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Nécrologie de M. Albert Thierry

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Nécrologie de M. Albert Thierry
Revue pédagogique, second semestre 191567 (p. 473-481).

Nécrologie.



Albert Thierry.

Albert Thierry est tombé glorieusement, à Noulette, le 26 mai, frappé par un éclat d’obus, dans la tranchée même où il attendait frémissant le signal de l’attaque.

Plus tard, lorsque nous aurons conquis le droit de nous souvenir et de pleurer, alors nous laisserons parler nos regrets, nos espérances trahies, notre douleur. Aujourd’hui, nous ne devons penser qu’à ce qui, de son âme vit en nous, et par nous doit survivre, aux idées, aux sentiments qui firent de sa vie et de sa mort un exemple. Pour l’honorer dignement, il faut, non nous plaindre, mais le continuer.

Lui-même ne s’est jamais plaint. La vie cependant ne lui fut pas toujours facile. Il connut des heures très dures qui le marquèrent ineffaçablement. Mais il y avait en lui quelque chose d’indomptable qui jamais ne plia. Je le revois tel qu’il nous apparut en 1900, l’année de son entrée à l’École de Saint-Cloud : de taille moyenne, plutôt petite ; mais d’aspect robuste, tête énergique à l’ossature bien marquée, front large sous d’épais cheveux blonds, lèvres fines et menton volontaire, physionomie à la fois ardente et concentrée — et, dans cette force un peu âpre, un peu tourmentée, des yeux clairs, profonds, d’une douceur saisissante et comme invincible. Tel nous le vîmes à vingt ans, tel il était resté à trente, avec Île relief plus ferme, l’accent plus précis et plus nuancé que donne la vie, avec enfin, dans les derniers mois, quelque chose de détendu, d’heureux, sinon encore d’apaisé…

Mais on ne pénétrait pas tout de suite une nature si riche et si secrète, et ce qui nous frappa, dans cette École où les mérites intellectuels prennent d’abord leur rang, ce fut son extraordinaire puissance de travail. Disposition naturelle qu’il tenait de ses origines ouvrières, l’amour, la passion du travail se fortifiait en lui d’une volonté réfléchie et obstinée de fidélité à ceux de sa « classe ». Il voulait être, dans un autre ordre qu’eux, mais comme eux, un bon ouvrier qui peine et qui produit. Le labeur qu’il a fourni en sa vie si brève est proprement incroyable. Élève, il nous étonnait par sa curiosité indépendante, son goût de la connaissance précise et approfondie. Même les quelques mois de son service militaire n’assoupirent pas cette vocation de l’étude : en marche, dans les haltes, dans la chambrée, avec cette étonnante faculté de s’abstraire qu’il conserva jusque dans les « gourbis » de Berry au Bac, il lisait Spinoza. Les deux années qu’il passa en Allemagne furent pour lui une expérience d’une autre sorte ; l’Allemagne attentivement observée le fortifia dans sa conscience de Français ; mais il sut aussi, du génie germanique, tirer le meilleur, et Goethe, Nietzsche, Hölderlin enrichirent sa pensée sans l’obscurcir, Maître à son tour, la tâche professionnelle, remplie avec zèle et scrupule, ne lui suffit pas. Une ardeur intellectuelle, un appétit de connaître sont en lui et ne se satisfont que par des veilles passionnément studieuses. En ces années de formation décisive, l’abondance et la diversité de ses lectures durent être prodigieuses. Plus tard, l’ayant retrouvé dans une intimité plus libre que celle du professeur avec l’élève, je m’émerveillais de ce qu’on ne pût nommer devant lui une œuvre digne de ce nom qu’il ne connût pas…

Dans l’histoire, dans la philosophie, dans la poésie, dans les livres sur les « métiers », ces métiers chers à son cœur de ils d’ouvrier, que cherchait-il donc d’un esprit si fervent ? On peut répondre, je crois : la vie, ou, plus précisément, l’humanité vivante, Albert Thierry avait le culte de l’homme ; tout ce qu’a fait, tout ce qu’a pensé et voulu ce « Prométhée qui se délivre r, et même ses erreurs et même ses défaites, lui était objet de curiosité et d’amour. De là son éloignement pour la beauté convenue, académique, qui enveloppe ou atténue les reliefs trop âpres ; de là sa préférence pour Îles œuvres sincères, rudes, ardentes, vraies en un mot, et qui nous laissent le goût sévère de la vie.

