plus exécrable des pièges. »

« Monsieur Philippe, me répond-on, monsieur Philippe, ah ! tout est expliqué. Sortez, laissez une femme digne de notre mépris. »

— « Jamais, leur dis-je, je n’eusse poussé la vengeance aussi loin ; et toi, vil satellite d’une furie, faible et lâche Adelphe, m’écriai-je, c’est, toi qui dois payer et pour toi et pour elle. Oseras-tu me suivre au champ d’honneur ? les perfides rarement en ont le courage. »

— « Oui, oui, me dit-il d’une voix étouffée, je vous satisferai ; marchons sur-le-champ. » En vain quelques personnes de la société cherchent à nous calmer, il n’est plus temps ; on ne peut arrêter ma colère ; le devoir parle trop impérieusement dans mon cœur. Nous sortons laissant Clotilde toujours évanouie ; Adelphe et moi nous allons chercher des armes. Armand de Sérac consent à être le second de Melclar ; Charles réclame notre amitié pour que je le choisisse ; je n’en eus pas pris un autre. Nous volons au lieu du rendez-vous.

« Philippe, me dit Adelphe, voulez-vous employer les pistolets ? » — « Non, lui répondis-je, nous sommes gentilshommes, c’est l’épée qui doit être notre arme. » Nous ne tardons pas à nous attaquer. Poussé par la fureur, je combats avec une espèce de rage ; Melclar, plus calme, pare mes coups plutôt qu’il ne cherche à m’en porter ; cependant il parvient le premier à faire couler mon sang ; alors, me précipitant sur lui comme un forcené, je ne lui donne point le temps d’éviter mon fer, qui le frappe par sept différentes fois dans le bras ou dans la cuisse : il tombe. « Ah ! me dit-il, je vous pardonne. » Ma vengeance apaisée, j’accusai l’excès de ma colère. Je reviens chez moi ; là m’attendaient les larmes et la douleur. Honorée, la comtesse étaient dans un état difficile à décrire ; la nouvelle de la scène qui s’était passée chez Clotilde n’avait point tardé à parvenir jusqu’à elles ; elles savaient aussi que j’étais sorti pour aller venger mon injure : elles tremblaient pour moi. Elles m’ont revu, leur crainte s’est dissipée. Avais-je tort de te dire que madame Derfeil perdrait Adelphe ? On vient de m’apprendre que cette femme détestable vient de partir : je crois qu’elle nous quitte sans retour. Le ciel en soit loué ! me voilà délivré de tous mes ennemis.




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XXXVII.



Adelphe de Melclar à Maxime de Verseuil.


L e voile avilissant qui couvrait mes yeux aveuglés est enfin tombé ; mais dans quel moment ! mais de quelle manière ! Trompé par celle que j’aimais, par celle que je croyais au-dessus de son sexe, je me suis vu déshonoré, trahi par elle. Comme elle avait su me surprendre avec art, depuis un si long espace de temps, elle m’enlaçait dans ses lacs perfides. Ah ! Clotilde, deviez-vous abuser ainsi ma faiblesse comme mon inexpérience ? Deviez-vous vous parer de la vertu quand votre cœur était le réceptacle de tous les crimes ? Maxime, vous ne savez pas par combien d’art elle a su me conduire à la seconder dans son lâche projet ; c’était, non pour punir un ingrat, mais pour rétablir sa réputation, qu’il fallait que Philippe fût publiquement démenti. Que de larmes ! que de promesses mensongères sont venues me contraindre à lui céder ! L’amour a étouffé la voix sacrée de l’honneur. Je n’ai plus été ce que je devais être ; je suis devenu l’instrument de la perfidie : leçon épouvantable pour tous ceux qui comme moi s’attacheront dès leur début à des femmes dont la société est aussi pernicieuse. Qu’elle est immense, la différence qui existe entre de pareils hommes et entre ceux qui ont porté leur premier hommage à d’innocentes beautés qui sont encore vertueuses, même en cédant au délire de leurs sens ! Ne craignez rien pour ma santé ; je commence à être hors de danger, puisque je vous écris moi-même. Mes blessures se cicatrisent ; j’espère pouvoir sortir de mon lit avant la fin du mois. C’est ici le lieu de rendre une justice éclatante au généreux Philippe ; je ne doute pas que sa modestie ne vous ait tu sa conduite envers moi après qu’il m’a eu couché sur la poussière ; ce n’a plus été mon ennemi, il s’est précipité sur moi, il m’a prodigué les plus tendres soins ; depuis lors il envoie deux fois par jour savoir de mes nouvelles ; ses amis sont venus me voir d’après le désir qu’il leur en a témoigné ; il est aussi venu hier. À sa vue j’ai rougi ; mais c’est avec la plus aimable délicatesse qu’il a cherché à diminuer mon embarras, il a diminué mes torts, il a exagéré les siens : « Adelphe, m’a-t-il dit, notre conduite a été justement répréhensible, trop de confiance nous a perdus l’un et l’autre ; ce ne sont point deux amants de madame Derfeil qui ont le droit de se faire de mutuels reproches. » Elle est partie, cette femme dont je ne prononce plus le nom sans frémir. On ignore le lieu de sa retraite ; je lui conseille de le choisir profond, si elle veut vivre sans être l’objet de la publique exécration. C’est sous peu de jours que le vicomte Philippe épouse sa cousine mademoiselle de Barene ; notre combat a retardé l’époque de leur bonheur ; enfin ils le verront bientôt luire ; les orages qui grondaient sur eux ont disparu ; l’avenir ne leur présente que d’agréables espérances ; puissent-ils être aussi heureux qu’ils méritent tous deux de l’être ! et moi, Maxime, puisse ma conduite dorénavant faire excuser mes erreurs !




