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Même sang

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(p. T-28).

MÊME SANG


Tableau Historique en Deux Scènes
et Deux Personnages


PAR


Jean Féron



Enregistré conformément à l’Acte des Droits d’Auteur.


Tous droits de traduction, de reproduction,
de représentation réservés.


Pour autorisation de représenter s’adresser à l’auteur :
JEAN FÉRON, Arborfield, Sask.


Même Sang


Représenté pour la première fois à Arborfield, Sask.,
au profit de l’église paroissiale,
les 3 et 4 mars 1919.



DISTRIBUTION


Un Soldat Canadien
Jean Féron
Une Orpheline de France
Madame Féron



Au Vingt-deuxième Bataillon Canadien-français


Que ces modestes vers
De ta gloire immortelle
Disent à l’univers
L’épopée éternelle !
Qu’ils s’envolent bien fiers,
Qu’ils chantent ta victoire
Par l’espace et les mers
Et fassent ton histoire !
Qu’ils soient toujours présents
À l’âme de ta race ;
De tes exploits récents
Qu’ils conservent la place
Dans tous les cœurs français
Et gardent de ta gloire
Et de tes beaux succès
L’ineffable mémoire !
L’ineffable mJ. F…


MÊME SANG


SCÈNE : 1918.
Jour de la rentrée des Alliés à Lille, France.
Nuit,

La scène représentera l’intérieur d’une maisonnette aux fenêtres brisées, murs troués par des obus, meubles cassés, enduits de poussière et pêle-mêle avec des débris de bois et de pierres. La scène sera d’abord obscure et, peu à peu, un rayon de lumière (pour figurer un rayon de lune) glissant par une fenêtre du fond, répandra une pâle clarté. On entendra, comme de très loin, des rumeurs confuses mêlées de cris joyeux, de chants de victoire, de salves d’artillerie. Des feux de Bangale, par moments, figureront de lointaines lueurs de feux de joie ou d’incendie. Une fanfare dissimulée jouera les airs de « La Marseillaise » et le « Ô Canada, mon pays, mes amours ». Peu à peu les clameurs, les chants lointains s’évanouiront, ainsi que les airs de fanfare, pour faire place à une musique douce et mélancolique, et lointaine aussi. La scène sera déserte. Puis, bientôt, une ombre humaine se profilera dans la fenêtre par où passe le rayon de lune. Cette ombre humaine sera un soldat du 22e canadien-français. Arrêté devant la fenêtre il semblera scruter d’abord les environs extérieurs, puis il examinera la scène.


SCÈNE PREMIÈRE.
Le Canadien, penché dans la fenêtre.

Personne !…

(Léger repos pour secouer tristement la tête)


Ruine sombre où glisse un rayon d’astre !
Tout conserve en ces lieux l’empreinte du désastre !
Et ces tristes débris qui s’imprègnent de deuil
D’un prince ambitieux nous révèlent l’orgueil.
À voir tous ces dégâts où gisent les chaumières,
Et dans le pêle-mêle énorme de ces pierres
De ces toits enfoncés et des murs écroulés,
On sent de toutes parts les mondes ébranlés.
Tout tombe : les petits, les rois et les empires !

(autre repos)

Les colombes, hier, ont chassé les vampires.
De leur nid profane par l’infâme chasseur
Elles n’ont qu’un rayon, bien mince en la noirceur
Pour réparer le mal refaire l’alcôve
Où, seule, l’amitié reste craintive et sauve.

(Le soldat enjambera la fenêtre pour pénétrer sur la scène. Il s’avancera lentement tout en examinant tes choses avec attention. Sur l’avant de la scène il apercevra soudain un guéridon et sur le guéridon un bouquet de marguerites. Il s’arrêtera surpris et comme extasié, puis il ébauchera un vague sourire pour reprendre :)

Des fleurs…

(Léger repos durant lequel il se croisera les bras, et reprendra avec une sorte d’amertume :)

C’est le sourire ému qu’après les pleurs
L’on voit se dessiner au-dessus des douleurs.
C’est la vie émergeant des débris de la tombe
Les fleurs sont le rayon joyeux et doux qui tombe
Du grand astre Nature, et sème en l’univers
Secoué de combats, et brisé de revers
L’ineffable clarté, la divine lumière.
Décor pour le palais, la fleur pour la chaumière
C’est la tendre gaieté, la consolation,
Elle est, après le deuil, la résurrection !

(Ici la musique douce et lointaine sera couverte par les mêmes clameurs et grondements de canon. Le soldat demeurera un instant pensif, l’œil attendri fixé sur le petit bouquet, la tête légèrement penchée vers la poitrine. Puis, en même temps qu’un profond soupir, il ébauchera de la tête comme un hochement de pitié. Puis il se promènera lentement par la scène pour s’arrêter de temps à autre plus pensif, comme pour miteux suivre le cours de sa pensée. Sortant de sa rêverie il scrutera de nouveau la demi-obscurité, et reprendra ainsi, au moment où s’éteindront les bruits lointains :)

Pas un être vivant !… Le plus profond silence
Alourdit la noirceur et la tristesse immense.
Pourtant d’une fenêtre — était-ce illusion ?
J’avais vu s’échapper comme un mince rayon.
Qui voudrait habiter un logis sans toiture ?
Un pauvre miséreux n’ayant que la nature
Qui puisse lui sourire et le prendre en pitié ?…
Et sait-il seulement ce que c’est l’amitié ?…

