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Ma carrière

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Ma carrière
Conférence parue dans La bonne parole en mars et avril 1947
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La bonne parole — Montréal
(Conférence parue en mars et avril 1947.)



MA CARRIÈRE

par Marie-Claire Daveluy



MA CARRIÈRE

(par Marie-Claire Daveluy)

LIMINAIRE


« Le moi est haïssable » : vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable ». Ainsi écrivait Blaise Pascal, il y a trois siècles. Il eut si parfaitement raison, que, depuis, la politesse, la prudence, la sagesse, créent le silence autour du moi condamné.

Cependant, le sévère ami de Port-Royal ne comptait pas quarante ans quand il traçait ces lignes, ni d’ailleurs quand il mourut. Il n’en vint pas aux circonstances atténuantes, ni à discerner, autour de lui, combien de moi dégonflés, améliorés, adoucis, des Miton qui couvraient des moi beaucoup moins — ou pas du tout — haïssables. Car, pour plusieurs d’entre nous, les années dissipent un mirage tenace : celui qui embrouille les valeurs, et fait croire à quelques-unes inexistantes, celle de son moi, par exemple. Le moi perd avec l’âge, je le répète, beaucoup de son importance, ou de sa naïve suffisance. On croit moins en soi, parce qu’on croit moins à la vie et qu’on en espère bien peu ; parce que, aussi, trop de nos possibilités se sont évanouies, les unes après les autres. De se trouver réduits parfois à de maigres ressources personnelles ouvre les yeux. On sourit avec mélancolie devant sa complaisance d’hier, châteaux de cartes ou d’Espagne, illusions, rêves. On s’est réveillé un matin la tête lucide et claire. On s’est retrouvé gros Jean, ou grosse Jeanne, comme devant.

Alors, le moi se transforme ? Oui, le moi devient collectif. Il découvre les autres ; il s’en préoccupe, il en sent les coudes ; il convient qu’avec tous, il fait partie intégrante de la foule des humains, où si peu de têtes émergent ; il ne conçoit plus l’existence qu’entouré de tous les autres moi, qui font trouver la vie meilleure, ou pire ; pour qui l’on ressent les sentiments les plus divers ; et, enfin, qui tous s’intéressent à une tâche dont chaque moi n’est qu’un rouage, fut-il essentiel ou éminent. Concluons : à la sottise, qui n’a point d’âge appartient l’outrecuidance inguérissable, le « moi haïssable » dans sa vérité pascalienne et éternelle.

Pourquoi ce plaidoyer, me demandez-vous, ce balbutiement devant la pensée d’un génie ? Pourquoi ? Parce que je songe à tous ceux qui ont raconté quelque chose de ce moi haïssable, qui ont employé des mots proscrits, le je, le me, le ma, à tous ceux qui ont cédé, un jour, à la magie ou à l’émotion des souvenirs. S’ils y ont cédé, soyez sûrs qu’ils revoyaient les temps jadis, ou actuels, à la façon d’un tableau ordonné. Chaque objet, chaque personne reprenaient dans l’ensemble leurs exactes proportions, toujours relatives et dépendantes. Très peu occupaient le premier plan ; très peu, également, se trouvaient placés dans les zones de lumière.

Je vais donc ce soir vous parler à mon tour du passé, un passé encore tout proche ! Évidemment, c’est le mien ! Il m’entourait, j’y évoluais, avant-hier, hier même. Je tiens à ne paraître nullement accablée par mes nombreux ans. En ce passé qui va surgir, aurai-je été spectatrice, témoin attentif et silencieux, ou aurai-je tenu un tout petit bout de rôle, qu’on entendit peu ou prou. Le titre que vous avez lu en tête de cette brève causerie, ma carrière, mais c’est un titre courant. Car qui dit carrière dit course. Cela indique qu’il y eut, de ma part, mouvement, célérité, action. On dit si joliment, vous le savez, « la carrière que j’ai embrassée » ; ou « j’embrasse une carrière ». C’est un geste très précis cela, enveloppant, et, parfois rempli de conséquences. Embrasser une carrière, je crois que c’est beaucoup plus grave qu’embrasser un amoureux, ce qui n’est que légèrement compromettant et encore…