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE XIII

LA CATASTROPHE.

LETTRE XXXVIII.

Charles de Mercourt à Maxime de Verseuil.


M axime, c’est un ami désolé qui vous écrit au nom d’une famille malheureuse. C’en est fait, le crime triomphe, et sans doute Philippe n’est plus, ainsi que sa belle cousine. Vous frémissez sans doute à ce début sinistre. Hélas ! la douleur qui m’accable ne me permet pas de vous préparer à l’affreux événement qui nous a tous atterrés. Vous savez que, après la scène dernière dont madame Derfeil fut justement la victime, d’Oransai défia le jeune Adelphe ; ce duel jeta de la confusion dans les prochains préparatifs du mariage de Philippe et d’Honorée, fatal retardement, cause détestable de leur infortune !

Madame Derfeil, quelques heures après sa tentative, quitta Nantes : on espérait qu’elle cesserait de nuire à un homme qu’elle avait trop longtemps poursuivi. Fausse espérance ! elle ne s’éloigna sans doute que pour mieux préparer les derniers coups dont elle voulait le frapper. Depuis longtemps aussi on n’entendait plus parler d’Émilien ; le monstre vivait encore ; selon toutes les apparences, il a dirigé la nouvelle entreprise dans laquelle notre ami et son amante ont enfin succombé. Hier, la comtesse d’Oransai donna une fête charmante à sa belle terre de Montjoli, vous savez que ce château à une très-petite distance de Nantes ; toute la société y était réunie ; rien ne fut épargné pour faire de cette journée une journée délicieuse : elle devait être comme le prélude de celle de l’union d’Honorée et de Philippe ; journée qu’on avait fixée pour mardi prochain.

Dès que la nuit fut profonde, le jardin se trouva illuminé avec goût et promptitude ; les danses, les jeux nocturnes commencèrent. Alors on se rapprocha de la grande pièce de gazon, dans laquelle on avait établi la salle du bal, parée de guirlandes et éclairée par des verres de couleur. Après quelques contredanses, Philippe, prenant la main de mademoiselle de Barene, engagea celle-ci à venir se promener pour prendre l’air, car la chaleur était étouffante ; plusieurs groupes les les suivirent ; bientôt ils restèrent seuls ; depuis lors on ne les à point revus : on ne s’aperçut point d’abord de leur absence ; mais au souper, voyant qu’ils ne paraissaient pas, on envoya des domestiques à la découverte ; déjà les plaisants s’égayaient quelque peu aux dépens des futurs époux ; mais la gaîté se changea en une profonde tristesse, quand Robert, le vieux valet de chambre du vicomte, vint apporter à la comtesse une lettre qu’un individu venait de lui remettre. À l’instant madame d’Oransai s’empresse de briser le cachet ; elle lit ce que je vais vous transcrire.


Ton fils, ta nièce, avant deux heures ne seront plus ; ils ont voulu toujours nous braver, ils sont les causes premières de notre perte, ils doivent en porter la peine.


À cette lecture effroyable, la comtesse s’évanouit, les femmes s’empressent autour d’elle, tandis que le général Hippolyte, le marquis de Montolbon, moi, Armand, Louis d’Arsan, et quelques autres, nous courons de toutes parts pour sauver, pour arracher, s’il est possible, ce couple infortuné aux scélérats qui veulent leur mort. En un instant la nouvelle de cet enlèvement parvint jusqu’à Nantes. Les autorités civiles et militaires s’assemblent sur-le-champ ; on donne ordre à toutes les troupes de se mettre à la quête des ravisseurs ; d’heure en heure il part des courriers pour les communes environnantes ; mais on n’a encore eu aucun renseignement, mes recherches ont toutes été infructueuses ; on vous décrirait mal le désespoir de la comtesse, de madame de Ternadek. le mien, et généralement celui de tous les amis de Philippe. Maxime, se pourrait-il que le trépas frappât ces deux têtes charmantes ! Affreuse idée, pourquoi vient-elle me désespérer !


