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Ma sœur Jeanne/4

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Michel Lévy frères (p. 72-84).



IV


Je retournai à Pau, où je renseignai ma mère sur l’inutile résultat de mon voyage. Elle en prit son parti, disant qu’elle se faisait fort de vivre avec ce que nous avions réalisé et d’empêcher par sa prévoyance et son économie que nous eussions à souffrir de la gêne.

— Ne parle pas de moi et ne t’en inquiète pas, lui répondis-je ; je ne le serai à charge que le temps nécessaire pour conduire à bien mes études, qui vont devenir plus sérieuses et plus ardentes qu’auparavant.

Je la quittai pour les reprendre et regagner par de grands efforts le temps que j’avais dû consacrer à nos affaires de famille. Je retrouvai mon cher Vianne, toujours laborieux et sage, parlant toujours de ma sœur comme de son idéal, mais n’y pensant pas à toute heure et ne perdant pas l’esprit comme je l’avais perdu la première année de mon amour pour Manuela. Naturellement, sans lui rien révéler de ce qui concernait mon père, je lui avais raconté cette aventure. Il s’était étonné de me trouver si impressionnable et si romanesque avec mon corps d’athlète et ma figure épanouie.

— Je fais une remarque, m’avait-il dit : c’est que, d’après le caractère, la physionomie, les goûts d’un jeune homme, on peut constater la tendance et prédire la marche de son existence, hormis sur un point essentiellement indépendant de tout le reste et très-mystérieux, pour ne pas dire illogique, — la nature de sa notion sur l’amour. Je crois savoir, en t’examinant, que tu es actif, plein de courage, que tu es naturellement chaste, très-généreux et porté aux dévouements chevaleresques. Tout cela ne suffit pas pour que je te déclare à l’abri de quelque énorme sottise tout à fait en désaccord avec tes heureux instincts, parce que j’ignore de quelle façon tu aimeras la femme. Ce que tu me racontes m’étonne et semble appartenir au tempérament lymphatico-nerveux de quelque pâle étudiant des contes d’Hoffmann, tandis que ton organisation est celle d’un chasseur ou d’un pâtre des montagnes d’Espagne. Je t’étudierai davantage sous ce rapport, et je te dirai ce que j’aurai découvert, afin que, s’il y a péril accidentel, tu t’en préserves, et que, s’il y a fatalité, tu la combattes. Je ne suis pas de ceux qui croient la fatalité organique impossible à vaincre.

Quand plus tard, le hasard ayant ramené ce sujet d’entretien, je laissai voir à mon ami une certaine sollicitude, une sorte de compassion pour la fille de Perez :

— Tu regrettes, me dit-il, de n’avoir pas pu tenter la jolie expérience de l’épouser pour en faire une honnête femme ? Je ne dis pas que tu aurais échoué, puisque je ne sais rien d’elle ; mais je reviens à mon examen de ta manière d’aimer. Tu es de ceux qui ont en eux-mêmes une confiance fanfaronne et qui, sous prétexte de respect pour la nature humaine, croient, grâce à leurs perfections, sanctifier ce qu’ils touchent.

— Ne te moque pas, lui dis-je ; je ne sais pas du tout me défendre de la raillerie. Tu sais très-bien que je suis un instinctif, un rustique, que je ne fais pas de théories, que je ne me connais pas, que par conséquent je ne me dédaigne ni ne m’estime. Je me sens porté à plaindre la faiblesse et à la protéger ; je ne me demande pas si je peux la sauver, la sanctifier, comme tu dis. Je me précipite pour secourir quiconque tombe à la mer, sans savoir si je ne me noierai pas avec lui.

— Tu crois cela, donc tu le penses, tu es sincère, je n’en ai jamais douté ; mais, en te jetant ainsi à la mer, tu comptes sur ta force et ton adresse. Si tu étais sûr de périr sans sauver personne, tu resterais au rivage, — ou bien tu te précipiterais uniquement par amour-propre.

