Maroussia/08

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J. Hetzel (p. 109-117).

VIII
À LA MÊME PLACE

En entrant dans la cour, Maroussia vit sa voiture encore remplie de foin et à la même place ! Tarass travaillait avec un zèle extrême. Il grimpait sur la roue, tirait du foin par poignée des bottes qu’il pouvait atteindre et le présentait aux bœufs, qui acceptaient cette offrande avec beaucoup de dignité.

Maroussia tournait autour de cette voiture comme un oiseau blessé.

Tarass, après avoir donné du foin aux bœufs, commença à babiller et fit plusieurs questions à la nouvelle arrivée.

Mais Maroussia, tout absorbée par un cruel souci, ne lui répondit que par monosyllabes.

Tout à coup l’idée lui vint que sa présence près de la voiture pouvait paraître étrange, et elle s’en éloigna rapidement. Elle se promena dans la vaste cour ; elle pénétra dans le jardin touffu, elle s’arrêta, regarda autour d’elle, contempla les champs qui se déroulaient au loin.

« Que faire ? se demanda-t-elle. Que devenir ? Comment le sauver ? Comment le délivrer ? Rien n’est changé dans l’aspect de cette voiture ; serait-il encore… »

Elle retourna dans la cour pour s’assurer que personne ne l’observait. « Si je le puis sans imprudence, se disait-elle, j’oserai, sinon l’appeler, attirer du moins par un moyen quelconque son attention. »

Tout à coup, en passant à côté d’un amas de grosses pierres entassées contre un mur en ruines, elle crut entendre, non, elle entendit bien distinctement, comme si elle fût sortie de dessous terre, la voix qu’elle connaissait si bien, et qui lui disait :

« Merci, ma petite Maroussia ! Sois tranquille, tout va bien ! »

Elle n’en pouvait douter, c’était la voix, la voix VIII

sois tranquille, tout va bien.
même de celui pour qui elle croyait avoir à trembler encore. Frappée par la joie comme par une flèche, elle s’affaissa sur l’herbe, incapable de faire un pas de plus.

Peu à peu elle se remit et tâcha de voir d’où pouvait bien venir cette voix qu’elle avait été si heureuse d’entendre.

L’amoncellement des pierres près duquel elle se trouvait avait l’air très-ancien. Les pierres étaient couvertes de mousses et d’herbes folles, de plantes grimpantes, et de petites fleurs jaunes qui brillaient comme des étoiles sous les rayons du soleil. Évidemment ces pierres avaient été jetées là à l’époque lointaine où, sous un bâtiment depuis presque entièrement disparu, l’on avait construit cette vieille cave, dont son œil chercheur avait remarqué le soupirail, bien qu’il fût à peine visible à travers le fouillis de plantes qui l’obstruait.

« Ai-je bien entendu ? » se demanda la petite Maroussia.

Son pauvre cœur battait à rompre sa poitrine. Mais la voix, sortant de nouveau des décombres, se fit entendre une seconde fois :

« Ma fidèle amie, disait la voix, rassure-toi. Nous avons passé le rapide et nous ne nous noierons pas au port, je l’espère ! »

Maroussia se tenait immobile ; elle écoutait encore, bien que tout fût rentré dans le silence.

Ces quelques paroles venant de lui, son grand ami, étaient autant de paroles magiques qui lui avaient ôté toutes ses craintes.

Son cœur se remplissait de joie, et ses joues se couvrirent d’un si brillant incarnat, ses yeux étincelèrent d’un tel éclat que Tarass, qui caracolait dans la cour comme eût pu le faire le fier coursier de l’ataman, ou qui s’escrimait, comme le grand ataman lui-même contre quelque invisible ennemi, interrompit ses exercices et vint se placer face à face avec « la petite fille. »

Frappé au dernier point du changement de tout son être, il la regardait de son œil curieux.

« Bien sûr elle est très-contente ; grand-père lui aura donné quelque chose de très-bon ! » pensa-t-il. Mais quoi ? Était-ce du pain d’épice ou des noisettes grillées ?

Et plus il regardait la « petite fille », plus son imagination surexcitée s’élevait à des suppositions fantastiques de friandises merveilleuses. L’émotion le gagnait de plus en plus. Indécis, attentif, caressant quelque espoir chimérique, il restait là, rappelant plus que jamais le type d’un aiglon qui agite ses ailes, tend le bec et de ses yeux perçants cherche à distinguer le butin.

Maroussia lui dit :

« Veux-tu que nous allions au jardin ?

— Je le veux bien, répondit-il avec quelque hésitation, comme un garçon qui n’est pas sûr si, à donner son consentement, il va perdre ou gagner. Mais dis-moi ce que t’a donné grand-père ?

— À qui a-t-il donné ?

— Mais à toi donc !

— Il ne m’a rien donné.

— Eh bien ! il t’a promis quelque chose ; alors c’est comme si tu le tenais. Que t’a-t-il promis ?

— Il ne m’a rien promis. »

Tarass la regarda avec méfiance.

« Pourquoi es-tu donc si contente à présent ? demanda-t-il.

— Moi ?

— Mais oui, toi ?