(Haussant les épaules avec une sorte de dédain)

Allons ! je m’attendris déjà… pourquoi ?… qu’importe !…

(Il apercevra alors, sur un côté, une draperie masquant une porte. Il s’approchera et soulèvera doucement la draperie)

Bon ! une draperie… et, derrière, une porte !
Encor, si c’était là quelque honnête bourgeois
Qui pût m’offrir un lit et quelque vin de choix ?…
Car j’ai soif ! Car j’ai faim ! Car, dans ma lassitude,
N’ayant pas le confort du tout pour habitude,
Et mes os dès longtemps s’accommodant du dur,
Je dormirais très bien accoté sur ce mur.
Et puis…

(Il s’interrompra, prêtant l’oreille. On entendra une voix jeune et fraîche et comme lointaine qui fredonne un air de romance)

Tiens, tiens, qu’entends-je !

(Il écoutera, puis :)

Ô voix harmonieuse,
Mon âme en t’écoutant devient tout anxieuse !

LA VOIX, chantant
Ne sais-tu pas que je t’attends,
Toi qui m’as pris toute mon âme ?
Ne sais-tu que pour toi s’enflammes
Et brûle mon cœur de vingt ans ?
bis
LE CANADIEN, avec ravissement

Quel est l’heureux mortel vers qui ces mots s’envolent ?
À qui vont ces accents si tendres qui consolent ?

LA VOIX

Reviendras-tu de ces combats
Où tu luttes pour notre France ?…
Toujours j’ai gardé l’espérance
De te voir sauvé du trépas !

(bis fredonnant)

N. B. — Pour ce chant l’auteur a adapté l’air :

Moi qui voulais pour notre France
Mourir au milieu des combats,
Faut-il que la vengeance,
Que la vengeance arme nos bras !

de l’opérette « LE CHÊNE DE SAINT-LOUIS ».

LE CANADIEN

(Rêveur, pendant que la même musique douce et lointaine reprendra)

Que ton plus cher espoir, femme, se réalise !
À tes vœux je m’unis puisque tu t’es promise.

Qu’il te revienne fier, superbe, radieux,
Qu’il t’apporte, ce soir, son amour anxieux !
Car la victoire, enfin, a couvert de son aile
Le peuple de la France héroïque et fidèle.
Espère, ô femme, et vis… car tous ne meurent pas !
Malgré l’immense deuil, malgré tous les trépas,
Tu peux sans égoïsme avoir cette espérance
De revoir et d’aimer ton poilu de la France.
Mais pour d’autres qui vont, livides de douleurs,
Sur les tombes verser d’intarissables pleurs ;
Pour la mère éplorée et pleurante qui prie,
Pour l’épouse éperdue en son âme meurtrie,
Pour celle qui sanglote et gémit nuit et jour,
— Fiancée au héros qui fut tout son amour,
À l’atroce douleur désormais fiancée, —
Pour celle-là qui voue au tombeau sa pensée ;
Ô toi qui chante, femme, et jettes dans le soir,
Aux échos attentifs, tes accents pleins d’espoir,
Pour la femme qui pleure offre une humble prière !
Elle seule a donné son âme tout entière :
— À Dieu qui la bénit du haut de son soleil,
— À l’aimé sommeillant de l’éternel sommeil,
— À la Patrie émue en sa gloire éclatante. —
Elle n’a rien gardé… ni l’espoir, ni l’attente !

(La même voix fredonnera de nouveau le refrain d’avant. Le Canadien soulèvera la draperie, et la porte s’ouvrira lentement. Dans l’encadrement apparaîtra une jeune fille tenant une lampe à la main.)

LE CANADIEN

(Émerveillé et reculant d’un pas, sans toutefois abandonner la draperie)

Ô Ciel !

LA JEUNE FILLE

(Surprise et comme effrayée)

Un homme ici !

LE CANADIEN, s’inclinant

Pardon…

LA JEUNE FILLE
(Avec un sourire rassuré)

C’est un soldat !…

LE CANADIEN

C’est vrai.

LA JEUNE FILLE

Non pas de France ?…

LE CANADIEN

Oh non… du Canada !


SCÈNE DEUXIÈME

L’ORPHELINE DE FRANCE

LE SOLDAT CANADIEN

(La scène resplendira de lumière depuis l’entrée de la jeune fille. La musique douce et lointaine aura cessé. De temps à autre, cependant, on entendra de vagues clameurs et de sourds grondements de canon. La jeune fille franchira le seuil de la porte devant le soldat, qui s’incline et laisse retomber la draperie)

L’ORPHELINE

(Franchissant la porte elle élève sa lampe pour mieux voir celui à qui elle a affaire. La scène s’éclairera vivement, et la jeune fille désignant la feuille d’érable à la casquette du soldat dira :)

C’est juste… car je vois là la feuille d’érable.
Le Canadien par elle est bien reconnaissable.

LE CANADIEN, avec fierté

C’est… qu’elle est notre emblème !

