Merlin l’enchanteur/Livre XXII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (2p. 307-348).

LIVRE XXII

FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ !


I

À mesure qu’il prenait possession de son sépulcre, Merlin faisait sa joyeuse rentrée dans les provinces même les plus reculées de ce royaume souterrain. Il s’imposait pour tâche de commencer la journée par visiter ses compagnons muets, les morts ; et il les maintenait dans une sérénité radieuse qui eût pu exciter la jalousie des vivants.

« Ce sont mes hôtes, pensait-il. Je suis leur gardien ; ils me sont confiés. Qui prendra soin d’eux, si ce n’est moi ? »

Et comme un hôte s’inquiète des moindres soucis de ceux qui dorment sous son toit, et qu’il ne s’en repose pas sur ses serviteurs, Merlin entretenait les morts dans une santé florissante, en pratiquant sur leurs têtes de vastes galeries par où s’engouffrait l’air matinal des aurores éternelles ; il amenait aussi près d’eux des eaux cristallines, jaillissantes, qui les berçaient perpétuellement de l’écho argentin des sources incréées.

Si l’un d’eux avait une blessure ouverte, il la guérissait incontinent au moyen d’un baume qu’il cultivait lui-même dans son jardin funèbre ; et la plaie, fût-elle au cœur, se fermait sans que le dormant se réveillât.

À je ne sais quoi, au visage, à la contenance, à l’air, il reconnaissait celui dont la tête était encore pesante des soucis terrestres ; il la soulevait lui-même dans ses mains et la replaçait apaisée sur le chevet de mousse.

À celui qui s’éveillait et s’écriait : « Où suis-je ? » Il répondait : « Sous ma garde. Tu t’éveilles trop tôt. Le grand Arthus dort encore. »

L’un des morts commençait-il par hasard à douter de son immortalité, notre enchanteur l’en reprenait vertement. Pour la lui rappeler, il plaçait près de lui une coupe pleine jusqu’aux bords qui ne s’épuisait jamais, jointe à une couronne d’escarboucles, qui luisaient dans les ténèbres.

Et leurs visages prenaient, chez tous, une paix majestueuse qu’ils n’avaient jamais connue ; étant d’ailleurs plus beaux, et d’une beauté plus correcte que dans le monde visible.

Au même endroit du sépulcre, il y avait aussi des nations entières prématurément ensevelies et dont il prenait le plus grand soin. Chacune d’elles reposait sur une estrade élevée, lambrissée d’or, qu’il parfumait des senteurs de son verger. Les diamants étincelants chassaient l’ombre de ces lieux. Ni déclin ni corruption n’approchaient des hôtes de Merlin. Le ver du sépulcre n’entra jamais dans ces demeures.

Tout près des peuples ensevelis, il avait posé des vêtements parfumés de lin, de soie, quelques-uns de pourpre, suivant les habitudes, le goût, le costume national de chacun, afin qu’au premier signal ils pussent s’en revêtir, et que nul d’entre eux ne fût arrêté par la crainte d’affronter le soleil, dans sa nudité de corps et d’esprit.

Il y avait même, dans de vastes étables pavées de mosaïques, des chevaux noirs, à la crinière lisse, tombant sur les genoux, tout caparaçonnés d’or et d’écarlate, et des chars préparés pour que les nations et leurs chefs et leurs bons serviteurs pussent s’élancer plus vite au-devant du grand jour du réveil.

Mais quelquefois ils se trompaient d’aurore. Au plus profond de leur sommeil d’airain, voyez-vous les peuples se lever lentement, tristement, les yeux fixes, ouverts, chargés d’un voile de plomb, comme des somnambules ? Regardez ! les voici qui sortent, blêmes, de leurs couches. Les voyez-vous vêtir le haubert, lacer l’éperon, ceindre le baudrier, brandir l’épée, heurter l’écu, faire ondoyer la bannière ? Maintenant, où vont-ils ? Le fer au poing dans les ténèbres, ils vont chevauchant ; ils s’entrechoquent les uns les autres. Ils ont les yeux fixes, ouverts, et leurs yeux ne voient pas.

Nul cri ne sort de leurs bouches ; pas un clairon n’a sonné. L’obscurité augmente leur fureur. Quels combats souterrains ils se livrent, loin du jour, aveugles, inconnus, fratricides, qu’aucun poëte ne chantera jamais !

La visière baissée, pour augmenter la nuit, navrés au cœur, ils n’entendent pas le cliquetis de leurs glaives humides. Malheur ! pleurez, mes yeux, vos plus cruelles larmes. Ils trépignent dans leur sang vermeil ; ils ont les yeux ouverts, et leurs yeux ne voient pas !

Du plus loin qu’il les entend, Merlin se hâte. Il a levé sur eux son bâton de coudrier. Aussitôt, haletant, tous rentrent dans leurs couches sous leurs pierres tombales. De nouveau s’étendent autour d’eux le silence, la nuit, et la trêve des morts n’est plus rompue par personne. Pleurez, mes yeux, vos plus cruelles larmes. Ils ont maintenant les paupières fermées.

II

Dans le labyrinthe du royaume souterrain, entendez-vous un gémissement sourd, commue d’un homme qui geint, enseveli vivant ? Celui qui laisse échapper cette plainte est étendu sur le dos ; sa poitrine s’abaisse, se soulève tour à tour ; avec elle tremble le mont Etna qui l’écrase et lui sert de pierre sépulcrale.

Dès que le bruit des pas de Merlin arriva jusqu’à lui, il retint d’abord un moment son haleine pour mieux écouter ; puis, tournant avec effort la tête du côté d’où lui venait le secours :

« Toi qui sembles, dit-il d’une voix caverneuse, le maître de ces lieux souterrains (tant les chemins te sont connus !), et qui, sans doute, n’as jamais vu ceux qu’éclaire le soleil, apprends-moi si le nom d’Encelade est arrivé à tes oreilles, ou s’ils ont réussi à l’ensevelir ici avec moi. Vois comme je suis écrasé injustement sous cette montagne ardente. Cependant là, au-dessus de ma tête, sur le sommet ombragé de pins, parmi les torrents de lave refroidie, le cyclope de Sicile, pour me railler, fait résonner jour et nuit sa chanson et son chalumeau jusque dans la mer profonde ; et les troupeaux bondissent, les forêts sonores agitent leurs chevelures ; les villes des hommes se remplissent de bruit, sans se soucier de ma peine, moi qui les porte tous sur ma poitrine haletante !

— Prends patience, bon Encelade, lui répondît Merlin. Je te reconnais à ce mont qui t’écrase. Moi aussi, j’ai porté sur ma poitrine des montagnes de douleur et d’oubli. Je les ai toutes renversées par un grand effort de mon cœur, si bien que je suis libre, comme tu le vois, dans cet empire souterrain qui est mon héritage ; il en sera de même pour toi, si tu gardes l’espérance sereine. »

À ces paroles, le bon Encelade se sentit consolé. Viviane lui essuya son front tout ruisselant de la sueur des morts. Deux fois, il secoua la tête, et il ébranla les collines, les promontoires bleuâtres, les villes assises sur ses genoux. Tout son visage s’illumina d’une sombre lueur de joie, comme au matin de son combat contre les grands dieux. Dans le même temps, il fit signe des yeux et des sourcils, pour montrer au loin un de ses compagnons.

