Nono/08

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Éd. Monnier et Cie (p. 279-310).

CHAPITRE VIII



L’accusé fut amené dans le cabinet du juge d’instruction vers dix heures du matin seulement, cet excellent juge s’étant levé fort tard. À la rigueur on aurait dû interroger Bruno dès son incarcération. Il s’y attendait, prêt à éclaircir les ténèbres qui l’enveloppaient et se sentant, pour la première fois de son existence, le cerveau d’une lucidité complète, mais il fallut passer neuf heures d’une veille affreuse avant de savoir au juste ce qu’on lui voulait. Une veille ressemblant à un cauchemar, veille pendant laquelle il vit une femme en blanc lui tendre les mains au-dessus d’un cadavre.

Une consolation lui restait, immense comme sa douleur, la phrase qu’elle avait murmuré à son oreille :

— Un jour, je serai à ta merci, je n’ai ni amant ni époux. Était-ce vrai ? La mystérieuse créature pourrait être semblable à lui ? Vierge de tous contacts amoureux ?… »

Elle connaissait l’assassin ! Oh ! comme il allait se défendre pour elle et pour lui.

On introduisit Bruno dans un cabinet sombre, meublé de cartons étiquetés. Le peu de lumière, filtrant à travers la serge des rideaux lui venait sur le visage et le forçait à clignoter des yeux. Le juge était assis devant un large bureau, couvert de papiers. Les gendarmes se retirèrent.

— Monsieur Maldas, dit poliment le magistrat, en feuilletant un cahier plein de notes, pourquoi avez-vous quitté Tourtoiranne aussi subitement ? Aviez-vous à vous plaindre du général Fayor ?

— Non, monsieur, répondit Bruno d’un accent altéré, je n’ai à me plaindre de personne.

— Alors pourquoi ce départ inopiné ? »

Bruno n’avait pas dormi, ses blessures, quoique peu profondes, s’étaient enflammées, il se sentait pris d’une fièvre qui le faisait trembler.

— Je vous demande la permission de m’asseoir, murmura-t-il.

— Faites, monsieur, faites, c’est un oubli de ma part ! dit le juge qui cessa tout à coup de feuilleter pour frapper sur un timbre. Le greffier arriva, mettant ses manches de lustrine et s’installa devant une page blanche, pour commencer ses transcriptions.

Sans trop savoir pourquoi, le juge avait compté sur les confidences de ce garçon qui lançait si bien les verres de champagne contre les ducs. Il n’y eut aucune confidence ; Bruno se bornait au rôle ordinaire de tous les accusés possibles, il était fatigué.

— Pouvez-vous me donner une explication franche de cette fugue ? dit le juge en atténuant le mot pour mettre Bruno plus à l’aise.

— Non, balbutia le pauvre enfant, je ne te peux pas. Ses joues pâles s’animèrent et ses cicatrices devinrent très rouges. Non… je ne le peux pas, répéta-t-il, je me suis sauvé parce que je m’ennuyais.

Le juge n’objecta rien. Le greffier fit courir sa plume avec une grimace significative.

— Je connais vos antécédents, reprit le magistrat, ils sont bons. Votre mère et votre sœur sont, en partie, soutenus par vos appointements depuis que vous êtes sorti du collège. Vous êtes sobre, vous ne buvez pas, vous ne fumez pas, vous n’aimez pas les femmes. On ne peut relever contre vous qu’une taciturnité extraordinaire chez un homme de votre âge. »

Nono ne se serait jamais cru autant de qualités. Il n’aurait jamais pu supposer que s’abstenir de liqueurs, de cigares et de filles était l’équivalent d’une vertu.

— Vous êtes bien bon, monsieur, fit-il doucement, je ne suis ni meilleur, ni pire qu’un autre.

— Alors, vous persistez à ne pas vouloir vous expliquer au sujet de votre fuite ? »

Cette fois, le juge d’instruction disait le mot cru.

— Je persiste, répondit nettement Bruno.

— C’est singulier, un acte si normal ! »

Bruno se tut, les paupières baissées.

— Vous avez connu Victorien Barthelme ?

— J’en ai entendu parler, lors de mon séjour à Paris.

— Vous l’avez-vu après qu’on lui eut interdit l’entrée de l’hôtel Fayor ?

— Non, monsieur !

Il se fit un silence grave. On n’entendit plus que la plume du greffier grinçant très vite.

Le juge hocha la tête.

— Vous ne l’avez pas vu, monsieur Maldas, vous en êtes sûr ?