Donc, la carrière, c’est un appel entendu, une vocation qui se dessine déjà, un lointain vouloir qui s’exécute. Elle ne doit être ni un pis-aller, ni un moyen d’existence quelconque. Elle ne se choisira pas sans discernement ni sans votre consentement explicite. Nom de grâce n’agissez pas en aveugle ou en résigné. Vous seriez insatisfait et si souvent effaré. Où vous seriez-vous fourvoyé ? Votre lanterne n’était pas allumée, tout comme dans la fable. Enfin, ce qui est encore plus néfaste, vous n’y rendriez pas les services qu’on est en droit d’exiger de vous. Toute carrière, tout métier, toute occupation, a son caractère social. Ils ne sont jamais ni le simple gagne-pain que vous croyez, ni une activité nécessaire à votre être. Vos semblables ont besoin de votre coopération, de votre aide, de votre rayonnement, dont vous ne prévoyez pas toujours l’étendue. Soyez sans crainte, votre moi joint à tant d’autres moi, dans un effort commun, ne paraîtra pas haïssable, ou, alors, il le sera avec tous, ce qui ne se verra pas, tous les Miton chers à Pascal ayant couvert le moi haïssable dans quel accord parfait !


PRÉ-CARRIÈRE

La carrière, ou toute carrière ainsi entendue, ne surgira pas comme par miracle, dans un milieu inattendu et inconnu, à tel moment précis et fatal. Vous y serez conduit lentement, que vous vous en rendiez compte ou non. Vous aurez une sorte de pré-carrière. Je crois beaucoup à la pré-carrière, discrète ou bruyante, élaborée ou non par le subconscient, traversée de difficultés, de contradictions, de défaites, de victoires. Lent travail toujours baigné d’un peu de soleil. Vous en jugerez ainsi, plus tard, quand vous la retrouverez, chargée de l’ineffable poésies de l’enfance et de la jeunesse. Votre pré-carrière, c’est votre personnalité qui s’est dégagée un jour de ses brumes. Elle s’est affirmée pour la première fois. Elle a manifesté ses goûts, ses tendances, une activité et des aptitudes, dans tel ou tel domaine.

Avec votre pré-carrière, votre jeunesse ressuscite donc. Elle s’anime dans son propre cadre. C’est le moment merveilleux de votre durée. C’est le milieu dont les images demeurent vivantes parce qu’une clarté de plus en plus pénétrante les garde toutes fraîches. Vous revoyez des paysages et des scènes, des maisons disparues, des sentiers aux traces perdues. Des voix éteintes s’élèvent, des visages sourient. Et voici les faits, les événements, toute la trame subtile des jours enfuis. Tout se déroule à la façon d’un film coloré avec relief accusé.

Ainsi, ce soir, c’est le Montréal de 1887 qui va se reconstituer, se projeter devant vous. Vision un peu trouble peut-être, plus ou mois fidèle, mais vous pardonnerez au « moi haïssable » qui s’y essaie avec bonne volonté. C’est le fond du tableau. Il faut bien brosser, à larges traits ou non. Ah ! ce Montréal de 1887 avec ses 225,000 habitants, il faut en resserrer l’enceinte de toutes parts. Au nord, aucun square Saint-Louis ; à l’est, nul Parc Lafontaine ; à l’ouest, ni ville de Westmount, ni Notre-Dame de Grâce ; et enfin songez qu’Outremont et ses villas n’existent pas, même comme un rêve de verdure et d’oppulence. De grands espaces inhabités, parfois boisés, remplacent tous ces endroits. Les paroisses sont rares, quatorze en tout. L’année précédente, Montréal était érigé en archevêché avec Mgr Fabre comme premier archevêque titulaire. Mais ne nous arrêtons nulle part. Dirigeons-nous, par la rue Sainte-Catherine, vers la rue Saint-Denis. Rue Saint-Denis ou rue Saint-Hubert, rues parallèles et toutes proches, voilà les localités où l’on demeurait volontiers à cette époque. L’église Saint-Jacques coupait la rue Saint-Denis par le milieu. Elle s’ornait ainsi de ce clocher aigu tout comme de spacieuses demeures à sa droite et à sa gauche, toutes ayant quatre ou cinq étages, quelques-unes gardant l’aspect de nobles manoirs avec des façades en « pierre de taille », et des portiques à colonnes. Les voitures à chevaux, ou les « chars urbains « , ou les « petits-chars » comme on disait alors, y circulaient sur une seule voie. Qui n’aurait profité de ce moyen de transport ? Il se montrait de si bon ton. Le conducteur du véhicule s’arrêtait, avec une complaisance infinie, où le voulait le piéton, pour monter ou pour descendre, et même il permettait aux charmantes femmes de l’époque d’aller magasiner quelques instants. Les chevaux se reposaient ; puis quand Madame remontait, tout s’ébranlait aux sourires indulgents des autres occupants.

