Mathématiques et mathématiciens/Chp 3 - Section : Objection

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Librairie Nony & Cie (p. 405-415).


OBJECTIONS



MOYEU DE LA ROUE

Mairan, successeur de Fontenelle comme secrétaire de l’Académie des Sciences, eut, nous l’avons déjà dit, une discussion avec Madame du Châtelet sur les forces vives et ce fut Madame de Geoffrin qui le calma : « Que pensera-t-on de vous, si vous tirez l’épée contre un éventail ? » Nous lisons dans un éloge de cet estimable savant quelques lignes sur un vieux paradoxe :

On savait bien qu’un cercle qui avance en ligne droite sur un plan, et qui tourne en même temps autour de son centre, décrit sur ce plan une ligne droite égale à sa circonférence. Lorsque ce cercle emporte avec lui un plus petit cercle qui lui est concentrique, et qui n’a pas d’autre mouvement que celui qu’il emprunte au premier (ce qu’on voit dans une roue de carrosse, qui emporte son moyeu), celui-ci décrira une ligne droite égale non à sa circonférence, mais à celle de la roue, puisque c’est le même centre qui avance en ligne droite, dans l’un et l’autre cas. Mais comment concevoir que la petite roue, quoique plus petite, puisse parcourir autant de chemin que la grande ? Aristote avait senti cette difficulté sans la résoudre ; Galilée… l’avait tenté en vain ; elle va s’évanouir devant le génie de Mairan. Il démontrera que la petite roue a un autre mouvement que le roulement, le mouvement de glissement ou de razion ; mouvement qui ne doit point paraître puisqu’il est mêlé avec le roulement per intimâ, et qu’il l’affecte à chaque instant infiniment petit. Ainsi, Mairan parvint à résoudre ce problème qui avait paru insoluble à Aristote et à tous les savants.

MOINS PAR MOINS

Il ne faudra plus dire que moins par moins donne plus, fausse règle qui a toujours choqué l’oreille et la raison, mis en déroute les plus fameux calculateurs, occasionné des contestations et des disputes interminables sur les quantités négatives, les racines imaginaires, le cas irréductible, les exposants et les logarithmes négatifs, etc.

Porro.

L’oreille est peut-être choquée, mais non la raison, puisqu’on constate le fait, dans la multiplication algébrique.

OBJECTION

Dans la proportion , le premier terme est plus petit que le second, tandis que le troisième est plus grand que le quatrième, ce qui est contradictoire.

d’Alembert.

On peut tirer de la proportion précédente

d’où

Un nombre positif égal à un nombre négatif ! Continuons et ajoutons 2 aux deux membres

ou enfin

.

Conclusion visiblement fausse.

Variante : Partons de

Nous en concluons

donc

 !
IMAGINAIRE ÉGAL AU RÉEL

D’après les règles ordinaires du calcul, on aurait

résultat contradictoire, puisque, si a est positif, le premier membre est imaginaire et le second réel.

TOUS LES NOMBRES SONT ÉGAUX

Posons

,
multiplions les deux membres par , il vient

d’où membre

et enfin deux membres.

LE CAS IRRÉDUCTIBLE

On doit à Cardan (qui l’avait dérobée à Tartaglia) une formule exprimant les trois racines de l’équation du troisième degré, mais, dans le cas où les trois racines sont réelles, la formule, les présentant sous une forme compliquée d’imaginaires, n’est plus utile.

ASYMPTOTES

Je lui répliquay lors que j’aimois mieulx suyvre les effects que la raison. Or ce sont choses qui se chocquent souvent : et l’on ma dict qu’en la géométrie (qui pense avoir gaigné le hault poinct de certitude parmi les sciences), il se trouve des démonstrations inévitables, subvertissant la vérité de l’expérience : comme Jacques Peletier me disoit chez moy, qu’il avoit trouvé deux lignes s’acheminant l’une vers l’autre pour se joindre, qu’il vérifioit toutesfois ne pouvoir jamais, jusques à l’infinité, arriver à se toucher.

Montaigne.

Il n’y a aucun mystère dans l’existence des asymptotes.