Merlin, sans l’interroger, éleva sa lampe de ce côté ; il aperçut, à l’endroit où se reflétaient les rayons, un homme qui se tenait debout, immobile, à mesure que fuyaient les ténèbres. Ses épaules et sa tête étaient seules courbées, comme celles des hommes qui déchargent un navire, dans le port de Marseille. Le sang lui jaillissait du front sous le fardeau qui l’accablait, et cette rosée tombait en pluie autour de lui. Aussi, avec plus d’impatience que son compagnon, il se mit à crier d’une voix oppressée :

« Hâte-toi, si tu viens pour soulager les épaules d’Atlas. Je suis las de porter le monde ; il s’en est peu fallu que je ne l’aie déjà laissé choir à mes pieds, dût Némésis me déchirer éternellement de son fouet.

— Atlas, lui dit Merlin, je prendrai sur mes épaules ton fardeau, mais seulement pour une heure. Aussi bien, tu gardes mal l’équilibre. Trop d’États penchés vont crouler, si je ne te viens en aide. Vois comme tu inclines de ce côté, et comme ton pied est mal affermi. Pauvre colosse, reprends un peu haleine, et désaltère-toi à cette coupe ; elle m’a été donnée par Arthus, et elle est pleine de ce même vin dont s’est enivré Lancelot ! »

Le Titan attristé qui portait l’ancien monde sourit, et ses yeux dévorèrent d’avance le breuvage. Après lui avoir tendu sa coupe vermeille, Merlin ôta le monde des épaules d’Atlas et il en chargea les siennes. Mais il n’en fut point oppressé et il ne consentit pas à se tenir courbé. Surtout sa tête resta droite, élevée vers le ciel, si bien qu’il ressemblait à un joyeux vendangeur qui, après avoir rempli sa corbeille, porte sa provision de raisin au pressoir. Encore était-il cent fois plus léger de soucis que les vendangeurs ne le sont pour l’ordinaire.

« Tu le vois, ami, dit-il à Atlas, qui tenait encore la coupe sur ses lèvres longtemps après l’avoir vidée. C’est avec l’esprit que je porte le monde, non avec le corps ; en sorte que mes épaules ne sont point surchargées ; ni les muscles, ni les tendons des bras ne se fatiguent en aucune façon, et la plante des pieds est aussi ménagée. Fais de même à ton tour, et, certes, le fardeau de l’univers te sera plus léger. Mais surtout, débonnaire Titan, empêche de choir les peuples que tu as presque renversés, en les tenant si bas, la face contre terre. Tiens, imite-moi et cesse de gémir.

— J’essayerai, Merlin, » répondit Allas, auquel ce court moment de répit avait rendu ses forces. Car il s’était assis, le corps ramassé, sur une des bornes du chaos qui se trouvait, par hasard, revêtue de mousse en cet endroit ; et, ayant pris quelque nourriture, bien désaltéré par provision, suffisamment repu, bien réconforté de paroles, bien soulagé de cœur, la tête plus droite, le pied mieux assis, le jarret plus nerveux, le bras plus tendu, la main plus serrée, surtout la pensée plus ferme, l’âme plus roide, l’espérance plus haute, la fantaisie plus riche, il reçut de nouveau le monde sur ses épaules carrées ; et vous eussiez dit qu’il ne l’avait jamais porté un seul jour, tant sa vigueur était nouvelle. Il est de fait que toute la terre se ressentit de l’allégement et de l’allégresse du Titan. Ceux qui se croyaient le plus près de l’abîme se virent relevés sans savoir pourquoi. Beaucoup de ceux qui étaient sur le faîte tombèrent irrévocablement dans le gouffre ; et les choses reprirent ainsi leur équilibre.

Tant que Merlin put apercevoir Atlas, il ne cessa de se retourner pour l’avertir et pour l’encourager.

« Bien, Atlas ! Courage, mon Titan ! Tu penches trop en arrière ! un peu en avant, te dis-je ! Avance donc, vieux géant ! Ah ! voilà que tu retombes dans ton ancienne erreur !… »

Mais déjà ces objurgations se perdaient dans l’éloignement du sépulcre. Atlas, resté seul, ne les entendait plus.

III

Voilà comment Merlin consolait du fond du tombeau les mondes désenchantés, en sorte que le sépulcre, qui était auparavant l’épouvantail des hommes, était devenu leur appui et leur joie. Aussi les pèlerinages, soit de peuples entiers, soit de simples particuliers, ne se faisaient-ils pas attendre. Il arriva même que, maintes fois, l’enchanteur fut importuné de ces appels indiscrets des vivants ; car il était alors arraché à une rêverie où toute son âme était plongée, ou à une promenade sous les ombrages sacrés, ou à sa partie d’échecs, qu’il ne se faisait plus de scrupule de gagner depuis que l’éternelle sérénité reposait sur le front de Viviane.

Mais jamais il ne préféra son plaisir au repos des vivants, jamais il ne se fit attendre quand leur voix l’appela ; et vous pouvez penser que par là il ne connut jamais, dans son sépulcre, l’ennui ou la monotonie que traîne après soi l’oisiveté. Après avoir été interrompu par les petites passions, les lieux communs, les médisances et même par les douleurs sincères ou exagérées des vivants, il revenait, avec une félicité nouvelle, à l’endroit où l’attendait sa bien-aimée.

Ce n’était donc pas (entendez ceci) une vie oisive que la leur. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier, sans quoi toute la morale de mon livre serait perdue. Consoler les mondes n’est pas une occupation sans importance ; et c’était l’emploi de mon héros. Après quoi seulement venaient les longs repos au bord des sources, les demi-sommeils, les chuchotements d’amour, bref, tout ce que Mahomet a faussement promis à ses croyants, et ce que le seul Merlin a goûté jusqu’ici, parce que, seul, il l’a mérité.

Du haut de son balcon il proférait régulièrement, entre la huitième et la douzième heure, ses prophéties de l’Aigle. Il avait le sentiment qu’il faisait le bien ; même en secret, s’il faut le dire, il jouissait tout bas de sa supériorité sur les vivants. Quant à tous les êtres, il n’en voyait aucun qui pût lui commander. Cette joie solitaire eût tourné en orgueil. Elle fut interrompue, mais seulement pour un jour ; voici comment :

Viviane filait à sa fenêtre et laissait tomber son fuseau qu’elle s’amusait à promener et à faire tournoyer dans l’abîme. Elle regardait, à ce moment, des ombres noires qui miroitaient dans le sillon des eaux profondes. En ramenant le fil, elle ne trouve plus le fuseau. Qui l’avait pris ? Elle se penche davantage et voit ou croit voir dans le gouffre un être planer, les ailes étendues au-dessus du sombre lac. Peut-être était-ce le père de Merlin qui passait par hasard dans ce canton égaré, à la recherche de son fils, en traçant de longs cercles, comme un épervier en quête d’une proie.

Jugez, si vous le pouvez, de la stupeur, de l’effroi, de la terreur de Viviane. Jusque-là elle croyait être seule avec Merlin dans son immense tombeau ; puis elle n’avait jamais vu ni ange ailé, ni séraphin, ni aucun des êtres inférieurs dont sont peuplés les deux chrétiens. Elle abaissa son long voile sur sa tête et se retira du balcon. En chancelant à chaque pas, elle alla rejoindre son compagnon, et je vous jure que la fauvette qui vient d’apercevoir un milan, les ailes éployées, et qui se cache dans la haie d’un verger, donnerait une faible idée de l’épouvante de Viviane, lorsqu’elle cacha son visage dans le sein de Merlin.

« Qu’est-il arrivé ? s’écria-t-il. Qui a pu t’offenser ou te menacer, toi, la meilleure partie de moi-même ? Si nous ne trouvons ici l’immuable paix, où irons-nous la chercher ? »

Viviane lui raconta ce qu’elle venait de découvrir. Aussitôt il pensa à son père et se sentit saisi lui-même de terreur à l’idée que le roi de l’enfer avait trouvé le chemin de sa retraite.