La rue Mignonne, la première rue transversale, après Sainte-Catherine, (la rue de Montigny, aujourd’hui), entendait chaque jour, entre trois et quatre heures, les cris de joie des bambines et bambins, quittant le Jardin de l’enfance, ce petit externat des familles du quartier.

Eh bien, c’est à cette heure précise que naquit en 173 pouces de neige, s’il vous plaît, cette année 1887, — la plus neigeuse des années neigeuses, — la pré-carrière d’une des bambines de l’école. Cette bambine ne se possédait pas de joie, elle savait lire, lire enfin ! Tout l’univers s’ouvrait devant elle, et non plus seulement son entourage journalier. Tout le monde imaginaire rappelait celui des fées, celui des plus belles histoires du monde. Je partirais à la recherche de ces lieux sans frontières, chaque fois que la course en deviendrait possible. Je me tiendrais si grave et si sage qu’on ne me défendrait point cette chasse délicieuse. Au fond, je n’irais pas très loin, si l’on comptait mes pas, et non les envolées de mon imagination. Non, je me rendrais tout près, rue Sainte-Catherine, et cela comblerait mes vœux. Il y avait là, presque à l’angle de la rue Saint-Denis, un libraire, dont le large écriteau noir avec des lettres d’or portait le nom de Fauchille. Ses deux vitrines, larges pour ces temps, voilà la première bibliothèque que je connus et dévorai de l’œil, chaque jour, à la même heure, beau temps, mauvais temps, le nez collé à la vitre, les jours de grand gel. Il y avait là, voyez-vous, alignés sur un fil de fer, et donnés en lecture aux passants, six contes tout rutilants de couleurs, des imageries d’Épinal aux tons violents qui m’éblouissaient. Je les lisais ; je les relisais, jusqu’à ce que le libraire, un petit homme bougon, très économe, s’avisât de les changer. Bientôt, cela ne put me suffire. Je voulus avoir à moi ces histoires captivantes. Je le pouvais sans ruiner mes parents. Elles ne coûtaient qu’un sou. Je devins insatiable. Je les accumulai, les classant par histoires terrifiantes, ou par histoires attendrissantes. Je les prêtais beaucoup… Instinct de bibliothécaire ? J’aime à le croire, en tout cas, lire et faire lire sont des tâches de tout gardien de livres qui a le métier dans la peau.

Puis les imageries d’Épinal sans perdre leur place de choix. — je les aime encore — cédèrent le premier rang aux livres. Je me pris à fréquenter d’autres librairies. Celle, par exemple, de Cadieux et Derome, rue Notre-Dame, près de la rue Saint-Gabriel. Le terrain des belles histoires s’agrandissait. Les voyages d’explorations prenaient plus d’envergure. L’ambition de ranger livres après livres sur un rayon, me gagnait. Je revois parfaitement l’intérieur du magasin de Cadieux et Derome. Il y régnait une atmosphère non sans solennité. On circulait à pas feutrés, croisant un personnel peu nombreux, mais rempli de distinction. Monsieur Cadieux, le chef, le libraire-gentilhomme de l’époque, était là, debout, souriant et accueillant. Avec une pointe de réserve, cependant. On lui parlait peu. Grand et mince, ses cheveux blancs contrastaient avec ses vêtements toujours noirs et toujours élégants. Il suivait ses clients du regard avec quel art infini ; il paraissait ne jamais poser l’œil sur eux. Il me souriait, mais ne me demandait pas où je comptais me glisser. C’était une entente sans paroles. Je montais, tout au fond, un large escalier. Je le montais lentement. Il m’enchantait. Je le trouvais féerique. Recouvert en caoutchouc très épais, il comptait à chaque degré de nombreux et larges clous de cuivre, d’un brillant et d’un éclat extraordinaires. Les jours de soleil, je me sentais inondée, toute couverte, du rayonnement de cet or que foulaient mes pieds. Étrange caprice de la mémoire qui enregistra si clairement, un jour, l’image d’un vieux monsieur à cheveux blancs, s’inclinant avec courtoisie près d’un escalier clouté d’or, non loin d’un large pan où se tassaient des livres roses — un rose frais, jeune, riant. N’abritaient-ils point, derrière leurs feuillets, mon ami le bon petit diable et le tendre François le Bossu.