— Traites-tu de vanité le devoir de donner l’exemple ?

— Ah ! oui, donner l’exemple, voilà ! Voilà ce que je crains, de toi ! Tu es trop idéaliste pour la société où nous sommes appelés à vivre. Tu es capable de beaucoup de belles choses, mais je voudrais être sûr que tu feras quelque chose de raisonnable. Or, s’il y a quelque chose au monde qui demande le contrôle souverain de la froide raison, c’est l’expérience de la science que nous étudions. Le médecin ne doit pas obéir à l’inspiration du moment ; même dans les cas désespérés, je nie qu’il ait le droit d’écouter son cœur ou son imagination.

Ces causeries revenaient souvent et nous menaient parfois à cent lieues au delà du point de départ. Ce n’était peut-être pas bien utile, car il arrive que, dans ces discussions entre jeunes gens, on se place de part et d’autre sur un terrain que l’on s’habitue à regarder comme une propriété exclusive, bien qu’on y ait tenu médiocrement dans le principe ; mais la jeunesse ne vit que de théories, et la société présente ne vit que de partis pris. Loin de redresser dans notre maturité les erreurs de notre inexpérience, elle s’empare de nos croyances ou de nos passions au profit des siennes quand elle ne nous sacrifie pas à de plus étroits intérêts.

Telle ne furent pourtant ni ma destinée ni celle de mon ami, et, si j’ai fait mention de nos amicales querelles, c’est qu’en songeant au dénoûment imprévu qu’elles amenèrent pour lui, je ne puis me défendre d’en rire un peu.

Au bout de nos cinq années d’études, nous fûmes reçus médecins, Vianne et moi, le même jour ; il avait vingt-six ans, j’en avais vingt-quatre. Il vint alors avec moi à Pau, en me confiant qu’il avait l’intention de faire sa cour à ma sœur, si elle ne s’y opposait pas par une déclaration formelle. Je n’espérais pas beaucoup pour lui. Jeanne, à vingt et un ans, était la même qu’à dix-sept, plus belle et plus grande musicienne encore, mais ajournant l’idée du mariage sans hésitation ni regret. Ma mère respectait toujours sa volonté à cet égard et n’insistait pas. Vianne était pourtant le meilleur parti qu’elle pût jamais espérer. Il était si bien posé à Montpellier, qu’il devait sans effort s’y faire promptement une bonne clientèle. Il avait des ressources personnelles, ni père ni mère pour discuter la naissance et la fortune de sa fiancée, pour toute autorité à subir un vieux oncle qui ne voyait que par ses yeux. Il eût été heureux de se charger de ma mère. Il avait une maison à Montpellier, on eût pu vendre ou affermer celle de Pau. Sa demande méritait donc réflexion, ma mère l’admit, mais elle nous dit qu’il ne fallait point en faire part à Jeanne. La seule chance de réussite était que Vianne, en la voyant de temps en temps, — pas tous les jours, — vînt à lui plaire.

Il s’établit donc dans notre ville pour quelques semaines sous le prétexte assez plausible de soins à donner à un de ses amis qui y résidait, et moi, je partis pour les Pyrénées, où j’allais presque tous les ans passer quelques jours pour surveiller notre petite propriété.

Cette fois j’y restai davantage. Le vieux médecin des eaux de Saint-Sauveur, qui depuis longtemps m’avait pris en amitié, avait toujours souhaité me voir devenir son successeur. Il parlait de se retirer, et, me voyant reçu médecin, il me conseillait de faire des démarches pour obtenir son emploi, se promettant de m’aider et de couvrir de son concours pendant quelque temps ce que l’on pourrait me reprocher, la jeunesse et l’inexpérience. J’étais si bien vu dans le pays, que je n’avais pas d’opposition à craindre. Pourtant je demandai le temps de la réflexion. Le poste était bon, mais de bien courte durée chaque année. Il eût fallu pouvoir m’établir dans une des régions voisines où l’on passe l’hiver et l’on vit sur une clientèle fixe. Je ne voyais aucune position à prendre dans les environs, tout était occupé sans espoir de vacance. C’est à m’assurer de ce point important que je passai une semaine. La chose méritait examen. J’étais très-incertain du théâtre de mes débuts. Et ne fallait pas songer à faire quelque chose à Pau. Il y avait là plus de médecins qu’il n’était nécessaire ; je n’avais jamais songé à m’y établir, mais je désirais ne pas trop m’éloigner de ma famille, et Luz était déjà bien loin au gré de ma mère. Le hasard, dirai-je le hasard tout seul ? devait dénouer la situation.