« Ce sera quelque ange égaré qui veut se frayer un sentier parmi nous.

— Qu’est-ce qu’un ange ? » demanda Viviane.

Il le lui apprit ; elle s’écria de nouveau :

« Ainsi, même dans le sépulcre, nous ne sommes pas seuls ! Où fuirons-nous ?

Par-delà la mort ! Je m’en sens la puissance. »

Et, voyant l’effroi de Viviane augmenter, il feignit une assurance qui lui manquait. Sans doute l’étranger ne l’avait pas aperçue retirée dans l’ombre du tombeau. Pourquoi donc s’effrayer ? Ils ne feraient plus un seul pas hors de la salle marbrine de la tour funèbre. Qui oserait les assaillir dans cette enceinte ? Pas même le prince des épouvantements.

Malgré ces paroles et d’autres du même genre, l’inquiétude était entrée dans leur demeure. Une vague terreur se mêlait à leurs plus douces joies. Au moindre souffle du vent qui s’engouffrait dans les cours ou les alcôves d’albâtre, Viviane se retournait en frémissant. Elle croyait entendre un frôlement d’ailes de soie. Mais ce qu’ils craignaient tardant à arriver, ils cessèrent d’y penser ; et l’oubli leur rendit l’ancienne sérénité, tant il y a d’imprévoyance chez les hommes et même chez les enchanteurs.

IV

Sitôt qu’on eut appris qu’il était possible de converser avec Merlin à travers le tombeau, adulations, promesses vénales, offres détournées, séductions ouvertes, cadeaux déguisés, sourires, tout fut mis en usage pour l’embaucher et le décider à reparaître sur la terre.

La première foule un peu dissipée, il entrevit confusément un courtisan nommé Gauvain, lequel lui était député par tout ce qui restait encore du vieux monde ;

« M’entendez-vous, maître Merlin ? disait le chevalier en faisant résonner ses éperons au bas de la tour.

— Fort bien, messire Gauvain.

— Et moi, j’aperçois votre manteau brodé de cérémonie.

— Gens de cour, ne verrez-vous donc jamais que l’apparence ?

— Comment donc, vous, le plus sage des hommes, avez-vous pu tomber dans cette embûche ?

— Parce que j’ai eu, Gauvain, la folie d’aimer un autre plus que moi-même.

— Faut-il désespérer de vous revoir dans les vastes salles du roi Arthus ?

— Je suis retenu ici par un lien que je ne briserais pas si je pouvais le briser.

— Quel est donc votre bonheur dans ce tombeau ?

— Mon bonheur, Gauvain ! il est plus grand que tu ne penses. C’est de lutter contre l’injustice, d’être submergé dans l’Érèbe, et de ne jamais crier : Pitié !

— Mais que deviendront les chevaliers, les barons, les gens de cour, sans Merlin ?

— Qu’ils dorment leur sommeil ! Je ne puis rien pour eux. »

Le chevalier Gauvain porta cette réponse au petit nombre de barons qui demeuraient éveillés et debout dans les ruines chancelantes de leurs châteaux.

Du plus loin que le messager était aperçu, les barons et les courtisans criaient du haut des tours :

« Merlin reviendra-t-il ?

— Il ne peut revenir, » répondait le messager. Tous versaient des torrents de larmes.

« Nous voyons bien, murmuraient-ils, que notre heure est venue. Nous aurions dû le comprendre quand le noble Arthus s’est endormi de son sommeil magique. »

Sur cela chacun se retirait. Les cours devenaient désertes, même les ruines disparaissaient. À peine s’il restait quelque part un portier du palais pour dire au passant :

« Voyez ! voilà ce qui reste du noble Arthus. Ainsi tout finit quand le puissant Merlin a disparu. »

V

La nouvelle que la harpe de Merlin avait retenti arrive aux oreilles de Jacques, sous l’estrade des Funambules. Quoiqu’il fût un peu sourd ou du moins dur d’oreille, il entend lui-même distinctement les cordes résonner au moment où, après avoir ceint son épée de panetier, il allait, aux cris de la sœur Anne, courir sus à Barbe-Bleue.

Le sang lui remonte au visage. Sans en donner avis à personne, il laisse là ses compagnons ; entraîné par le désir d’entendre la voix de son maître, il presse le pas pour arriver au pied de la tour funèbre. Mais il n’osa se présenter qu’après s’être assuré que les derniers courtisans s’étaient retirés et qu’il serait seul, face à face, avec l’Enseveli.

Quoiqu’il n’eût rien dit encore, le bon Merlin avait déjà tressailli à l’approche de son serviteur ; et, lui pardonnant pour la millième fois, des larmes magnanimes inondèrent ses yeux ; il avait d’avance résolu de se taire sur la dernière infidélité de Jacques, craignant dans son infinie bonté que des reproches mérités ne fussent trop amers, s’ils sortaient du tombeau »

« Ho ! Jarni-Dieu ! mon maître ensépulturé ! s’écria Jacques en sanglotant.

— Quoi, messire Jacques ? répondit Merlin avec douceur. Parlez-vous donc encore patois ?

— Où êtes-vous, mon cher maître ?

— Ici.

— Je ne puis vous voir.

— Ne l’essaye pas, mon ami ; contente-toi de m’entendre.

— Parlez plus haut, répliqua Jacques en appliquant le creux de sa main contre son oreille.

— Sache, ami, que mon seul déplaisir dans ces lieux est de devoir l’abandonner à ta propre sagesse. Ton éducation, que j’avais entreprise, est à peine commencée. Défie-toi, Jacques, des faux enchanteurs ; il en viendra un grand nombre, mon fils, qui chercheront à te prendre par ton faible. Ceux-là te promettront de te nourrir mieux que je ne faisais ; mais ce ne sera qu’un leurre. Si tu as eu souvent avec moi la vie rude, le pain amer, c’est que les temps étaient mauvais. Mais je t’aimais du fond du cœur : et, avec un peu de patience, tu aurais eu de meilleurs jours. Ah ! combien je tremble de te voir livré à toi-même ! Du moins, toutes les fois, ô mon fils, que tes occupations te le permettront, ne manque pas de venir me consulter ici. N’entreprends chose au monde sans m’en demander avis. Tu me trouveras toujours tel que tu m’as connu ; le tombeau, cher fils, ne m’a changé en rien. Pourvu que tu suives exactement, de point en point, mes avis, il ne faut pas désespérer de te suffire à toi-même.

— Maître, répondit Jacques, quelle vie pouvez-vous mener dans ce tombeau ? N’y êtes-vous pas trop à l’étroit ?

— Nullement ! De ma vie, je ne fus si libre.

— N’y couchez-vous point sur la dure ?

— Point du tout, ma couche est molle et mieux préparée que lorsque tu la faisais toi-même.

— N’y souffrez-vous pas du froid et du gel ?

— Non.

— Et du chaud ?

— Encore moins.

— Et des moustiques ?

— Nullement.

— Vous y endurez donc la soif ?

— Aucunement,

— Mais la faim ?