Plusieurs de ces livres tout comme ceux du bon Chanoine Schmidt, ou encore cet Albert ou l’Orphelin catholique, ou cet Allumeur de réverbères, durent être remplacés. J’en parlais sans cesse. J’en parlais trop. Alors, on voulait lire à son tour. On empruntait. On ne rendait jamais. Je n’en, éprouvais pas de regret. Je faisais aimer ce que j’aimais, ce qui était si fort aimable. Mes amis les livres devenaient les amis de mes amies. El puis, quels sujets intarissables à traiter, à discuter. Chacun avait ses personnages préférés, et « mon auteur préféré » aurait-on pu dire, tout comme pour votre série de conférenciers.

Cependant cette pré-carrière se transformait peu à peu. Elle se précisait, s’ajustait dans son cadre propre. Ne pouvant tout acheter et voulant tout lire, je songeai aux bibliothèques, aux véritables cités des livres. J’y pénétrai en qualité d’abonné, mais avec l’attitude d’un fidèle entrant dans le temple. Des bibliothèques, à l’époque de ma jeunesse, il y en avait, certes. Les couvents avaient les leurs, où l’on admettait quelques élèves avides de belles lectures. Puis, durant les vacances, il y avait l’Institut Fraser, ouvert depuis 1885, la bibliothèque du Gesu, et surtout celle du Cabinet de lecture paroissial, la bibliothèque Notre-Dame, comme on disait plus volontiers. Créée, en 1884, par les Messieurs de Saint-Sulpice, elle fut un jour aménagée dans la vaste bâtisse du Cercle Ville-Marie, rue Notre-Dame, aujourd’hui démolie, pour faire place à l’édifice Transportation.

Ô la riche collection d’ouvrages qu’on trouvait là ! elle était rangée dans des armoires vitrées, encadrées de beau noyer noir, très ouvré. Elles remplissaient ces armoires, du plancher au plafond, deux larges pans de mur. Cela n’était pas très accessible. Certains ouvrages, parmi les sept ou huit mille qui fraternisaient là, se faisaient attendre. Ils semblaient véritablement descendre du ciel. Vue imposante, témoignage de respect et de vénération ! Mais l’âge pratique restait à venir, cet âge où l’on aurait encore des statues, mais moins de piédestaux. — Il y avait aussi, à côté de la grande salle, une toute petite pièce, une sorte de sanctuaire, remplie des acquisitions nouvelles des « Vient de paraître ». Le directeur — c’était alors l’abbé Hébert — se la réservait. Un examen, la censure, s’y exerçait. Les deux bibliothécaires, de charmantes et obligeantes personnes, Mlles Picard, me laissaient parfois y pénétrer. Je me sentais, ces jours-là toute glorieuse. Avidement, vivement je lisais les titres, je notais dans ma mémoire les ouvrages que je demanderais sans tarder. Je connus ainsi l’atmosphère de silence, de paix, de grâce spirituelle, que demeure toute vraie cité des livres. Je n’y étais pas même distraite par deux habitués, qui s’engouffraient sans cesse, eux aussi dans les corridors de la maison, montaient vivement le large escalier plein d’ombre, puis apparaissaient sur le seuil de la Bibliothèque. Que de fois j’y croisai ainsi Messieurs Louis-Raoul de Lorimier et Édouard Montpetit. Avant d’écrire leurs beaux livres, ils avaient vécu en la société quotidienne des chefs-d’œuvre anciens et des ouvrages des grands modernes. Quels liseurs ! Je m’en porte garant ! — « Nos Messieurs » comme dirait Mgr Olivier Maurault, agissaient une fois de plus, — en leur qualité de fondateur de bibliothèque — comme les seigneurs munificents et dévoués de l’île de Montréal.