L’ORPHELINE Aussi avec fierté !…

(Elle déposera sa lampe sur le guéridon)

LE CANADIEN, même jeu

Oui… même quand un peuple est par l’autre dompté.
Car on est toujours fier de son nom, de sa race.
Qu’il soit vaincu, jamais un peuple ne s’efface,
Il grandit sous le joug, puis se redresse et mord ;
De faible qu’on l’a fait il peut être le fort.
Tenez, prenons la France. — Un jour à l’agonie
Sous les durs coups de bec de l’aigle Germane,
La colombe française en son nid gémissait.
Hier, d’un noble effort elle se redressait,
Puis, d’un vol foudroyant, jusqu’en la Forêt Noire
Chassait l’aigle cupide et gagnait la victoire.
C’est la Belgique aussi qui brise tous ses fers ;
C’est la Pologne esclave ayant de l’univers
Si longtemps essuyé la rage monstrueuse ;
C’est la Lorraine, et c’est l’Alsace malheureuse.
Or, à son tour demain, notre fier Canada,
— Qu’un prince de la France, aux Anglais concéda, —
« Mon pays, mes amours », relèvera la tête,
Et, tel le coq Gaulois a secoué sa crête,
D’un simple coup de dents on verra le castor
Rompre sa lourde chaîne et vivre libre encor !

(Le Canadien, s’interrompant, remarque l’orpheline qui presse un mouchoir sur ses yeux, et comme chagriné ou confus de ce qu’il vient de dire, reprend en affectant un ton léger)

Que vous disais-je là ?… Des tas de balivernes…
Aussi, je suis trop fait aux propos des casernes.
Et pour peu que l’on veuille écouter mes discours,
Je ne pourrais cesser de bavarder toujours.
C’est ainsi que j’oublie envers vous mon offense
De n’avoir pas chez vous expliqué ma présence.

L’ORPHELINE

(Relevant la tête et souriant.)

Votre offense, est légère…

LE CANADIEN

Et vous me pardonnez

De m’être dans ces lieux, par mes pas profanés,
En intrus introduit ?

L’ORPHELINE

Vous cherchiez un asile ?

LE CANADIEN

La chose en la nuit noire était si peu facile.
J’avais depuis cinq jours perdu mon bataillon,
Et la faim et la soif, en traînant le talon,
Embrouillaient mon esprit, si bien qu’à l’aventure
Je dirigeais mes pas, lorsqu’en la nuit obscure
Un rayon de lumière à mon œil ébloui
Apparut comme un astre au fond d’un ciel de nuit.
J’avais en ma fatigue un reste de courage,
Et pas à pas je vins jusqu’à votre ermitage.
Mais n’étant qu’un soldat, en pénétrant ici
J’étais loin de savoir qu’on nous accueille ainsi.

L’ORPHELINE

À tout soldat de France on daigne ouvrir la porte.

LE CANADIEN

Je ne suis pas de France.

L’ORPHELINE

__________Ah… J’oubliais.

LE CANADIEN

En sorte…

L’ORPHELINE

…Que pour nos alliés c’est le simple devoir
A l’abri qui leur manque, à leur pain de pourvoir.

LE CANADIEN

Même pour l’allié… passant par la fenêtre ?

L’ORPHELINE

C’était le seuil moyen de vous faire connaître !

LE CANADIEN, sur un ton dégagé

Désirez-vous connaitre aussi mon bataillon ?

L’ORPHELINE

Est-il célèbre un peu ?

LE CANADIEN

Pas mal !

L’ORPHELINE

Quel est son nom ?

LE CANADIEN

Son nom ?… Il a dix, vingt, cent… depuis la guerre !

L’ORPHELINE

Et puis… le numéro ?

LE CANADIEN

Je n’en fais pas mystère : Le VINGT-DEUXIÈME !

L’ORPHELINE

Oh, mais… il m’est pas inconnu.

LE CANADIEN, fièrement

On fut à Saint-Éloi…

L’ORPHELINE

Soyez donc bienvenu

À titre d’allié… c’est au nom de la France
Dont vous avez aussi voulu la délivrance.
Mais vous méritez mieux que mon pauvre logis.
Pourtant, il était beau, juste avant ce gâchis
Qu’ont fait les Allemands.

LE CANADIEN

(avec une sourde colère)

Les Boches !… Les Barbares !…

L’ORPHELINE, avec amertume

Ils ont pillé, brisé… J’avais des choses rares,
Aussi des souvenirs qui m’étaient précieux,
On me les a volés.

LE CANADIEN, même jeu

Ces pillards furieux

N’ont laissé que lambeaux et débris lamentables.
C’est ainsi qu’elles font ces brutes redoutables.
Oh ! ce n’est pas fini… nous saurons vous venger !
Mais comment avez-vous évité le danger,
Sans personne avec vous, sans rien pour vous défendre ?

L’ORPHELINE

Oh ! avec les Prussiens on sait à quoi s’attendre…
Alors, j’étais partie.

LE CANADIEN avec intérêt

Étiez-vous seule ?

L’ORPHELINE

Non ;

Mon frère, lieutenant, m’a conduite à Noyon.

LE CANADIEN

Qu’est devenu ce frère ?

L’ORPHELINE, penchant la tête

Hélas !… pour lui je prie

Dieu tous les jours : il est tombé pour la Patrie.

(Un repos durant lequel, comme pour échapper à un souvenir pénible, la jeune fille se dirige lentement vers une fenêtre du fond, dans le rayon de lune. Par cette fenêtre elle promènera des regards distraits. Le Canadien l’aura suivie de quelques pas pour s’arrêter ensuite et dire d’un ton timide :)

LE CANADIEN

Ainsi… quand vous chantiez tantôt ce chant d’espoir,
Ce n’était donc pas lui que vous pensiez revoir ?

L’ORPHELINE
(Secouant la tête avec tristesse)


Depuis plus de quatre ans c’est pour lui que je chante.
Le ciel me l’a ravi dans l’affreuse tourmente.

