Merlin l’enchanteur/Livre XX

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Michel Lévy frères (2p. 233-272).

LIVRE XX

LE SOMMEIL D’AIRAIN


I

Vous qui passez, n’éveillez pas le roi Arthus. Ne pas voir le crime heureux ; ne pas entendre ses fanfares ; ne pas voir le sourire des esclaves ; ne pas entendre le sifflement des serpents ; ne pas respirer l’encens qui brûle aux pieds des méchants, là est le bonheur. C’est celui que goûte Arthus dans son sommeil sacré. Que ne suis-je de pierre ou glacé comme lui !

Plusieurs saisons ayant passé, la léthargie étant toujours aussi profonde, Merlin se décida à réveiller brusquement le monarque, au risque de bouleverser l’étiquette féodale. Il s’approcha de lui et le tirant par un pan de son manteau fleurdelisé :

« Beau roi de l’avenir, lui dit-il, voici le jour. Là-bas, dans le verger fleuri, les feuilles d’églantier frissonnent sur la haie ; le merle gazouille ; le flot scintille ; la pâquerette dans les prés et la marjolaine ont essuyé leurs larmes de rosée, et le coq a dit aussi trois fois : Voici le jour ! »

Mais Arthus se contenta, comme il avait coutume, de soupirer d’un long soupir ; et, se retournant sur le côté, il parut encore une fois de marbre. Ce que voyant, Merlin se sentit pris d’une grande épouvante, comme s’il eût commis un meurtre, et il ne savait qu’imaginer pour s’en défendre ; car il se disait à lui-même :

« Mes enchantements sont-ils donc devenus des enchantements de mort ? Voici le plus beau des rois qu’il est impossible de tirer de l’engourdissement où je l’ai plongé ; et avec lui tout un monde, celui que j’ai connu dans ma verte jeunesse, s’est pris à dormir du même sommeil de pierre. »

Pour les vieillards, passe encore de dormir ! Mais il se faisait conscience d’avoir assoupi du long sommeil, à la fleur de l’âge, tant de charmantes personnes, la plupart fiancées et promises, ou mariées d’hier à peine, lesquelles s’étaient fiées à sa parole et avaient pris le linceul, comme on prend une robe de noce. Qu’il parvînt à les réveiller, c’est un point qu’il ne mettait pas en doute. Mais le moment, quand viendrait-il ? Aujourd’hui, ou demain, ou plus tard ? Voilà ce qu’il ne pouvait affirmer. Cela pouvait durer une année, peut-être davantage. Il n’en fallait pas tant pour troubler un honnête enchanteur aussi scrupuleux que le nôtre.

Dans cette angoisse, il alla susciter plusieurs peuples nouveaux, race de fer, et il leur commanda de se lever avec un grand fracas ; ce qu’ils firent très-volontiers ; car ils aiment tous le bruit qu’ils prennent aisément pour la gloire. Aussi, arrivèrent-ils munis d’instruments les plus sonores qu’ils pussent trouver ; et ils frappaient sur le fer, sur l’airain, comme les villageois qui rappellent un essaim d’abeilles envolé de la ruche. Maintes fois ils défilèrent, avec les barons, devant la couche du roi Arthus ; ils se livrèrent même entre eux divers combats homicides, où ils comblèrent les ravins de leurs morts, ayant de plus la précaution de pousser des cris furieux qui montaient jusqu’au ciel, de piétiner la boue sanglante et de frapper et marteler les vaincus d’un fléau d’airain.

« Pourquoi faites-vous tant de bruit ? leur demandaient les mères et les vierges.

— Pour réveiller le noble Arthus, » répondaient aussitôt les peuples d’une voix haletante.

Mais cela même fut inutile. Le sommeil du dormeur ne fut pas interrompu par le tumulte de tant de nations aux prises, qui croyaient que le bruit de leur chute arrivait jusqu’aux étoiles. Une seule fois, pendant l’écroulement d’un empire, de deux royaumes et de six grands duchés, il dit à voix basse à Jacques, qui se baissait sur ses lèvres pour l’entendre :

« Fais taire ces pies bavardes, j’en suis incommodé. »

Puis il se rendormit encore.

Quand les nations en tumulte entendirent ces paroles, rien n’égala leur confusion. Pour Merlin, il vit clairement que c’était fait de tout un monde ; il prit le deuil et perdit la sérénité et l’enjouement qu’il avait su conserver jusque-là.

S’oubliant lui-même, loin des cités, nourri de glands, faisant du loup son compagnon, il ne se plaisait plus à vivre que dans la société des fantômes. Fit silvester Homo !

II

Peu de jours après, des lamentations retentirent dans le grand bois du roi, où Merlin s’était retiré, non loin de la chartreuse de Seillon. Elles partaient du chef des ermites, frère Ogrin, qui avait vécu jusqu’à ce jour très-solitaire, le front incessamment penché sur son livre sacré. Il venait de s’apercevoir que tous les mots divins avaient été adroitement effacés pendant la nuit dans sa Bible ; il s’arrachait de désespoir les cheveux et la barbe, qu’il avait eue auparavant très-fournie ; puis ayant suivi les traces de Merlin :

« Voyez, ô sage ! lui dit-il, ce qui est arrivé cette nuit (et il lui présenta le livre sacré). Que faire ? il n’y a, certes, que vous au monde qui puissiez retrouver les mots effacés par les méchants esprits. »

Déjà Merlin avait saisi le livre ; il vit avec stupeur que tous les endroits où se trouvait le nom de Dieu avaient été déchirés, lacérés, ainsi que ceux où se lisaient auparavant les noms des anges, archanges, bref, de tous les esprits d’en haut ; on n’avait laissé subsister que le nom des esprits inférieurs du dernier rang. Les miracles aussi avaient été supprimés ou, du moins, raturés au moyen d’une encre rouge, corrosive, qui avait brûlé, jauni, corrodé le papier.

« Je ne connais, dit-il, que Farfarel ou mon père qui aient pu avoir l’audace de commettre ce genre de sortilége.

— Si vous connaissez ce Farfarel, reprit Ogrin, punissez-le ; mais d’abord, ô Merlin ! rendez-moi les lignes sacrées sans lesquelles le plus saint des livres a perdu sa vertu.

— Volontiers, maître Ogrin ; je le sais par cœur. »

À ces mots, il prit une plume pour rétablir dans le texte toutes les paroles qui en avaient été traîtreusement enlevées ; mais, ô stupeur ! ces saints noms, il les avait oubliés, ou du moins il ne les savait plus qu’inexactement. Où il y avait Jehovah, il mettait la Nature ; ce qu’il fit, moins par conviction que par crainte de laisser paraître l’ignorance où il était tombé ; et, par là, il s’aperçut clairement que le don des enchantements était presque perdu pour lui. Plût à Dieu que ce qui lui en restait eût disparu sans laisser de vestiges !

Quant à l’ermite, il reçut avec reconnaissance son livre corrigé. Lorsqu’il s’aperçut des changements, il était de retour dans le fond de ses solitudes. Peu à peu il se familiarisa avec les leçons nouvelles ; on dit même qu’il ne jurait plus que par Merlin.