— J’en suis sûr, répéta Bruno car, maintenant, il lui fallait obéir à Renée pour être digne d’elle, obéir en tout, dût-il mentir. Elle était pure, elle avait juré de n’aimer que lui. Oh ! l’adorée ! qu’il aurait donc voulu la revoir toute blanche dans l’atmosphère funèbre du bureau.

— Réfléchissez », dit le juge d’un ton plus dur.

Bruno rêvait les yeux dans le vague.

— Mais, non, vous dis-je, mais non, je n’ai pas revu cet homme depuis l’époque où il fut chassé par le général. »

Le timbre retentit de nouveau, la portière du cabinet se souleva et Bruno, tournant le dos, ne sut pas qui venait d’entrer.

— Vous maintenez votre déclaration ? demanda encore le magistrat.

— Je la maintiens », répondit encore Bruno.

Une respiration haletante lui fit obliquer la tête. Tout son être fut saisi d’un frisson glacial. Il lui sembla que quelque chose d’humide lui rayait le cou. Il se leva, les prunelles égarées, les mains crispées. Il se souvenait, à présent, il se souvenait… C’est l’ancien palefrenier des Combasses qui était devant lui ! Le palefrenier Félix, le domestique en gilet jaune.

— Vous m’avez dit le contraire à moi-même, monsieur, scanda ce personnage dont le regard piqua Bruno comme de l’acier.

— À vous ? à vous ?…

— Parfaitement. »

Félix avait repris le costume discret de policier parisien. Ce n’était plus le gilet jaune !

Sa déposition avait suffi pour éclairer tout une affaire impossible à débrouiller en province. Il s’installa près de Bruno qui le dévisagea longtemps.

— Vous avez menti ! » affirma le policier sans aucune formalité, car il était habitué à ces sortes de triomphes. Le juge d’instruction, lui, trouva bizarre que ce roué, en supposant que Bruno en fût un, pût cacher un crime six mois durant et ne pût pas se souvenir d’un aveu datant d’un mois.

Nono essuyait la sueur que la réaction nerveuse avait fait couler de ses tempes.

— Mon Dieu ! murmurait-il épouvanté, mon Dieu ! puis il reprit courage tout de suite.

— Je n’ai pas menti, je vous assure que je ne me rappelle pas du tout de ce que j’ai pu dire !

— Savez-vous que Victorien Barthelme est venu une nuit à Tourtoiranne ? continua le juge passant outre.

— Non, je ne le sais pas ! »

Une angoisse pesait sur Nono. Sa nature, très simple, très droite, était incapable de lutter contre qui que ce fût en parole. Sa langue s’embarrassait, ses idées s’obscurcissaient et il n’avait plus qu’à se taire. Ce n’était pas un garçon à tirades bien qu’il eût écrit des discours. Il courba la tête.

— Monsieur, fit-il, des larmes dans la voix, je ne comprends pas pourquoi on me croit coupable et pourquoi vous le croyez vous-même, malgré ce que vous me disiez de bienveillant tout à l’heure. On s’est occupé beaucoup trop de moi pendant que je ne pensais pas au malheur qui me menaçait. Je suis resté à Lodève ne me cachant pas, j’ai donné mon vrai nom et quand je suis revenu, je suis allé chez le général Fayor pour qu’il vît bien que je ne voulais pas lui dissimuler ma conduite. Je n’ai pas pris le chemin de fer en partant, parce que j’avais si peu d’argent que je n’aurais pas pu manger en attendant une position. Je n’ai jamais fait de peine à personne ; on m’en a fait beaucoup, mais ce n’est pas une raison pour m’accuser d’assassinat. »

Après avoir échangé quelques mots avec Jarbet, le juge présenta une photographie de Barthelme à Bruno.

— Je le reconnais, dit celui-ci et il eut un petit mouvement de répulsion car il avait été affreusement jaloux de la victime.

— Vous savez que Barthelme a demandé votre adresse au père Sancillot, la nuit de sa disparition.

— Je l’ignore… C’est-à-dire, que c’est monsieur qui me l’a appris. Et Nono désigna Jarbet.

— Cela a paru vous contrarier ! » ajouta le policier.

Nono rougit, mais ne répondit rien.

— Selon vous, demanda Jarbet, qu’est devenu Barthelme ? »

Nono déclara franchement :

— Il a été assassiné, cela me semble certain.

— Et où ?

— À Paris, sans doute !

Nono disait Paris parce qu’il lui paraissait plus prudent d’éloigner une telle probabilité de Tourtoiranne. Renée n’avait-elle pas dit qu’elle connaissait le meurtrier et qu’elle ne pouvait le dénoncer ?