Ce qui surprenait plus encore que l’immense diversité de sa lecture, c’en était la secrète et puissante élaboration. À travers tant de livres, jamais il ne se dispersa, jamais il ne se perdit lui-même. C’est qu’il était, plus encore qu’avide de connaître, ardent à imaginer ct à construire. De toute connaissance il se munissait et s’armait. Rien en lui ne demeurait savoir inerte, inutile, parce que, pensée vivante, agissante, créatrice, il organisait à mesure ses richesses en une synthèse touffue certes et, par places, encore obscure, mais, dans ses grandes lignes, nettement et vigoureusement tracée.

Né écrivain, il le savait — car sa lucidité égalait sa modestie. Au don de l’expression neuve et forte, du mouvement souple et nerveux de la phrase, il ajouta le travail obstiné, scrupuleux, la critique sévère de son œuvre. Cette œuvre était sa pensée constante ; il vivait pour elle, ou plutôt elle était sa raison de vivre. À aucun moment, il ne s’en laissa distraire. Et comment l’eût-il pu ? Si quelque chose en lui échappait à la maîtrise de sa volonté, c’était cette dévorante activité de son esprit et de son imagination qui, à travers tout, cherchait et trouvait pâture. Son œuvre, vraiment, se faisait en lui, irrésistiblement, par l’afflux des sensations autant que des idées. Car cet ami des livres fut plus encore peut-être l’ami des arbres, des plaines, des vallées de l’Île-de-France, l’ami des rues et des faubourgs, des quais et jardins de ce Paris qu’il chérissait. Chaque promenade autant des que chaque lecture faisait lever, foisonner en lui les images, les pensées, les symboles. Il a battu jusqu’en ses moindres sentiers la forêt de Fontainebleau ; il l’a connue à chaque heure et en chaque saison. Et le vallon de Chevreuse et ces plateaux solitaires qui le dominent et où l’on voit, disait-il, mieux qu’ailleurs la forme de la terre, et les chemins ombragés de l’Argonne où l’amena le hasard des grandes manœuvres — et les peupliers « dont le branchage est d’or fragile au crépuscule », « le doux printemps qui déjà sent l’automne »,

« Et ces gémissantes eaux qui ce soir nous appellent »

suscitaient en lui non pas la vague extase lamartinienne, mais une exaltation lucide de l’esprit, une plus ardente germination de l’œuvre.

Qu’eût été cette œuvre ? nul, même des meilleurs amis d’Albert Thierry, ne peut le dire ; car il observait avec eux, à ce sujet, une réserve presque farouche. Peut-être avait-il conscience de l’étrangeté, de l’obscurité parfois de son âpre et violent symbolisme. Peut-être aussi mettait-il trop de lui-même en ses écrits pour pouvoir en faire aisément confidence. Mais l’Homme en proie aux enfants, publié dans les Cahiers de la quinzaine, la série d’articles sur l’Éducation syndicaliste, donnés à la Vie ouvrière, les Nouvelles de Vosges, parues dans l’École rénovée, des potmes, des contes parus dans la Vie et dans la Grande Revue attestaient déjà l’originalité de son talent[1]. Ceux qui l’avaient goûté et qui en attendaient beaucoup ne sauront que plus tard, quand des soins pieux auront recueilli et livré à leur admiration quelques-unes au moins des œuvres achevées qu’il laisse, tout ce que les lettres françaises viennent de perdre.

Si peu qu’Albert Thierry ait livré au public, sa pensée pourtant s’est fait connaître. Franche et hardie, elle se donnait sans restriction, sans réticence. Et peut-être n’eût-il souhaité d’autre hommage pour son œuvre inachevée qu’une attention sérieuse et cordiale aux idées qui lui étaient chères.