III

À peine maître Ogrin avait pris congé de notre enchanteur, un autre désespéré se présenta devant lui. Dans ce nouveau venu, il eut d’abord quelque peine à reconnaître le poëte Fantasus, auquel il avait donné autrefois de bons conseils. Combien, en effet, Fantasus était changé ! La tête belle encore, et même plus noble, plus expressive, mais sillonnée de profondes rides, excepté le front resté inaltérablement pur, immaculé, comme un blanc rocher de marbre sacré que la foudre n’a pas osé frapper, et qui s’élève encore sur des débris. Ce n’était plus d’ailleurs cet orgueilleux qui daignait à peine fouler la terre et marcher sur les nues. C’était un vieillard tremblant, défaillant à chaque pas. Il n’était pas aveugle, mais il boitait sur deux béquilles branlantes, n’ayant pas même autour de lui un enfant pour lui servir de guide et de soutien.

« Que vois-je ? dit Merlin. Est-ce bien toi, Fantasus ?

— Non, répondit celui-ci, ô maître ! c’est l’ombre de Fantasus ; et les maux que vous voyez ne sont rien en comparaison de ceux que je voudrais cacher. Le souffle s’en va, l’inspiration me manque, ô prophète ! je la cherche et ne la trouve plus. Voilà le plus grand des maux. La faim, la soif, le gel, n’étaient rien auprès de celui-là ; il me donne le goût de la mort. Parlez-moi, répondez-moi, Merlin. Que je contemple de plus près le roi des bardes et de la gent inspirée. Je puiserai dans vos yeux la flamme que je crains avoir perdue. »

Cette naïve espérance du vieux poëte embarrassa Merlin plus qu’un reproche. Car il sentait que la source des beautés éternelles avait tari dans son cœur désenchanté, au moins pour un temps qu’il ne pouvait marquer ; et il avait honte de le laisser paraître. Aussi voulut-il d’abord repousser l’éloge que lui adressait Fantasus.

« Non, poëte. Merlin lui seul n’est pas la source des beaux chants.

— Vous êtes et vous resterez ô maître ! notre fontaine sacrée. C’est de vous seul que nous vivons ; nous autres poëtes, nous ne faisons qu’amplifier la parole de Merlin ; c’est à cela que se bornent nos œuvres.

— Parle sans exaltation, Fantasus ! les paroles trop ardentes empirent les maux les plus violents. Que je sache seulement comment tu as vécu jusqu’à ce jour.

— J’ai oublié de vivre. Ni femme, ni enfants, ni parents, ni amis, n’ont égayé mon seuil. J’ai méprisé le réel ; je n’ai pu trouver l’idéal.

— As-tu au moins trouvé la gloire dans ce jeu qui si souvent donne la mort ?

— La gloire ! je la cherche encore quand je ne l’espère plus.

— Qu’as-tu donc fait ?

— Tout s’est passé là dans ma tête.

— Et maintenant que sens-tu sous ce front qui brûle encore ?

— Une chose extraordinaire. Les cathédrales ne me parlent plus, comme elles avaient coutume de faire, ni les vieilles armures quand elles s’entre-choquent contre les arceaux gothiques, ni les donjons aux toits aigus, ni les tourelles vêtues de lierres. Autrefois, ces puissances m’interrogeaient de leur voix colossale, je leur répondais et tout coulait de source. Aujourd’hui, tout est mort. Plus un écho complaisant ni dans les choses ni dans les hommes. Où sont, ô maître ! les êtres enchantés qui hantaient mon esprit ? Où sont les symphonies ailées, vagabondes, triomphantes qui résonnaient, sous mes pas, au fond des bois solitaires ? J’avais sur le chantier plus de cent ballades, autant de sonnets et de mystères, sans parler d’un poëme sur la table ronde, qui devait immortaliser la société que vous avez formée de vos mains. Je ne puis plus tirer de ce cerveau même une paillette d’or, comme ils font tous si aisément ; et ce qui met le comble à ma misère, je n’ai pas encore osé le dire.

— Tu me fais trembler, Fantasus. Quelle est donc cette dernière infortune de Job ? Parle, je t’écoute.

— C’est à vous seul au moins que je confie cette plaie incurable.

— Voyons, parle.

— Eh bien, maître, le démon des beaux vers m’a quitté. Il s’est enfui de ma maison ; hélas ! y reviendra-t-il jamais ?

— Le démon des beaux vers, dis-tu ? ah ! oui, fie-toi à celui-là ! Je le connais parfaitement, et je l’ai eu aussi à mon service. Fine-Oreille, surnommé Langue-d’Or, c’est son nom, n’est-ce pas ? Quelle tête, bon Dieu ! quelle cervelle ! quelle conscience tarée ! Les tours qu’il m’a joués à moi-même sont incroyables. Gageons qu’il est à cette heure dans la compagnie folle de Brin-d’Herbe-d’Or, de Fleur-de-Verveine, de Serpentin, un tas d’esprits follets, les génies les plus fantasques, les plus capricieux, les plus gueux, les plus indociles que j’aie jamais connus. J’ai tout fait pour me les attacher sérieusement. Quelle duperie ! ils me vendraient cent fois le jour, pour l’aigrette aérienne d’un chardon, pour une jolie rime, pour un trille de hautbois artistement cadencé dans la forêt. Je te plains d’avoir affaire à eux. Je leur ai donné congé ; ils en profitent pour s’enivrer, Dieu sait où, d’une goutte de rosée dans quelque coin mal famé de l’univers.

— Dites-moi, ô maître. Est-ce donc mon génie qui se perd ? Est-ce moi qui vieillis ? Est-ce le monde ?

— Entre nous, Fantasus, je crains non sans raison que le monde ne soit mort.

— Qu’entends-je ?

— Oui, mort, mon ami, et par ma faute. »

Et comme s’il avait eu peur de s’être trahi, il ajouta :

« Tant que dormira Arthus à la puissante haleine, je pressens que les temps seront mauvais pour les poëtes. »

Mais, bien loin d’apaiser le poëte ulcéré, ces dernières paroles ne firent que réveiller ses tourments, et il étonna Merlin lui-même par ce cri d’angoisse que l’on a appelé plus tard dans toutes les langues :

LES LAMENTATIONS DE FANTASUS.

« Ô maître, éloignez de moi la vieillesse stérile du barde et du poëte.

« J’en ai vu plusieurs, la tête branlante, assis à leur foyer désert, cherchant encore un vain son qui les fuyait. Sans écho, sans ami, sans postérité, ils survivaient à leurs œuvres, comme un tronc ridé, caverneux, rempli d’oiseaux nocturnes s’élève parmi des feuilles flétries, amassées à ses pieds depuis soixante hivers.

« Est-ce le sort qui m’attend, ô Merlin ? verrai-je aussi mes œuvres, tombées de l’arbre, joncher au loin la terre autour de moi ?

« Caïn le meurtrier n’a été condamné qu’à cultiver des champs fertiles où chaque année croissent, pour lui, des moissons qui appellent l’allégresse. Il emporte ses gerbes dans ses greniers qui regorgent encore des produits du dernier été.

« Pourquoi, ô Merlin, suis-je condamné à cultiver le champ stérile de l’esprit, où je ne recueille que ronces et ciguë, après une lueur d’espérance toujours trompée ? Suis-je plus maudit que Caïn le maudit ?

« Apprenez-moi pourquoi m’est imposé le travail de la pensée qui ne peut même me donner le pain de chaque jour. Moi seul, sur la terre, je sème et je ne moissonne pas.