— Au contraire, je suis pleinement rassasié. Ne crois donc pas toujours, mon ami, que la faim et la soif soient la principale occupation des morts comme des vivants. Nous risquons trop de ne nous revoir jamais, si tu ne gardes pas mieux les enseignements et, j’ose le dire, les exemples que je t’ai donnés, dans les royaumes d’Espagne, pour ne parler que de ceux-là. Souvent, tu m’as vu me nourrir des seules mûres des buissons, accompagnées de quelques baies, et j’étais heureux. Si j’ai fait cela, quand j’étais avec toi sur la terre, que ne puis-je supporter aujourd’hui ? Ne t’inquiète pas davantage, mon ami, de ma nourriture ; elle te contenterait toi-même. »

Comme il parlait encore, arrivèrent Turpin et le prêtre Jean qui se prosternèrent ; et Merlin leur rendit le salut de la main ; sans s’interrompre, il leur recommanda tendrement son serviteur :

« Le voilà, amis ! Je vous le lègue pour votre part d’héritage. Soutenez-le. Il est si faible malgré sa vigoureuse membrure ! Éclairez-le, surtout ! Il a la vue si courte ! Je crains qu’il ne devienne complètement aveugle. »

Tous deux firent serment qu’ils assisteraient de leur mieux Jacques demeuré orphelin.

« Nous ne pouvons vous remplacer, Merlin, dirent-ils. L’espérer serait vanité. Soyez tranquille, au demeurant. Nous ne possédons rien qui ne soit à lui, tant du côté de l’esprit que du côté du corps. Adieu ! et que la paix soit avec vous dans votre sépulcre ! »

À ces mots, le prêtre Jean se releva de terre pour bénir l’immense tombe. Turpin, à deux genoux, dit ses prières.

Après cet adieu, Jacques, le cœur un peu moins angoisseux, retourna prendre sa place au chevet d’Arthus. Quel fut son étonnement de voir que le roi avait disparu. « Où sera-t-il allé ? » disait-il. Sur cela, il se faisait mille reproches de ce qu’il n’avait pas appelé un veilleur pour le garder.

« Sans doute, pensait-il, à moins que les loups ne l’aient dévoré, le roi Arthus s’est réveillé ; il a demandé à manger ou à boire, et, ne trouvant personne pour le servir, il s’est levé. Dieu sait où il aura été quérir sa subsistance. »

Là dessus, il se mit à le chercher dans tous les environs, fouillant les plaines, les ravins, les pays d’étang ou d’assec ou de vaine pâture, ne laissant en arrière bois, taillis, vernet, teppe, verchères, clairières, cépées, sans battre les buissons et y jeter les yeux. Il fit tant qu’il retrouva, dans l’île sacrée d’Avalon, le monarque plus endormi qu’auparavant, à l’entrée d’une grotte d’où sortait un ruisseau soudainement grossi par la fonte des neiges ; le roi des rois avait rencontré cet obstacle et n’avait pu le franchir.

C’est là que Jacques recommença sa longue veille. Mais de tous ceux qui passaient en cet endroit, allant à l’ouvrage, il y en eut peu qui ne se détournassent pour le railler ; ils lui disaient :

« Que fais-tu, pauvre Jacques ? Qu’attends-tu dans ce carrefour ? As-tu perdu le sens de veiller un homme mort ?

— Il n’est point mort, répondait l’homme de bien. Il va se réveiller. »

La moquerie des rustres et des gens de ville lui ôtait le cœur d’en dire davantage ; sans savoir qu’ajouter, il se prenait à pleurer. Ces larmes solitaires, vues du ciel, rachetaient ses infidélités.

VI

Lorsque le monde eut achevé de s’éloigner, Merlin se prit à réfléchir ; et chaque jour, dans son tombeau, il grandissait en sagesse. « Au sein même de l’amour, se disait-il, il faut une occupation réglée ; sinon le cœur se dévore, et la flamme se consume par la flamme. » Cela était surtout nécessaire dans les moments où Viviane passait le seuil qu’il ne pouvait franchir. Que faire dans ces mortelles heures d’isolement ?

La pensée lui vint d’écrire dans son sépulcre. Et il est de fait que c’est ainsi qu’il devint pour les Français ce que le sage Hermès avait été pour les Égyptiens. Car il composa dans son tombeau l’ébauche et le plan de tous les livres fameux dont les auteurs français se sont plus tard attribué le mérite. Les murailles de son tombeau étaient de marbre et de granit. Il couvrit de son écriture ces vastes murailles ; et si tant d’auteurs ont acquis une gloire immortelle, avouons que leur peine n’a pas été grande, puisque les meilleurs n’ont fait que copier les œuvres de Merlin, gravées silencieusement par lui sur le rocher qui lui servait de tombe.

Reconnaissez d’ailleurs, ici, le caractère de notre enchanteur. Quoiqu’il y eût peu d’apparence qu’aucun œil humain vit jamais ces ouvrages enfouis avec lui, il ne laissa pas d’y apporter le plus grand soin, comme s’ils eussent été faits pour être soumis au jugement des hommes. La vérité est qu’il travaillait pour la propre satisfaction de sa conscience, nullement pour la vanité.

D’ailleurs, se contentant lui-même très-difficilement, un de ses ouvrages était-il terminé, il conduisait Viviane dans la salle où il l’avait écrit en beaux caractères cunéiformes, assez semblables à ceux de Persépolis, si ce n’est qu’ils étaient mieux moulés. Là, il lui en faisait lecture, lentement, pesant chaque mot, chaque syllabe, tout prêt à déférer à ses avis.

Avant qu’elle eût parlé, c’était le plus modeste, le plus soumis des êtres. Viviane avait-elle approuvé l’ouvrage, rien au monde n’eût pu amener Merlin à en changer une ligne. « Je ne sais, disait-il, si jamais ces œuvres seront aperçues par les hommes. Je les ai écrites pour toi à la lumière de la lampe enchantée ; et véritablement, je n’y ai point épargné l’huile. Si elles ont un seul moment amusé Viviane, si elles lui ont fait oublier le séjour de la mort, Merlin est trop récompensé. »

Puis le lendemain, s’il pleuvait ou neigeait (car quelquefois cela arrivait, mais sans aucun souffle de vent), ou bien s’il était seul, il recommençait à graver un autre ouvrage, si bien que toutes les colonnes des voûtes, les pinacles fleuris, les panneaux des portes, les plinthes, finirent par en être remplis ; et c’est ainsi, et non autrement, que furent composées, dans une sérénité éternelle, toutes les œuvres dont se sont targués les Français devant les autres nations.

Les bons auteurs, pleins de soumission à l’enchanteur, n’ont fait que copier, transcrire, sur le parchemin ou le papier, ce que Merlin avait écrit sur la pierre ; et le seul reproche que j’aie à leur adresser est d’avoir déguisé le larcin mieux qu’il ne convenait peut-être. Mais, à la fin, la terre révèle ses secrets.

Les mauvais auteurs, au contraire, emportés par un orgueil puéril, ont voulu faire autrement que l’enchanteur : gens de bruit et de fumée, qui se seraient crus déshonorés s’ils n’eussent été que les copistes de mon héros. Et certes, quoiqu’ils aient eu connaissance de ses ouvrages (je ne sais par quelle infidélité de Jacques, peut-être), ils y ont tant mêlé d’inventions de leur chef qu’ils ont réussi à gâter l’original, en sorte que c’est leur vanité qui les a perdus.

Au demeurant, toutes les fois que vous trouvez une page immortelle, dites hardiment : Cela est pillé de Merlin. Toutes les fois que vous trouvez une œuvre ou affectée, ou ridicule, ou simplement insipide, dites aussi : Voilà ce que c’est de vouloir corriger l’enchanteur.

Le premier ouvrage où il s’essaya, dès que ses yeux se furent faits à la clarté trop éblouissante de la lampe, fut en vers. Il en remplit trois cent quarante-cinq salles, depuis le pavé jusqu’à la voûte. C’était un grand poème où il racontait, à tête reposée, tout ce qu’il se rappelait de la cour d’Arthus et des preux. Il écrivait ces poèmes, dans la matinée, d’une seule haleine, sans rature. Viviane, qui voulait l’encourager, se garda de lui dire qu’ils étaient un peu longs.