LE CANADIEN

En mourant pour la France il a fait son devoir.

L’ORPHELINE

(Revenant vers l’avant de la scène)

Seule au monde, orpheline, et n’ayant que l’espoir
De retrouver encor mon humble maisonnette,
Hier je m’en revins bien triste et bien seulette.
Que de pleurs j’ai versés en voyant ces dégâts.
J’ai même de mon frère envié le trépas.

LE CANADIEN
(Avec un tendre reproche)

Oseriez-vous songer à mourir à votre âge

L’ORPHELINE, avec un soupir

Sans appui, sans soutien, on perd tôt le courage

LE CANADIEN

Cet appui, ce soutien, vous le pourriez avoir.
De vous aussi la France exige le devoir.
Ce jour, plus que jamais, vous êtes nécessaire.
Sans famille, ce soir, et femme solitaire
Quelque brave poilu vous offrira sa main.
La femme, aujourd’hui, c’est la France de demain !

L’ORPHELINE

Qui peut avoir pitié d’une pauvre orpheline ?
Devant la pauvreté jamais l’homme s’incline !

LE CANADIEN

La fortune n’est point ni la gloire ici-bas
De l’homme intelligent et fort les seuls appas.
Chassez de votre esprit ces troublantes alarmes :
Car la femme peut tout simplement de ces charmes.
Elle a mieux que l’argent : la grâce et l’amour vrai.
Et sa vertu devient l’irrésistible attrait.

L’ORPHELINE
(Avec un sourire reconnaissant)


Vous êtes généreux…

LE CANADIEN

Je dis ce que je pense…

Et de parler ainsi me ferez-vous défense

L’ORPHELINE

Oh ! je n’y songe point.


LE CANADIEN

Vraiment, vous me plaisez !

L’ORPHELINE, comme avec doute

Si tôt ?

LE CANADIEN

Ça vous étonne ?

L’ORPHELINE

Un peu.

LE CANADIEN

Tant pis !

L’ORPHELINE
(avec un sourire demi fâché)

Pensez…

Qu’un inconnu qui vient subitement vous dire…

LE CANADIEN

…Des mots ayant le tort de vous faire sourire

L’ORPHELINE, plus souriante

Ou bien, de me fâcher…

LE CANADIEN

Là, ne nous fâchons pas.

De tout ce qu’on peut dire il ne faut faire cas.
Quand on sent tout à coup s’envoler son courage,
On peut en certains cas user de badinage.

L’ORPHELINE

Cela pourrait tromper…

LE CANADIEN

Quand on est sérieux ?

L’ORPHELINE

Si c’est ainsi…

LE CANADIEN

Mais oui… je suis tout anxieux

De savoir à mon tour que je vous plais moi-même.

L’ORPHELINE

Et si vous me plaisiez ?…

LE CANADIEN

On prend celui qu’on aime…

L’ORPHELINE

Deux oiseaux chantent mieux s’ils sont d’un même nid.

LE CANADIEN

Et chérissent bien mieux le sort qui les unit ?

( Un peu timide)

Eh bien… — Mais voudrez-vous pardonner mon audace ? —
Nous sommes tous les deux pourtant de même race…

L’ORPHELINE

Vous n’êtes pas français…

LE CANADIEN plus ferme.

Non, mais j’en suis peu loin.

L’ORPHELINE

Il faudrait même sang, et nous me l’avons point.

LE CANADIEN

Ce même sang Gaulois ? Nous l’avons, il me semble.
Puis, Canadien-français, ces deux noms vont ensemble.

L’ORPHELINE

Mais vous êtes français de langue seulement.

LE CANADIEN

Et d’origine aussi, puisque je suis Normand.
Français d’âme et de cœur, Normand par mes ancêtres,
Que vous dire de plus ?… Est-ce que nos deux êtres,
Issus de même sang, de même nation,
Ne pourraient se lier d’éternelle union ?

L’ORPHELINE

Je ne vous dédis pas. — Pourtant de votre race
Je sais si peu de chose ; on a perdu la trace
De nos braves colons que conduisit Champlain.
Ignorés et perdus dans l’immense lointain,
Cette Nouvelle-France et ses faits héroïques
Furent bientôt mêlés à vos deux Amériques.
Votre Histoire, depuis, suivant son propre cours,
S’écarta de la nôtre en de brumeux séjours.
Si vous viviez là-bas, nous le savions à peine.
On disait quelquefois : « La terre Canadienne »,
Mais cela nous semblait dans un monde inconnu,
Vague, loin, et si loin qu’on n’y fût parvenu.
Mais à l’heure où le Boche envahissait la France.
On vous vit accourir et prendre sa défense.

LE CANADIEN

Oui, nous sommes venus de si loin sans retard
Nous joindre à vos poilus et faire notre part.
Ce ne fut pas, allez, l’attrait de la victoire
Qui conduisit nos pas, ni l’amour de la gloire ;

Ce ne fut pas non plus la folle ambition
De gagner sous le feu la réputation.
Et nous sommes venus, nous petits de la terre,
Non pas pour nous grandir dans cet art de la guerre
Et nous hausser ensuite en un orgueil hautain,
Non plus pour acquérir quelque riche butin,
Non… Ni l’amour du gain, ni l’appât du mérite,
Non plus de voir, un jour, à notre nom écrite
Quelque page d’histoire, ou des chants immortels
Chantés par le poète en des vers solennels.
Ni sommes-nous venus pour défendre l’Empire,
— L’Empire d’Albion dont ma race est martyre, —
Ni promesse ou menace — outil vain du plus fort —
N’a dirigé nos pas ; car la peur ou la mort
N’a jamais émoussé la cuirasse du brave ;
Car nous sommes venus libres de toute entrave
Et de toute contrainte, avec un cœur léger,
Vaillant, pas même ému par l’aspect du danger,
Et sans rien redouter de la misère immense ;
Car nous sommes venus simplement pour la France.