« Ah ! si la jeunesse me restait, je frapperais encore une fois de mon front ce ciel d’airain qui me refuse même un rayon. Mais aujourd’hui, l’événement a trop souvent trompé mon désir ; et, comme autrefois j’ai cherché le bruit, je cherche maintenant le silence.

« Combien de fois, ô maître, je me suis juré à moi-même de ne plus penser, de ne plus rêver ! Mais au milieu de la nuit, quand tous les bruits sont assoupis, ma pensée se réveille en sursaut ; et malgré moi (car j’ai perdu la force de la retenir par le frein) elle tente de remonter vers les cimes accoutumées. Jusqu’au lever du jour, l’insomnie me dévore. Ma tête, où tintent mille anciennes chansons, se brise à en chercher de nouvelles ; et, quand le jour apparaît, toutes s’envolent et s’évanouissent à son éclat.

« Les vieillards sont entourés des fils de leurs fils, rangés en cercle, à leurs côtés ; ne verrai-je autour de moi que mes œuvres mortes, froids spectres, pour me faire mon cortége ?

« Quand la vie commençait pour moi, je me disais : Je dompterai leur froideur, leur indifférence à force d’inspiration ; et j’amassais, autour de moi, les œuvres et les chants sans les compter ;

« Ah ! si la sympathie des hommes se fût alors ajoutée à ma force, rien, ô maître, ne m’eût été difficile. Mais ce que n’ont pu les mille dents de l’adversité, l’indifférence l’a fait. Elle a insinué sa glace dans mes veines.

« Maintenant, je suis comme celui à qui il ne reste qu’une flèche dans son carquois. Malheur à moi, si je manque le but une fois encore ! Ce sera la dernière, et l’éternel oubli s’amassera sur mon nom.

« Enseignez-moi, ô maître, ce dernier chant, ce chant suprême du cygne, qui domptera leurs cœurs et m’ouvrira leurs oreilles endurcies.

« Dites-moi les mots, s’il en existe de semblables, qui peuvent encore toucher cet âge d’airain. Car tous ceux qui sont sortis de mes lèvres sont tombés impuissants sur leurs cervelles de fer.

« Apprenez-moi le chemin des âmes pétrifiées, avant que la vieillesse, pire que la mort, ne me rende moi-même sourd à vos leçons. Déjà les infirmités messagères du tombeau m’ont ôté le sourire.

« Dites-moi de quelle langue il faut se servir pour entrer dans les cœurs de pierre. »


« Attendrir le cœur des hommes d’aujourd’hui ! interrompit Merlin. Que me demandes-tu ? Je l’ai essayé, et moi-même je n’ai pu y réussir. Le cœur ne répond plus au cœur, ni la voix à la voix. Tu verserais à leurs pieds ton âme, comme l’eau ; ils ne la regarderaient pas.

— Je suis donc, s’écria Fantasus, le rebut de l’univers, moi qui m’en croyais le maître ! Tombé du ciel sur terre…

— C’est le sort de Phaëton. Tu as voulu régir le soleil.

— Pourquoi non ? Je me sentais assez de cœur pour créer des mondes.

— Maintenant, résigne-toi à la prose.

— Jamais.

— Fais-toi, te dis-je, à la vie prosaïque.

— Jamais.

— Eh bien ! meurs.

— Soit. Mais avant que je meure, donnez-moi, ô roi des hymnes, une dernière pensée féconde, un éclair de l’esprit, un ravissement d’intelligence, et je suis encore sauvé. Je gagne la partie à ce grand jeu de l’immortalité ; je brave les ans, la vieillesse, les siècles futurs et la terre ridée qui déjà s’entr’ouvre pour m’ensevelir. Donnez-moi, vous dis-je, une inspiration, un motif, un accord, un rhythme, un rayon de lumière, moins que cela, un mot magique ; et j’enchaîne l’univers à mes pieds, aux vôtres.

— Une inspiration, dis-tu ? Pauvre Fantasus ! il me serait plus aisé de te donner un royaume.

— Que me font les royaumes, Merlin ? Je les méprise tous. Donnez-moi, ô maître, le charme qui, d’un mot, ravit les cieux eux-mêmes, ou arrachez de mon cœur cette soif des choses belles qui dessèche mes lèvres. »

Ici, Merlin, dont l’esprit était aux abois, entraîné sans doute par une commisération trop vive, répondit :

« Vos maux sont grands, Fantasus ; ce sont les tourments d’une âme trop amoureuse de poésie dans un âge de prose. Je les connais pour les avoir éprouvés, au moins le plus grand nombre. La pitié m’arrache le secret que je vais vous dire, après m’être promis de ne le confier à personne. Ce secret, le voici : Renoncez aux idées, puisque désormais elles vous coûtent tant à trouver ! Les mots peuvent en tenir la place quand ils sont bien enchâssés. Le cliquetis de certaines syllabes jette des étincelles, et elles suffisent pour éblouir les yeux des hommes. Il y a aussi des paroles gonflées, creuses au dedans, huppées au dehors, que je pourrai vous apprendre et qui résonnent d’elles-mêmes, comme la statue de Memnon. Vous en ferez l’expérience.

— Se peut-il ?

— Rien n’est plus sûr.

— Je ne voudrais pourtant pas compromettre à la fin de ma carrière la renommée que j’ai acquise.

— Faites ce que je vous dis, poëte, tout le monde s’en trouvera bien. »

Sur cela, il congédia Fantasus ébloui ; mais, en secret, l’enchanteur se sentait mourir de honte.

Fantasus, presque hébété d’étonnement, de douleur, d’isolement, surtout de vieillesse et de misère, s’en allait, cherchant des mots huppés, trouvant des rimes qu’il répétait avec une complaisance qui eût dû arracher des larmes à ceux qui le rencontraient. Mais la foule cruelle le regardait sans le voir. Nul ne lui faisait l’aumône d’un sourire ; nul ne se souvenait de la splendide jeunesse et des anciennes couronnes du poëte. Seuls, les enfants prenaient plaisir à l’entendre, quand, rentré dans sa cabane ouverte à tous les vents, il s’asseyait dans la cendre et murmurait ses rimes redoublées, désormais privées de sens.

Les meilleurs disaient en passant sur le seuil : « Quel malheur qu’un si grand homme soit devenu fou ! Mais aussi qu’avait-il besoin de se distinguer plus que nous-mêmes ? »

IV

Qui dépeindra la douleur de Merlin ? Ses yeux ne voyaient autour de lui que deuil, désenchantement, déclin ; et pourtant cela n’était rien en comparaison des hydres empoisonnées qui renaissaient dans son cœur, où il sentait périr un monde. La nécessité de dissimuler, ou, pour dire vrai, de jouer la tragi-comédie avec la plupart des créatures, était ce qui lui coûtait le plus. Si encore tout l’univers eût été dupe ! Les hommes accoutumés à l’être pouvaient bien l’être encore. Ils voient tout en gros, d’un regard incertain. Mais non ! il y avait toujours, sous ses pas, mille petits regards d’insectes, perpétuellement éveillés qui le perçaient à jour. C’était un créateur qui voyait sa création mourir. À moins d’être poëte, difficilement pouvons-nous avoir l’idée d’une peine si cruelle.