« C’est une ébauche, ajoutait Merlin. Je la développerai…

« D’autres, reprenait-il avec trop de suffisance peut-être, seront plus loués que moi dans les pièces détachées ; leur versification sera plus applaudie que la mienne. D’autres encore remporteront le prix de la chanson et de l’ode, quoique moi aussi j’aie frappé quelquefois à la porte des hymnes, fermée depuis le bon Pindare. Mais difficilement me refusera-t-on l’honneur d’avoir abordé les grands sujets, composé de vastes ensembles, suivi le fil des immenses labyrinthes, porté le fardeau des hardies inventions, en un mot, tenté les voies qui demandent non pas un essor pindarique d’un moment, mais une aile infatigable pour parcourir, sans se tasser, le champ de l’épopée. Tout ce que je crains, Viviane, en y réfléchissant, c’est que nos Français aient peu de goût pour ces vastes et nobles compositions, à la vérité les plus difficiles de notre art, où la terre et le ciel sont mêlés. Leurs cervelles éventées ont peine à embrasser d’aussi vastes horizons ; et si mes œuvres leur sont un jour révélées, je prévois que ces poëmes seront ceux qu’ils estimeront le moins, ou même qu’ils s’en laisseront dérober tout l’honneur par d’autres peuples, auxquels, sur ma parole, je ne les ai pas destinés. »

Et vous remarquerez ici qu’aucun des pressentiments de Merlin n’a été mieux confirmé, puisque les Français, tout en possédant en pierres et en tables de granit les poëmes de chevalerie de Merlin, s’en sont laissé dérober, à leur barbe, la meilleure et la plus sublime partie par Arioste et Cervantès, un Italien et un Espagnol, sans nul désir même de représailles.

La pensée que ses meilleures œuvres seraient méconnues par les siens, par ses proches, faillit plus d’une fois attrister l’âme de Merlin. Mais il se fût jugé indigne même d’un sourire de Viviane s’il eût donné accès dans son cœur aux tristesses qu’engendre la vanité.

« J’écris, se disait-il tout bas, dans les lieux souterrains, non pour le bruit ni même pour la renommée. Autrement, qui, je vous demande, m’eût empêché de le faire à la clarté du soleil avant qu’elle me fût ôtée ? J’écris pour la vérité ; elle me voit dans ce gouffre, elle me juge. Continuons donc, comme si nous avions pour nous les applaudissements des mondes. »

Sur cela, Merlin, infatigable, se remettait, en souriant, à l’ouvrage ; et croyez qu’il oubliait parfaitement qu’il était enterré.

Cet ouvrage terminé, il en entreprit deux autres qui devaient chasser à jamais la mélancolie de son tombeau. Ce jour-là l’enchanteur était parfaitement en joie. Tout lui avait réussi à souhait. Il voulut appeler ces deux livres : Gargantua et Pantagruel.

— Pourquoi ces noms ? demanda Viviane.

— En souvenir de deux bons compagnons que j’ai laissés sur la terre. »

Au reste, ces personnages s’étaient prodigieusement agrandis, comme il arrivait naturellement de toutes les ombres qui passaient dans son sépulcre. Leurs rires retentissaient comme ceux d’un cyclope dans une caverne, ou comme les hennissements d’un centaure enivré de raisins sauvages ; et il est de fait que, pendant la composition de cet ouvrage, le centaure, gardien de ses troupeaux, vint plusieurs fois lui demander : « Seigneur Merlin, que faites-vous là ? » Et Merlin répondait : « Un livre pour réjouir le cœur des hommes. » Sur quoi le centaure reprenait, avec un hennissement plaintif : « Dites donc aussi quelque chose pour les centaures et pour les pauvres monstres qui se rongent de mélancolie au fond des solitudes. » Et Merlin : « Sois tranquille ! je n’oublierai personne ; apporte-moi seulement une grappe de ce raisin mûr qui rougit là-bas sur le cep. »

Et je vous prie de croire que dans cette œuvre lapidaire, où toute la création se prenait d’un fou rire, il n’y avait alors aucune de ces ordures monacales qui ont été plus tard ajoutées, par la main des vivants, au Gargantua et au Pantagruel. C’était alors l’ivresse d’un sage épuré par le sépulcre. D’ailleurs, l’eût-il voulu, Viviane se serait opposée à ce qu’il allât mendiant, gueusant les applaudissements des hommes, en flattant leurs impuretés et leurs ignominies. « Imite, disait-elle, je le veux bien, l’ingénuité du cyclope, mais ne t’avilis pas jusqu’au moine goulu. »

Puis leur rire naïf allait résonner jusqu’au centre du globe. L’enfer même entendit plusieurs fois ce rire sans savoir d’où il partait.

Un autre jour il arriva qu’une fourmi pénétra dans le tombeau. Ces bêtes sont curieuses. Elle fut suivie d’une abeille au beau corsage d’or ; et l’enchanteur les entendit très-distinctement qui conversaient entre elles : « N’est-ce pas une grande injustice que le sage Merlin ne s’occupe que des hommes ? N’y a-t-il donc de sagesse que chez eux ? »

Tels étaient leurs discours acérés. Ces simples paroles firent beaucoup réfléchir Merlin. Tout lui profitait ; il sentit l’aiguillon. Les plus petits insectes, aux yeux de rubis, l’instruisaient sur son art. « Certes, elles ont raison, s’avoua-t-il tout bas, il est grand temps de réparer tant d’injustice. »

Cette simple circonstance, qu’un autre n’eût pas même aperçue, fut cause qu’il composa et écrivit sur-le-champ un premier livre de fables. Jamais, il faut le reconnaître, ses vers n’avaient été plus souples ni plus naturels, sans compter qu’il ne reculait devant aucun enjambement. Quelquefois ils étaient grands comme s’ils enfermaient le monde, et soudain ils marchaient comme sur des pieds de fourmis et de faucheux, ou ils s’élançaient exhaussés et juchés comme sur les ailes membraneuses des cigales. Tantôt c’était un souffle printanier, comme l’haleine des grandes forêts dans le mois de mai, tantôt une note brève, impétueuse comme d’une mésange chevrotante au bord du nid. En un mot, Merlin venait d’inventer un mélange heureux de grands et de petits vers qui chassaient la monotonie, imitaient à merveille la confusion harmonieuse de tous les êtres : dialogue éternel de l’éléphant et du ciron, de l’étoile et de la perle.

« Qu’entends-je ? s’écria Viviane qui arrivait justement sur le bout du pied. C’est pour moi, le plus amoureux des sages, que sont faits ces vers ? Redis-les, ami. Murmure-les encore. Avoue que tu pensais à moi en les gravant autour de cette colonnette ; » et elle baisa Merlin sur ses lèvres.

Il faut avouer que Merlin, en vrai poëte qu’il était, n’avait songé qu’à son sujet. Il était tout pénétré de la senteur emmiellée des fleurs, de la sagesse des fourmis. C’est elle qu’il venait de célébrer en ce moment même. Il n’eut ni le courage de détromper Viviane, ni celui de lui mentir ouvertement. Sans répondre, il la regarda d’un air qui voulait dire : « Toutes mes pensées vont vers toi. »

À aucune chose il n’avait pris autant de plaisir qu’à ces petits ouvrages qui naissaient sans peine et presque sans réflexion sous ses doigts. Il en eut bientôt composé une centaine de livres. Et ce fut une joie sans exemple, dans presque tous les mondes, quand les êtres les plus inconnus, les plus insaisissables par leur petitesse, les plus innommés, apprirent, par hasard, qu’ils avaient leur poëte.

« Nous aurons donc enfin, nous aussi, notre immortalité ? disaient les éphémères.