L’ORPHELINE, avec ardeur

Simplement parce que vous étiez tous français !

(À mi-voix)

Comme frère déjà je vous reconnaissais

LE CANADIEN
(dans un tendre reproche)

Et pourtant vous doutiez encore tout à l’heure…

(Se rapprochant de la jeune fille et croisant les bras)


Un peuple s’éteint-il ?… Non, toujours il demeure.
Et groupe tout d’abord issu de votre sang
Et de votre valeur, sans cesse grandissant
Ce groupe devint peuple. Et dans sa fierté d’âme,
Avec un cœur brûlant d’une héroïque flamme,
N’oubliant pas sa mère et le vieux sol natal,
En dépit de l’espace et d’un pouvoir brutal,
Et malgré la longueur d’un siècle de souffrance,
Ce peuple est demeuré le vrai fils de la France.
Fils par la chair, le sang, la langue, la valeur,
Pouvait-il de sa mère ignorer le malheur ?…

(Prenant un ton amer)

De vos frères combien ont méprisé ma race,
Quand nous sommes pour eux ce que fut leur Alsace !

(Revenant au ton naturel)

Et pourtant nous pouvions, orphelins délaissés,
Renier notre mère et les bons temps passés
Où, dans son cher berceau, notre première enfance
Frémissait si souvent à la voix de la France.
Puis quand, un jour, hélas ! l’enfant à son réveil
Apprit l’affreux malheur qui, durant son sommeil,
L’avait frappé soudain, en de sombres alarmes
Cet enfant se plongea pleurant toutes ses larmes ;
De son cœur angoissé s’envolèrent ces cris :
« France, je te bénis ! Mère, je te chéris » ! —
Ce fut l’énorme deuil qui pesa sur ma race.
Tout meurtri, la douleur empreinte sur sa face,
Tordu par l’ennemi sous un joug incessant,
Québec en sa fierté n’oubliait pas son sang.
Debout sur l’âpre Cap il tendait vers la France
Ses suppliantes mains et gardait l’espérance.
Car, même s’il lui faut franchir dix océans,
Une mère ne peut oublier ses enfants.
Québec, c’était l’enfant qui ne savait maudire…
À la France adorée il offrait son martyre.
Et quand l’envahisseur, levant son étendard,
Lui dit : « Voici ta loi » !… du terrible soudard
Étranger méprisant la suprême menace
Québec disait à Dieu : « Je garderai ma race » !
Or, d’une mort hideuse et du gouffre profond
Où l’ombre à la clarté se mêle et se confond,
Par l’amour filial la race fut sauvée ;
Saine et sauve la France, enfin, l’a retrouvée.

L’ORPHELINE

Vous l’avez bien prouvé cet amour filial,
Quand vous êtes venus d’un élan triomphal
Lutter, vaincre et mourir sur nos champs de bataille.
Impétueux, frappant et d’estoc et de taille,
Dans les mêmes combats où tombaient nos poilus,
Sous l’infernal torrent des meurtriers obus,
Oui vous l’avez prouvé tout cet amour immense,
Que vous avez gardé si pur pour notre France !

LE CANADIEN

Et nous l’avons prouvé dans bien d’autres combats
Devant un ennemi qui ne recule pas.

Toujours plus furieux de notre résistance,
Malgré ses rudes coups on le tint à distance.
À des enfants français on voulut, d’une loi
Qu’aux petits on impose, arracher l’humble foi.
Par cent pièges divers et de savantes ruses,
Par d’infâmes moyens, tels que les lois confuses,
Du beau parler de France on complota la mort,
Pour ne leur réserver qu’un exécrable sort.
Mais leurs fronts abattus soudain se relevèrent
L’abject abaissement que des tyrans rêvèrent
Pour nous, les Canadiens, ne se produisit pas.
Français sur votre sol, nous le fûmes là-bas,
Et malgré le grand nombre et malgré la mitraille
Nous nous dardâmes tous au sein de la bataille.
Ce fut ni le canon, ni le feu, ni le fer ;
Ce fut ni la tranchée et son horrible enfer ;
Et ce ne furent pas des luttes sanguinaires,
Ni la mêlée atroce où grondent des tonnerres,
Ni le choc effrayant des cuirasses d’acier,
Ni l’énorme galop du sombre cavalier,
Ni le heurt furieux de deux masses hurlantes
Qui déchirent leurs chairs de leurs armes sanglantes…
Ce fut plus grand, plus beau, plus terrible et mortel :
C’était un peuple fier contre un peuple cruel
Qui défendait sa foi, qui protégeaient sa race,
Et, superbe et farouche, il frappait à la face !

L’ORPHELINE

C’était une autre Alsace avec d’autres Prussiens.
Mais notre France, un jour, se souviendra des siens
Volant à leur secours.

LE CANADIEN

Dieu veuille vous entendre !