Ma pré-carrière prenait fin dans le milieu culturel qu’ils avaient fait naître, et que devait si heureusement poursuivre la bibliothèque Saint-Sulpice, sous la direction du maître-bibliothécaire, Aegidius Fauteux.

Ma carrière, que fut-elle dans son ensemble ? Ni prématurée, ni trop longue, ni éclatante, ni trop sombre, une sorte de grisaille. Un labeur aimé entre tous occupait le plan de couleur claire. Le gris enveloppait les incidents sans gaieté, les travaux sans facilite, entravé par quel pauvre outillage. Celui d’une époque d’organisation qui se cherche, qui tâtonne, autour des moyens d’action propres aux belles carrières.

Mais la bibliothèque connut de grandes heures précisément aux jours où j’y entrais. Chronologiquement, ma carrière débutait avec la plus brillante de ces heures. Elle me couvrit d’une extraordinaire rumeur de fierté ! Rappelons-la. D’abord, que possédait la bibliothèque au moment où l’on parla de la transporter dans son immeuble ? Seize mille volumes environ. C’était peu. Mais quand même on jugea le moment venu de loger cette collection avec une certaine somptuosité. Un palais de beau marbre canadien avait été construit. On y transporta fin d’avril 1917 ces œuvres choisies. On doubla le personnel, dont je devins l’une des nouvelles élues. Puis, une autre magnificence fut résolue : la cérémonie d’inauguration, en mai 1917. Ce fut un spectacle comme peu de bibliothécaires osent en rêver, dans leur paisible carrière. Le vainqueur de la Marne, Joseph-Jacques-Césaire Joffre, Maréchal de France, en fut le personnage central. Par un bel après-midi de verdure et de brise, le grand soldat descendait en face du palais, qui nous abrite ce soir. Ses hautes portes de cuivre étincelaient, mais elles étaient closes. À la voiture, au devant du visiteur, s’empressait le bibliothécaire, chapeau bas comme à Versailles, et mots lapidaires aux lèvres. Historien lettré, et petit-fils de notre historien national, Hector Garneau prononça en frémissant : « Maréchal, le Canada vous salue ». Avec ces mots, il présentait à son hôte la clef d’or massif qui ouvrirait la cité des livres. Le Maréchal fit jouer les gonds. Le premier, il entra dans cette maison où se ranimeraient sans fin les grands esprits de l’humanité. La première heure de la bibliothèque — qui fut la première heure de ma carrière — fut de taille, vous pouvez en juger. La France victorieuse de 1914-1917 y résonnait avec la voix de Césaire Joffre. Elle éveillait d’autres échos, jamais endormis dans ce Montréal fondé par des fils de France et dont le sang fut aussi prodigue à se répandre que celui des héros de la Marne. La France, avec Césaire Joffre, pouvait évoquer ici, quelles gloires bien françaises, qui ouvraient par le fer et l’acier tout un pays à la civilisation. Une autre des grandes heures que je désire mentionner, car il faut bien me limiter, eut moins d’apparat et de résonance. Une fierté plus modeste fit battre les cœurs. Ce fut une joie grave et recherchée tout de même. Les historiens, les bibliothécaires, les amis des vénérables ancêtres du livre canadien, regardaient enfin, palpaient, scrutaient, la riche collection du prince de nos bibliographes : Philéas Gagnon. Ma carrière connut ce beau dimanche de l’an 1924. Ce fut un de ses sommets. Ne souriez pas de ce mot, toujours intimidant à prononcer. Les collines n’ont-elles pas leurs sommets, tout comme les plus hautes montagnes ?

Je m’explique d’ailleurs tout de suite, entrant au cœur même de ma carrière, en vous parlant de la plus importante collection privée jamais connue au Canada.