(Ici finit la correspondance ; le reste fut écrit quelque temps après par Philippe, mais ne fut point adressé à Maxime ; car cet ami véritable, en apprenant le danger de d’Oransai, s’empressa de voler à Nantes, où il le retrouva.)


Voyant déjà luire en espérance le jour prochain de notre heureuse union, Honorée et moi, nous abandonnant à des rêves agréables, nous fûmes, loin du bruit, nous entretenir de nos projets à venir ; des idées délicieuses nous berçaient ; nous étions ensemble, tout désormais devait s’embellir pour nous. Enfoncés dans nos réflexions, nous nous éloignâmes du reste de la société. Nous avions déjà dépassé un petit pont chinois, quand je sentis qu’on jetait sur ma tête un linge qui enveloppa tout mon corps. En un moment je fus lié ; on me plaça un bâillon dans la bouche, mes yeux furent bandés, et Honorée subit le même traitement ; les scélérats qui voulaient notre perte, nous entraînèrent sans qu’il me fût possible de porter obstacle à leur dessein. Cette entreprise s’exécuta avec tant de promptitude, que je suis encore à chercher comment ils purent la mettre à fin aussi lestement. Pendant les quelques heures de mon voyage, mes réflexions furent cruelles : je ne doutai point que je ne fusse tombé dans les mains d’Émilien, de Saint-Clair et de madame Derfeil. Dès lors je ne doutai plus que ma mort ne fût assurée ; mais combien mon désespoir fut-il redoublé par la pensée que ma cousine devait partager mon sort ! Oh ! que de fois j’invoquai le ciel ! que de fois je lui reprochai la protection qu’il donnait à des coupables, tandis qu’il souffrait que des innocents fussent accablés ! On nous avait placés chacun de nous deux sur un cheval, un homme nous portait attachés à sa ceinture, il courait au grand galop, et, autant que je pouvais le deviner, il me semblait qu’il était suivi par plusieurs personnes, qui toutes gardaient pourtant un profond silence. Ce qui redoublait mon inquiétude, était la crainte qu’on me séparât d’Honorée, et qu’il ne me fût plus permis de la revoir ; j’étais plus que certain que madame Derfeil commencerait sa vengeance en immolant cette tendre amie. On s’arrêta : les bandeaux qui couvraient mes yeux furent enlevés. Alors j’aperçus Honorée, je voulus m’élancer dans ses bras ; mais les barbares s’opposèrent à nos transports : on nous conduisit dans une chambre voûtée dont les portes, ainsi que les fenêtres, étaient garnies de grosses barres de fer ; nul meuble ne parait ce triste lieu Nous nous assîmes sur un banc de pierre ; nos persécuteurs s’éloignèrent alors ; rompant le silence, où sommes-nous ? dis-je à mon Honorée.

HONORÉE.

Hélas ! Philippe, nous sommes au pouvoir d’une puissance qui, sans doute, veut consommer notre ruine.

PHILIPPE.

Est-ce la mort qu’on nous destine ?

UNE VOIX.

Oui ! la mort, et la mort la plus cruelle.

HONORÉE.

Mon Dieu, venez à notre secours.

PHILIPPE.

Lâches ennemis, frappez-nous, mais ne cherchez pas à aggraver nos maux.

LA VOIX.

Philippe, Honorée, vous ressouvenez-vous du château de la forêt ?

PHILIPPE.

Où j’ai puni un assassin, où j’ai été reçu par le plus généreux des amis.

LA VOIX.

Eh bien ! c’est dans ce château où vous à conduits la vengeance.

PHILIPPE.

Ô Léopold ! tu n’es donc plus ; si tu vivais encore, ces murs ne serviraient point de repaire au crime.

LA VOIX.

Ce Léopold que vous implorez, est enfin tombé lui-même sous un pouvoir supérieur au sien.

HONORÉE.

Tout espoir nous est donc enlevé !

LA VOIX.

L’espérance a dû vous quitter aux portes de ce lieu redoutable.

PHILIPPE.

Est-ce toi, Émilien ? toi, dangereuse Clotilde ! toi, sanguinaire Saint-Clair, vous tous qui avez réuni contre nous votre infernal génie ?

LA VOIX.

Tu parles de Clotilde, tu ne tarderas pas à la voir.

