Nanon/Chapitre XV

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Lévy (p. 179-192).

XV


D’abord j’entrai peu à la prison et j’y jouai le personnage d’un timide et d’un maladroit. Je vis bientôt que Mouton m’eût souhaité plus actif et plus utile. Je m’enhardis, j’eus sa confiance, je pus entrer enfin dans la chambre où était Émilien. C’était un galetas tout nu, avec deux paillasses et deux escabeaux. Il était là avec le vieux monsieur dont j’ai parlé. Deux autres lits de paille étaient vides : c’étaient ceux des malheureux jeunes gens qu’on avait fait mourir quelques jours auparavant.

En me voyant entrer, Émilien hésita un instant ; mais, comme je me jetais à son cou, il n’y put tenir et me tint longtemps serrée sur sa poitrine en sanglotant.

— Voilà mon ange gardien, dit-il au vieux monsieur ; c’est mon amie d’enfance, c’est ma sœur devant Dieu. Elle veut me sauver, elle n’y réussira pas…

— J’y réussirai, répondis-je ; le plus difficile est fait. Je vous apporterai une corde et vous descendrez sur le toit de mon grenier. Dumont nous aidera. Ne parlez pas de nous renvoyer. Nous sommes décidés à mourir avec vous, et dès lors nous pouvons tout risquer.

— Et ma pauvre sœur, et nos autres amis, et Costejoux, et le prieur ! ils payeront donc pour nous ?

— Non, personne à Valcreux ne trahira votre sœur. Le prieur est assermenté. Mariotte m’a juré de les bien cacher si on les persécute, et bien d’autres amis dévoués l’aideront. Costejoux veut que vous vous échappiez, puisqu’il m’en a fourni les moyens ; il sait bien que vous êtes innocent, il vous aime toujours !

Le vieillard nous laissait causer, il ne disait rien, il avait même l’air de ne pas nous entendre. Je demandai du regard à Émilien s’il avait toute confiance en lui. Il me dit à demi-voix :

— Comme en Dieu ! Ah ! si tu pouvais le sauver aussi !

— N’y songez pas, dit le vieillard, qui entendait fort bien. Je ne veux pas être sauvé.

Et s’adressant à moi :

— Je suis prêtre et j’ai refusé le serment. On m’a interrogé hier, je n’ai pas voulu mentir, bien que l’interrogatoire fût très bienveillant et qu’on désirât m’épargner. Je leur ai répondu que j’étais las de me cacher et de dissimuler. J’en ai assez de la vie, je me serais tué moi-même si ma religion me l’eût permis. La guillotine me rendra ce service ; je n’ai pas trahi mon devoir, je suis prêt à paraître devant Dieu ; mais je vous engage, vous qui êtes jeune et qui aimez quand même la Révolution, ajouta-t-il en parlant à Émilien, à faire une tentative pour vous sauver ; l’é vasion me paraît possible, presque facile. Ce qui est plus malaisé, c’est de trouver un refuge.

— J’en ai un, répondis-je. Je sais qu’on est traqué comme dès bêtes fauves et qu’on ne peut se fier à personne, tant la peur ou la colère ont changé le cœur des hommes. Nous irons dans un désert, et, si vous vous sentez la force de descendre par la corde…

— Non, non, pas moi ! dit-il, je n’ai ni la force ni la volonté ! À l’heure qu’il est, je dois être condamné. J’en suis content, ne me parlez plus. Je vais prier pour vous.

Et il se mit en prière en nous tournant le dos.

Émilien essaya encore de me faire renoncer à mon projet ; mais, quand il me vit si acharnée à me perdre pour mourir avec lui, il dut céder et me promettre de faire ce que je voudrais. Seulement, comme il n’était pas question de le soumettre à un nouveau jugement puisqu’il avait été condamné à la détention par le comité de Limoges, il me fit promettre à mon tour que je n’agirais pas, si ce jugement n’était pas révisé.