Un matin que j’étais monté en me promenant aux bergeries, c’est-à-dire au groupe de chalets situés sur les pâturages du pic de Bergonz, à une demi-heure de marche au-dessus de notre auberge, je vis arriver deux voyageurs qui faisaient l’ascension, l’un à pied, l’autre en chaise. Le piéton était un Anglais d’apparence distinguée, un homme dont la figure agréable et soignée disait cinquante ans, tandis que le jarret un peu roidi et les cheveux tout blancs disaient soixante. La personne portée en chaise par deux vigoureux montagnards était une jeune femme de vingt-quatre ans environ, un peu pâle, un peu fatiguée, extrêmement jolie et très-bien mise. Ils n’avaient point de guide ; le guide n’est pas nécessaire pour l’ascension du Bergonz, qui n’est ni compliquée ni difficile.

Je connaissais déjà de vue presque tous les malades et touristes de la localité. Ceux-ci m’étaient pourtant inconnus. Ils devaient être arrivés la veille au soir, peut-être le matin même.

Ils s’arrêtèrent à la cabane, et le vieux berger s’empressa de leur offrir du lait. La jeune dame refusa, disant qu’elle venait de déjeuner chez Bielsa, c’est-à-dire chez celui qui tenait mon auberge. Le gentleman lui dit quelques mots en anglais. Elle n’était point Anglaise, car elle fit répéter et ne parut pas comprendre. Alors il lui dit en français, qu’il parlait du reste fort bien :

— Il faut laisser reposer ces braves porteurs et même leur donner à boire.

Il demanda au berger s’il avait du vin. Il en avait toujours quelques bouteilles en contrebande, car il avait passé avec l’auberge un marché qui l’obligeait à ne fournir que du lait. Je vis qu’à cause de moi, bien que ce ne fussent pas mes affaires, il hésitait à répondre. Je m’éloignai pour ne pas le gêner ; je montai un peu plus haut sur le sentier.

Je redescendis au bout de quelques instants ; mon intention n’était pas de monter au pic, dont je connaissais le moindre caillou, mais je n’étais pas fâché de revoir le pâle et charmant visage de la jeune dame. J’étais pourtant blasé sur la rencontre des plus jolies voyageuses comme des plus laides. J’avais assez fait le garçon d’auberge pour regarder tous ces oiseaux de passage comme un gibier hors de portée. Seulement, comme, à l’âge que j’avais, on regarde toujours avec intérêt ces personnages plus ou moins ailés, j’avais acquis certain discernement. Je distinguais très-vite une compagne légitime d’une associée de rencontre, une noble Anglaise évaporée d’une aventurière précieuse, une Parisienne de la fashion tapageuse, mais appartenant au vrai monde, d’une courtisane habillée avec plus de goût et affichant un meilleur ton. Mon père, qui embrouillait tout cela, ma mère, qui n’y comprenait absolument rien, s’étonnaient de ma perspicacité quand après coup je leur disais à quelle espèce ou à quelle variété ils avaient eu affaire.

Je revins donc sur mes pas et j’examinai la voyageuse, surpris de ne pouvoir définir sa véritable condition. La mise était irréprochable, un mélange de goût français et de confortabilité britannique. Elle était Française et appartenait à cet Anglais, dont elle n’était pourtant pas la fille, elle ne lui ressemblait pas et ne faisait que bégayer sa langue. Elle pouvait être aussi bien sa maîtresse que sa femme ; mais alors c’était une maîtresse de choix, car il la suivait pas à pas, lui offrant la main pour gravir une pierre, et se baissant, encore qu’il ne fût pas bien souple, pour écarter une branche de son chemin.