PHILIPPE.

Ah ! tout m’est expliqué, rien ne peut opposer un frein à la vengeance d’une femme ; c’est elle qui a machiné ce complot odieux.

LA VOIX.

Portes de fer, barrières insurmontables, ouvrez-vous ; et vous, malheureux dévoués aux supplices, sortez du cachot qui vous renferme ; allez contempler le châtiment que nous infligeons aux perfides.

Ici la voix cesse de parler ; dans le même instant la porte roule avec fracas sur ses gonds d’airain, une flamme bleuâtre nous éclaire, je passe mon bras autour de la taille d’Honorée comme pour défendre cette amante infortunée, et machinalement nous sortons de la prison qui nous renfermait ; je ne tardai pas à reconnaître l’escalier du château mystérieux ; autrefois je l’avais franchi accompagné d’un être dont la puissance assurait mon repos : aujourd’hui je le monte pour aller, peut-être, à la mort. Le cœur brisé, nous avancions à pas lents ; au haut de l’escalier je retrouvai la salle dans laquelle Léopold me laissa, et où je le crus un instant perfide ; ce souvenir m’arracha un soupir ; au milieu de la salle était une table ; tout auprès on avait placé un siège sur lequel une femme était assise ; la tête cachée dans ses mains, elle paraissait rêver profondément ; le bruit de notre marche, qui retentissait sur le pavé de marbre, l’arracha à sa rêverie ; elle se retourna pour nous voir, et malgré la pâleur, la consternation empreinte sur ses traits, en frémissant, je reconnus Clotilde ; en me voyant, en m’apercevant avec Honoré, elle se leva avec précipitation.

CLOTILDE.

Ces deux fantômes me poursuivront-ils toujours ? viennent-ils m’annoncer que la justice divine à sonné ma dernière heure ?

PHILIPPE.

Non, madame, nous vivons encore, c’est à nous à vous demander quel est le traitement que vous nous préparez ?

CLOTILDE.

Le sais-je, sais-je moi-même celui qui m’attend ? oui, je sais le mien, il doit être affreux s’il est destiné à punir tout le mal que j’ai fait dans le monde ; ils ont donc su vous conduire ici ? y avez-vous été traînés comme moi ?

PHILIPPE.

Se pourrait-il que Clotilde ne commandât point dans ce château ?

CLOTILDE.

Y commander ? j’y suis prisonnière, j’y attends le supplice.

HONORÉE.

Madame, ne nous trompez-vous point ?

CLOTILDE.

Ciel vengeur, quelle voix retentit à mon oreille ! n’est-ce point une erreur ? est-ce toi femme dont la beauté, dont les vertus ont achevé ma ruine ? sans toi, peut-être que Philippe encore… éloigne-toi, laisse-moi ; non, non, il n’est pas de tourment qui égale l’horreur que m’inspire ta vue… Mais arrête-toi, ne t’en va point, car il voudrait te suivre, et je veux m’enivrer du plaisir de le voir ; c’est peut-être pour la dernière fois ; on ne tardera pas à nous séparer pour toujours, oui, pour toujours ; après la mort nous n’habiterons pas les mêmes lieux. Savez-vous quels sont ceux qui commandent ici ? ce n’est plus le redoutable Léopold, ils disent qu’il n’est plus : c’est le vil Émilien, le méprisable Saint-Clair, c’est à de pareils monstres que nous sommes abandonnés ; je fuyais Nantes sans retour, j’allais chercher une lointaine contrée qui pût dérober aux yeux de tous, ma honte comme mes remords ; je voulais être moins malheureuse ; je partais en adorant toujours Philippe : ils ont environné ma voiture, je n’ai plus vu des amis en eux, ils m’ont conduite ici, ils m’ont annoncé la mort !… Qu’elle vienne, qu’elle vienne ! il me tarde de n’être plus.

Elle achève, son œil s’éteint, les paroles meurent dans sa bouche, elle retombe sur son fauteuil en versant des larmes, en poussant d’effrayans sanglots ; nous ne pouvions pas revenir de notre étonnement, nous ne pouvions pas deviner comment la complice d’Émilien, de Saint-Clair, pouvait être devenue leur victime ; nous nous égarions en de vaines conjectures, mais malgré tout le mal que nous avait fait Clotilde, il nous était impossible de ne pas avoir pitié d’elle ; Honorée la regardant avec attendrissement, n’osait point l’approcher dans la crainte d’aigrir sa douleur ; pour moi, m’approchant d’elle ; « Clotilde, lui dis-je, les malheureux doivent tout oublier, mais comment se peut-il que ceux qui furent vos amis, vous enveloppent dans notre infortune ? »

CLOTILDE.