Quels hommes nous avions aussi pour nous défendre !
Et ces hommes, c’étaient nos prêtres vénérés.
Vaillants soldats du Christ, doux, soumis, éclairés,
Remplis de dévouement, ayant tous les courages,
Ils ont conduit la barque à travers les orages.
À l’heure où la révolte emplissait tous les cœurs,
Quand le vieux sang Gaulois sortait de ses torpeurs,
Et lorsque le vieux glaive en des mains frémissantes
Étincelait encor de lueurs rugissantes ;
Quand des cris de fureur contre l’oppression
Appelaient la vengeance et la rébellion ;

Quand sous l’accablement qui l’étreint et l’écrase
Un peuple, mis à bout, de colère s’embrase ;
Lorsque les loups hurlants encerclent le troupeau,
Que la victime enfin va frapper son bourreau,
Tous ces Prêtres-bergers apaisent la tourmente.
Ils proclament combien la révolte est démente,
Et que Dieu la défend comme un crime odieux.
Or, l’on voit se calmer les esprits furieux.
Et nos prêtres alors, sublimes de vaillance,
Au cœur du troupeau font renaître l’espérance.
— « Toujours un peuple est sauf s’il est de Dieu l’élu ;
Dans la soumission est l’unique salut. » —
Et voilà ce qu’on dit et ce qu’on fait ces prêtres,
Et nous sommes restés ce qu’étaient nos ancêtres.

L’ORPHELINE

Nobles enfants de France… Oui, vous l’êtes vraiment.

LE CANADIEN, s’animant

Nous le serons encor : bon sang jamais ne ment !
Car nos luttes là-bas ne sont pas terminées.
L’Anglais s’acharne encor malgré nos quatre années
De labeurs, de combats et d’efforts inouïs
Dans la tranchée où, las nous étions enfouis.
Nous n’avons pas compté : chaque jour à mesure
De bon sang nous avons complété la mesure.
Et nous n’espérions rien. La gloire et les honneurs
N’avaient aucune emprise en nos modestes cœurs.
Et prêts pour votre France à tous les sacrifices,
Nous ne demandions rien pour nos humbles services.
Nous avions devant nous un suprême devoir ;
Ce devoir accompli, nous n’avions qu’un espoir ;
Cet espoir que la France à ma race martyre
Adresserait, un jour, un bienveillant sourire.

L’ORPHELINE

Ce sourire, La France en ce moment déjà
À votre beau pays qui se sacrifia
Si généreusement pour son honneur, le donne.
Car son cœur maternel de vos exploits s’étonne,
Elle s’émeut de voir encore si français
Ses braves Canadiens ; et de tous ses succès,
Et de tous les lauriers qu’apporte la victoire,
Des honneurs qu’on lui fait, de son auguste gloire,
La France en ce grand jour vous offre large part.

LE CANADIEN

Merci.

— Nous resterons jusqu’à notre départ
Les mêmes serviteurs et les fils de la France.
Puis nous emporterons la suprême espérance
Qu’un jour sa grande voix par delà l’océan
Plaidera notre cause. Et, vainqueur, triomphant,
Le Canada français, dans sa reconnaissance,
Suppliera le Seigneur de protéger la France.
Et si, dans l’avenir, sur votre sol béni
Ou voyait accourir de nouveau l’ennemi ;
Et si la France encor sous les pas des Vandales
Était piétinée, et si vos cathédrales,
Vos riches monuments et vos temples sacrés
Dont les paisibles Christs ont été lacérés,
Et vos prêtres encore ont à subir l’outrage
Et vos femmes l’affront de la brute sauvage ;
Et si plus tard on voit les monstrueux soudards
Du Rhin assassiner vos enfants, vos vieillards,
Avec le même élan et la même vaillance
Vous nous verrez venir, et forts, sans défaillance
Nous lutterons encor contre l’affreux vautour
Et le repousserons en son obscur séjour.
Pour nous nous n’aurons pas l’illustre renommée
Qu’on voit marcher souvent en tête d’une armée ;
Nous n’apporterons pas de prestige puissant,
Non plus des grands guerriers l’art subtil et savant.
Non. — Nous n’apporterons de ce lointain rivage
Que l’amour filial et le plus grand courage.
Et là, peut-être encor, parmi tous ces combats,
Parmi les durs assauts pleins d’énormes fracas,
Ces luttes de géants en masse formidable
Où la ruée est folle, aveugle, redoutable ;
Parmi ces faits d’éclat dont l’histoire a frémi,
Et parmi ces grands chocs qui brisent l’ennemi,
Et ces rudes élans où la Victoire halète
Oui là, peut-être encor, verrez-vous Courcelette !

L’ORPHELINE

Et nous dirons encore au valeureux soldat
Des bords du Saint-Laurent : « Vive le Canada » !
Ah ! nous ne savions pas jusqu’à ce jour de gloire,
— En ce jour où la France acclame la victoire —
Pouvions-nous le savoir ?… que nous avions là-bas,
Tout prêts à se donner, de si braves soldats !
On nous disait parfois « Vos cousins d’Amérique »…

Et vous étiez toujours cette race héroïque
À la valeur française, avec l’âme et le cœur
De notre race où croit d’héroïsme vainqueur.
On disait « nos cousins » et vous étiez nos frères,
Et vous étiez ceux-là que dans nos âmes fières
Nous chérissons déjà de toute notre ardeur,
De tout le dévouement que peut avoir un cœur.
Là-bas, c’était toujours la France généreuse,
Avec la même fougue et même humeur joyeuse,
Qui se jetait devant les terribles Teutons.