Qui sait si son père !… Nono se rappelait les terreurs de la jeune femme quand il voulait lui-même entrer chez elle, la nuit. Un insolent escalade une fenêtre, le père le guette, lui casse les reins. Ensuite on le jette dans une oubliette. Tourtoiranne avait des oubliettes que Nono ne visitait jamais.

Félix Jarbet se retira.

— Voyons, mon ami, tout ceci n’est guère compréhensible, murmura le juge impatienté, il n’y a qu’une personne au monde capable d’éclaircir cette affaire, c’est vous, et vous l’obscurcissez complètement. Ah ! çà, expliquons-nous. Que signifie ce verre par vous brisé contre la poitrine de M. le duc de Pluncey, hier, quand il prenait votre défense, bravant même la loi pour vous protéger. M. le duc est un jeune homme très estimable, d’une éducation rare ; sa grande fortune lui permet de venir en aide à tous. Vous deviez, au contraire, vous ménager sa protection.

Cette phrase fit mal au pauvre Nono.

— Sa protection ! dit-il en se redressant.

— Mais, objecta le magistrat souriant, elle ne peut qu’être flatteuse pour vous. »

Un éclair brilla dans les yeux du jeune homme ; le juge comprit qu’il avait trouvé la voie.

— Vous êtes amoureux de sa femme ? demanda-t-il sans transition. Bruno recula.

— Non, non… je ne suis pas amoureux de la duchesse de Pluncey ? s’écria-t-il avec énergie et il ne mentait pas, cette fois, il n’aimait que Renée Fayor.

— La jalousie excuse bien des crimes, insista le juge devenu sérieux.

— Je n’ai pas besoin d’être excusé, monsieur. Je suis innocent. Je n’aime pas la duchesse. »

Le magistrat fut étonné. Il avait cependant cru découvrir une excellente raison.

— Vous n’avez pas autre chose à me déclarer sur Barthelme ?

— Je ne sais plus rien, répondit Bruno accablé. Puis-je voir ma mère ? demanda-t-il pendant que le greffier essuyait sa plume le long de ses manches.

— Oui, une heure, aujourd’hui. Maintenant souvenez-vous que les aveux les plus insignifiants sont précieux pour la justice et que parfois ils amoindrissent les peines réservées aux coupables.

Nono ne prononça plus un mot.

La faute était commise, il avait menti. En dépit de son innocence, il sentait ce mensonge le pousser vers un abîme inconnu.

Sa promesse à Renée lui avait porté malheur, mais aussi pourquoi lui avait-il désobéi la première fois ? On le fit remonter en voiture et il fut ramené à la prison de Montpellier.

La nouvelle de son arrestation était déjà parvenue à sa mère. La pauvre femme jeta aussitôt le grand châle noir de son deuil de veuve sur ses épaules, mit son bonnet de crêpe, puis se dirigea vers le greffe en prenant des rues détournées. Mme Maldas ne pleurait pas, elle présenta sa permission au concierge sans faire aucune réflexion désolante.

Est-ce une permission permanente ? demanda celui qui tenait le registre d’écrou.

— Non, répondit-elle, car je pense qu’il sera en liberté demain. »

Cependant, elle doutait, la pauvre mère, elle savait bien qu’on n’est pas aimé impunément d’une duchesse quand on est le fils d’un jardinier.

Elle trouva Nono assis devant une fenêtre grillée. Il n’avait pas touché à son déjeuner, pourtant meilleur que le brouet du collège de Lodève, mais il n’avait plus faim. Il regardait le ciel, un ciel gris, terne, sanglotant par rafale dans un vent froid.

— Fils ! » dit la mère doucement. Alors il tourna la tête et tendant les bras eut une exclamation patoise comme il en avait jadis dans ses réveils de gamin. Ils s’embrassèrent longtemps. La mère pleurait, cela lui soulageait l’âme. Nono, lui, ne pouvait pas. Elle raconta tout ce qu’elle savait, il avoua tout ce qu’il avait appris. C’était peu en comparaison de l’accusation.

— Tu aimes cette duchesse, fit la veuve secouant l’index, tu l’aimes, toi qui ne comprends rien aux femmes ?

— Oh ! maman… je n’en guérirai pas !

— C’est elle qui te perd… j’en suis sûr !

— Non… elle est bonne… seulement elle a un secret. Je ne cherche pas à le connaître. Elle m’aime, je te le jure. Tu ne l’as pas vue, toi, me défendre au milieu de tous ses invités qui voulaient me livrer.