Ce serait trahir cette pensée si riche et toujours en mouvement que de vouloir la fixer dans la rigueur d’un système. Albert Thierry n’avait point dans l’esprit un cortège harmonieux et symétrique d’idées heureusement enchaînées, mais un peuple nombreux, frémissant, agité de remous profonds, groupes mouvants qui parfois se heurtaient, se dressaient, s’affrontaient dans une lutte douloureuse, Pourtant, sous cette diversité et ce bouillonnement, des points fixes subsistaient, des pôles d’attraction qui, si forte que fût la tempête, parvenaient toujours à reformer l’équilibre, On peut dire que le fond stable de la pensée d’Albert Thierry était la doctrine de la Révolution française, telle que l’a formulée la Déclaration des Droits de l’homme, prolongée par une morale syndicaliste et achevée par une religion ou plus exactement une mystique d’inspiration chrétienne. Son point de départ, c’était la croyance à la liberté, la foi dans le progrès. Ce progrès, essentiellement intérieur et moral, il le concevait comme le triomphe dans les cœurs et le règne dans la société de la Justice et de l’Amour. Pour sa réalisation, il comptait certes sur le jeu des institutions politiques et sociales, sur le développement des syndicats et des coopératives. Mais il comptait bien plus encore sur la réforme des âmes, seule vraiment décisive. À cet égard, il n attendait pas grand chose de la classe bourgeoise, des possédants : le bien-être et les jouissances ont, pensait-il, altéré en eux la notion du Juste et tari les sources de l’amour. C’est dans le prolétariat laborieux et souffrant, c’est parmi les « pauvres gens » que le levain du travail et de la misère entretient et développe le culte de la justice et le sentiment de la fraternité. C’est « Prométhée », comme il aimait appeler le peuple, qui, au prix d’un combat sans relâche contre les forces mauvaises, doit sauver le monde, Encore est-il un danger : les meilleurs des prolétaires, après s’être élevés par le travail, la culture, l’effort intérieur, ne vont-ils pas se laisser gagner à la séduction des jouissances, trahir leur classe en s’enrichissant, en acceptant des fonctions publiques et des places ? Ceux-là, Albert Thierry les adjurait de demeurer fidèles à leurs frères, fidèles à leur profession manuelle et à leur pauvreté, de consentir à vivre grands par l’esprit, mais humbles par la condition. Le refus de parvenir, c’était à ses yeux l’achèvement de toute culture prolétarienne. Sacrifice si grand qu’il faut un courage plus qu’humain pour l’accomplir. Mais Albert Thierry n’hésitait pas à le croire possible. Et ce socialiste, parlant 5 prolétaires, osait écrire : « Ce que je veux profondément, ce n’est pas qu’ils soient heureux, c’est d’abord qu’ils soient héroïques ».

Cette généreuse doctrine, d’autres qu’Albert Thierry l’ont professée. Pourquoi donc sur ses lèvres prenait-elle un accent émouvant et comme un sens nouveau ? C’est qu’il ne la pensait pas seulement, il l’aimait du plus profond de son âme. Ces idées qu’il exposait d’une voix contenue et comme assourdie par un scrupule extrême de sincérité, elles n’étaient pas pour lui des abstractions, des combinaisons de l’esprit. Elles étaient vraiment les filles de son cœur. Avec elles il s’entretenait sans cesse, dans le silence de sa vie solitaire. Toute atteinte portée à ces « idées saintes », il la ressentait au plus sensible de lui-même, il en souffrait… Et de quelle ardeur il savait souffrir ! Ne trahissons pas le secret d’une âme si fière. Rappelons-nous cette inviolable réserve sur soi, cette maîtrise de la volonté sur les plus violents mouvements du cœur ; entendons dans notre souvenir cette voix égale, cette parole « tranquille et nuance » qui veut rester calme alors même que tout l’être frémit… Nous n’avons pas le droit de découvrir, même aujourd’hui, ce qu’il a si jalousement caché. Mais pourtant, comment taire tout à fait ce qui dans cette nature magnifiquement douce fut sans prix ? Les dons du poète et du philosophe, le talent de l’écrivain, la noblesse du caractère, l’ascétisme de la vie, et cette loyauté rayonnante, cette bonté ingénieuse et divinatrice que nous pleurons si amèrement, tout dans Albert Thierry s alimentait aux sources de la plus riche, de la plus ardente sensibilité. Ce qui rendait si émouvants sa voix et son regard paisibles, c’est ce profond frémissement intérieur, ce bouillonnement de la passion toujours contenue, jamais épuisée. Passion toute généreuse, toute désintéressée qui ne s’attachait qu’aux plus hauts objets. Il aimait ardemment la vérité et la justice, il goûtait la nature ; il chérissait la beauté ; il adorait l’âme. L’enfant avec sa pureté et sa grâce le ravissait. « Ces petits enfants bien-aimés ! » disait-il. Avec eux, il s’oubliait à des jeux sans fin, redevenu enfant lui-même ; pour eux, il inventait d’étranges, magnifiques histoires. L’adolescence inquiète qui souffre d’un tourment inconnu d’elle-même le touchait d’une pitié infinie. À quelle forme de la douleur humaine Albert Thierry a-t-il refusé son amour ? La misère, le vice, la cruelle injustice sociale et naturelle lui arrachaient des cris de révolte : « Qui nous délivrera de la dure inégalité ? » Jamais homme n’a aimé l’homme d’un plus tendre, pitoyable et viril amour. Par la puissance d’une sympathie sans relâche, par un goût secret et fervent de la douleur il réalisait en lui, il vivait « la peine des hommes ». N’est-ce pas lui-mème que, sans le vouloir, il a peint dans ce tragique Stigmatisé[2] sur le corps ravagé de qui saignent toutes les plaies de l’humanité ? Dans cet ordre de la charité, infiniment supérieur » à l’ordre de l’esprit, ceux qui ont bien connu Albert Thierry savent qu’il est comparable aux plus grands.