LE CANADIEN

Si nous sommes alors des dignes rejetons
Et des purs descendants de la race française,
— Vos frères, disons-le — douterez-vous sans cesse
Qu’aux veines nous ayons tous deux de même sang,
Et qu’entre nous il est encore un lien puissant ?
S’il vous manque un poilu, pourquoi donc ne pas prendre
Un enfant de là-bas qui puisse vous défendre,
Vous protéger sans cesse et donner, s’il le faut,
Tout son sang pour vous-même et l’honneur du drapeau ?

L’ORPHELINE rougissante

Hélas ! si je savais que je mourrais française !…

LE CANADIEN, très doux

Que craindre ?…

L’ORPHELINE

Je ne sais…

LE CANADIEN

Vous pouvez être à l’aise ;

Si vous devez mourir loin de vos doux séjours,
Française, croyez-moi, vous le serez toujours.

L’ORPHELINE, avec un sourire d’espoir

Ah ! vivre canadienne et demeurer française !…

LE CANADIEN

Unie au même sang jamais race ne cesse !

L’ORPHELINE, avec tristesse

Pourtant d’aller si loin je n’avais pas songé,
J’aime tant mon chez-moi bien qu’on l’ait saccagé.

LE CANADIEN

C’est toujours le berceau qu’adore la jeunesse !

L’ORPHELINE
(Se dirigeant vers le fond)

Je l’aime en ses débris, je l’aime en sa tristesse,
Et lui souris quand même en dépit de mes pleurs.

(Elle s’est arrêtée devant une fenêtre)

Puis, quitter mon jardin… abandonner mes fleurs,
Et mon étang où vient becqueter l’alouette
Et mirer gentiment sa fine silhouette…
Partir… hélas ! si loin… si loin de mon ciel pur,

(Revenant vers l’avant)

Loin de tout ce que j’aime et chéris… c’est bien dur
Et c’est bien dur aussi quand la patrie est chère.
Ensuite je serai là-bas une étrangère…

LE CANADIEN

Mais vos poilus pour nous ne sont pas étrangers.
Nous avons côte à côte à travers les dangers,
Sous le feu, dans la mort, appris à nous connaître.
Là-bas c’est une sœur que l’on verra paraître.
D’un peuple vous aurez le respect, l’amitié.
Lorsqu’un cœur s’est donné, ce n’est pas à moitié ;
Il se donne en entier, en toute confiance.
Et ce cœur est à vous puisqu’il est à la France.
Ce n’est pas l’étranger que le sol canadien,
Ce n’est pas l’inconnu que ce pays chrétien
Où la foi de vos rois a demeuré la même,
Car c’est toujours la France… et la France que j’aime !

L’ORPHELINE, avec ardeur

La France canadienne !… Ah ! je ne doute plus,
Car il me semble voir des bras vers moi tendus,
Puis des regards si doux qu’on dirait qu’ils supplient ;

Et des voix que j’entends, des bouches qui sourient,
Et de douces rumeurs tombant du soir obscur
M’appellent sous un ciel resplendissant et pur !

LE CANADIEN

Le ciel du Canada… c’est un ciel d’espérance !

L’ORPHELINE

J’y volerai gaiement tout en pleurant ma France !

(De lourds sanglots soulèvent la poitrine de la jeune fille, et des larmes abondantes inondent son visage)

LE CANADIEN, ému,

Toute une nation à tes pleurs s’unira.
Comme à toute ta joie elle se mêlera !

(La jeune fille s’est assise près du guéridon. Elle pleure silencieusement. Le Canadien plus ému, se rapproche et d’une voix très tendre :)

De quitter ton pays est-ce vraiment possible
Que ton âme en éprouve un chagrin si terrible ?
Ne crains pas que ce soit un éternel départ,
Je puis te le jurer, nous reviendrons plus tard.
À tes craintes tu peux mêler cette espérance
Que tu viendras un jour revoir ta belle France.
Et tu verrais combien, quand tu viendras la voir,
L’amour de la Patrie et l’amour du devoir
Te sembleront plus grands, plus nobles, plus sublimes,
Et le sombre avenir n’offrira plus d’abîmes.
Ton sacrifice aussi, s’il te semble éternel,
Sera le doux fardeau de ton cœur maternel.

(Se penchant vers la jeune fille)

Et puis… ne sens-tu pas le désir d’être aimée ?
Ton âme est-elle pas par l’envie animée
De savoir que l’on t’aime et qu’à ton seul bonheur
Un homme s’est voué dans toute son ardeur ?
Ah ! quelle immense joie et quel sort enviable
Apporte au cœur humain un amour véritable !
Car à l’âpre travail, à nos rudes labeurs,
Aux larmes, aux chagrins, aux regrets, aux douleurs,
Il est pour notre cœur un baume doux, suprême…
Il s’infiltre en silence et patiemment sème
Le germe précieux qui grandit à son tour
Sublime, triomphant : de baume… c’est l’amour !

L’ORPHELINE

Ce baume merveilleux est déjà dans mon âme,
Il ranime mon cœur, il l’enivre et l’enflamme !
Oui, je veux être aimée ardemment et toujours,
Et je veux désormais vivre de mes amours !
J’aime de tout mon cœur, et, loin de ma patrie
Je ne souffrirai plus… l’amour m’aura guérie !
Car je veux être à toi, mon brave Canadien,
Je sens que mon amour est à l’égal du tien !