Elle voulait dire : « Non, je ne suis pas contente ; » mais elle était incapable de mentir, même pour la bonne cause, et ne proféra que ces mots :

« Allons au jardin.

— J’y vais, répondit Tarass avec un regard maussade.

— Trouverons-nous beaucoup de fraises ? demanda Maroussia.

— J’en trouve quand j’en cherche, moi, répondit Tarass avec un peu de hauteur.

— Je tâcherai d’en trouver aussi. Crois-tu que j’en trouve ?

— Cela se peut. Ce n’est pas difficile, au reste. Vraie besogne de petite fille ! S’il s’agissait de prendre une taupe ou d’attraper un hérisson, ce serait une autre paire de manches ! »

Et, tout en cheminant du côté du jardin, Tarass se dandinait d’un air capable, comme il convient à un fameux preneur de taupes et de hérissons.

« Les petites filles n’ont pas de courage, voilà mon avis ! ajouta-t-il. Les garçons…

— Ah ! les garçons sont très-braves ! dit Maroussia, voyant que son petit compagnon cherchait un mot qui pût exprimer dignement le mérite supérieur des garçons.

— C’est ça ! répondit Tarass, touché de l’estime que la petite fille faisait des garçons ; et, à part lui, il pensait : « Elle n’est pas aussi bête que je l’ai cru. »

— Ils savent monter à cheval, les garçons ! continua-t-il. C’est admirable comme ils savent dompter les chevaux les plus sauvages !

— Bien sûr, c’est admirable, répondit Maroussia en souriant.

— Un jour, tu verras si je sais bien monter notre jument ! L’autre fois, quand je passais au galop près de la chaumière de la vieille Hanna, je lui ai fait une fameuse peur ; la pauvre femme a cru que c’était une flèche tartare ! Tu sais, nos vieilles craignent beaucoup les Tartares.

— Pauvres vieilles ! dit Maroussia.

— Mais tu ne dois pas t’effrayer, toi ; je te défendrai, dit-il avec un élan de générosité.

— Merci ! dit Maroussia.

— Oh ! tu peux être tranquille ! Il faut que tu saches que je me moque de tous les dangers… Il viendra un jour, — bientôt peut-être, — où je taillerai en pièces tous les ennemis de notre Ukraine ! Veux-tu entrer par cette petite porte ? Viens par ici, les fraises sont de ce côté. Sais-tu quel est mon projet ? Tu ne sais pas ?

— Non, dis-le-moi.

— Eh bien, mon projet est de tomber sur le camp des Tartares ou des Turcs, de les assommer et de faire leur chef prisonnier… Qu’en dis-tu ?

— Ce serait glorieux, répondit sérieusement Maroussia.

— Glorieux ! n’est-ce pas ? Il y a bien eu une demoiselle de campagne, en France, qui en a chassé tous les ennemis.

— Oh ! dit Maroussia, dont les yeux jetèrent des flammes, qu’elle a dû être heureuse !

— Elle a été brûlée, repartit Tarass.

— C’est égal, c’est égal, dit Maroussia, c’est la plus heureuse des femmes.

— Père te racontera son histoire, si tu veux. C’est une dame française qui la lui a dite à la ville. Ici on ne sait pas ces histoires-là. La demoiselle s’appelait Jeanne d’Arc.

— Jeanne d’Arc, dit Maroussia, les yeux pleins de larmes, Jeanne d’Arc ! l’heureuse fille ! »

Tarass était lancé. Ce qu’une petite fille de France avait fait, un garçon ukrainien ne pouvait manquer de le faire. Il confia à Maroussia la foule de projets qui bouillaient dans sa petite cervelle. Et comme tous ces « glorieux » projets finissaient à souhait, dans son imagination du moins ! comme toute chance était de son côté ! Tout en se promenant dans le jardin et en cherchant des fraises, il développait ses idées à propos du dernier combat et regrettait beaucoup que le grand ataman eût été trop lent dans ses attaques.

Maroussia l’écoutait en silence, songeant à cette fille dont le nom venait de lui être révélé et qui avait affranchi son pays.

« Cette petite Maroussia a décidément de l’esprit, se disait Tarass. Comme elle m’écoute ! Je suis très-content qu’elle n’ait aucune ressemblance avec cette sotte criarde Mimofka, qui veut toujours être la première, qui prétend m’apprendre ceci et cela et autre chose… Cette Mimofka m’est très-désagréable ! Mais Maroussia est une bonne fille… Et tout à l’heure je vais lui cueillir des fraises… »

En attendant, Tarass, appuyé sur une barrière, ne pouvait, en regardant Maroussia, s’empêcher de dire :

« Mais comme son visage éblouit ! comme elle a l’air content ! Elle ne le serait pas plus, si elle voyait étalées devant elle toutes les friandises de la foire ! Je suis certain qu’elle a caché quelque part un tas de pains d’épices ! Cependant elle est très-bonne enfant, elle partagera avec moi ! On n’est jamais content sans raison ; elle a bien sûr quelque fameux morceau dans un coin ! ou bien elle sait qu’elle va l’avoir ! Elle me dira son secret tout à l’heure, et j’aurai la moitié de ce qu’elle aura et peut-être plus. »