— Savez-vous, répondaient les papillons, que cette gloire aux cent couleurs, aux mille yeux, nous était bien due ?

— J’en désespérais presque à force d’attendre, répliquait un moucheron ; j’y ai usé mes deux ailes.

— J’y ai perdu presque la voix, reprenait mélancoliquement un bouvreuil.

— Itys ! tys ! tys ! poursuivaient les rossignols. Je ne sais quoi nous disait que le génie ailé se ferait jour à la fin. Voilà pourquoi nous n’avons jamais perdu courage, même en pleine nuit, quand personne ne nous écoutait et que le monde entier semblait dormir. »

Ainsi cet ouvrage de Merlin reçut l’applaudissement de tous les mondes, à la réserve de quelques serpents au col gonflé d’envie qui l’insultèrent de leurs sifflets. Notre La Fontaine a eu l’esprit de copier presque textuellement Merlin et de le citer. Je crois pourtant que dans l’œuvre de l’enchanteur l’homme paraissait un peu moins, et chaque être avait mieux gardé sa langue natale. Je le crois, ai-je dit ; je n’en jurerais pas.

La saison ayant changé, Merlin inventa une foule d’autres œuvres. Quand la pensée de son père lui revenait subitement dans les jours sombres mêlés d’orage, il composait de vastes tragédies ; et il les déclamait d’une voix sinistre qu’enflaient encore les échos du sépulcre. Les Français en ont pris quelques tirades ; mais ils ont laissé la plus grande partie et la plus pathétique, celle où la mort même semblait révéler ses secrets ; nul d’entre eux n’ayant osé suivre Merlin dans ces abîmes. Et c’est en quoi ils eurent grand tort ; car ils ne prirent, pour ainsi dire, dans la tragédie qu’une moitié de Merlin. C’est pourquoi elle paraît encore boiteuse aujourd’hui parmi eux, quelque effort qu’ils aient fait naguère pour se réconcilier sur ce point avec l’enchanteur ; tant il est vrai que vouloir le corriger est la plus imprudente des vanités humaines.

Peut-être aussi qu’à cause de l’éloignement où il était des vivants, ne les entrevoyant plus qu’à travers des morts fastueuses, il outra un peu la vérité dans le tragique. Mais il ressaisit le naturel dans le comique jusqu’à se surpasser lui-même ; ne pouvant d’ailleurs souffrir que la vertu fût dupe. En même temps qu’il aimait les hommes, il en voyait mieux que personne au monde le parfait ridicule.

« Leurs ridicules, avait-il coutume de dire, sont si évidents, si criants, qu’il est impossible de les oublier quand on les a vus une fois. »

Il s’amusait ainsi innocemment à contrefaire les vices des vivants, leur laideur grotesque, leurs hypocrisies intolérables, leur vile avarice, leur hâte et leur impuissance comique de jouir d’aucun bien, leur importance risible, leurs prétentions surtout. « Mon Dieu, s’écriait-il, que nous sommes heureux de ne plus voir tout cela qu’à la distance du tombeau ! »

En se jouant, il fit, de cette manière, une représentation à peu près complète de la vie humaine, telle, du moins, qu’il pouvait s’en souvenir. C’était à s’y méprendre ; vous eussiez cru assister à la réalité. Il voulut même jouer ses pièces, et, il éleva, à cette fin, une petite estrade éclairée d’un demi-jour. Mais, pour sa part, il ne voulut point de masque. Jamais ne se virent de pareils chefs-d’œuvre, à la réserve seulement de la déclamation qui laissait quelque chose à désirer ; celle de Merlin étant un peu sourde, et celle de Viviane un peu fantasque. On sentait que la mort seule avait pu deviner et publier ainsi tous les mystères de la vie ; et, chose non moins étonnante, après avoir ri des vices des vivants, on était plus tenté de les plaindre que de les haïr.

Toutes ces pièces furent gravées, sur une pierre de granit, avec prédilection, par la propre main de Merlin qui dessina, en outre, de grands masques dans les chapiteaux ornementés des piliers, pour mieux donner l’idée des personnages. C’est là que Molière les a retrouvés tout parlants ; et il ne s’est donné la peine d’y rien changer, à l’exception des noms et de quelques costumes, pour mieux déguiser le larcin.

Au reste, il ne fallait rien de moins que l’expérience de notre enchanteur pour dévoiler les secrets que les hommes savent cacher le mieux. Tout autre y eût certainement échoué ; et même sans l’huile qu’il renouvela plus de trois fois à la lampe merveilleuse, il lui eût été probablement impossible de lire, comme il l’a fait, au fond des cœurs ; tant ils étaient naturellement remplis d’ombre et de duplicité !

Cependant Viviane devenait rêveuse. Il eut peur de devenir trop sérieux ; il la délassa par des œuvres plus légères, d’un tour frivole, parmi lesquelles les contes de fées, Zadig, qu’il grava une fois sur un camée de Viviane. Quoi, Zadig ! Oui, Zadig ! N’ai-je pas dit que Merlin était fils de l’Incube ? Comment son génie n’aurait-il rien gardé du sang paternel ? C’est ici que sa généalogie se trahit avec évidence. Même, dit-on, il emprunta plus tard la griffe de son père pour écrire Candide.

Admirez, en cet endroit, la modestie de mon héros, lequel ne chercha jamais sa récompense ailleurs que dans les yeux de la bien-aimée de son cœur. Il fit, avons-nous dit, toutes ces œuvres dans l’ombre, et en laissa la gloire à d’autres, sans réclamer sa part. Bien différent, en cela, d’Hermès qui composa aussi, à lui seul, les œuvres des Égyptiens ; mais qui en recueillit tout le fruit ; puisque nul ne fut assez osé, au bord du Nil, pour lui voler sa renommée, en copiant ses livres et s’en attribuant l’honneur. Au lieu que cela s’est fait journellement et impunément parmi nous ; et les plus intrépides larrons et plagiaires, un Rabelais, un Poquelin, un Voltaire, tant d’autres qui ne vivent que de la moelle et substance de Merlin, sont les plus honorés parmi nous. Chose assurément punissable autant que scandaleuse ! Qu’ont-ils donc fait, ces illustres auteurs, que de transcrire effrontément l’écriture de Merlin, ayant soin de ne jamais le nommer ni le citer ? Il n’est rien là que nous ne puissions nous-méme faire à notre tour ; et certes, je ne vois pas de plus grande honte pour notre nation et rien qui en montre mieux, au dire des autres, la vanité et la légèreté.

Aussi bien, je soupçonne que même dans ce siècle, parmi nos contemporains, cette déprédation des œuvres de Merlin continue sans rencontrer d’obstacles. Je suis prêt à dénoncer sans pitié nos hommes de proie, à moins qu’ils ne confessent d’avance le plagiat, et que, par un prompt et généreux aveu, ils ne désarment la justice. Toi-même, ô mon frère, je ne t’épargnerai pas, toi qui refais la vieille trame de l’histoire de France ; ou bien tu déclareras, qu’à la tombée de la nuit, entrant comme l’épervier dans le sépulcre de Merlin, tu lui as dérobé ses meilleures pensées.

Beaucoup de noms célèbres jusqu’à ce jour y périront. Je le sais, et qu’importe ? Moi-même, oui, moi même, j’ai eu maintes fois la tentation de voler mon propre héros. Je le déclare, je l’avoue. La chose m’eût été facile, tant les occasions étaient fréquentes pour moi. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Parce que j’ai craint d’être découvert, pillant un tombeau. De là, un peu de timidité, et sans doute aussi plus d’une erreur, comme tu as pu, cher lecteur, t’en apercevoir. Voilà ma confession. Fais donc aussi, je t’en prie, une bonne fois la tienne.

