Mademoiselle La Quintinie/26

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XXVI.

HENRI VALMARE À M. H. LEMONTIER.


Aix, 23 juin.

C’est moi qui me charge de vous raconter ce qui s’est passé ce matin à Turdy. J’ôte la plume des mains d’Émile, parce qu’à le voir si agissant, si combattant et si ému, je crains qu’il ne reprenne la fièvre en veillant pour vous écrire. Je l’ai forcé de se coucher, et j’ai promis de vous raconter, avec la précision de détail que vous exigez de lui, tout ce dont j’ai été témoin.

Je déjeunais à Turdy avec mesdames Marsanne et quelques personnes des environs lorsqu’Émile est arrivé avec l’abbé Fervet. Ils ont attendu au salon que l’on fût sorti de table. Émile m’a averti par quelques mots à l’oreille. Je l’ai suivi sur la terrasse avec le général et l’abbé. Le général s’est mis à fumer sa pipe solennellement, attendant que la tranchée fût ouverte. Émile ne bougeait pas. Fermes comme deux rocs, lui et moi, nous voulions que l’abbé fît son office parlementaire. Il y était mal disposé, il paraissait fort embarrassé. Enfin il a rompu la glace en disant au général :

« Vous devez être surpris, monsieur, de voir ici M. Lemontier, malgré le désir que vous aviez manifesté de ne plus lui laisser de vaines espérances. Je n’ai pas cru devoir m’opposer à son intention de recevoir de votre propre bouche la solution du différend qui vous occupe. »

Le général, manifestement contrarié d’être mis en demeure de s’expliquer en personne, a pris un air de hauteur peu supportable. Il a posé à Émile un ultimatum de toutes pièces : abjuration de ses principes, parole d’honneur de ne contrarier en rien les pratiques religieuses et particulièrement le choix du confesseur de sa femme, billet de confession pour lui-même, promesse de se livrer aux mains des convertisseurs, enfin un programme que je n’eusse point accepté pour moi-même, quelque bon marché que je fasse de ces sortes de choses. Émile écoutait froidement. L’abbé était fort agité : il a de l’esprit, il sentait la pauvreté d’élocution du général ; mais, n’en voulant pas démordre lui-même, il le surveillait, la sueur au front.

« Est-ce tout ? a dit Émile en souriant et en se tournant vers l’abbé. Ne me demandera-t-on pas d’écrire quelque manifeste contre les opinions de mon père ? »

Cette pointe d’ironie a irrité le général. Il y avait déjà cinq minutes qu’il éprouvait le besoin de se mettre en colère pour couvrir le ridicule de sa situation par un éclat d’autorité. La bombe a éclaté.

« Eh bien, monsieur, s’est-il écrié, si l’on obtenait cela de vous, ce ne serait pas ce que vous feriez de plus mauvais en votre vie !

— J’en juge autrement, a dit Émile ; je me mépriserais d’agir ainsi, et je ne me pardonnerai jamais d’avoir cédé sur le reste. »

La fermeté de son accent et le calme de son attitude ont frappé le général. Il l’a regardé avec surprise et même avec radoucissement. Le vieux homme de guerre, tout absurde qu’il est d’ailleurs, estime l’adversaire qui fait bonne contenance.

« Allons ! vous avez vos principes, a-t-il dit : chacun les siens. Le respect filial est une bonne chose en elle-même. Je ne veux pas vous mortifier, moi !… Je fais cas de vous au fond ; mais vous voyez qu’il n’y a pas de transaction possible. Je vous prie donc de renoncer à ma fille, et qu’il ne soit plus question de cela !

— Je ne puis vous promettre ce que vous me demandez.

— Comment ! vous persistez malgré ma volonté ?

— Plus je respecte votre volonté, moins je l’accepte comme inébranlable.

— Elle l’est, monsieur !

— Le temps seul peut m’apporter cette conviction. Il ne dépend pas de vous de m’interdire l’espérance.