Des amis ! ah ! les criminels n’en ont point ; ils n’ont que des complices ; ils sont eux-mêmes leurs plus féroces ennemis ; ils seraient trop à craindre si eux-mêmes ne se déchiraient pas. Que veulent-ils faire de moi ? je l’ignore. Pourquoi m’ont-ils arrêtée ? n’ai-je point fait tout ce qu’ils ont désiré, ne me suis-je point rendue aussi coupable qu’eux tous ! nous avons tous partagé les mêmes forfaits. Pourquoi notre situation n’est-elle point la même ? ils viendront peut-être m’expliquer ce problème. Veulent-ils que je périsse ?

PHILIPPE.

Si telle est leur pensée, si votre sort doit être le nôtre, hâtez-vous de vous y résigner ; implorez avec nous le ciel, et cessez de frémir d’un trépas inévitable.

CLOTILDE.

Que toi, que ton amante, vous voyiez la mort sans une terreur extrême, je puis le concevoir ; votre vie n’a point été souillée par les forfaits ; vous n’avez point de châtiment à attendre ; mais moi que ne dois-je pas redouter du moment terrible qui me mettra en présence de l’Être Suprême et rémunérateur de mes actions ! Que pourrai-je répondre aux accusations de mes victimes ? elles m’accableront. Eh ! pourquoi le doute n’est-il pas resté dans mon cœur ! peut-il y rester quand s’approche le terme de notre vie ? Plus d’athéisme, plus d’incrédulité quand on sent déjà la main divine pesant sur notre front.

PHILIPPE.

Eh bien ! ce Dieu que vous reconnaissez maintenant, s’il est sévère est encore plus miséricordieux. Clotilde, il en est temps encore, implorez sa clémence, reconnaissez vos fautes. Ô oui ! Dieu aime que le pécheur revienne à lui ; les portes du céleste séjour ne sont jamais fermées à celui qui se repent.

CLOTILDE.

Non, non, il ne peut me pardonner ; mes crimes sont trop grands pour que sa bonté les expie ; il me repousserait ; je sens déjà qu’il prépare sa vengeance. Vous ne voyez pas cette foule de fantômes hideux qui m’environnent, qui me crient : viens, l’enfer réclame sa proie. Oui, les tourments des démons doivent être les miens ; ils commencent déjà, puisque je suis haïe de Philippe. Malheureuse Clotilde, si jeune, faut-il voir se fermer une carrière qui eût pu être si brillante ! Si la vertu eût fait écouter sa voix à ton âme innocente, tu ne serais point ici, tu ne renfermerais point dans ton âme les remords qui la dévorent.

Incapable de supporter plus longtemps la vue de cette femme malheureuse, Honorée allait s’éloigner quand une porte venant à s’ouvrir, nous montra Émilien, Saint-Clair, suivis d’une douzaine de bandits.

SAINT-CLAIR, s’écriant en paraissant :

Philippe, n’est-ce point ici où tu crus me donner la mort ?

PHILIPPE.

C’est ici où je crus que le ciel s’était servi de mon bras pour délivrer la terre du monstre qui la souillait.

SAINT-CLAIR.

Ta vengeance n’a point été remplie ; la mienne est aujourd’hui plus certaine ; tes coups mal assurés ne me firent point des blessures mortelles ; je fus longtemps à recouvrer mes forces, et pendant tout ce temps, je ne cessai de désirer et de préparer ta punition.

PHILIPPE.

Hâte-toi d’assouvir ta rage ; frappe celui qui ne peut se défendre.

ÉMILIEN.

Avant ton trépas, Philippe, il faut que tu sois le double témoin du supplice de Clotilde, ainsi que du déshonneur de ton amante.

HONORÉE et PHILIPPE.

Exécrables scélérats !

CLOTILDE.

Ainsi, c’est Émilien qui veut me faire périr ?

ÉMILIEN.

C’est moi qui veux venger et la France et moi-même.

CLOTILDE.

Que t’ai-je fait ?

ÉMILIEN.

Ne m’as-tu point préféré Philippe ? N’as-tu point voulu toi-même ma mort ?

CLOTILDE.

Moi !

ÉMILIEN.

Toi ! démentiras-tu ta lettre ?

CLOTILDE, après avoir lu la lettre
qu’Émilien lui présente.