Mais la merveille de cette sensibilité, c’est que tant de haute passion humanitaire ne l’épuisait pas toute, la laissait vibrante et accueillante aux humbles peines, aux humbles joies de ceux qu’il aimait. Que de soins délicats, que de pensées exquises, quel dévouement joyeux et tendre pour les siens ! Et au delà même de ce cercle des affections sacrées dont lui-mème nous interdirait de parler, quelle chaude et active bonté ! Il a fallu sa mort pour qu’on connût le nombre de ceux qu’il avait aidés, consolés, raffermis,

Pareil à un Samaritain
Qui porte une lampe.

De toutes parts sont arrivées à sa famille des lettres d’amis inconnus qui tous, à la nouvelle de sa mort, avaient senti se creuser dans leur vie un vide irréparable. Quelques-uns qui ne l’avaient qu’approché ont éprouvé cette même détresse. Et que dire de ses amis les plus proches, de ceux à qui il avait été donné de vivre dans l’intimité de cette âme grande et pure ?

Ce que furent pour cette âme, pour cette conscience, l’effroyable année 1914-1915, qu’on essaie de l’imaginer. D’abord l’écroulement brutal de tous les grands espoirs pacifiques, du beau rêve de fraternité humaine tant caressé. Mais, dans ce terrible réveil, nul désarroi, nul tâtonnement : « Cette guerre est une guerre juste » ; pas de doute, pas d’hésitation possible ; « du haut de l’honneur », la cause est jugée. Et quelle chance prodigieuse qu’il nous soit donné, à nous Français, de combattre à la fois pour le Droit et pour la Patrie, l’une incarnant l’autre. Quel contentement héroïque pour la raison ! La tentation est grande, certes, de conclure de la justice de notre cause à l’indignité de l’adversaire. Albert Thierry cependant y regarde à deux fois : « Faudra-t-il donc ôter le nom d’homme à quatre-vingts millions d’hommes ? » Ici encore, la fermeté de l’esprit, dominant les regrets et les souvenirs, prononce. Toute l’Allemagne, « aveuglée, mais complice de son aveuglement », a donné une adhésion forcenée à la violation du droit ; tout entière elle s’est déshonorée. Sans haine, mais avec une indignation profonde, Albert Thierry n’appellera plus les Allemands que de ce nom, plus flétrissant dans sa pensée que celui de Barbares, les « Injustes ».