Le lendemain, c’était, je crois, le 10 août, on fit une grande fête dans la ville, et, comme je voulais lui rapporter des nouvelles, j’allai voir de quoi il s’agissait. Il me fut impossible d’y rien comprendre. Une calèche singulièrement décorée passa, suivie de cinq ou six femmes qui portaient des bannières ; c’étaient les mères de ceux qui avaient des enfants aux armées comme volontaires. Elles escortaient la déesse de la Liberté, représentée par une grande femme très belle en costume antique. C’était la fille d’un cordonnier qui s’appelait Marquis, et elle, on l’appelait la _grand’marquise. _La procession la conduisit sur son char à l’égl ise des Cordeliers, où ce que je vis m’expliqua ce qui m’avait étonnée dans l’église déserte de Limoges. Elle monta une colline de gazon qui était dressée à la place de l’autel et qui représentait, disait-on, la montagne. Au plus haut de cette butte était assis un homme à longue barbe qui figurait, selon les uns, le Temps, selon les autres, le Père éternel ; c’était un ouvrier savonnier[1] dont j’ai oublié le nom. Au bas de la montagne, un enfant demi-nu représentait l’enfant de l’amour. On fit des discours, on chanta je ne sais quoi. J’assistai à cette chose insensée comme si je faisais un rêve, et je crois bien que personne n’était plus avancé que moi. Ces fêtes républicaines étaient de pure fantaisie. Le conseil de la commune en discutait le programme présenté par les sociétés populaires, et le peuple les interprétait à sa guise.


Au sortir du temple, je vis une scène plus significative. La marquise, au moment de remonter sur son char de déesse, avisa parmi les curieux un bourgeois de la ville que l’on soupçonnait de royalisme. Elle l’appela par son nom que j’ai oublié aussi, et lui dit effrontément :

— Viens ici me servir de marchepied !

Il avait peur, il approcha et mit un genou en terre. Elle plaça son pied sur lui et sauta lestement dans le char.

Je jugeai que tout le monde était devenu fou, et, après avoir vendu quelques paniers, je revins dire à Émilien ce que j’avais vu, en lui portant son dîner, auquel je joignis furtivement quelque chose de mieux que l’ordinaire de la prison. Le vieux prêtre n’y voulut pas toucher, malgré mes instances ; il était si affaibli, que j’aurais voulu lui servir un peu de vin.

— Je n’ai pas besoin de me donner des forces, dit-il ; ce que vous venez de raconter m’en donne de reste pour mourir avec joie.

Peu de temps après la fête burlesque vint la tragédie atroce. Ce pauvre homme marcha à la mort avec une admirable tranquillité. Son échafaud fut dressé sur la promenade. Cette fois, je voulus vaincre mon épouvante et voir l’affreuse guillotine. Je me faisais, d’ailleurs, un devoir de suivre ce malheureux et de rencontrer son regard si je pouvais, pour qu’il lût dans le mien un grand élan de respect et d’amitié. Mais il eût craint de compromettre ceux qui le plaignaient, car il y en avait bien d’autres que moi, il ne regarda personne. Des prisonniers espagnols assistaient à son exécution. Je les vis sortir des fleurs de dessous leurs habits blancs et les lui jeter. Alors, je fermai les yeux. J’entendis tomber le couperet, je restai comme paralysée, comme décapitée moi-même un instant. Je me disais :

— J’entendrai peut-être demain tomber cela sur la tête d’Émilien !

Dumont me tira par le bras et m’emmena. Je ne me sentais pas marcher. Je ne savais pas où j’étais.

Quand je pus entrer chez Émilien, je le trouvai seul, accablé de douleur. Il avait pris pour ce prêtre un grand attachement. Je le soulageai et je me sentis soulagée moi-même en pleurant avec lui, et, comme j’avais besoin d’exhaler mon indignation, ce fut lui qui m’apaisa.

—Ne maudissons pas la République, me dit-il, pleurons-la, au contraire ! Ces férocités, ces injustices sont des attentats contre elle ; c’est elle que l’on tue en sacrifiant des innocents et en démoralisant le peuple, qui ne la comprend plus !