— Je n’ai pas vu… tant mieux ! Envoyant je serais devenue peut-être aveugle comme l’est ton cœur, fils ! Enfin, tu ne ressembles guère à un duc, toi… et Mme Maldas souriait amèrement.

— Qui sait si ce n’est pas pour cela que je lui plais ?

— Ah ! mon pauvre ! mon pauvre, elle t’a rendu fou ! Si elle connaît le cadavre, elle devrait dire où il est enterré, sans accuser personne…, les cadavres parlent bien tout seuls. »

Nono pressa contre sa poitrine les mains de sa mère.

— Maman, ne révèle jamais ce qu’elle t’a dit. Il faut, vois-tu, que je demeure ici jusqu’au jour où elle voudra me délivrer, je sens que c’est mon devoir. Renée Fayor ouvrira ma prison, tu verras !

— Que dis-tu, Renée Fayor ? elle est mariée depuis hier

— Maman, elle m’a promis d’être ma femme ; si tu l’entendais parler, tu croirais…

— Si je l’entendais parler, mon cœur en effet pourrait devenir sourd à la raison de même que le tien est devenu aveugle à la lumière. Tu ferais douter ta mère, Bruno !

— Maman, promets-moi de ne pas parler.

— Je te le promets, seulement que dois-je faire de l’argent ?

— Il faut le lui rendre ! répondit fièrement Nono.

— Je le rendrai », dit Mme Maldas avec un geste d’approbation.

Le guichetier vint annoncer une nouvelle visite. Qui, après sa mère, pouvait avoir envie de le consoler ? Un être singulier fit son apparition. Ce n’était ni un homme ni un enfant. Il était vêtu d’un veston collant, de bottes molles et d’un chapeau galonné.

— Monsieur Bruno, je désire vous parler, dit-il d’un ton bref.

— C’est ma mère », murmura Bruno étonné lui désignant Mme Maldas

— Madame est votre mère… Très bien. Voici ce qui m’amène. Il montra une carte blasonnée.

— Largess ? s’écria Nono fou de joie, je suis sûr que je vais être libre puisque… Regarde ! fit-il en tendant la carte à la veuve.

Celle-ci ne comprit pas grand’chose, si ce n’est qu’on traitait son fils avec beaucoup d’égards.

M. le duc m’a chargé de vous dire, commença Largess toujours impassible, qu’il était vraiment fâché de vous savoir en prison. Il regrette de ne pouvoir vous être tout de suite utile, mais il parlera au procureur. Il pense que l’erreur se dissipera et qu’à la découverte du cadavre, s’il y en a un, vous serez relâché sans que votre réputation souffre aucune atteinte. »

Nono, moins joyeux, écoutait ces paroles froides, ce n’était pas là un message de la duchesse.

Il posa la carte sur la table de bois blanc et répondit, tremblant de honte :

— Remerciez M. le duc, je pense n’avoir besoin de personne. »

Largess, avant de sortir, fit mine de reprendre cette carte dont le vélin satiné devait, à son avis, souffrir du grossier contact d’une table de prison ; mais elle était trop loin pour qu’il lui fut possible d’accomplir une telle impolitesse sans affectation. Il sortit donc en fronçant son étroit visage dégoûté.

— Eh bien, soupira Mme Maldas, voilà qui n’est pas fait !

— Elle n’a rien dit, elle ! balbutia Nono navré. Puis, il reprit, le regard sombre, poursuivi par une idée fixe.

— Oh ! si elle était sa femme… sa vraie femme !

— Et que veux-tu qu’il en fasse, mon Dieu ! fit la paysanne s’emportant, va-t-il la regarder comme une sainte vierge ? Tu es trop simple, mon garçon, tu n’entends rien aux choses du monde !

— Elle peut ce qu’elle veut ! »

Mais l’ironique politesse de duc insulté lui cuisait jusqu’aux chairs vives.

Après avoir déposé un peu de chocolat, du linge et un livre sur la table, à côté de la carte, Mme Maldas se retira plus effrayée que jamais.

Nono l’accompagna tête basse jusqu’au seuil.

— Du courage, maman, ne t’inquiète pas ! dit-il en l’embrassant : « mais quand ses yeux se heurtèrent au carton glacé la colère le saisit.

— Pourquoi ne l’ai-je pas brisé, ce duc, au lieu de briser du cristal… Pourquoi ne l’ai-je pas mis en miettes ? »

Il se rappelait les paroles de sa mère : il n’a pas dû la regarder comme une sainte vierge !