— Ma foi, espérez tant que bon vous semblera, cela vous regarde, pourvu que vous ne fassiez part de vos illusions à personne !

— Vous vous opposez à ce que je les exprime à mademoiselle La Quintinie ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Je m’y oppose formellement.

— Vous ne le pouvez pas, monsieur.

— Comment ! je ne le peux pas ? Je ne suis pas le maître de ma fille ?

— Non, monsieur, vous êtes mieux que cela ; car elle est une personne et non une chose. Son cœur ne peut céder qu’à la persuasion, et j’ignore si vous l’avez persuadé.

— Mais savez-vous, monsieur Émile, que j’ai un bon sabre, et que quiconque touche à ce qui m’appartient a tout de suite affaire à ce sabre-là ?

— Si je me permettais de toucher malgré vous à un cheveu de votre fille, je comprendrais que ma main tombât sous votre sabre ; mais mon respect aspirant à son estime est une chose que vous n’avez aucun moyen de sabrer.

— Ce sont là des subtilités ! Je vous dis, moi, que ma fille est ma chose, elle est mon sang, elle m’appartient au même titre que mon bras.

— Si elle ne fait qu’un avec vous, si son cœur est votre cœur, n’essayez pas de l’arracher de votre poitrine ; ce serait vous sacrifier tous les deux.

— Ah çà ! vous croyez donc que ma fille vous aime ? Voilà qui est un peu fort !

— Je n’ai pas cette prétention ; mais elle eût pu m’aimer un jour, puisqu’elle m’estimait déjà, et j’ai le droit d’aspirer à poursuivre le progrès de ses sentiments pour moi.

— Ah ! ah ! Comment ferez-vous pour exercer ce droit-là malgré moi ?

— Vous me l’accorderez.

— Jamais !

— Jamais est ici un mot contre lequel votre conscience d’homme et de père proteste en vous-même.

— Comment ça, s’il vous plaît ?

— Votre honneur vous défend de repousser l’insistance d’un jeune homme que vous savez parfaitement honnête, digne, sincère et respectueux. Votre sentiment paternel vous prescrit de l’examiner davantage avant de renoncer au bonheur qu’il peut apporter dans votre famille. »

Le général s’est trouvé fort embarrassé pour répondre. Je crois que ses idées bondissaient dans sa tête comme le grain sur un van. On ne sait jamais s’il comprend bien ce qu’il a l’air d’écouter ; mais la tenue d’Émile, le son de sa voix et la limpidité de son regard agissaient évidemment sur son appareil nerveux. Émile a frappé le dernier coup en se tournant vers l’abbé Fervet et en lui disant avec une grande aménité :

« Allons, monsieur, vous qui m’estimez aussi et qui regrettiez la précipitation de M. le général, aidez-moi donc à le convaincre. »

L’abbé s’est réveillé comme en sursaut ; mais, avant qu’il eût eu le temps de répondre, le général l’avait interpellé avec l’empressement d’un enfant qui saisit la robe de son pédagogue pour se couvrir.

« Oui, l’abbé ; oui, c’est à vous de prononcer ! Vous savez, moi, je m’en rapporte à vous. Faut-il attendre encore un peu ? Faut-il couper court aux pourparlers ? »

L’abbé s’est remis de son trouble.

« La question, telle que vous l’aviez posée, reste entière, si M. Émile persiste à ne pas la modifier. Vous étiez résolu à lui accorder du temps, s’il nous permettait d’espérer l’effet de ses réflexions ; c’est lui-même qui vient ici nous dire en dernier appel de ne rien espérer de lui. Dès lors, je ne comprends plus ni son insistance, ni notre hésitation.

Émile. — Et vous hésitez pourtant encore, monsieur Moreali, convenez-en ! Vous sentez que couper court, comme dit le général, c’est injustement blesser un caractère sans reproche et repousser une affection sans rancune. Peut-être votre conscience catholique vous reproche-t-elle aussi quelque chose à mon égard.

L’abbé. — Expliquez-vous, Émile.