Et n’oubliez pas, qu’au milieu de ces ruines, Merlin s’était promis et imposé de sourire pour sauver au moins les apparences. Hélas ! que lui servait ce masque ? Les grillons, les fleurs, les oiseaux qui savaient parfaitement son secret, le raillaient avec cruauté, lorsqu’il s’égarait sur les décombres de quelque vieux donjon.

Les giroflées éparses dans les ruines disaient : « Le voilà donc ce bel enchanteur ! Où sont les fêtes, les tournois, les propos d’amour, les étendards pavoisés dans les salles désertes ? »

Puis les oiseaux moqueurs, perchés sur l’arbre solitaire, reprenaient :

« Le château est désert sur la montagne ; la tour s’est écroulée. Mais le cœur de Merlin est plus triste que la tour. Le génie de Merlin est plus vide que le château ruiné. »

En entendant ces paroles sortir des épaisses ramées, Merlin faisait semblant de sourire ; dans le fond il se rongeait le cœur ; et voyant que le moindre ver de terre connaissait son secret, il ne savait plus où se retirer. Revenait-il parmi les hommes, il entendait de trop près leurs soupirs ; rentrait-il dans la solitude, il n’y avait pas un roitelet qui ne se fit un jeu éclatant de sa douleur.

V

« Ceci est mon testament, écrivit-il à Viviane. Je le confie aux vautours et aux aigles.

« Depuis que je ne crois plus en vous, je ne peux plus croire à rien, pas même à mon père. Aussi bien, il ne me donne plus aucun signe de vie. Si je voyais au moins ses traces, je pourrais peut-être me prendre à quelque chose. Mais que dis-je ? je le verrais là, debout, devant moi, ricanant ou rugissant, je n’en croirais pas mes yeux. Je lui dirais comme à toutes choses : « Allez, mon père, vous n’existez pas ! »

« Les peuples aussi que j’ai le plus aimés, je suis tenté de les maudire ; car ceux que j’ai le plus comblés, ceux-là m’ont oublié les premiers. Que de fois ils m’ont rencontré, et ils avaient tous oublié même mon nom ! Si légers de cœur, si convoiteux de gain, si âpres au trafic, si idolâtres de clinquant, si vains de leur néant, si exigeants quand on leur accorde quelque chose, si rampants quand on leur refuse tout ; ah ! Viviane, chimère des chimères, me serais-je aussi trompé sur leur compte ?

« Ils savent que je vis encore, et aucun d’eux ne tourne plus la tête de mon côté. Moi, je les ai nourris de justice, et ils vont lécher les pieds de tous mes ennemis. Faut-il donc mépriser ce que j’ai adoré ? ne vaut-il pas mieux mourir ?

« Le pire des maux pour un prophète, c’est de ne pouvoir plus prophétiser ; et voilà ce qui m’arrive. Autrefois, vous le savez, je déroulais l’avenir comme un livre. Plus il était caché aux autres, plus il se montrait à découvert pour moi. Je le possédais bien mieux que le présent. D’avance je jouissais de ses trésors et j’en faisais jouir les autres. Combien de fois nous nous sommes amusés tous deux à déployer la jeune feuille de chêne, pliée et verdissante sous la dure écorce de l’hiver ! C’est ainsi que les choses futures m’apparaissaient, jeunes, florissantes, sous la face rigide du présent.

« Aujourd’hui, mes yeux cherchent en vain à percer le linceul qui me tient renfermé dans la vallée d’angoisse. Les choses futures m’échappent. Car le cœur des hommes et le tien, où je puisais mes présages, se sont couverts d’une enveloppe si dure qu’il m’est impossible de rien discerner à travers ce lourd manteau de plomb ; et je ne puis dire si les hommes remonteront bientôt vers la lumière limpide, ou s’ils continueront de tomber, d’une chute de plus en plus rapide, dans l’inexorable Adès.

« Quand l’avenir se voile ainsi aux yeux des prophètes, il est temps pour eux de mourir ; la mort seule peut leur rendre la clairvoyance qui lit dans les ténèbres.

« Vienne donc la nuit suprême ! Je verrai luire aux clartés du sépulcre les vérités étoilées qui me fuient maintenant dans la splendeur flétrie du jour terrestre.

« Vienne l’heure propice du tombeau ! dans les méandres de la voie lactée, je goûterai à loisir le lait de l’insondable sagesse. »

VI

Telle était la détresse de Merlin. Voyant toutes choses s’effacer, combien alors il eût souhaité d’être mystique ! Il l’essaya de bonne foi ; adorant ses souffrances, divinisant ses larmes, il chercha Viviane jusque dans la tour d’ivoire de la vierge de Judée. Combien de fois aussi il essaya d’escalader les mondes des songes sur l’échelle de Jacob ! Mais, à peine y avait-il mis le pied, sa raison ne pouvait extirper sa raison. Il retombait pesamment sur la terre, entraîné par son bon sens ; et, dans cet effort pour étreindre les blanches visions, sa détresse ne fit qu’augmenter.

Véritablement, elle fut portée au comble par l’arrivée de Turpin[II.]. La figure seule du futur archevêque, pâle et défaite, en disait plus que toutes les paroles. La barbe mêlée, les yeux hagards, vêtu d’un reste de manteau, il était à pied et sans aucun cortége.

« Venez-vous aussi, Turpin, briser ce misérable cœur, lui dit le prophète, en l’accueillant avec son ancienne bonté ? Avez-vous trouvé celle que je cherche ?

— Non, prophète. »

Merlin l’entend ; il pâlit et répond :

« Dieu lui fasse merci !… Que devient le pays doré des légendes ? Vous en venez, mon ami ; c’est le vôtre. Plût à Dieu que je n’en fusse jamais sorti ! Votre vie s’est passée dans les empires féeriques, vous m’avez laissé à moi tout le gouvernement et le fardeau du réel. Parlez-moi des mondes heureux que je ne connais plus, peuples des fées, génies, sylphes, nains, négromans qui ont la vie légère. Consolez-moi de ce que je souffre ici, parmi les royaumes et les peuples d’en bas, où l’esprit positif a chassé tous les autres.

— Préparez-vous donc aux plus funestes nouvelles.

— Que m’annonces-tu ?

— La mort des génies.

— Je m’y attendais.

— Je ne sais, maître, reprit Turpin, quelle tempête a soufflé sur le monde des fées. Là aussi on se révolte. Les capitales des fées les mieux assises, les vastes cités du pays des légendes, Potentiana, Sicambrie, aux murs d’or et de cristal, où j’ai passé mes plus beaux jours, tant d’autres que vous aviez bâties d’émeraudes se soulèvent contre le sceptre léger des sylphes. Qui le croirait ? J’ai conseillé, averti, harangué, prophétisé, le tout en vain ; les peuples enchantés ne veulent plus même supporter un joug de fleurs.

— S’il est ainsi, malheur à eux ! C’est moi qui l’avais tressé ; ils auront le joug d’airain. Je leur avais donné pour reine, Titania. Nulle n’avait la main plus légère à porter le sceptre. Clémente aux méchants, ménagère des bons, vivant de peu, l’ont-ils aussi dépossédée ? S’ils l’ont fait, ils ont repoussé la félicité même. »

Turpin venait d’assister au détrônement des fées, puis à leurs funérailles ; il en était encore tout ému, principalement de celles de Titania. Aussi les raconta-t-il dans le plus menu détail. Couchée dans une bière (le nacre incrustée de clous d’or, il avait vu les propres valets de Merlin, Serpentin, Brin-d’Avoine, Langue-d’Or, Œil-d’Aspic, porter le corps de Titania sur leurs épaules, à travers les cépées fleuries. On l’avait ensevelie sous la pierre sacrée, au milieu de la crau. Quelle affluence, bon Dieu, de nains, de gnomes, surtout de génies ! Quels murmures plaintifs d’éphémères sous l’épaisse ramée ! Il en était tout étourdi. Les pleureuses marchaient les premières, après elles, les princes des fées, Octavien, Zerbino, le roi d’Yvetot, tous en manteaux de deuil, tous pleurant de chaudes larmes.