DEMI-CIRCONFÉRENCE

Ayant divisé le diamètre d’une demi-circonférence en un certain nombre de parties égales, et décrit sur chacune des parties comme diamètre une demi-circonférence, il est facile de voir que la grande demi-circonférence est égale à la somme des autres. Cela est vrai, quelque nombreuses que soient les divisions du diamètre, et par suite vrai encore à la limite, lorsque la somme des petites demi-circonférences s’est réduite au diamètre de la demi-circonférence primitive. — Donc toute demi-circonférence est égale à son diamètre.

Paradoxe analogue suivant lequel un côté d’un triangle serait égal à la somme des deux autres.

L’explication consiste en ce que la limite d’un nombre infini de parties peut ne pas être égale à la somme des limites. Ainsi, divisez un rectangle en petits rectangles égaux très minces dont vous augmenterez indéfiniment le nombre, alors chaque rectangle tendra vers zéro et pourtant leur somme ne sera pas nulle, puisqu’elle égale toujours le rectangle total.

SÉRIE ÉTRANGE

Posons

Il vient successivement

d’où

Ainsi, en additionnant ou en soustrayant des nombres entiers, on obtiendrait une fraction.

La faute provient de ce que la série n’est pas convergente ; la somme des termes est alternativement 1, 0, 1, 0, etc.

TORTUE D’ACHILLE

Le sophiste Zénon prouvait ainsi qu’Achille ne rattrapera jamais la tortue, qui a une lieue d’avance, quoiqu’il marche dix fois plus vite : lorsqu’Achille a fait la première lieue, la tortue a fait 1/10 de lieue et garde ainsi une avance de 1/10 de lieue ; lorsqu’Achille fait ce 1/10 de lieue, la tortue fait un 1/10 de ce dixième de lieue et garde ainsi une avance de un centième de lieue ; lorsqu’Achille fait ce centième de lieue, la tortue fait 1/10 de ce centième et garde ainsi une avance de un millième de lieue, etc., indéfiniment. La tortue ne sera jamais atteinte, puisqu’elle aura toujours une avance égale au dixième du chemin qu’aura parcouru Achille.

Quiconque connaît la limite de la somme des termes d’une progression géométrique décroissante voit le vice de ce singulier raisonnement.

Consulter le mémoire de M. Brochard sur les arguments de Zénon contre le mouvement. Outre l’Achille, il y en a trois autres : la Dichotomie, la Flèche, et enfin le Stade.

Voir aussi l’étude de M. Frontera sur le même sujet.

DIMINUER EN MULTIPLIANT

Tous les arithméticiens déclarent qu’en multipliant un nombre par une fraction proprement dite on le diminue.

M. Berdellé propose de remplacer les mots multiplier et multiplication par les mots prorater et proratation.

L’HEURE EN EUROPE

La France a conservé, jusqu’à nouvel ordre, son heure nationale, d’après le méridien de Paris. Les autres nations européennes viennent d’adopter le système américain des fuseaux, d’après lequel il y a, à partir de Greenwich, trois zones d’heure, celles de l’ouest, du centre et de l’est. Par suite, en passant maintenant de France en Suisse, l’heure avance brusquement de 50 minutes 30 secondes.

Un Français allant à Constantinople a le plaisir de changer trois fois d’heure. Il paraît vieillir par soubresauts. La vitesse de l’Express-Orient est surpassée dans le cas suivant, où le paradoxe s’aiguise à outrance.

Sans télégraphe ni chemin de fer, Alexandre Dumas fils voyage très vite :

« Si avec une voiture à deux chevaux je vais de Paris à Saint-Cloud en une demi-heure, avec quatre chevaux j’y serai en un quart d’heure, avec huit chevaux j’y serai tout de suite, avec seize chevaux me voilà revenu avant d’être arrivé et même avant d’être parti. »

ANTIPODES

Jamais vous ne persuaderez à un ignorant que d’autres hommes marchent les pieds et la tête opposés à ses propres pieds et à sa propre tête. Le poète Lucrèce, quoique sans préjugés, affirme que la doctrine des antipodes est une folie.