Est-ce pourtant dans la seule conviction de l’esprit, dans le seul sentiment du devoir qu’Albert Thierry va se lever pour la cause sainte ? C’est d’un élan bien plus puissant, d’un élan de tout l’être. L’amour de la patrie, comme une tempête, soulève ce cœur passionné. « Notre enfant France ! » s’écrie-t-il, La guerre en est transfigurée à ses yeux : « Que cette guerre est belle, qu’elle est grande, quelle explosion de sublime elle fait dans le courage des morts, dans la Joie des combattants, dans la sérénité toujours en péril et toujours regagnée des femmes et des mères ! » Mais voici la défaite, l’invasion. Albert Thierry, blessé pendant la retraite, tombe entre les mains des Allemands ; il y reste six jours, dans une ambulance où, de son bras valide, il soigne et secourt les soldats français et allemands plus atteints que lui. Dans ce lieu affreux, « d’un degré à peine au-dessus du charnier », il voit à plein les misères hideuses de la guerre. Il y voit aussi la laideur morale des Allemands, « la bassesse de leur patriotisme, leur goût effrayant du mensonge ». La victoire de la Marne le délivre de ce cauchemar. Il est envoyé à l’hôpital de Cholet : il y passe deux mois paisibles et douloureux, revient au dépôt. Souffrant encore de son épaule blessée, souffrant plus amèrement de « l’affreux destin de la patrie », il passe à Évreux trois longs mois, pour lui les plus cruels de cette guerre. Il ne se sauve que par un travail de l’esprit intense et continu. Ce soldat de deuxième classe, sur la paille du dépôt, médite et écrit « Les Conditions de la Paix européenne » et la « Visite de Dieu à Reims ». Enfin, dans un groupe de volontaires, il peut rejoindre le front ; il mène cette vie des tranchées, vie de fatigues et de misères où son courage semble s’exalter encore, son esprit se tendre dans un effort plus ardent, comme s’il sentait ses heures comptées. C’est là, pendant les répits que lui laisse la garde du créneau ou du poste d’écoute, qu’il écrit « La Déclaration des Droits des Peuples ». Magnifique liberté du stoïcisme ! Mais il est plus grand encore quand, à la corvée, dans la bouc et le froid, pliant lui-mème sous la fatigue, il encourage ses compagnons, leur réchauffe, leur relève le cœur. En mai, au plus fort de la bataille déchaînée, son régiment est envoyé en Artois. « Souhaitez-moi, nous écrivait-il, de prendre part à une grande victoire. » Il n’a pas vu la victoire. Il est tombé obscurément, confondu avec ses frères, par le même obus, en un groupe sanglant — et peut-être ne retrouverons-nous pas la place où il repose avec eux. Sacrifice total, sans ivresse, sans gloire, le seul digne de lui, de sa vie silencieuse, recluse et passionnée. Comme Charles Péguy qu’il a tant aimé, comme Paul Soulas dont la pure et touchante figure s’associe à la sienne inséparablement, comme Jacques Algarron, l’enfant généreux qui brûlait de mourir pour la France, — que de fois dans ses dernières lettres n’a-t-il pas tracé ces trois noms ! — comme tant d’autres, morts avant lui et après lui, Albert Thierry eut la soif, la passion du sacrifice, « O France, je vous donne tout », écrivait-il. Il lui a tout donné en effet, jusqu’à ce « grave amour terrestre » si longtemps attendu et qui vint s’offrir à lui, avec toutes ses promesses de bonheur, à la veille même de la guerre. Ainsi le sacrifice a pu être sans mesure, comme il le voulait, — toute une vie utile, belle et heureuse a pu être offerte pour le salut de la patrie.

Mais nous, de quelle dette pressante nous voici chargés. Ce ne sont plus seulement la patrie et le droit qui nous appellent, ce sont nos morts : ils ne veulent pas être tombés en vain. Tous ces vaillants couchés sous la terre ne reposeront en paix que lorsque nous aurons achevé leur tâche. Elle retentit désormais au plus profond de nous avec un tragique accent de prière, l’’émouvante parole d’Albert Thierry, l’une des dernières qu’il ait prononcées : « Puissions-nous vaincre, pour la consolation des morts ! »


  1. Sous l’inspiration et lu direction de M. Paul Desjardins, fondateur de l’Union pour la Vérité, Albert Thierry à publié le Calendrier manuel des Serviteurs de la vérité, anthologie historique et critique où des textes excellemment choisis proposent des thèmes de méditation pour chaque jour.
  2. C’est le titre d’un conte paru dans la Grande Revue.