LE CANADIEN avec ivresse

Ah ! pourrais-je espérer plus prodigieux rêve !
Jusqu’à ce jour la vie apparaissait si brève !…
Là-bas, dans la tranchée, on n’avait que l’espoir
De mourir bravement en faisant son devoir.
La mort à chaque instant, de sa main sanguinaire
Qui frappe sans pitié, remuait l’ossuaire,
Et dans le tas des os — sinistre fossoyeur
Qui mêle à son travail quelque refrain railleur —
À chacun de nous tous elle indiquait la place,
Tandis qu’un rire affreux se crispait sur sa face.
Quelle vision douce, après ce cauchemar,
De savoir qu’en la vie on a notre ample part
De toutes les douceurs de toutes les délices,
Et de savoir aussi qu’après nos sacrifices,
Après avoir vécu dans l’ombre de la mort,
L’existence nous offre un tel bonheur encor !

L’ORPHELINE

Le bonheur de s’aimer et d’être l’un à l’autre !

LE CANADIEN

Pourra-t-il être un sort plus heureux que le nôtre ?…

(En même temps que ces paroles il aura entouré la taille de la jeune fille et poursuivra d’une voix très douce et très tendre)

Et déjà je nous vois dans le petit chez-nous
Entouré de verdure, et d’un feuillage doux
Plein de roucoulements, bruyant de mélodies
Qui montent vers le Ciel en saintes harmonies.
Et quel parfum suave avec ces chants d’amour !
Quel tableau ravissant quand vient la fin du jour,
Lorsque de feux vermeils s’enflamme la ramure !
Tout, alors, bénit Dieu dans un tendre murmure,
Tout chante au Roi des Rois l’hymne mélodieux

Que la brise folâtre emporte jusqu’aux cieux !
Et plus loin on peut voir, à travers la feuillée,
Le gentil pâturage et la plaine ondulée.
Que coupe, en serpentant, un beau ruisseau
Où vient de temps en temps s’abreuver le troupeau.
Et plus loin, on entend le bruissement sublime
Des grands foins odorants que le zéphyr anime,
Et les murmures doux et plaintifs des blés d’or.
Plus loin, vers le hameau, plus loin, plus loin encor,
C’est le beau Saint-Laurent, ce fleuve magnifique
Qui roule fièrement son onde féérique.
Ce fleuve, dont Cartier admira le parcours,
Fut contre des Saxons notre unique secours.
Contre d’envahisseur on vit ses flots paisibles
Se soulever soudain, rugir d’accents terribles,
Et, d’un effort énorme et puissant de ses eaux,
Rejeter au néant les orgueilleux vaisseaux.
— C’est là que vous vivrez l’heureuse et douce amante
Qu’égayera toujours la nature charmante !

L’ORPHELINE

C’est là que j’aimerai mon cher et doux amant !

LE CANADIEN
(S’animant à mesure qu’il parle.)

C’est là que vous verrez ce peuple fièrement
Revendiquer ses droits et demander justice.
Là que des Canadiens, grands par leur sacrifice,
Fiers par leur résistance aux assauts ennemis,
Dignes par leur maintien et leurs actes soumis,
Intrépides et forts par la ferme défense
De leur foi catholique et du parler de France, —
Là que les Canadiens, en sublime union,
Se sont grandis et sont devenus nation.
Et c’est là que plus tard, poursuivant sa tactique,
Ce peuple brisera de pouvoir tyrannique,
Et comme un autre peuple aimant la liberté,
Libre il s’affirmera fort de sa dignité.
Pourra-t-on dire encor « La race inférieure » ?…
Race dont le moral se grandit à toute heure ?
Race sainte et sublime en sa fécondité ?
Race dont le courage est toujours indompté ?
Race qui veut rester toujours ce qu’on l’a faite :
Catholique et française ; et, malgré la conquête,
Et malgré d’abandon, les haines, les fureurs,
Qui demeure la même au sein de tant d’horreurs ?

Et qui, plaçant en Dieu l’ultime confiance,
Forte de tous ses droits, sûre de sa vaillance,
Sans crainte des assauts, des pertes, des revers,
Établira sa place au sein de l’univers ?…
Oui, « peuple inférieur »… On le dira peut-être
Tant que l’on n’aura pas appris à le connaître.
On le dit, parce que ses actes sans éclat,
Sans vanité, sans fard, n’ont pas l’apostolat,
Ni, pour les rehausser, la haute propagande ?
Qu’importe ce qu’on dit !… La race reste grande.
Noble, majestueuse en son obscurité.
Elle a l’honneur pour elle et la saine fierté.
Elle a pour elle encor ses luttes héroïques,
La gloire et le renom de ses combats épiques,
Car elle a son Histoire où brille Chateauguay,
Où ses petits héros, au cœur vaillant et gai,
Étonnent l’ennemi par de nombreux prodiges ;
Et même en la révolte ils gardent leurs prestiges
En protégeant la race, en défendant le sol.
Et ces héros d’hier, s’élançant d’un grand vol
Vers la terre française, ont de leur baïonnette
En notre Histoire écrit ce fier nom : COURCELETTE !
Le monde a salué ces modestes héros
Qu’on vit durant quatre ans saigner sous les drapeaux.
Combattre jour et nuit superbes d’endurance,
Vivre pour leur pays, puis mourir pour la France !

L’ORPHELINE

Ô Canada, mon pays, mes amours,
Français, français… tu resteras toujours !


Fin