Pourquoi, d’ailleurs, s’étonner si ces œuvres ont aisément ravi le monde. La belle merveille, en vérité ! D’abord elles venaient d’un enchanteur de profession. Considérez que le temps ne manqua jamais à Merlin, que le recueillement lui était plus facile qu’à nous ; qu’il ne travailla jamais pour l’amour de l’or, ni pour le besoin de vivre ; que, de ce côté-là, il n’avait absolument rien à craindre. Combien de circonstances favorables pour peser à loisir ses idées et ses syllabes ! Quand se représenteront des circonstances pareilles ? Probablement jamais.

En outre, nul besoin de flatter le goût, la dépravation, le caprice (cher lecteur, toi seul, tu fais exception) d’un lecteur qui pourrait fort bien ne se rencontrer jamais, dans un lieu si écarté. Il ne courtisait pas des générations qui devaient, j’ose le dire, lui sembler un peu éphémères. Il dominait son public, ou plutôt il n’y songeait jamais. Avait-il fait une œuvre ? Point de repos ! Il en composait une autre, d’un genre tout différent. Heureux mille fois, s’il eût pu déconcerter Viviane, en lui ménageant une perpétuelle surprise. Et tout cela, sans effort, comme un jeu. Car ce qu’il redoutait le plus était le pédantesque. Sans compter que tant d’œuvres magnifiques ou gracieuses, dont se nourrissent encore aujourd’hui tous les peuples (aliment qui pour eux remplace souvent le pain), ont été mises au monde au milieu de la plus parfaite sérénité, comme un défi jeté aux menaces du tombeau.

Qu’après cela, il reste encore beaucoup à piller, dans ce sépulcre, qui que vous soyez, n’en doutez pas. Je l’affirme, pour y avoir vu de mes yeux quantité d’ouvrages que je me suis fait conscience de dérober. Mais, puisque le monde me sait si peu de gré de cette réserve, maudite soit elle ! À l’avenir, je serai moins discret (car l’âge ôte, dit-on, le scrupule) ; et je vous en préviens ici loyalement, solennellement, afin qu’au besoin vous mettiez des gardiens, espions, estafiers, recors, sbires, hallebardiers, s’il vous en reste, de quoi faire le guet autour de ce tombeau.

Pour peu que l’on me presse de questions irritantes, je confesserai même que le présent ouvrage est tout entier copié d’une des colonnes de Merlin, situées au fond du péristyle, à main gauche, en entrant dans le sanctuaire. Vous la reconnaîtrez à ce qu’elle est de pure émeraude, sans tache. Bien entendu que cet aveu ne tournera pas contre moi. Je donne ici l’exemple d’une véracité, qui, hélas ! ne trouvera que trop peu d’imitateurs.

Les plagiaires épuiseront-ils jamais les profondeurs de ce sépulcre ? Le jour viendra-t-il où toutes les beautés qu’il renferme auront été pillées jusqu’à la dernière ligne ? J’en doute, moi qui ai parcouru à mon aise les innombrables pages, collées l’une sur l’autre, dans le plus grand ordre, comme les feuilles d’ardoise dans le sein des montagnes. J’estime à vue de pays que tous les scribes et hommes de plumes (Dieu merci, ils sont, de notre temps, plus nombreux que les grains de sable du désert) travaillant l’un dans l’autre dix-huit heures par jour, pendant vingt siècles, épuiseraient à grand’peine les trois quarts du texte ; et je ne parle ici que de la prose. Est-ce croyable ? direz-vous. Je ne sais, mais cela est, et cela me suffit. Savez-vous donc ce que peut une seule vision d’amour dans un tombeau ?

VII

Cependant Turpin s’était retiré sur une montagne chauve, parsemée de fleurs d’hysope, dans la ruine d’un vieux château de briques, couleur de rouille, dont il s’était fait une demeure assez sortable pour un homme tel que lui, habitué, je l’ai dit, à vivre au milieu des renards et des aigles. Il sortait peu de cet abri et commençait à prendre le monde fort en pitié.

À ses pieds passaient hâtivement des générations nouvelles, sèches, légères, glacées comme des feuilles d’hiver, dont il ne voulait rien savoir. Le plus souvent il ne s’informait pas même de leur nom, ou c’était pour le défigurer à plaisir, en l’inscrivant sur son livre enluminé. Aussi ne se donnait-il guère la peine de descendre par le sentier en colimaçon et de voir de plus près leurs visages. Il savait que les prophéties de son maître s’accomplissaient lentement, irrésistiblement, et cela lui suffisait. Patient comme autrefois, mais courbé par l’âge, il écrivait de loin à loin, de sa même écriture gothique, le peu que lui apprenaient du monde les oiseaux voyageurs de plus en plus effarés de l’écroulement des hommes et des choses. Son ennui augmentant et sa main tremblant, il écrivait tout en abrégé. Pour la mort d’une nation, il mettait une croix ; pour celle d’un empire, une barre ; pour celle d’un héros, tel que le grand Charles ou Roland, un point majuscule. Souvent même il effaçait quand les gens devenaient trop orgueilleux. Alors de tout un peuple mutiné il ne restait qu’une tache d’encre.

Chaque jour, au lever du soleil, Jacques lui apportait une terrine de lait, un morceau de pain bis, puis s’entretenait quelques moments en foulant la rosée avec le solitaire.

« Quelle nouvelle ? » demandait Turpin.

Si Jacques avait entendu une feuille de tremble frissonner dans le bois, ou la voix pétillante et caressante d’un chardonneret diapré sur un noir mélèze, il répondait :

« J’ai entendu les pas d’Arthus sur la feuillée. Le voilà qui s’éveille ! Il reviendra demain, accompagné de Merlin et de madame Viviane. »

Le lendemain arrivait. Jacques reparaissait avec une autre nouvelle du même genre. Turpin se gardait de le dissuader.

« Espérons ! répondait-il. Je sais maintenant que l’espérance est plus nécessaire à l’homme que le pain.

— Et même que l’encre, ajoutait Jacques en mettant de l’eau dans l’écritoire colossale.

— C’est vrai, mon fils ! Je ne l’aurais jamais cru. »

Pendant ce temps-là, le monde devenait de plus en plus sourd et morose.

VIII

Vers ces mêmes années ou peu après, Viviane mit au monde un enfant qui se trouva être le plus beau qu’on eût encore vu, car il était plus beau que le fils d’un songe d’été. Comment fallait-il l’appeler ? Vingt noms furent tour à tour proposés et défendus : Formose, à cause de sa beauté ; Lazare, à cause de la sépulture ; outre le petit nom d’Almus dont il avait été salué dès le ventre de sa mère. Première querelle dans le sépulcre, nul ne voulant d’abord céder à l’autre. Enfin tous deux cédèrent en même temps ; il s’appela aussi Merlin, comme son père.

Alors les rossignols qui avaient niché dans le tombeau, pour entendre de plus près la harpe de Merlin, se mirent à chanter près du berceau ; et voici, les notes qu’ils variaient à l’infini :

« L’enfant de Merlin est né ! Fleurs, étoiles, réjouissez-vous ! Il sera plus grand que son père.

« Laissez-le croître dans la solitude : c’est là que la voix argentine retentit le mieux.

« Il sera plus grand que son père. Mais nous, troupe fidèle, nous nous souviendrons toujours de Merlin l’enchanteur. »

C’était le premier enfant qui fût né dans un tombeau. Aussi je vous laisse à penser si ses parents lui firent fête de manière à écarter de lui toutes les mauvaises impressions qui pouvaient venir d’un endroit sépulcral. Certainement, il n’y eut jamais tant de joie, sous le ciel ouvert, qu’il en parut alors dans les lieux souterrains, dont la seule pensée faisait frissonner les hommes.