— À présent, lui dis-je, il faut fuir, il faut fuir cette nuit ! Vous voyez bien que votre tour viendra demain, et, quand vous serez condamné, on vous surveillera tant que je ne pourrai rien.

— Non, répondit-il : il faut attendre encore…

Et, comme nous nous disputions, j’entendis monter l’escalier et je courus me placer à la porte avec mon panier et mon balai comme si je finissais mon service ; mais je me trouvai en face de M. Costejoux et j’étouffai un cri de joie ; le geôlier le suivait. Il le renvoya sans avoir l’air de me connaître, et me dit :

— Va me chercher de quoi écrire. Je veux interroger moi-même ce prisonnier.

J’obéis bien vite, et, quand je remontai :

— Referme la porte, dit-il, et parlons bas. J’ai vu le représentant Lejeune, et, comme on allait interroger Émilien et le juger une seconde fois comme étant du ressort de Limoges, que vous dirai-je ? je l’ai réclamé au nom de Pamphile, qui veut sa proie ! J’ai pris sur moi de le lui conduire et je l’emmène. Nous partons ce soir. Il ne faut pas se dissimuler que Pamphile est plus influent que moi. Il faut donc qu’Émilien s’évade durant le voyage. Ce ne sera pas très difficile, mais où ira-t-il ? où sera- t-il en sûreté ? voilà ce que je ne sais pas.

— Je le sais, moi, répondis-je.

— Eh bien, ne me le dis pas et allez à la grâce de Dieu. Peux-tu être sur la route d’Argenton à quatre lieues d’ici, sur les onze heures du soir ?

— Parfaitement.

— Eh bien, souviens-toi d’un endroit qui s’appelle _les Taupins. _Dumont doit le connaître, c’est la seule bicoque au milieu d’une très vaste lande. Je serai en chaise de poste, j’ai une escorte de deux hommes, mais ceux-là, ce sont des amis, je suis sûr d’eux. Le prisonnier s’évadera en cet endroit, ils ne s’apercevront de rien et ne constateront l’évasion qu’aux environs de Limoges, c’est-à- dire quand vous serez assez loin pour ne rien craindre. Allons, préparez-vous, voilà de l’argent ; vous ne savez pas combien de temps il faudra vous cacher, et sans argent on est perdu.

Nous nous embrassâmes tous trois avec effusion. Émilien lui recommanda sa sœur, dont il promit de s’occuper, et je courus avertir Dumont et charger l’âne. Nous ne devions rien à Mouton, nous avions payé le mois d’avance. Nous ne fîmes pas mystère de notre départ. Dumont disait avoir reçu une lettre de son frère qui l’appelait pour affaire pressante, et nous étions censés aller à Vatan pour quelques jours. Nous laissâmes quelques objets pour marquer l’intention de revenir.

Quand nous fûmes en pleine campagne, protégés par la nuit, et avec la joie dans le cœur, nous pleurions, Dumont et moi, sans pouvoir nous rien dire. Mais bientôt ce brave homme, rompant le silence et me parlant à demi-voix, m’exprima des sentiments dont je fus touchée, bien que j’eusse préféré marcher vite et ne pas trop m’émouvoir, pour avoir bien ma présence d’esprit.

— Nanon, me disait-il, nous sommes bénis de Dieu, cela est bien sûr ; mais c’est à cause de toi qui as un si grand cœur et un courage d’homme. Pour moi je ne vaux rien, et j’ai mille fois mérité l’échafaud ! Quand je pense qu’au lieu d’économiser et de pouvoir laisser une petite rente à mon pauvre enfant (il parlait d’Émilien), je me suis comporté comme une brute, buvant tout, oui tout ! Ah ! je suis comme ce prêtre, je suis dégoûté de la vie, et je ne veux plus que tu me parles, si je recommence à m’enivrer.