La Ville de Montréal en fit l’acquisition en 1910. Puis, tous ces trésors, ces Canadiana rarissimes, furent ensevelis dans des caisses, protégés par des bandelettes de plomb, puis déposés dans la crypte, — ou le sous-sol de ce palais. Elles attendirent longtemps leur réveil, ces soixante caisses-sarcophages, alignées comme des tombes royales dans quelque vieille abbaye. On frissonnait un peu en les frôlant à l’occasion du moins les personnes d’imagination vive. On se dépitait aussi. Qui n’accepte de chercher et de désirer longtemps un trésor introuvé ? On gronde devant tout trésor dont on retarde l’heure de la possession. Ce pénible sommeil dura douze ans. Il fallut que la Ville désespérât de ses finances et des sommes à offrir pour des acquisitions nouvelles — cela lui arrivait souvent hélas ! — pour qu’enfin elle se décidât à exhumer, des richesses bibliographiques sans exemple. En février 1922 exactement la première caisse livrait ses in-folios. Grand émoi ! Heure inoubliable, où il me fut donné de plonger dans l’écrin, pardon, dans la modeste et solide boîte en bois, débarrassée de son plomb funèbre. Avais-je mérité cet honneur ? Je ne le crois pas. Mais depuis cinq ans, je m’appliquais à connaître, à saisir chaque secret de mon métier. Je méditais depuis si longtemps le reproche pénible d’Olivar Asselin à ses compatriotes : « Les Canadiens n’aiment et ne cultivent que l’à peu près ». Je me renseignais. J’étudiais. Un stage à l’Université McGill, puisque l’Université de Montréal n’avait pas d’École de bibliothécaires, ouvrit bien grands mes yeux. J’y acquis la certitude que ma carrière non seulement ne s’improvisait point, mais ne s’achevait jamais. Course magnifique vers un humanisme presque inaccessible ; tentative ardue, sans aide adéquate ou rare et difficile à se procurer, voilà ce qui m’empêcha de jamais connaître le repos, ou cette béate satisfaction devant des efforts accomplis en vitesse.

À côté du travail culturel se dressait donc sans cesse, l’art du technicien à acquérir. Je sentis souvent cette pointe de mélancolie que connaissent ceux qui œuvrent dans le vide, qui prennent des décisions, assument des responsabilités, que l’avenir ne ratifiera point. Tâche de pionniers qui s’attaquent à la forêt, puis à son essouchement, non travail de jardinier-artiste, qui sème pour la floraison prochaine des lis et des roses.

Qu’on ne m’accuse point d’amertume ! Je n’en eus jamais. Comment ne pas admettre que dans tout domaine, ce sont les pionniers qui apparaissent d’abord. Avec eux, c’est un appel constant à l’énergie, à la patience, à la résignation. Les résultats-heureux, ils les auront voulus de toutes leurs forces, mais ils ne les verront point. Cette terre promise ne sera entrevue qu’en rêve. Cette vision réconfortante ne constituera qu’un mirage qui dura.

La foi en son métier, l’amour de son métier feront seuls renaître, chaque jour, les forces et cet espoir qu’on ne se dépense jamais en vain, que nul effort n’est perdu, comme a dit un sage.

Vaste culture, technique parfaite, possession d’un outillasse qui soit le dernier mot du progrès, voilà ce qui fait la grandeur, ou la misère, de la carrière de bibliothécaire.

J’en convenais d’ailleurs avec les esprits distingués qui m’entouraient ; femmes érudites, hommes de lettres, et autres bibliothécaires soucieux de belles lectures. Plusieurs vivent encore, portent des cheveux blancs, éclat d’argent, près des yeux bleus ou noirs comme jais. Leur amitié me reste et m’honore. Si le temps ne m’était mesuré que de tableaux graves ou gais à rappeler, de mots spirituels à citer. L’une d’entre elles — elle est peut-être ici, ce soir, — donnait la réplique avec une rare maîtrise. Entre le classement de deux vénérables in-folios, cela nous mettait l’âme en joie. Mais quelques-uns de ces fraternels ne sont plus, ont vu passer l’ombre de ce monde.