Émile. — Eh bien, vous manquez de foi en vous-même, et vous avouez que vos doctrines ne vous paraissent pas infaillibles ; car, si vous étiez persuadé qu’elles le sont, vous chercheriez à me faire entrer dans la famille de M. de Turdy. N’auriez-vous pas alors toute la vie pour travailler à ma conversion ? Si vous m’éloignez avec tant de hâte, c’est que vous y renoncez apparemment, et, si vous y renoncez, c’est que vous me croyez fort et que vous vous sentez faible ; si vous vous sentez faible, c’est que vous ne croyez pas ou que vous croyez mal, et dès lors vous me sacrifiez non plus à un principe souverain et indiscutable, mais à une prévention personnelle que je ne mérite pas, et dont vous vous êtes chaudement défendu, il y a une heure, en me pressant dans vos bras et en m’appelant votre enfant. »

L’abbé me faisait l’effet d’une araignée qui s’est prise dans sa toile. Selon moi, à présent, c’est un tartufe. Heureusement qu’Émile le juge autrement, car son appel à l’amitié feinte ou réelle du personnage paralysait l’action de celui-ci. Sommé au nom de la logique, dont, grâce à son intelligence, il a plus de souci que le général, il a reconnu humblement que son découragement était blâmable en thèse générale, mais qu’il s’agissait ici du bonheur de mademoiselle La Quintinie… Et, comme impatienté de ce subterfuge, j’allais lui demander, moi, de quoi il se mêlait, mademoiselle La Quintinie est arrivée à nous d’un air sérieux et résolu.

Son apparition a embarrassé le général, qui s’est empressé de dire à demi-voix :

« Parlons d’autre chose. »

Mais Lucie avait entendu ou deviné, et, prenant la parole avec une certaine sévérité :

« Mon père, a-t-elle dit, je sais fort bien ce qui se passe, et j’y suis trop intéressée pour ne pas vouloir y assister. D’ailleurs, je vous apporte un avis grave et triste. Mon grand-père est fort souffrant. La discussion beaucoup trop vive qui a eu lieu en sa présence hier au soir lui a fait passer une mauvaise nuit. Il n’a pu assister au déjeuner, et je viens de le trouver si pâle et si abattu, que j’en suis inquiète. Il se tourmente beaucoup des résolutions que vous prenez en ce moment. Vous savez qu’elles lui déplaisent, qu’elles l’irritent et l’affligent. Ce n’est point à son âge que l’on supporte de sérieuses contrariétés. Quelque parti que vous ayez pris ou que vous comptiez prendre, je viens donc vous dire que je me refuse jusqu’à nouvel ordre à laisser dire le dernier mot de la situation. Le grand-père demande à voir M. Lemontier. Je prie donc M. Lemontier d’aller le trouver, de lui laisser l’espérance de voir les choses s’arranger entre nous, et de revenir demain, plusieurs jours de suite, s’il le faut, pour le calmer et le guérir. »

Le général, qui est peu tendre pour son beau-père, a cassé le bec d’ambre de sa pipe en la posant avec dépit sur le rebord de la terrasse. Il a regardé son cher abbé d’un air de détresse comme pour lui dire de parer le coup. L’abbé, très-pâle, a remué les lèvres ; mais mademoiselle La Quintinie l’a regardé, elle aussi, et il est devenu jaune comme si la bile lui remontait au front et aux yeux.

« J’espère, monsieur, lui a-t-elle dit, que vous n’aurez pas d’objection à faire sur ce point, car c’est un devoir d’humanité pour vous, un devoir de famille pour moi, et la religion qui me commanderait de fouler aux pieds ces devoirs-là ne serait pas la mienne.

— J’irai moi-même avec M. Lemontier, » a répondu M. Fervet.

Mais Lucie, avec une énergie extraordinaire, l’a cloué sur place d’un geste.