Ne tarde plus à me punir. Oui ! j’ai cherché à t’arracher une odieuse vie ; je ne te demanderai pas de prolonger la mienne ; je sens que mes jours ont été comptés, et que celui-ci fut marqué pour être le dernier de mon existence ; Émilien, c’est toi qui m’as conduite jusqu’au bord de l’abîme, et c’est toi qui m’y précipites ; tu fus l’instigateur de mes crimes ; tu veux en être le vengeur, mais tu me suivras bientôt. Non ! je ne puis pas croire que le ciel te laisse encore longtemps pour commettre des forfaits misérables. La mesure est comblée. Oui, oui, je vous devancerai dans la tombe de peu d’instants ; ce vase renferme sans doute le breuvage mortel que tu me destines : hâte-toi donc de me le donner ; je veux qu’une femme t’apprenne à mourir (le vase est remis dans ses mains) ; et toi, Philippe, toi, que j’ai poursuivi avec tant d’acharnement, toi qui me fus toujours cher, toi qui me l’es encore, hélas ! en ce moment, ce n’est que toi que je regrette ; ce n’est que sur toi que je pleure. Ô ! Émilien, que vous seriez grand, si, content de ma mort, vous rendiez la liberté à Philippe, ainsi qu’à son épouse !

PHILIPPE.

Généreuse Clotilde !

HONORÉE.

Que je vous plains.

CLOTILDE.

Philippe, ne t’ai-je pas dit que tu m’avais toujours mal connue ? mais, me pardonnes-tu ? oublieras-tu mes erreurs ? te rappelleras-tu d’une infortunée à qui tu fus bien cher ? ah ! ton trépas va suivre le mien ; adieu (elle boit le poison). C’en est fait, pardonne-moi.

PHILIPPE.

Oui ! je vous pardonne ; voyez couler mes larmes.

CLOTILDE.

Je meurs contente puisque ton cœur s’est rouvert pour moi ; et toi, ô mon Dieu !… ah !… quelles douleurs ! La violence du poison lui coupe la parole ; elle tombe sur le plancher ; elle pousse des hurlements horribles ; tout son visage se défigure ; elle se roule ; le râle de la mort la saisit ; elle n’est plus !… Honorée s’était évanouie à genoux devant elle ; je cherchais à ranimer ses sens, ainsi qu’à lui dérober la vue de l’affreux spectacle dont j’étais le témoin. Malheureuse Clotilde, aurais-je dit que ta fin me coûterait des pleurs ! elle avait cessé d’être, cette femme qui eût pu faire l’ornement de la société ; elle était morte par le plus affreux de tous les supplices. Oh ! comme son trépas me convainquit de l’existence de la justice divine ! Clotilde avait trouvé par l’ordre du Ciel ses bourreaux dans ses complices ; pour eux, sans s’émouvoir, ils contemplaient avec un exécrable sang-froid les dernières convulsions de celle dont ils avaient partagé les plaisirs. Aurais-tu pu croire, Clotilde, quand, pour la première fois, tu reçus Émilien dans tes bras, que lui-même un jour te présenterait le breuvage empoisonné qui devait terminer ta carrière ! Dès qu’elle eut expiré, Saint-Clair ordonna que ce cadavre défiguré fût emporté et rendu à la terre qui le réclamait ; ce fût alors qu’Honorée recouvra l’usage de ses sens ; ses yeux en s’ouvrant se portèrent vers la place où Clotilde était tombée ; Honorée craignait encore de l’apercevoir, mais ne voyant rien : « Ô Philippe ! me dit-elle, eussions-nous pu croire à un sort pareil ?

SAINT-CLAIR.

Écoutez-moi tous les deux : vous venez de voir avec quelle facilité nous disposons de la vie de ceux qui sont en notre pouvoir ; la vôtre nous est pareillement livrée, et deux heures ne s’écouleront pas avant celle qui sera la dernière pour vous.

HONORÉE.

Eh bien ! Saint-Clair, avance ce moment ; c’est une grâce que tu ne peux nous refuser !

SAINT-CLAIR.

Si, au lieu de la mort à laquelle vous vous attendez, je vous rendais à la vie, ainsi qu’à la liberté ?

HONORÉE.

Un tel effort serait incapable de toi.

SAINT-CLAIR.

Eh bien ! votre sort futur est remis dans vos mains ; pesez vous-mêmes ou votre trépas ou votre délivrance.

HONORÉE.

Une telle grâce ne nous sera accordée qu’à une épouvantable condition.

SAINT-CLAIR.

Les années, les événements n’ont point changé mon cœur ; je vous aime toujours, Honorée, et toujours mon bonheur doit être attaché à votre possession ; ainsi vous pouvez à votre gré désarmer la vengeance suspendue sur votre tête, comme sur celle de votre parent. Vous aimez Philippe, il vous adore ; désormais il faut vous prouver mutuellement votre tendresse, en renonçant l’un à l’autre ; par là vous pouvez vivre ; si vous me refusez, le sort de Clotilde sur-le-champ devient le vôtre.