Je m’étonnai de les voir encore là, se promenant autour de la bergerie et paraissant attendre Le berger m’apprit tout bas qu’un des porteurs se trouvait subitement malade et me pria d’entrer dans l’étable, où il s’était jeté sur la litière et se roulait, en proie à une crampe d’estomac très-violente. Il me suppliait de ne pas le dire à ses voyageurs.

— Cela va se passer, disait-il ; cinq minutes de repos, et je me remets en route.

Je le connaissais ; je le savais sujet à ces crampes qui ne passaient pas si aisément. Je lui défendis de se remettre en route. Je lui donnai un calmant que j’avais dans ma trousse, et je conseillai à son camarade de descendre à l’auberge, où il trouverait peut-être un autre porteur : moi, je me chargeai d’aller expliquer aux voyageurs l’accident qui les retardait.

— Eh bien, dit la jeune dame, nous monterons à pied. On peut très-bien monter à pied, n’est-ce pas ?

— Très-bien, répondis-je.

— Non, dit l’Anglais, trois heures de marche, c’est trop pour vous, ma chère, je m’y oppose absolument.

— Est-ce qu’il faut trois heures ? reprit-elle en se tournant vers moi.

— D’ici, répondis-je, il n’y en a plus que pour une heure et demie.

— Eh bien, mon cher, dites donc cela à mon mari !

Je regardai l’Anglais, qui ne sourcilla pas.

— Il y a, me dit-il, une chose bien simple. C’est que vous portiez la chaise de madame avec celui de nos hommes qui n’est pas malade.

Et, comme je souriais, il ajouta :

— Je payerai ce que vous voudrez.

J’étais habillé absolument comme un montagnard, c’était mon habitude dès que j’arrivais au pays : le berger, qui m’avait vu tout jeune, me tutoyait ; la méprise était naturelle. Je ne m’en fâchai pas ; mais je refusai, disant que nul n’a le droit de porter la chaise, s’il n’est patenté à cet effet, et que je n’avais pas la plaque.

— Alors attendons, dit l’Anglais.

— Non, n’attendons pas, reprit sa femme ; ce porteur ira en chercher un autre, et ils nous rejoindront là-haut. Le vieux berger, ou bien le garçon que voici (elle me désignait) nous servira de guide, et je marcherai. Voyons, cher ami, consentez.

— Oui, avec un guide pour vous soutenir ; mais le berger est trop vieux, et ce jeune garçon n’est pas guide non plus.

— Ceci ne fait rien, répondis-je, je peux guider sur le pic de Bergonz où il n’y a pas de danger sérieux à courir pour les voyageurs.

Pourquoi je fis cette réponse qui devait décider de ma destinée, je l’ignore. Il y a des moments où nous n’avons pas conscience de l’impulsion qui nous est donnée. Cette impulsion me venait du regard engageant et enjoué que la jeune dame attachait sur moi. Je reçus avec un mouvement de surprise, aussitôt réprimé, le paletot et le parasol que l’Anglais jeta négligemment sur mon épaule, et je me mis à marcher en avant.

J’étais piqué par je ne sais quelle curiosité en même temps que je subissais je ne sais quelle fascination. Cette jeune femme me rappelait l’émotion que j’avais, ressentie à Bordeaux en voyant, pendant deux ou trois secondes, la charmante figure de Manuela Perez. C’était, autant que je pouvais m’en souvenir, un type de même famille, ni grande ni petite, un peu maigre, beaucoup de grâce, des cheveux bruns ou noirs, des yeux clairs, gris ou bleus ; mais celle-ci avait plus d’allure et moins de feu. C’était une Parisienne pur sang, son accent ne pouvait laisser le moindre doute.