« Non, monsieur, vous ne verrez plus mon grand-père. Votre présence lui fait du mal ; c’est une prévention injuste, mais elle existe, et je vous défends de sa part de reparaître ici sans sa permission. »

Émile, qui était déjà au bout de la terrasse, — car, dès les premiers mots de Lucie, il s’était mis en devoir de courir chez le grand-père sans autre autorisation, — a entendu ces terribles paroles, car il s’est retourné involontairement ; mais Lucie lui a fait signe de se hâter, et il a disparu.

Quel coup de théâtre, mon ami ! et que n’étiez-vous là pour voir le triomphe de la cause d’Émile fouler l’orgueil de ce prêtre ! Moi, je n’aurais pas cédé ma chaise pour un million, car j’ai pris l’abbé en grippe… d’abord parce qu’il est déguisé, ensuite parce qu’il se donne avec moi de petits airs de dédain philosophique qui m’offensent, et puis peut-être aussi parce que mademoiselle Marsanne, tout en raillant, parle trop de son éloquence, de ses belles manières et de sa belle main. Oui, je commence à croire qu’un prêtre est un homme, et j’ai grand’peur pour ces messieurs que ma femme ne se confesse pas beaucoup !

Et puis, et puis je veux tout vous dire, à vous seul. Émile, qui n’a pas fait cette découverte, ou qui n’a pas conçu ce soupçon, est bien assez agité. S’il lui faut lutter encore, laissons-lui ce calme qui l’a fait triompher aujourd’hui ; mais pesez mes observations, je veux vous les donner très-complètes.

L’abbé était aplati. Lui qui, une heure auparavant, disait à Émile : « N’entrez plus dans cette maison, vous en serez chassé, vous serez forcé de vous battre avec le terrible général, » c’était à son tour de quitter la maison et d’y laisser Émile. Le général s’est montré terrible en effet, mais contre sa fille seulement. Il lui a adressé une semonce de Croquemitaine qu’elle a écoutée avec sang-froid et que je n’ai guère entendue. Toute mon attention était absorbée par l’abbé Fervet, qui paraissait près de se trouver mal. Un instant j’ai cru qu’il allait tomber de sa hauteur, et voyez comment je suis humanitaire ! je m’apprêtais à l’empêcher de se fendre la tête sur les dalles ; mais il s’est raffermi : son front, qui est beau, il n’y a pas à dire, avait l’air de vouloir toucher le ciel. L’humiliation et la colère ont disparu, la douleur seule est restée, mais quelle douleur ! Elle était immense, effrayante. Ses yeux agrandis étaient attachés sur Lucie avec un mélange de reproche ardent et d’épouvante désespérée. Mon ami, cet homme de cinquante ans est jeune et beau encore ; c’est l’âge des passions terribles, surtout pour les prêtres. Ce n’est pas la fortune de Lucie qu’il veut donner à l’Église, ce n’est pas son âme qu’il veut donner au ciel… Je me trompe peut-être, mais venez et voyez vous-même, car c’est à vous qu’il appartient de dessiller les yeux du général, ceux de sa fille aussi. Ni Émile ni moi n’oserions toucher une question si délicate devant elle ; le grand-père est trop vieux, la vieille tante est… trop grasse. Venez, c’est à vous d’être ici le véritable père de Lucie… Mais je veux vous raconter l’aventure jusqu’au bout.

J’aurais dû me retirer, je ne l’ai pas fait, je ne l’ai pas voulu. L’abbé s’est opposé aux reproches que le général adressait à sa fille.

« Mademoiselle La Quintinie est dans son droit, a-t-il dit. Elle a même complétement raison. Elle m’avait averti de la haine que son grand-père porte aux personnes de mon état ; mais, lorsque je me suis trouvé en présence de ce vieillard, elle a exigé qu’il sût la vérité en ce qui me concerne, et ce n’est pas moi, c’est elle qui a provoqué son irritation par un louable scrupule de sincérité. M. de Turdy est souffrant. Mademoiselle Lucie s’inquiète… elle craint ma présence ; je me retire sans dépit et sans murmure.