JOUR PERDU OU GAGNÉ

Voici quelques détails sur l’erreur de date que commirent à leur retour les premiers navigateurs qui firent le tour du monde. Le Portugais Magellan, parti le 20 septembre 1519, traversa l’Atlantique, rencontra la côte orientale de l’Amérique, découvrit au sud de ce continent le détroit qui porte son nom, aborda aux îles Philippines, et fut tué dans l’une d’elles, l’île Zébu, par les naturels. L’expédition fut continuée par l’un de ses compagnons, Sébastien del Cano, qui ramena les matelots par le cap de Bonne-Espérance. À leur retour en Europe, le livre de bord marquait le 5 septembre 1522, et cependant la véritable date était le 6 septembre. C’est que les navigateurs, ayant fait le tour de la terre vers l’ouest, c’est-à-dire en sens contraire de la rotation du globe, avaient accompli une révolution de moins autour de la ligne des pôles que s’ils étaient restés en place ; ils avaient vu un lever et un coucher de soleil de moins. De même les voyageurs qui font le tour du monde vers l’est tournent une fois de plus qu’un point fixe du globe autour de l’axe terrestre, et comptent un jour de plus.

Pour éviter les erreurs de ce genre, il est de règle dans la navigation d’avancer ou de retarder la date d’un jour lorsqu’on franchit le 180e degré de longitude vers l’ouest ou vers l’est : le méridien qui répond à cette longitude s’appelle ligne de démarcation.

On lit dans Le tour du monde en 80 jours, de Jules Verne :

Phileas Fogg avait « sans s’en douter » gagné un jour sur son itinéraire, — et cela uniquement parce qu’il avait fait le tour du monde en allant vers l’Est, et il eût au contraire perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers l’Ouest.

En effet, en marchant vers l’Est, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par conséquent, les jours diminuaient pour lui d’autant de fois quatre minutes qu’il franchissait de degrés dans cette direction. Or on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre, et ces trois cent soixante degrés multipliés par quatre minutes, donnent précisément vingt-quatre heures, — c’est-à-dire ce jour inconsciemment gagné. En d’autres termes, pendant que Phileas Fogg, en marchant vers l’Est, voyait le soleil passer quatre-vingts fois au méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que soixante-dix-neuf fois. C’est pourquoi, ce jour-là même, qui était le samedi et non le dimanche, comme le croyait M. Fogg, ceux-ci l’attendaient dans le salon de Reform-Club.

CONTOURS TROMPEURS

Des géographes ont été repris par les géomètres, pour avoir cru que la dimension des îles était suffisamment indiquée par le circuit de la navigation. En effet, plus une forme est parfaite, plus elle a de capacité. Si donc le contour figure une circonférence, qui est la courbe plane la plus parfaite, elle embrassera un plus grand espace, que si elle trace un carré d’égale longueur ; à son tour le carré en renfermera plus que le triangle, et le triangle à côtés égaux, plus que le triangle à côtés inégaux.

Quintilien.
SOPHISMES SIMPLES

1o Le tas de blé : un grain de blé ajouté à un autre grain de blé ne fait pas un tas ; un autre grain ajouté ne le fait pas non plus, et ainsi de suite ; donc on ne fera jamais un tas de blé avec des grains de blé.

2o Le chauve : en ôtant un cheveu à une tête garnie de cheveux, on ne rend pas un homme chauve ; en en ôtant deux, trois, pas davantage ; donc on peut lui ôter tous les cheveux de la tête sans le rendre chauve.

COLOMBE

Les corps lancés de haut en bas, tandis que la terre tourne et s’éloigne, ne devraient pas retomber au point d’où ils sont partis.

Cette objection des ignorants en mécanique a été poétisée par Buchanan dans son poème sur La Sphère : « La tourterelle n’oserait quitter son nid et s’élever dans l’air dans la crainte de ne plus revoir ses petits. »

MOUVEMENT SINGULIER

On établit, très simplement et très exactement, que dans l’hypothèse de l’attraction inversement proportionnelle au cube de la distance, un mobile décrirait une spirale logarithmique : « Bien que le mobile décrive une infinité de révolutions autour du centre, le temps au bout duquel il l’atteindra est fini. » (Faye, Cours d’Astronomie. T. II, page 120.)

On se fait difficilement une idée du temps fini, suffisant pour accomplir un nombre infini de révolutions autour d’un centre. D’ailleurs, rassurons-nous. Il s’agit d’un point matériel parcourant une trajectoire asymptotique à un point. Tout peut se passer aisément dans le domaine de la théorie.