Merlin eût bien voulu demander si l’on avait quelques nouvelles d’Isaline, de Nella, de Marina ; il s’en abstint, prévoyant en tout le pire.

« Mais les esprits des ruines, s’écria-t-il, après un long silence ? Ceux-là, du moins, me restent encore : ils ont eux, la vie, longue.

— Non, Merlin. Ils ont été des premiers à mourir. J’ai vu de mes yeux s’éteindre la race du dernier des faunes.

— Comment cela ?

— Je rasais dans votre vaisseau de cristal, pour vous chercher, l’île Pantéllaria, dernière frontière du royaume d’Épistrophius. Une femme échevelée, vêtue de peaux de bêtes, courant sur la grève, nous fait des signes de détresse. Nous abordons pour la recueillir et voici ce qu’elle nous raconte :

« Il y a trois ans, seigneurs, j’ai fait naufrage sur ce rocher. D’abord, je le crus désert. Mais du promontoire que vous apercevez d’ici, sortit un faune, en sautillant de roc en roc. Il appelait d’une voix barbare et il m’apportait des figues et des noisettes. Je voulus m’enfuir. Il redoubla ses cris. Par crainte je le suivis dans sa grotte, où je trouvai deux chèvres et des fromages séchés dans des cages d’osier.

« Il apaisa d’abord ma faim, puis, assis sur le seuil de la caverne, il se mit à jouer du chalumeau.

« Trois ans passèrent ainsi. J’essayai de lui apprendre à prononcer quelques mots d’une langue humaine. J’y renonçai en entendant les gloussements qui sortaient de sa poitrine de faune. Toutes les fois que je songeais quel était mon compagnon, je me faisais peur à moi-même. Mais, lorsque la vue de votre vaisseau me rappela la douce famille des hommes, j’oubliai la créature que je laissais derrière moi, et je ne pensai plus qu’à fuir. »

Comme elle achevait ces mots, le faune attiré par le bruit des rames sortit du fond des rochers et courut vers le rivage, en portant un enfant velu dans ses bras. Il tendit les mains vers nous avec désespoir. Plusieurs fois, il fit effort pour parler, sa langue se refusa à prononcer des paroles humaines. Alors, voyant que le vaisseau continuait sa route, il fit une chose dont le souvenir restera éternellement devant mes yeux. Il marcha dans la mer jusqu’à la ceinture. Puis, s’arrêtant brusquement, il saisit son enfant par le pied et, le brandissant comme une fronde, il le déchira en morceaux et jeta ses lambeaux palpitants dans le sillage du navire. Après quoi il se précipita lui-même dans les flots et disparut.

Telle fut, Merlin, la fin du dernier des faunes. N’espérez pas en retrouver un autre pour vous ramener jamais sur les monts sacrés.

— Laissons les païens. Parle-moi plutôt de Geneviève de Brabant. Elle fut mon hôtesse. Se souvient-elle de moi ?

— Je l’ai trouvée fort envieillie, me reconnaissant à peine, auprès de son cerf centenaire.

« Vous vivez donc encore, vous ? » C’est là tout ce qu’elle a su me dire.

— Ami, nous périssons par les femmes. Rien ne leur bat plus sous la mamelle… Mais Obéron, lui si gracieux dans sa jeunesse, si joyeux encore dans l’âge mûr ! quels ont été ses adieux ?

— Ah ! oui ! Obéron ! La réception qu’il m’a faite est, de tous points, incroyable. Il se sent mourir, lui, l’amoureux des fées, et cela le rend furieux. Véritablement, il écumait de rage lorsque ses serviteurs m’ont annoncé ; quand enfin j’ai comparu devant lui, il ne se possédait plus ; il s’est mis à piétiner les perles de rosée ; et il grommelait :

« En vérité, Turpin, je ne puis concevoir ce que vous voulez encore d’un génie qui s’en va ! »

Ah ! maître, quel spectacle que celui de l’agonie d’un vieux sylphe qui ne s’est jamais intéressé à une cause vivante ! Quelle sécheresse ! quelle mort sans majesté ! Ce spectacle me poursuivra jusqu’à mon dernier jour.

— Mais au moins mon ancien ami, Robin Hood ! Celui-là est resté ce qu’il était ? Chante-t-il toujours entre ses dents, comme au temps où je l’ai connu ?

— Tant s’en faut ! il avait le spleen. Tanné, bronzé, courbé au bord des flots amers, il ne lui restait qu’un souffle, et c’était pour siffler sur l’Océan. Il m’appelle ; j’accours :

« Va-t’en dire à Merlin que je me ris de sa prophétie. »

Il dit, et se jette dans l’Océan, la tête la première,

— Propos de désespéré, répliqua Merlin. N’en gardons pas rancune. J’avoue moi-même que ma malédiction contre Albion est retombée sur moi. Je me la suis toujours reprochée, et je la retire volontiers aujourd’hui, que plus d’expérience m’a éclairé. Les trois îles m’avaient provoqué, et nous, prophètes, nous cédons aussi quelquefois à la colère. Heureux quand nous pouvons bénir ce que nous avons maudit ! Paix donc au rouge Saxon et à l’Anglais ! S’ils n’ont pas toujours respecté autrui, ils se sont du moins respectés eux-mêmes. D’ailleurs le roi de Thulé plaide pour eux ; la meilleure des filles du roi Lear, toutes celles d’Ossian, les blondes Sirènes d’Écosse sont venues sur mon seuil. Pour apaiser ma colère, elles m’ont fait les dons qui m’agréent le plus ; elles m’ont versé dans des coupes d’albâtre l’hydromel des hymnes de Harold, dont s’abreuve le sage. Que l’Anglais et le Saxon sillonnent donc la mer en liberté et que leur île soit de miel, je le veux bien. Mais qu’ils n’oublient plus d’emmener avec eux, à la proue, la justice, et de la faire asseoir sur les rivages inconnus, des Hébrides à Coromandel. Moi-même à ce prix, je serai leur pilote. Va ! dis-le-leur !

VII

La douleur est quelquefois si muette, au fond de l’âme, qu’on ne la sent pas à la surface. Elle fait son œuvre, le jour, la nuit, au moment où l’on y songe le moins. Tel fut l’effet de la nouvelle de la mort des génies. Merlin avait cru d’abord l’accepter de sang-froid ; mais elle perçait son cœur sourdement comme une vrille, et il ne cessait de répéter : « Titania ! Obéron ! Robin Hood ! les êtres les meilleurs peut-être que j’aie connus dans ma jeunesse ! C’est moi qui les soutenais de mon souffle ; ils périssent avec moi  ! »

Turpin l’entendant gémir, s’approcha de son lit de feuilles :

« Reprenez courage, Merlin, lui dit-il. Si vous vous laissez mourir, Turpin ne vous survivra pas une heure. Quoi ! tant d’empires magiques fondés par vous sur le roc immuable de la justice s’évanouiraient sans retour ! Quoi ! le vent sifflerait dans les palais aux colonnes de rubis, où vous-même avez intronisé le roi des Aunes, la reine Alcine, la reine Urgande, la fée Dentu, qui tous vous doivent le sceptre, ce que je suis tenté mille fois le jour de rappeler, à eux, à leurs familles, à leurs peuples, à leurs courtisans !