— Non, mordieu ! s’est écrié le général, personne ne vous chassera de chez moi !

— Mademoiselle La Quintinie est chez elle, a répliqué avec affectation M. l’abbé.

Lucie. — Non, monsieur, nous sommes chez mon grand-père. »

L’abbé a salué profondément.

Le général Orgon. — « Je sortirai d’ici avec vous !…

— Restez, mon père, a dit Lucie, c’est moi qui reconduirai respectueusement M. l’abbé. Soyez assez bon pour m’attendre ; M. Valmare voudra bien vous tenir compagnie un instant. Vous êtes irrité, ne vous montrez pas ainsi. Nos hôtes se retirent, laissez les partir sans s’apercevoir de nos agitations. »

Elle a quitté la terrasse avec l’abbé, dont les yeux dilatés ont retrouvé une lueur d’espérance et de vie. Le général était abîmé dans je ne sais quelle méditation orageuse. Il s’est tourné vers moi, faisant une mine de mauvais garçon, et il m’a dit d’une voix de tonnerre :

« Avez-vous du feu ? »

Heureux d’en être quitte à si bon marché, je lui ai offert un très-bon cigare à la place de sa pipe éteinte et cassée.

« Au moins vous fumez, vous ! a-t-il repris en allumant le cigare et en gardant la pose et le ton tragiques ; cet Émile n’a aucun de mes goûts ! C’est un bel esprit, un esprit fort, comme son père. Et voilà que ce petit monsieur s’arrange de manière à ne pas quitter la place ! Le vieux Turdy le protége et prétend marier ma fille contre mon gré. C’est ce que nous verrons, sac-à-laine ! c’est ce que nous verrons ! »

Émile m’avait donné le bon exemple : j’ai répondu avec une douceur diplomatique, j’ai plaidé de mon mieux sa cause ; mais j’ai vite remarqué que ce n’était pas le moyen de calmer le général. Il est de ces gens qui abusent de la longanimité des autres et auxquels il faut tenir tête. Je n’avais pas ce droit-là, mais j’ai bien vu que sa fille savait le prendre et qu’elle pouvait s’en servir au besoin avec succès.

Elle est revenue au bout d’un quart d’heure et m’a prié de rester. Alors, prenant avec autorité les grosses mains de son père dans ses petites mains :

« Vous avez été fort méchant avec moi tout à l’heure, mon général ! vous allez me demander pardon.

— Un bon pardon à coups de cravache, voilà ce que tu mériterais, toi !

— Bats-moi si tu veux, a répondu Lucie en le tutoyant tout à coup, ce qui a paru lui être agréable : je supporterai cela de bonne grâce et avec plaisir pour l’amour de mon grand-père.

— Ton grand-père, ton grand-père !… un vieux entêté !…

— Pis que cela, un vieux athée, mais qui n’en ira pas moins droit au ciel, parce qu’il est bon et qu’il m’a beaucoup aimée. Oh ! dis ce que tu voudras, il vaut mieux que toi, surtout depuis que tu es dévot ! Aussi tu as toujours été jaloux de lui, fais-y attention : tu avais tort ! je vous aimais autant l’un que l’autre ; mais, si tu continues à faire le fanatique, je l’aimerai mieux que toi, et voilà ce que tu auras gagné !

— Tu me traites de fanatique à présent ? Tu deviens folle ! Tu ne crois donc plus à rien ?

— Je crois plus que jamais, parce que je crois mieux. Et moi aussi, j’ai été fanatique, ou j’ai failli le devenir. J’ai failli me faire religieuse au risque de te désoler, et, quand je pensais à ton chagrin, je travaillais à dessécher mon cœur en exaltant mon cerveau ; mais j’ai réfléchi, je me suis dit : « N’est pas fanatique qui veut. C’est pour quelques-uns une sublimité, parce que leur génie est à la hauteur des plus grandes épreuves. Cela est bon pour M. Moreali et non pour moi. » Eh bien, cela ne vaut rien pour toi non plus, mon général. Tu peux avoir le génie militaire, mais tu n’as pas le génie métaphysique, je t’en avertis. La preuve, c’est que tu ne m’as pas du tout dissuadée d’estimer M. Lemontier et de le préférer au couvent, où j’avais résolu de m’ensevelir.