— Vous ne devez pas craindre cela, lui répondis-je. Vous êtes guéri, car c’était comme une maladie, et c’est votre bon cœur qui vous l’a fait surmonter. Vous avez été mis à l’épreuve, car, pour avoir la confiance de ce geôlier, vous avez été forcé de trinquer souvent et avez si bien veillé sur vous-même, que vous l’avez souvent grisé sans jamais perdre la raison.

— Ah ! c’était difficile, oui, je n’ai jamais rien fait de si difficile et je ne m’en serais jamais cru capable ! mais ça n’empêche pas le passé et je crois bien que j’aurai beau faire, je n’en serai pas moins damné… Oui, Nanon, damné comme un chien !

— Pourquoi voulez-vous que les chiens soient damnés ? lui dis-je en souriant : ils ne font rien de mal. Mais ne vous mettez pas de pareilles idées dans la tête, et marchons plus vite, père Dumont ; la voiture de M. Costejoux va plus vite que nous et il nous faut être au rendez-vous à onze heures.

— Oui, oui, répondit-il, marchons vite. Ça n’empêche pas de causer. Je peux bien t’ouvrir mon cœur. Qu’est-ce qui peut empêcher un honnête homme d’ouvrir son cœur ? Voyons ! Est-ce que je dis des choses déraisonnables ? J’ai été un ivrogne, je mérite une punition. J’ai été averti, j’ai fait une chute de trente pieds, et, quand je me suis vu au fond… tout au fond du trou, comme ça, vois-tu…

Et il voulut s’arrêter pour me montrer, pour la centième fois, dans quelle position il était tombé, une nuit qu’il avait failli se tuer en rentrant ivre au moutier.

— Allons donc ! lui dis-je ; allez-vous nous retarder pour me dire ce que je sais ?

— Retarder ?… Ah ! oui, retarder ! voilà que tu m’accuses, toi aussi, de ne pas savoir ce que je fais. Tout le monde me méprise ! je l’ai mérité, et je me méprise moi-même ! Pauvre enfant ! est-ce assez malheureux pour toi de voyager avec un gueux, un misérable… Car je suis un gueux, tu auras beau dire… Si j’avais un peu de cœur, je me serais déjà tué… un chien, quoi ! Tiens, quitte-moi, il faut m’abandonner, là, dans un fossé… Je sais ce que je dis, je ne suis pas ivre, c’est le chagrin ! — un fossé ! c’est bon pour moi. Laisse-moi tranquille, je veux mourir là !…

Il n’y avait plus à en douter. Ce pauvre homme, qui avait si longtemps résisté à la tentation, venait d’échouer au port. Il avait succombé en faisant ses adieux au père Mouton : il était ivre !

En toute autre circonstance, j’en aurais bien pris mon parti. Mais, au moment d’opérer la délivrance de notre ami, quand il fallait devancer la voiture, être prêt à déjouer tous les soupçons, à se glisser sans attirer l’attention de personne, à prendre la fuite au bon moment, prudemment, en tenant compte de tout et sans avoir d’émotion, je me trouvais sur les bras un homme dont l’ivresse prenait un caractère de désespoir, car il se sentait incapable de me seconder et il se le reprochait amèrement, tout en répétant : « Je ne suis pas ivre, c’est le chagrin ! Je suis damné ! il faut que je meure ! » Et il voulait se coucher. Il pleurait, il commençait à parler haut, à ne plus me connaître. Je ne savais pas s’il ne deviendrait pas furieux.

Je le tirai par le bras, je le poussai, je le soutins, je le traînai jusqu’à en être épuisée. N’en pouvant plus, je dus le laisser s’asseoir au bord du chemin, les pieds dans l’eau du fossé. Il refusait de monter sur l’âne. Il disait que c’était la guillotine et qu’il saurait bien se tuer lui-même.