— Calme-toi, Turpin ! les moments sont trop précieux pour les perdre en reproches. Quand je fondais sur un roc de diamant ces beaux empires féeriques, n’oublions pas, ami, qu’ils étaient promis au déclin. Hélas ! rien n’y échappe, pas même les songes. Ce jour est arrivé. Il te reste envers eux, envers moi, qui leur donnai des lois, une grande tâche à remplir.

— Laquelle ? interrompit Turpin qui avait peine à retenir ses larmes.

— D’écrire sur un livre enluminé tout ce que par tes yeux, ou par ceux d’autrui (pourvu que le rapport soit fidèle) tu auras appris de leur existence, bien entendu, Turpin, dans les temps où ils florissaient le plus. Sache que par là tu leur assureras dans la mémoire des hommes une existence éternelle, et à moi une véritable consolation par la pensée que la meilleure de mes œuvres, peut-être, est sauvée de l’oubli.

— Je le ferai donc, Merlin, pendant que j’en ai la mémoire encore fraîche. Dictez-moi seulement, je vous prie, pour commencer.

— Soit, mon fils. Et quand je serai dans la tombe, ne va pas t’arrêter, mais continue d’écrire ; tu feras là un livre merveilleux, qui manque aux humains, notre monument à l’un et à l’autre, que ne pourra ronger la dent de bouc des siècles médisants. Tout au contraire, tu en retireras une gloire semblable à celle de Joseph d’Arimathie qui descendit Jésus tout sanglant de la croix. Et quand viendra le grand Charles, pour te récompenser il te fera archevêque. »

Là-dessus, Merlin conduisit Turpin à l’endroit de la forêt où il apprivoisait les ours et chevauchait les cerfs. Il s’y trouva de nombreux rouleaux de parchemin avec de l’encre et des plumes d’aigle taillées. Turpin se mit aussitôt à écrire ce qu’il se souvenait avoir vu dans les royaumes légendaires. Un essaim d’abeilles avait fait sa ruche dans un coin de la chambre de verdure. Leur bourdonnement se mêlait, sans le distraire, au grincement de sa plume. Tout ce qu’il y avait sur la terre d’oiseaux bleus ou merveilleux venaient tour à tour se poser sur les branches les plus proches des arbres ; et de leur voix ingénue ils racontaient consciencieusement, simplement, sans envie de briller aux dépens du vrai, ce qu’ils avaient vu ou entendu, soit dans les îles Heureuses, soit au pays des fées. De ces murmures, bourdonnements, gazouillements contrôlés l’un par l’autre, Turpin formait la pure trame de son récit.

Ainsi furent écrites jusqu’à la dernière ligne ses chroniques dorées, la nourriture des sages, lesquelles sont devenues la source de tout ce qui a été dit de véridique et de profitable dans le monde. Mon livre en est l’ombre fidèle, ou plutôt la copie littérale.

Un peu avant que ces chroniques fussent achevées, Merlin prit la main de Turpin, il la baisa et lui dit :

« Maintenant je suis content ! Je puis mourir. Sans toi, on eût pu nier l’existence de tant de peuples enchantés que j’ai nourris, comme tu en as été toi-même témoin plus de cent fois, du pur froment de la justice. J’avais moi-même instruit les aigles et les corbeaux qui venaient chaque matin leur apporter leur pâture sans qu’ils eussent besoin de semer ni de moissonner ; mon projet était d’en faire autant pour toutes les autres nations, si les méchants ne s’étaient élevés contre moi.

— Témoin, interrompit Turpin, l’oiseau d’Attila, qui portait la becquée aux cités à peine écloses. On l’appelait Turul.

— Les témoins sont partout ; n’oublie pas les plus petits, les plus modestes, tels que les fauvettes et les rouges-gorges que j’ai envoyés souvent pour messager aux foyers des nations, quand elles me consultaient.

— Ces beaux temps reviendront. Prophète, vous vivrez encore avec nous de beaux jours !

— Aveugle que tu es ! Ne vois-tu donc pas comme ils dorment tous d’un sommeil de plomb ?

— Patience, maître ! C’est pendant le sommeil que l’âme, la bonne ouvrière, est le plus occupée. Souvent il m’arrive, à moi, de me coucher en cherchant dans ma mémoire un mot, un nom, une vieille date que j’ai oubliés. Je m’endors saintement et je les trouve à mon réveil sur le bord de mes lèvres. Ainsi feront les hommes. Ils ont oublié le nom de la justice, ils le retrouveront en rouvrant leurs paupières !

— Non ! non ! dit Merlin, en rompant l’entretien. N’espère plus, ô mon ami, m’en faire accroire. Je ne marche plus que sur des ruines ; encore ces ruines sont désertes, et j’ai là le pressentiment qu’un nouveau coup, parti je ne sais de quelle main, va me frapper au cœur. » À un signe, Turpin se retira, le prophète resta seul.

VIII

Quel pouvait être ce nouveau coup dont était menacé notre héros ? Et comment son cœur, tant de fois déchiré, donnait-il encore une prise à l’infortune ? L’histoire en est si simple, que mon auteur s’est excusé lui-même de la raconter. Toutefois, la voici :

Une troupe de bateleurs, funambules, acteurs de théâtres forains, tous sujets du roi de Bohême, fit au bruit de vingt trompettes son entrée dans le bourg voisin ; et Jacques, idolâtre de ces sortes de divertissements, obtint de son maître un congé d’un jour entier pour s’en repaître tout à son aise. Les dorures, les cavalcades, les aubades firent sur lui leur effet ordinaire ; puis les marionnettes chatouillèrent agréablement son âme enfantine sous sa face de Polyphême. Mais ce qui acheva de le bouleverser entièrement, ce furent les passes d’armes des acteurs forains, entrecoupées de fanfares, au moment où la plus belle des amazones, armée d’une hache, taillait une croupière au roi des Maures ; le tout entremêlé de l’explication des tableaux suspendus en plein vent, lesquels représentaient la bataille des géants, Barbe-Bleue lavant sa vieille dague rouillée, le roi de Maurienne, Tristan et Iseult surpris sur la couche de feuillée, où les séparait la grande épée d’icelui, témoin de leur innocence.

Jacques poussa un cri d’admiration qui le fit remarquer. Un des funambules, en descendant de l’estrade, lia conversation avec lui : Oserait-il bien comparer la vie d’enchanteur et de barde avec celle de bateleur ? Quelle différence, grand Dieu !

Partout des habits de pourpre relevés d’or massif, des plumes d’autruche, des tapisseries de velours cramoisi frangées de soie vierge ; toujours bien venus dans chaque gîte, choyés, caressés. En quoi, je vous demande, comparer ce paradis au rude métier de prophète ? Qu’il se décidât seulement à accepter le bien qu’on lui voulait. Il manquait dans la troupe un panetier du roi Thierry, de Maurienne ; déjà le costume était prêt, tout écarlate, tout chamarré de turquoises, d’escarboucles ; on allait le lui donner ; le reste viendrait après, toque à panache, escarcelle garnie, sabre recourbé de Damas, et cheval amblant.