— Le couvent !… je ne veux pas de ça ! on peut faire son devoir dans le monde, M. Moreali te l’a dit devant moi. Épousez un homme qui pense bien, un homme qui ait vos opinions et celles de votre père…

— Veux-tu faire une gageure ? s’écria mademoiselle La Quintinie ; c’est que M. Moreali, qui me blâme tant de te résister aujourd’hui, m’encouragerait dans le projet de te désobéir en me faisant religieuse !

— Tu mens, ma chère Lucie !

— Gageons ! Tu ne veux pas parier ?

— Je ne veux pas entendre parler de couvent !

— Et pourtant tu m’y pousses sans y prendre garde !

— Moi ?

— Oui, toi ! Supposons que j’aie pour M. Lemontier une préférence bien décidée, une affection… complète !

— Cela n’est pas.

— Tu n’en sais rien ! »

Le général a bondi comme s’il était frappé d’une balle.

« Comment ! je n’en sais rien ? Je devrais le savoir, et je le sais !

— Tu ne le sais pas, et c’est ta faute. Tu es arrivé ici bardé de fer, le drapeau en main, et parlant d’exterminer tous les hérétiques. Tu étais si effrayant, que j’ai eu peur d’être hérétique moi-même.

— Tu l’es devenue ?

— Tu vois bien ! tu vas demander des fagots ?

— Mais, sac-à-laine ! je suis donc ridicule ?

— Tu le deviendras, si tu continues ! »

J’admirais les ressources du caractère et de l’esprit de Lucie pour se plier ainsi ou plutôt pour se forcer à la nuance brusque et tranchante qui seule peut être saisie par l’intelligence rétive de son père. Les yeux de celui-ci se sont tournés vers moi, lançant de gros éclairs, comme pour me dire : « Malheur à toi, blanc-bec, si tu souris ! » J’étais sur mes gardes ; je m’étais éloigné un peu, j’avais l’air de ne pas entendre : je suivais un point noir qui glissait sur le lac, la barque qui emportait Moreali. Le général s’est, de son côté, éloigné de quelques pas, emmenant sa fille et lui parlant d’Émile en tâchant d’assourdir le diapason peu flexible de sa voix irritée. Lucie m’a appelé :

« Il faut que vous sachiez tout, car je ne sais pas encore, moi, si mon père ne va pas fermer la porte de la maison à double tour derrière Émile et derrière vous quand vous en serez sortis. Eh bien, je veux qu’Émile et son père sachent bien que la rupture aurait lieu contre mon gré. Je ne me suis pas promise contre le gré de mon père. J’avais demandé au moins trois mois de réflexion et de relations qui nous permissent de nous connaître, Émile et moi : si on nous les refuse, ce ne sera pas ma faute, et il faudra bien se soumettre ; mais je déclare devant vous, à mon père, que ceci me dégoûte du mariage, et que, ne voulant pas recommencer de si délicates épreuves sans résultats, ni me marier avec un inconnu, je fais vœu de ne me marier jamais !

— Assez ! cria le général de toute la force de ses poumons, je cède… jusqu’à nouvel ordre ! Vous voulez de l’excentrique ? Faites-en. Vous ne vous souciez pas de vous compromettre en recevant les visites d’un jeune homme que je ne vous permettrais jamais d’épouser, s’il s’obstine dans l’irréligion ? Soit ! courez-en les risques ; ils sont assez graves ; car, lorsque vous aurez été compromise par lui, j’aurai la peine de le tuer, moi ! Allez-y !… bravez tout !… je m’en lave les mains ! »

Il quitta la terrasse au moment où Émile y rentrait. En passant, il lui demanda brusquement des nouvelles de M. de Turdy, et, sans écouter la réponse, il cria dans la cour pour qu’on lui préparât la barque.