Le dernier en date, c’est le bon et l’original Marcel Dugas. Il y fut de brèves années, sept ou huit ans. Il y promenait un ennui élégant, son « goût de cendres » comme il disait. Il y égarait aussi, certains jours d’inspiration, de précieux petits bouts de papier. Cet écrivain, fin créateur d’images, ce « voyant » de l’état d’âme d’un Verlaine, ou de Mlle Reid, ce peintre des minuscules chapeaux, et des petites dames frisées de la rue Fullum, fut le sourire ailé, un charme pour le personnel de son époque. Il nous consola durant combien d’heures sombres, où de si minimes résultats étaient obtenus. Les livres ne circulaient qu’avec une méthode encore loin de sa perfection. On tentait d’en sauvegarder l’existence, sachant qu’ils ne seraient point remplacés. La « Bookless Library », comme on appelait alors ce palais, accomplissait journellement, avec conscience, une œuvre pourtant méprisée. Heures sombres, oui, heures désolées, à côté des grandes heures trop rares, soucis humiliants, pénible incompréhension !

En vrais amis des livres, nous ne songeâmes jamais, cependant, à quitter la barque. Elle navigue, donc elle est. Elle dure, donc elle arrivera quelque part. En ces temps, c’est le lettré, l’historien, le passionné des beaux livres, que fut Hector Garneau, qui gouvernait la bibliothèque. Puis vint Félix Desrochers, organisateur habile, qui aurait donné de l’espoir aux pires désespérés et pour lequel on acceptait de créer à la fois l’outil et le clou afin que l’un puisse enfoncer l’autre. Ah ! l’animateur rare que Félix Desrochers, qui aurait chanté et agi sur le bord d’un abîme ! À preuve, ce premier inventaire général des livres accompli en cinq semaines, durant l’été de 1930. Tour de force vraiment, pour qui est du métier, puisque le personnel peu nombreux, peu préparé en vint quand même à faire de la clarté autour des trente mille volumes de la bibliothèque en ne comptant point les Canadiana de la Collection Gagnon.

Puis vint Ægidius Fauteux. Personnalité riche en possibilités de toutes sortes, symbole, modèle à cette date du bibliothécaire à la carrière féconde. Ce terrible petit Napoléon, dans l’empire des livres, était « omniscient » aurait-on dit, doué du don d’ubiquité, d’une mémoire infaillible, d’une curiosité intellectuelle qui ne connaissait jamais le repos. Son esprit, satirique, parfois un peu cruel, n’épargnait personne. Il demandait, quand c’était l’heure ce qu’un bibliothécaire de sa trempe doit demander, mais il ne renouvelait jamais ses demandes. Il se retirait dans sa tour d’ivoire, toutes griffes dehors cependant. Son attitude, son silence armé, impressionnaient, exerçaient son influence indue. Il parvenait souvent à ses fins. Il imprimait ainsi, à la Cité des livres, une impulsion dont on se ressent encore. Sa mort assez soudaine fut un départ inattendu, rapidement exécuté, un bond stoïque de chrétien dans la mort. Il laisse le souvenir d’un grand bibliothécaire. Ma carrière se termina alors que ce sillage funèbre commençait à s’évanouir. Un peu plus d’un quart de siècle s’était écoulé, à l’ombre de ce palais, dont les murs reflétaient chaque jour ma silhouette de bonne volonté. La Bibliothèque accueillait alors à sa tête un écrivain de talent, d’une belle dignité silencieuse. Il avait signé un de ses romans historiques : les Opiniâtres. Son esprit y laissait échapper le secret de son caractère résolu. La Bibliothèque allait bénéficier, dans ses destinées futures, de ce vouloir intelligent qui s’imposait sans l’intransigeance des mots et des gestes.

Pré-carrière, carrière, sous-carrière ou violon d’Ingres, tout cela constitue la chaîne de l’activité personnelle. Activité plus ou moins intense selon que les contingences humaines entravent ou facilitent la vie de chacun. Mais l’activité la plus intense n’est possible qu’en suscitant quelque beau dévouement intelligent qui en permette le libre jeu. Celui d’une sœur, d’une femme aimée, d’une mère, qui auront veillé, sans souci de gloire propre, autour du tâcheron intellectuel, chercheur de silence, oublieux de ce pain quotidien qui renouvelle l’énergie, et, par répercussion, les forces vives de l’âme.

Marie-Claire DAVELUY