D’ailleurs, quelle était à cette heure son salaire ? Apparemment fort misérable. Il aurait aisément le double, peut-être davantage, sans compter le bien vivre : au jour levant, bonnes lippées, gaudes et vin clairet ; à la dînée, viandes à foison et vin de Gascogne ; au goûter, la poule au pot ; le soir au souper, franche galimafrée, assaisonnée de matefaims, pour procurer un long sommeil.

Bref, on l’éblouit. Fasciné, étourdi, plutôt que convaincu, Jacques ne trahit pas son maître, il l’oublia aussi bien que le roi confié à sa garde. Il ne revint ni le lendemain ni le surlendemain ; sans savoir où, bouche béante, il suivait les bateleurs.

Ah ! si quelqu’un eût prononcé devant lui le nom de son maître chéri ; nul doute qu’il n’eût fondu en larmes ; il aurait rejeté les oripeaux dont on l’avait couvert ; peut-être même, dans sa première fureur, il aurait tourné son sabre de panetier contre ses séducteurs. Mais nul ne l’avertit, même par un signe. Nul ne réveilla sa pensée engourdie. Hélas ! laissons-le suivre sa destinée jusqu’où elle doit le conduire ; revenons à son maître.

Dès qu’il se vit abandonné de son dernier serviteur, il en conçut une misanthropie qu’il n’avait pas encore éprouvée, et sa plainte s’exhala devant le seul ami qui lui restât fidèle :

« Ô Turpin, le croiras-tu ? Ce Jacques que j’ai nourri du pain des forts, il me renie pour la centième fois. Le voilà embauché par je ne sais quel roi de Bohême, qui l’aura pris par son faible, le clinquant ; il m’a quitté sans prendre congé ; car, sans doute, il n’aurait osé soutenir mes regards.

— Maudit le Ribleur ! s’écria Turpin, dans un premier moment de colère. Vous l’avez gâté, seigneur. »

Mais bientôt radouci :

« Fiez-vous à moi, prophète ; je vous le ramènerai humble de cœur et repentant.

— Et quand cela serait ? Comment le croire désormais ? comment me confier à lui un seul jour ! J’ai déjà trop pardonné : il faudrait peut-être faire sentir la verge, et cela m’est odieux.

— Oui, la verge de chêne ou le nerf de taureau. Je m’en charge.

— Du moins, si cela arrive, que cela n’aille pas jusqu’au sang !

— Non ! une simple flagellation !

— Ah ! mon ami ! grâce ! grâce ! épargne-le. J’entends d’avance ses cris déchirants ; il a la voix haute et claire.

— Soyez tranquille, Merlin ! J’ai manié moi aussi plus d’une fois le fléau de Dieu. Je sais m’en servir. »

À ces mots, Turpin alla fouiller dans ses hardes. Il en retira, dans un fourreau de cuir, un fléau bien emmanché, flexible à souhaits, encore noué de lanières, et le battant était d’airain.

« Que vois-je ? s’écria le prophète.

— Le fléau de Dieu, répondit le futur archevêque. C’est celui dont David a châtié les Amalécites. De David il a passé aux mains de Scipion l’Africain qui l’a trouvé dans les Syrtes ; de Scipion le Juste à l’empereur Dorothéus qui le laissa à ses fils ; de ceux-ci à Attila ; d’Attila à Dietrich de Berne, qui me le donna un jour après le Benedicite. Il y manque encore quelques lanières ; on y remédiera. »

Le bon Merlin détourna les yeux pour ne pas voir le fléau. Mais Turpin, après l’avoir fièrement considéré, en frappa autour de lui la terre pour l’éprouver, comme fait le batteur dans la grange, quand il commence sa journée ; et à chaque coup la terre frémit. Des pleurs, des cris étouffés, des sanglots comme de peuples flagellés sortaient on ne sait d’où, et le furieux batteur redoublait ; on entendait un bruit de tours qui croulaient au loin, sous ses coups cadencés !

« Arrête ! lui cria le prophète. Quelle est donc ta moisson ? J’entends des voix humaines qui gémissent, comme si des nations criminelles étaient atteintes par ton fléau.

— Vous l’avez dit, ô maître ! Pourtant elles n’en sentent encore que l’approche. Que sera-ce quand le bon fléau d’airain frappera leurs épaules ? Pour Jacques, c’est à peine si j’aurai besoin de le toucher. La vue du batteur suffira, je l’espère. Allons ! le blé est mûr. Laissez-moi faire ; je flagellerai l’épi ; vous recueillerez le bon grain.

— Attends encore et ne me venge pas, dépose ton fléau ! Les choses elles-mêmes me vengeront assez. Quel temps je prévois, justes cieux ! Écris ceci, Turpin : « D’abord viendra le bouc[III.] aux cornes d’or, à la barbe d’argent. Le souffle de ses narines sera si fort qu’il couvrira de vapeurs épaisses toute la surface des îles. Les femmes auront la démarche des serpents et tous leurs pas seront remplis d’orgueil. Puis ils chargeront de chaînes le cou de ceux qui rugissent, et ils couperont la langue des taureaux indomptés. Ô crime des crimes ! lier comme un bœuf celui que l’auteur du monde a créé dans la liberté ! Malheur à toi, Neustrie, parce que la cervelle du lion sera répandue sur tes prairies ! Et ils donnent aux soldats ce qui est dû aux pauvres ! Le hibou de Glocester nichera sur les murs de Lutèce, et dans son nid sera engendrée la vipère. La Gaule se mouillera de pleurs nocturnes ; les brutes auront la paix entre elles, et l’humanité endurera le supplice. Le vermisseau germanique sera couronné ; la forêt frémira ; elle s’écriera d’une voix humaine : « Arrive, Cambrie ! Ceins Cornouailles à ton côté, et dis à Guintonhi ; La terre t’engloutira ! »

Après un moment de stupeur :

« Voilà, Turpin, quelques-uns des maux que je prévois ; et ce qui trouble mon âme comme celle de Saül, je les prévois et ne puis les empêcher. »

Le cœur d’airain de Turpin sembla lui-même brisé par ces dernières paroles, et, laissant pour un moment échapper de ses mains son fléau :

« Maître, répondit-il, si le mal est sans remède, si le monde s’écroule, si les peuples réels vous ont faussé leur foi, allons, fuyons, retournons au pays des royaumes magiques. Là, du moins, vous vous assiérez sur des ruines de diamants. On peut encore se consoler et passer de bons jours dans un débris de palais d’émeraude.

— Je le sais, repartit Merlin d’un air pensif. Dieu merci ! il est encore des êtres reconnaissants sur la terre, et je ne doute nullement que si nous allions, toi et moi, gagner ces contrées imaginaires dont tu me parles, nous n’y fussions accueillis avec honneur. Plus d’un roi de féerie, échappé de la ruine, se souviendrait qu’il me doit le diadème. Mais sache, ô Turpin, jusqu’où va la tristesse de mon âme. Je craindrais, mon ami, de porter mon deuil dans ces lieux et de les attrister de ma présence. Oui, s’il reste un seul point enchanté dans le monde (chose dont je doute parfois) il faut, pour en jouir, une simplicité de cœur que je crains avoir perdue moi-même dans le commerce des peuples réels. J’attristerais ces royaumes heureux (s’il en est encore sur la terre !), et ils ne me donneraient pas leur joie. Que ferais-je seul, sans Viviane, sans amour, sous l’arbre des fées ? Un ennui profond me saisirait, ô mon ami ! je chercherais l’abîme pour m’y précipiter. Il n’est rien de pis, crois-moi, que le pouvoir des enchantements quand il se tourne contre l’enchanteur.