Je pensai à l’abandonner, car, à chaque instant, je croyais entendre les roues de la voiture qui amenait Émilien. Le sang me bourdonnait dans les oreilles, j’avais dépensé tant de forces pour traîner Dumont, que je craignais de n’en plus en avoir assez pour aller plus loin. S’il eût été disposé à dormir, je l’eusse mis à l’abri, à l’écart des passants, et j’aurais continué ma route, sauf à gagner sans lui le pays où il avait préparé notre refuge. Mais sa folie tournait au suicide et il me fallait le supplier, le gronder comme un enfant. Une voiture approchait… mais ce n’était pas celle de M. Costejoux, c’était une charrette. Je pris un parti désespéré. J’allai droit au conducteur. Je l’arrêtai. C’était un roulier qui s’en retournait à Argenton. Je lui montrai le vieillard qui se roulait par terre, et, lui exposant l’embarras dans lequel je me trouvais, je le suppliai de le prendre sur sa voiture, jusqu’à la plus prochaine auberge. Il refusa d’abord, le croyant épileptique ; mais, quand il vit que ce n’était, comme il disait qu’un _petit accident que tout le monde connaît, _il se montra très humain, se moqua de mon inquiétude, enleva Dumont comme un enfant et le plaça sur sa voiture. Puis il s’assit sur le brancard et me dit de suivre avec mon âne. Au bout de peu d’instants, Dumont se calma et s’endormit. Le roulier lui mit du foin sur le corps, et, pour ne pas s’endormir lui-même, il se prit à siffler à satiété une phrase de chanson lente et monotone ; probablement il n’en savait pas d’autre et même il ne la savait pas tout entière. Il la recommençait toujours sans pouvoir l’achever jamais.

J’étais un peu plus tranquille, quoique j’eusse très mal aux nerfs. Cette sifflerie m’impatientait. Quand elle cessa au bout d’une bonne heure, ce fut pire. Le roulier dormait ; les chevaux ne sentant plus le fouet, prirent un pas si lent, que l’âne et moi les dépassions malgré nous. Enfin, j’avisai une maison ; j’éveillai le roulier et je le priai de m’aider à descendre mon oncle sur un tas de fougère coupée qui était à côté. Il le fit avec obligeance et je le remerciai ; il ne fallait pas offrir de l’argent. Je ne sais s’il l’eût refusé, mais il eût été surpris du procédé dans un temps où une pièce de menue monnaie était une rareté dans la poche de gens comme nous.

Pendant qu’il reprenait sa route, j’essayai de me faire ouvrir. Ce fut bien inutile et je frappai en vain. Alors, je pris mon parti. Je m’assurai que Dumont dormait très bien dans la fougère, qu’aucun accident ne pouvait lui arriver. Je pressai l’âne, je lui fis doubler le pas. Je dépassai le roulier qui avait repris son somme et ne me vit pas abandonner _mon oncle._

Je me trouvai alors dans cette grande lande qu’on m’avait annoncée. Je n’avais, autant que je pouvais m’en rendre compte, fait tout au plus qu’une lieue et je ne pouvais pas non plus me rendre compte du temps écoulé, perdu à vouloir faire marcher Dumont. Je savais très bien connaître l’heure d’après la position des étoiles, mais le ciel était tout pris par de gros nuages et l’orage commençait à gronder. Quelques bouffées de vent soulevaient la poussière de la route, ce qui augmentait la difficulté de voir devant soi. Je me disais que quelque lumière m’annoncerait la bicoque des Taupins ; mais, si cette lumière se trouvait voilée par un tourbillon, je pouvais dépasser le but. J’étais forcée de m’arrêter souvent pour regarder derrière moi, et puis je doublais le pas, craignant également d’aller trop lentement ou trop vite.

Tout à coup, au milieu des roulements du tonnerre qui augmentaient de fréquence et d’intensité, je distinguai le bruit d’une voiture qui venait très vite derrière moi. Étais-je loin du relais ? Allait-on me dépasser ? Je ne pris pas le temps de sauter sur l’âne, je me mis à courir si vite, qu’il avait peine à me suivre. Quand la voiture fut tout près de moi, je dus m’élancer près du fossé. Elle passa comme un éclair, je distinguai à peine les deux cavaliers d’escorte. Je courais toujours, mais en moins d’une minute tout se perdit dans la poussière et dans l’obscurité. Une minute encore, et le bruit des roues s’affaiblit de manière à me convaincre que j’étais distancée d’une manière désespérante.