HONORÉE, impétueusement.

Non, non, ne pense pas obtenir mon consentement ; va, Saint-Clair, la vie ne serait rien pour moi si je n’étais à Philippe, et Philippe ne survivrait pas à ma perte ; ainsi prépare tes tortures ; mais ne conserve jamais la pensée de me faire approuver un hymen qui, tu le vois, m’épouvante plus que la mort.

SAINT-CLAIR.

Et vous, monsieur Philippe, partagez-vous les mêmes sentiments ?

PHILIPPE.

Il faut être Saint-Clair pour oser me faire une question pareille.

SAINT-CLAIR.

Couple insolent ! vous êtes en mon pouvoir, et vous osez me braver ! C’en est trop, ma clémence se lasse : Saint-Clair, reviens toi-même, arrache ce que tu ne peux obtenir, et frappe ensuite du même coup les deux audacieux qui t’outragent.

ÉMILIEN.

Oui, nous avons trop tardé à nous venger, j’avais eu trop de condescendance pour toi ; Saint-Clair, il ne faut pas que Philippe survive à la femme qu’il m’enleva jadis ; allons tout préparer pour leur supplice, et que le moment qui t’assurera cette jeune beauté soit le dernier de leur existence. Ils achèvent et se retirent en nous lançant des regards affreux. Dès qu’ils eurent quitté la salle, leurs satellites s’élançant sur nous, malgré ma fureur, malgré nos cris, nous garrottent et chargent nos bras de lourdes chaînes ; on nous revêt une robe noire, on éteint les flambeaux, on nous laisse seuls un instant.

HONORÉE.

Adieu pour jamais, ô mon Philippe ! adieu, mon époux ! nous nous rejoindrons dans un meilleur monde.

PHILIPPE.

Ô mon amie ! le ciel peut-il ainsi t’abandonner ? Sans doute j’ai eu des torts ; mais toi, si belle ! si pure ! si vertueuse ! Je le vois, la terre n’est pas digne de toi. Ici je fus interrompu par le son lugubre d’une cloche qui tinta par sept fois ; en même temps nous entendîmes un bruit souterrain pareil au mugissement d’une mer agitée ; le tonnerre gronda sur nos têtes ; à la pâle lueur des éclairs nous vîmes errer de tristes fantômes enveloppés dans de blanches draperies ; parmi eux je reconnus, en frémissant, celui de Clotilde !… Ensuite la salle s’éclaira subitement ; nous fûmes entourés d’une multitude de personnages uniformément vêtus d’une robe rouge, et portant un masque noir qui cachait leur figure ; ils portaient tous une hache d’une main et un flambeau de l’autre ; à leur tête, deux hommes vêtus ainsi que des squelettes tenaient chacun une bannière de velours rouge sur lesquelles étaient brodés des ossements, des instruments de supplice ; sur celle de la droite on avait écrit ce mot : vengeance ; sur l’autre : mort ; des bourreaux s’avancèrent pour nous conduire ; nous fûmes contraints de suivre ce sinistre cortège ; il s’arrêta après avoir traversé plusieurs appartements dans une immense salle, à un des bouts de laquelle s’élevait un tribunal sur lequel était placé un cortège de juges, tous masqués et tous revêtus d’une ample draperie rouge ; on nous fit avancer vis-à-vis eux ; alors je distinguai le président de cette assemblée qui était assis dans un fauteuil élevé de plusieurs marches, deux juges, ses inférieurs, étaient placés à ses côtés ; le plus profond silence régnait partout ; Saint-Clair l’interrompit, en disant : « Puissances ! je demande vengeance, je demande la mort des deux coupables qui sont conduits devant vous. » Un des juges inférieurs répliqua : « Ce jour est celui de la justice, il faut qu’elle se signale. »

« Oh ! qui que vous soyez, m’écriai-je à mon tour, n’ayez point pour cette jeune beauté la barbarie des monstres qui nous poursuivent : de quel crime peuvent-ils la charger ! qui a pu lui mériter le trépas dont on la menace ! Ah ! s’il vous faut une victime, prenez-moi, mais sauvez, oui, sauvez Honorée. »

« Non, dit impétueusement cette fille charmante, non, je ne veux pas d’une vie que ne partagerait pas mon époux, je n’attends de vous d’autre grâce que de périr en même temps que lui. »

Ces mots m’arrachèrent des larmes que n’avait pu obtenir de moi ma triste situation ; nous nous regardâmes croyant que c’était pour la dernière fois, car le silence de nos juges ne nous semblait point annoncer quelque pitié ; Émilien élevant la voix : « Qu’attend-on, dit-il, pour prononcer l’arrêt fatal ? »

« On n’attend plus rien, dit le premier juge ; que les scélérats succombent et que les innocents soient délivrés ! »

Il disait ; soudain nos chaînes tombent, on saisit Paul et Émilien, et je vois Léopold arrachant son masque, s’élancer du tribunal et venir dans mes bras.