— Patience, ô maître ! les siècles vous rendront justice.

— Il vaut mieux apprendre à m’en passer. Sais-tu donc que les morts mêmes sortent du tombeau pour me railler ? Mais une autre peine la voici : tu souriras peut-être ; en y réfléchissant, tu pleureras. Les jeunes filles ne m’aiment plus, Turpin. Elles ne recherchent plus mes entretiens ; ma présence ne les fait plus ni rêver, ni pâlir, ni rougir ; elles ne tournent plus la tête vers moi quand je passe. « C’est un vieil enchanteur, » disent-elles. Pis que cela : elles ne s’aperçoivent plus que j’existe. Ce sont là des signes, je pense. J’ai donc vieilli, Turpin ? Avoue-le-moi !

— Y songez-vous ? La vraie jeunesse est dans le cœur.

— Mon Dieu ! ne me parle pas de celle-là. Mes cheveux ont donc blanchi ?

— Non.

— Ai-je des rides ?

— Nullement.

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Puisque vous ne m’en croyez pas, demandez-le aux fleurs, aux marguerites des bois : elles sont sincères ; elles vous rendent un éclatant témoignage quand vous passez.

— Les fleurs ! repartit Merlin avec amertume. Que tu les connais mal ! Je ne les aurais jamais crues si méchantes ni si rancuneuses ! Elles, qui ne vivent qu’un matin, ne me pardonneront jamais d’avoir loué devant elles, dans une triade, la durée des chênes centenaires. Depuis ce jour, elles me regardent avec une ironie qui me transperce. On me donnerait la royauté des roses que je ne l’accepterais pas.

— Ô maître ! à de si grands maux n’y a-t-il aucun remède ?

— Il en est, Turpin ! mais j’hésite à les employer. Pour gouverner ce monde, je m’aperçois, ami, qu’il faut surtout le mépriser, et c’est à quoi j’ai peine à me décider. Je saurais, au besoin, ruser, gauchir, mentir, gaber, comme tant d’autres enchanteurs le font journellement avec profit, mais j’ai peine à m’y accoutumer ; et si mon règne doit continuer à ce prix, j’aime mieux mourir. Certes, je n’aurais point dédaigné une gloire véritable que chaque fleur des champs aurait proclamée chaque matin en se levant avec l’aurore. Tant de travaux accomplis ont eu tous pour but, avec le bonheur des hommes, cette gloire solide. Mais si je ne dois obtenir qu’un vain bruit passager, entretenu par les grossiers manèges des sylphes ; s’il faut capter, à force de complaisance, le maigre applaudissement des gnomes ; si le nom de Merlin ne retentit pas de lui-même dans tout le royaume d’Arthus, que ce nom ne soit plus jamais prononcé ! »

Comme il venait d’achever ces paroles, le roi des sophistes, suivi de la race entière des désabusés, vint à passer. Il avait l’œil vif et luisant, et il trônait dans le vide. Tout un peuple d’aveugles lui faisait son cortége. Il prouvait à ceux qui l’entouraient qu’il n’est rien de plus beau qu’un monde qui se meurt. C’était là une chose à faire envie à tous les temps.

À ce spectacle, Merlin sentit plus que jamais le violent désir de mourir.

« Voilà mon antechrist, dit-il à Turpin. Je le reconnais sans l’avoir vu jamais ; où il règne je péris. Vous qui m’aimez, ne le laissez pas s’approcher davantage. Je ne pourrais supporter ce triomphe d’aveugles. »

Et levant les yeux vers les astres voilés :

« Les hommes me déchirent et les vautours m’épargnent en me couvrant de leurs ailes.

« Les peuples me refusent leur seuil, et les loups me cèdent leur demeure. Ô nature dévorante ! d’où vous vient cette pitié, quand les bons, les honnêtes, les purs, les charitables ont banni toute pitié !

« Vienne la mort ! De tous les enchantements c’est, je crois, le meilleur ! »

Exalté par les mots du prophète, Turpin avait de nouveau saisi le fléau d’airain ; il s’était avancé la main haute ; ceux qui le voyaient de loin pensaient : « Quel est ce batteur qui porte ce fléau ? La saison des blés est-elle déjà venue ? Et où a-t-il fait son aire ? » Avant qu’ils eussent achevé de parler, Turpin frappait la terre ; les peuples maudits, éperdus, jonchaient la terre comme les épis concassés sous le fléau du batteur.

Cependant, au loin, Merlin, devenu misanthrope, se perdait dans la profondeur des forêts. Là il n’avait plus à craindre de rencontrer la face humaine ni d’entendre d’autres voix que celle des torrents.

Par intervalles s’élevait, à travers les murmures des feuillages, un chœur de voix qui répétaient, à la manière des éphémères, l’ancien refrain des jours heureux :

Tout est divin !
L’amour commence !

et d’autres achevaient, avec le bruit grossissant des cascades lointaines :

Puis vient la fin :
Mort ou démence.

Laissons Merlin le Sauvage s’enfoncer au fond des bois. Qu’il aille solitaire où le regard d’une âme menteuse ne peut arriver, où la perfidie ne peut se glisser sous un front caressant, ni la fausse parole faire entrer la pointe de son glaive, tant la roche est haute, tant la broussaille est épaisse et hérissée d’épines.

Ne plaignez pas Merlin le Sauvage : il est déjà loin, dans la pluie, dans la neige, sous la fureur des vents ; mais il est à l’abri du mensonge. La chose la plus cruelle dans le profond exil, dans le désert de l’égarement, la connaissez-vous ? Ce n’est pas la privation de la terre natale, du berceau, du tombeau, de toutes les choses aimées. C’est que déraciné, errant, vous vous prenez à chaque sourire que vous rencontrez, comme si c’était là le refuge ; et souvent ce sourire est une embûche.

Malheur ! malheur ! Sans avoir le temps d’examiner, ni de choisir, ni de connaître (car il faut vous hâter), votre pauvre âme dépouillée, nue, mourante, se donne à qui vous fait, sur le chemin, l’aumône d’une douce parole ; souvent ainsi vous tombez en proie au reniement, au mensonge, à la grâce perfide, sans pouvoir retrouver le sol serein où la vérité croissait dans l’amour.

L’ami même qui ne vous connaît plus vous perce au fond du cœur, s’il vous rencontre. Là est le mal ; tous les autres sont miel et ambroisie à côté de celui-là :

Tout est divin !
L’amour commence !
Puis vient la fin :
Douleur immense,
Mort ou démence.

Notes du Livre XX

« L’arrivée de Turpin. »

Dans les légendes du moyen âge, on voit Merlin paraître encore à la cour de Pépin, père de Charlemagne, où se trouvait l’archevêque Turpin.

« D’abord viendra le bouc. »

Ce passage fait partie des prophéties de Merlin. Je l’avais déjà traduit et publié en 1832. (Des Épopées françaises.)