Le bon Merlin était radieux ; et je n’ai pas besoin de dire qu’il oublia ses livres et sa harpe pour ne s’occuper que du nouveau-né. Il le prenait sur ses genoux, le baisait et disait tout haut, en le berçant : « Puisque j’ai pu si aisément m’accoutumer à ce jour du tombeau, moi qui ai vu le soleil dans sa gloire, que sera-ce de cet enfant né dans le sépulcre ? Assurément il ne regrettera jamais ce qu’il n’a pu connaître. »

Et c’était une chose admirable de voir cet enfant grandir au milieu des ombres de la mort, ne soupçonnant pas même qu’il pût y avoir un autre monde et une autre lumière.

Au premier cri qu’il poussa, les hommes furent grandement étonnés d’entendre des vagissements d’enfantelet sortir de dessous terre. Ils se réunirent, et, appelant Merlin à son de trompe, ils lui dirent : « Seigneur Merlin, depuis quand est-ce que le tombeau enfante ? » Merlin répondit : « Depuis que je l’habite. »

Prenant alors son enfant à la mamelette, il l’emporta sur son balcon, d’où il le montra aux hommes. Ceux-ci ne le virent pas, mais ils entendirent ses vagissements, semblables à ceux d’un renardeau qui sort la nuit de sa retraite pour la première fois et vient chercher pâture autour d’un colombier. Ils ne savaient s’ils devaient sourire ou s’effrayer. Merlin, agitant les grelots avec lesquels il apaisait les pleurs du nouveau-né, rassura les timides :

« Allez, bonnes gens ! réjouissez-vous et n’ayez peur ! N’entendez-vous pas ces grelots ? Puisque cet enfant, qui compte à peine deux jours, rit et s’amuse dans le tombeau, n’est-ce pas que cet endroit est plus plaisant, cent fois, que vous ne pensez ?

— Il le faut bien, répondirent-ils ; » et ils firent retentir leurs musettes, leurs cornes de buffles, leurs sambuques. Ils frappèrent leurs boucliers, ils sonnèrent toutes les cloches. Le bruit des corybantes, à la naissance de Jupiter, dans la caverne de Crète, ne fut rien auprès qu’une chanson de cigale.

Bientôt Turpin descendit de sa montagne :

« Est-il vrai que le tombeau a enfanté ?

— Rien n’est plus vrai, répondit une seconde fois Merlin. Voyez vous-même.

— L’avez-vous baptisé ?

— Oui, sans doute.

— Où cela ?

— Dans le fleuve Océan, qui sort de terre devant mon seuil. »

Pendant ce temps, Jacques était allé chercher plusieurs oiseaux et oiselets qu’il nourrissait en cage : mésanges, linottes, bréants, verdiers, bouvreuils et pinsons. Il en fit offrande au nouveau-né et les introduisit aisément à travers une fente du sépulcre. Merlin les prit doucement par les deux ailes et les plaça aux pieds de l’enfant, qui sourit de son premier sourire à ces créatures ébahies, inconnues dans le monde où il était ; et croyez, sur ma parole, qu’il ne se passait plus un seul jour qui ne fût une fête dans le tombeau de Merlin.

IX

Si l’éducation de mon héros avait été mêlée, j’ose dire que celle de son fils fut accomplie ; mais les circonstances y contribuèrent. L’éducation dans la mort, n’est-ce pas le meilleur des systèmes ? Point d’exemple funeste à éloigner, point de discours imprudent du monde, point de paroles grossières d’une foule qu’on ne peut toujours éviter. Un silence qui commande le respect, des heures un peu monotones et toutefois bien remplies, un peu trop de curiosité peut-être pour les choses invisibles : voilà le seul inconvénient.

Et c’était un spectacle dont vous eussiez vous-même été ravi, que de voir Viviane assise sur la terre, allaiter ce fils du tombeau qui se cramponnait à ses mamelles. Le bon Merlin, debout près d’elle, les regardait l’un et l’autre dans une extase sans fin. « Celui-là, au moins, disait-il, échappera aux faux enchanteurs. Il ne sera pas arrêté par les obstacles qui m’ont entravé à chaque pas et que je n’ai vaincus qu’à demi. Si mon instinct de père ne m’aveugle pas étrangement, poursuivait-il, il ira plus loin que moi et sans beaucoup de peine ; car, enfin, bien que ma carrière n’ait pas été tout ce qu’elle promettait d’être, mes travaux ne laisseront pas d’être utiles à celui qui doit porter mon nom. Il est toujours important d’avoir un père qui vous a frayé la route. L’avenir est infiniment plus facile. »

Viviane, en entendant ces mots, ne pouvait s’empêcher de sourire, et ce sourire illuminait tout ce qui était autour d’elle.

Véritablement, Merlin aurait voulu que son fils n’entendit jamais parler des hommes ou du moins le plus tard possible. Mais le moyen d’éviter ce pénible sujet ? Quand il conversait avec les vivants, il ne pouvait se cacher entièrement de l’enfant qui lui demanda une fois :

« Père, avec qui parles-tu ?

— Avec les hommes.

— Et que sont les hommes ?

— Des ombres assez méchantes qui passent au pied de la muraille et chuchotent un moment, avant de disparaître. »

Une autre fois, l’enfant entendit Viviane parler du soleil. « Qu’est-ce que le soleil, » demanda-t-il ? Son père lui expliqua malaisément que c’était une petite lampe qui restait suspendue quelques moments au-dessus de la tête des hommes,

« Quoi ! leur lampe ne les éclaire pas toujours comme la nôtre ?

— Nullement, mon fils, la moitié du temps elle se cache.

— Ô père, que ce monde-là doit être triste !

— C’est la vérité plus encore que tu ne t’imagines, mon fils. »

Par cette conversation et par quelques autres du même genre, il n’eût pas de peine à donner à Formose la plus triste idée du monde des vivants. Formose ne se représentait guère les hommes autrement que comme des chauves-souris dont il avait eu l’occasion de voir quelques-unes voleter et tomber éblouies autour de la lampe enchantée.

Vous-mêmes, combien il vous eût été profitable d’assister à tous les enseignements que cet enfant recevait de ses parents ! Tantôt Merlin allait s’égarer avec lui dans la forêt ; il se faisait suivre du centaure, et tous deux enseignaient à l’enfant à tirer de l’arc et jouer de la lyre, à quoi il réussit à merveille. Puis survenait Viviane à l’improviste ; elle lui apprenait à cueillir des simples qui guérissaient les blessures.

« Quelles blessures ? demandait l’enfant.

— Des blessures qui font mourir, cher fils.

— Mourir ! Qu’est-ce que cela ? »

Aussitôt Viviane et Merlin s’apercevaient qu’ils avaient gardé la langue du vieux monde. Ils en composèrent une autre, plus riche, plus sonore, plus ailée surtout. Mais souvent, quoi qu’ils fissent, ils retombaient dans l’ancienne dont ils avaient conservé l’accent assez pur. Et ils donnaient ainsi à leur fils bien-aimé quelques vagues idées surannées qu’ils auraient mieux aimé lui cacher pour toujours.

Cependant les rossignols reprenaient dans le silence du sépulcre :

« L’enfant de Merlin est né. Fleurs, étoiles, réjouissez-vous.

« Pierres précieuses, étincelez au collier de la nuit.

« L’enfant sera plus grand que son père ; mais nous, troupe fidèle, nous nous souviendrons toujours de Merlin l’enchanteur. »