Quelque éloquente que fût ma plume, elle ne pourrait jamais rendre ce que tous nous éprouvâmes dans ce moment ; passer de la plus affreuse situation à la position la plus heureuse, au moment de perdre la vie recouvrer le bonheur, non, toutes ces émotions étaient trop fortes pour nos âmes, nous allions perdre nos sens ; mais Léopold nous a touchés avec sa baguette, une nouvelle force vient nous animer Léopold ! Honorée ! Philippe ! et quelques mots sans suite, voilà tout [ce] que nous pouvons dire ; la joie nous étouffait, tandis que la rage et le désespoir devenaient le partage des deux scélérats. Après les premiers transports, Léopold reprenant un air sévère, remonta sur son siège.

« Misérables, dit-il à Saint-Clair ainsi qu’à Émilien, quel démon a pu vous aveugler ? avez-vous pu vous flatter que je ne vivais plus ? pouviez-vous concevoir l’espérance de l’impunité ? trahi par votre haine, vous avez mis votre confiance en ceux qui devaient vous punir ; vous avez osé penser que ce château, refuge de la vertu, pouvait devenir le repaire du crime. Un funeste réveil doit maintenant vous faire trembler : apprenez que je n’ai fait courir le bruit de ma mort que dans l’idée de vous engager à pousser vos détestables entreprises, enfin l’Être des êtres vous a livrés à ma justice, vous allez expier vos forfaits ; déjà par vos mains est péri une de vos complices ; sans doute j’eusse pu vous arracher Clotilde, mais ses jours étaient comptés, elle ne devait plus vivre. Vous, méchants, reconnaissez la main d’un Dieu qui dirige le fer qui vous frappe. »

Léopold n’avait point achevé, que les têtes impures de nos persécuteurs étaient déjà tombées sous l’acier vengeur : en expirant, leur bouche blasphémait encore. Dès qu’ils ne furent plus, nous nous trouvâmes transportés dans la salle brillante que j’avais vue autrefois : les sylphes, les fées, les génies y paraissaient encore ; ils se groupèrent autour d’Honorée, cherchant à la distraire des scènes épouvantables dont elle avait été l’un des acteurs. Léopold me prenant en particulier avec elle :

« Il est temps, nous dit-il, de quitter ce séjour ; il faut, sans perdre de temps, que nous volions à Nantes pour calmer les publiques craintes enfantées par votre subite disparition ; mais, avant de partir, je veux, Philippe, je veux lever le voile épais qui couvre mon existence mystérieuse. Apprenez que ce Léopold, votre ami, ce Léopold qui travaillera toujours à votre bonheur, est....... « ........ »




Ici finit le manuscrit du recueil des aventures de M. d’Oransai. Il est aisé de voir que ce jeune homme a eu de fortes raisons pour ne pas divulguer le secret de l’existence de ce singulier personnage qu’il nomme Léopold. Quelques recherches qu’on ait pu faire à ce sujet, elles ont été infructueuses ; M. d’Oransai, aujourd’hui colonel et comte, n’a jamais voulu rien dire sur ce mystère intéressant, et même il a répondu toujours par des plaisanteries aux questions sérieuses qu’on a pu lui faire.

Quant à lui, son caractère a changé ainsi qu’il l’avait prédit : d’amant volage il est devenu époux fidèle ; son épouse est toujours le modèle des femmes ; Charles de Mercourt, Maxime de Verseuil, Hippolyte, le marquis de Montolbon sont toujours les amis les plus chers de Philippe. Adelphe de Melclar s’est distingué dans les dernières guerres, il a épousé mademoiselle Mathilde de Téligni, celle qui fut la dernière inclination de d’Oransai ; madame de Rampaud est devenue folle. Enfin toutes les belles qui eurent tant de bontés pour le héros de ces Mémoires, tout en conservant de lui un tendre souvenir, se consolèrent de sa perte avec des époux qui ne cessent de jurer par la vertu de leurs femmes.

(Note des Éditeurs.)
FIN.


  1. Historique.
  2. Historique.
  3. Voyez les lettres 13 et 14.
  4. Les lettres dans lesquelles il était question des aventures du vicomte Philippe, avec ces demoiselles, ne se sont pas retrouvées.
  5. Je n’ai point voulu parler de la Journée du 18 brumaire ; je n’ai mêlé les récits historiques à mes mémoires, que lorsque je l’ai cru nécessaire.