« Où vas-tu, mon père ? » lui dit Lucie en courant après lui.

Ils se parlèrent pendant quelque temps dans l’escalier de la tourelle, ce qui me permit de mettre rapidement Émile au courant de ce qui venait de se passer.

« Comment va mon grand-père ? dit Lucie en revenant seule.

— Beaucoup mieux, dit Émile en lui baisant les mains. Il s’est endormi. Misie est près de lui. Mais où va donc le général ?

— Vous le demandez ? À Aix, où, grâce à nos bons rameurs, il arrivera en même temps que M. Moreali. Il va tâcher de repuiser en lui la force qu’il vient de perdre avec moi. Ah ! Émile ! Henri a dû vous dire l’orage qui a passé sur nous pendant que vous étiez auprès du grand-père ; tâchons que ces tempêtes n’arrivent plus jusqu’à lui ! Moi, j’en suis brisée ! »

Elle s’assit, et sa charmante tête, pleine de l’animation de la lutte, se pencha pâle comme un lis battu du vent. Émile la soutint dans ses bras en lui disant :

« Courage, Lucie, courage ! Vous combattez pour votre liberté, je combats pour mon amour, nous ne pouvons pas être vaincus !

— Ah ! que Dieu vous entende ! dit-elle en se ranimant ; mais comme on souffre de lutter contre son père ! un père que l’on voit si rarement, que le cœur appelle avec impatience, dont on rêve l’arrivée, là sur le chemin, avec son grand cheval blanc dans les jambes et sa belle balafre sur la joue ! On voudrait le voir toujours souriant, l’étouffer de caresses, lui faire de ces quelques jours où on le tient enfin un paradis de tendresse et d’expansion… Et puis on le trouve sombre, tendu, chagrin, capricieux, et tout à coup violent et obstiné !… car il est devenu obstiné ! Il n’était pas ainsi, il était vif et faible : il est encore faible, mais il s’attache d’autant plus à ceux qui lui soufflent l’opiniâtreté, et ses emportements ont perdu la franchise qui les faisait oublier. Il vous dit : « Je cède, » et il se dit en lui-même : « Je m’arrangerai pour ne pas céder. » Ah ! comme on me l’a changé, mon pauvre père ! C’était un brave soldat avec toutes ses rudesses et ses naïvetés ; ils ont mis les détours et les rancunes d’un casuiste dans sa peau de lion !… »

Vous le voyez, monsieur, mademoiselle La Quintinie a ouvert les yeux. Que l’amour ait fait ce miracle, ou que sa dévotion ait toujours été parfaitement saine et sage, c’est à Émile de vous le dire. Je sais seulement qu’elle aime Émile, j’en suis certain, et qu’elle déteste la pression du Moreali.

Elle nous a quittés pour aller voir son grand-père. Elle est revenue, et, serrant les mains d’Émile :

« Il faut vous en aller ! Le voilà mieux, ce cher père, je dois m’occuper de lui seul. Pauvre ami ! on l’a bien fait souffrir, et c’est là ce qui m’a mis en révolte ouverte. Il me semblait qu’on venait le poignarder dans mes bras, et je suis devenue une lionne pour le défendre. Oh ! je le défendrai jusqu’à son dernier jour, et ils ne me feront pas aller à Chambéry, où ils voulaient m’attirer pour m’ôter mon seul appui. Je reste ici, quoi qu’il arrive ! Revenez demain, Émile. Je ne pourrai peut-être pas vous voir, mais vous verrez le grand-père ; il faut le tromper, il ne faut pas qu’il souffre davantage ; moi, je supporterai les bourrasques. »

Émile lui demanda s’il ne ferait pas mieux de s’absenter quelques jours pour aller vous chercher.

« Non, dit-elle, qu’il vienne, et ne quittez pas le voisinage.

— Que craignez-vous donc ? s’écria Émile effrayé.