Alors, tout ce que les forces humaines peuvent donner à la volonté, je l’exigeai des miennes, je courus sans plus me soucier de savoir où j’étais. Sourde au vacarme de la foudre qui semblait se précipiter sur les traces de la voiture et que j’attirais aussi en lui ouvrant par ma course folle un courant d’air à suivre, je dévorais l’espace. J’aurais peut-être rejoint la voiture, lorsqu’un réseau de feu m’enveloppa. Je vis tomber à dix pas de moi une boule blanche dont l’éclat m’éblouit au point de me rendre aveugle, et la commotion me renversa violemment sur mon pauvre âne, renversé aussi.

Nous n’étions frappés ni l’un ni l’autre, mais nous étions comme stupéfiés. Il ne bougeait pas, je ne songeais point à me relever ; j’avais tout oublié, une voiture qui eût passé nous eût écrasés. Je ne sais si je restai là une minute ou un quart d’heure. En revenant à moi, je me vis assise sur la fougère de la lande. L’âne broutait tranquillement. Il pleuvait à torrents. Quelqu’un me parlait à voix basse en m’enveloppant de ses bras comme pour me préserver de la pluie. Étais-je morte, étais-je hallucinée ?

— Émilien ! m’écriai-je…

— Oui, moi. Silence ! dit-il. Peux-tu marcher ? Éloignons-nous.

Je recouvrai aussitôt ma présence d’esprit. Je me levai, je touchai l’âne, qui était si bien dressé qu’il suffisait de l’avertir pour qu’il suivît comme un chien.

Sous des rafales de vent et de pluie nous marchâmes une heure dans la lande. Enfin, nous entrâmes dans la forêt de Châteauroux, nous étions sauvés.

Là, nous reprîmes haleine, et, sans rien dire, nous nous tînmes longtemps embrassés. Puis Émilien, entendant quelque chose crier sous nos pieds, se baissa, le toucha et me dit tout bas :

— Une charbonnière !

Nous étions sur une de ces grandes galettes de cendre couvertes de terre où couve le feu qui fait le charbon. Le bois ne brûlait plus, mais la terre était encore chaude, et nous pûmes nous coucher dessus et nous sécher, tandis que la pluie s’arrêtait. Nous ne nous parlâmes point dans la crainte d’attirer quelques charbonniers dont la hutte n’était peut-être pas loin. Quant à des gardiens, il n’y en avait plus ; entrait et pillait qui voulait dans les forêts de l’État. Nous nous tenions les mains en silence. Nous étions si heureux, que nous n’eussions peut-être pas pu nous parler davantage si nous eussions été en sûreté. Après une demi- heure de repos que rien ne troubla, nous traversâmes la forêt, suivis par trois loups dont les yeux brillaient comme des étincelles rouges. Nous fîmes bonne garde pour les empêcher d’approcher de l’âne, qu’ils eussent attaqué si notre présence ne les eût tenus en respect.

Nous marchions un peu au hasard, nous ne connaissions pas la forêt. Nous savions qu’il y avait une ancienne voie romaine qui allait dans la direction du sud-est et nous n’avions pas d’étoile pour nous guider. Enfin, le ciel s’éclaircit et nous vîmes au- dessus des arbres la Ceinture-d’Orion, que les paysans appellent les Trois-Rois. Dès lors, nous trouvâmes la voie sans peine. Elle était bien reconnaissable à ses grosses rainures de pierres sur champ. Elle nous fit gagner la lisière, et les loups nous débarrassèrent de leur compagnie.

  1. Il s’appelait Marin. Voir les intéressants détails publiés dans le Progrès du Centre, par M. le docteur Fauconneau-Dufrène.