— Tout et rien ! mon père m’a fait hier des menaces… Émile, n’ayez pas peur pour moi, je sauterais de plus haut que ce donjon pour revenir à mon grand-père ; mais si, pendant un jour, on venait à bout de me séparer de lui, je veux que vous soyez là, je vous le confie. Ne me le laissez pas mourir !… et si ce malheur arrivait… ne le laissez pas mourir en colère !… Hélas ! voyez ce que je suis forcée de vous dire, ne souffrez pas qu’il aperçoive seulement l’ombre d’un prêtre à son chevet… »

Nous avons juré tous les deux de faire bonne garde, mais nous l’avons pressée de nous rassurer nous-mêmes sur le danger d’être séparés d’elle sans savoir où elle serait emmenée.

« Je trouverai toujours, a-t-elle dit, moyen de vous écrire ; d’ailleurs, je ne crois pas sérieusement à ce danger-là. J’ai mis tout au pire pour que vous ne soyez surpris de rien. Jusqu’ici, Émile, je ne vous avais pas dit combien mon père est irascible. C’est que, jusqu’ici, en lui résistant avec franchise, je m’étais toujours préservée ; mais tout à l’heure j’ai joué mon va-tout avec lui. M. Henri a cru que je triomphais parce que M. Moreali a quitté la place et parce que le général a dit : « Je cède. » Et moi aussi, je croyais avoir vaincu ; mais, un instant après, comme je l’embrassais dans l’escalier, comptant sur ces retours d’attendrissement qu’il avait autrefois, je n’ai pu lui arracher un mot de raison et de bonté,… et je ne suis plus sûre de rien ! »

Ces aveux de Lucie laissaient Émile dans un trouble extrême. Forcée d’aller rejoindre son grand-père, qui la faisait demander, elle ne pouvait nous expliquer le degré d’influence de Moreali sur le général, et nous ignorions de quel côté porter l’action principale. Mon avis était qu’Émile me laissât courir vers cet abbé pour le paralyser n’importe comment. Émile voulait se cacher dans le vieux château jour et nuit pour surveiller le général et pour préserver Lucie et le grand-père de dangers… peut-être imaginaires. Il ne le pouvait pas d’ailleurs sans risquer de compromettre Lucie. Nous ne trouvions plus d’autre parti à prendre que de courir après le général pour lui promettre qu’Émile quitterait le pays aussitôt que M. de Turdy serait hors de danger, sauf à vous laisser le soin de reprendre seul les négociations.

Nous allions repasser le lac, dont nous arpentions le rivage depuis quelque temps avec agitation, comme vous pouvez le croire, lorsque nous avons vu revenir la barque du général. Nous l’avons attendu.

« Eh bien, nous a-t-il dit en sautant lourdement sur la grève, nous voilà tous calmés, j’espère. C’est une trêve de trois jours que nous devons conclure. Pas un mot à M. de Turdy de ce qui s’est passé ce matin ; laissons-lui ses illusions. Vous, monsieur Lemontier, pas un mot de conversation particulière avec ma fille, une visite par jour d’une heure au grand-père, et moi, pas un mot de reproche ou seulement de discussion avec lui, avec elle, avec vous, avec qui que ce soit : voilà les conditions. J’ai donné ma parole et je vous la donne. Donnez la vôtre, et tout est dit… jusqu’à nouvel ordre ! »

Émile a échangé une poignée de main un peu convulsive avec le général ; je me suis abstenu de dire un mot, voulant me réserver le droit de servir d’intermédiaire entre votre fils et Lucie. Nous avons passé le reste de la journée à nous promener autour du manoir, le général nous surveillant avec une lunette d’approche. À cinq heures, comme nous repassions devant la grille, il est venu très-gracieusement nous dire que M. de Turdy allait de mieux en mieux, et tout souriant, il nous a crié :

« À demain ! »

Nous voilà tranquillisés, sinon tranquilles, pour trois jours, après lesquels vous serez ici, et l’espérance nous reviendra.

Henri.