D’ailleurs, n’avait-il pas mille fois douté personnellement de sa parfaite pureté ? Elle en savait plus long que lui, elle, une femme. Un jour, dans la salle de bain, ne s’était-elle pas laissé caresser le cou, la gorge et s’il avait voulu baiser ses seins, sa mouche noire… tout son corps, enfin !… Mais non, elle ne se respectait pas, cette femme ! On venait la nuit chez elle, on l’épousait. Mon Dieu ! lui qui serait resté à ses genoux des heures entières, ne demandant que le bout de ses doigts à lécher !…

Une pudeur de fillette lui venait quand il songeait qu’à sa place, M. de Pluncey aurait été peut-être bien plus loin, en admettant qu’elle ne se soit point donnée à lui comme ce matin-là !… Son sang brûlait, ses tempes battaient et il déchira la carte pour s’apaiser l’âme. Dans l’épaisseur du carton, il y avait un fil de soie rouge !… Il tressaillit en tirant le fil. Un papier avait été collé derrière la carte, un papier de même dimension, de même nuance ivoirine, aussi glacé, aussi uni ! et la personne qui avait collé ce papier avait laissé dépasser un fil de soie rouge imperceptible.

— Malheureux, que je suis, murmura Nono, je l’ai déchirée ! »

Il se rapprocha de la fenêtre, essayant de décoller les deux morceaux. Il ne put y parvenir qu’en les mouillant avec l’eau de sa cruche de grès. Ce travail fini, il découvrit les lignes d’une écriture fine que ni l’eau, ni les larmes ne purent entamer.

Elle avait trouvé plus sûr de lui écrire ainsi, ayant pour bouclier le blason de son mari.

Elle avait donné elle-même la carte au groom, lui transmettant les ordres de son maître devant son maître, d’un air négligent et fatigué.

Largess était parti, se disant que le duc laissait déjà prendre un empire désastreux à sa jeune femme car ce n’était pas digne d’un noble de s’occuper ainsi de ce vilain gars. Mais comme le duc n’avait ajouté qu’un acquiescement grave, Largess obéissait gravement.

La vie ne semblait pas changée aux Combasses. Aucun voyage de noces n’était projeté et le retour à Paris se reculait indéfiniment. Du reste, les domestiques prétendaient tout bas que M. le duc ne se montrait nullement soucieux de conduire sa femme dans le grand monde.

— La fille d’un général n’est qu’à moitié née, répétaient-ils, en faisant des haussements d’épaule. Ils parlaient trop vite. Une semaine ne s’était pas écoulée, une semaine de lune de miel, que Mme la duchesse organisait une partie de chasse où toute la noblesse des environs fut conviée. Les fanfares retentirent. On lâcha des renards comme en Angleterre, on sema plus de poudre et de plomb que les armuriers du chef-lieu n’en purent fournir. Alors, les gens des Combasses virent bien que leur maîtresse s’entendait aux choses du grand monde, car elle les surmena jusqu’à leur faire crier merci.

Elle eut des caprices si monstrueux, fit des dépenses si considérables que le général lui dit à plusieurs reprises : « Songe aux enfants de troupe !… mille tonnerres ! » Comme réponse, elle organisa un laisser-courre et fit venir de Paris cinquante costumes Louis XIII pour cinquante invités.

Les plaines se sillonnèrent de gentilshommes en plumets ondoyants, de jupes de velours clair, de pages à toques brillantes ; elle-même avait une amazone de satin bleu broché d’argent, fouettant la croupe d’un superbe cheval.

S’amusa-t-on ? À en croire les chasseurs, ce fut un délire, mais en examinant de près les visages des maîtres du château, on ne s’en serait pas douté. Renée riait, parce qu’elle voulait rire, quant au duc, pâli, vieilli, méconnaissable, une flamme terrible dans ses prunelles naguère si douces, il allait comme un spectre et vêtu sincèrement de noir.

Pas un mot intime n’avait été échangé depuis ce mariage d’amour. Renée habitait l’aile gauche, M. de Pluncey habitait l’aile droite !…

Aux Combasses, une fois le couvre-feu sonné, chacun reprenait sa liberté jusqu’à l’aurore.

Renée vivait dans une attente épouvantable. Le silence qui enveloppait maintenant Nono lui donnait une fièvre chaude. Quand le dernier cavalier Louis XIII eut quitté le salon, elle alla trouver le duc dans sa chambre, ce qu’elle n’avait encore jamais fait.

— Edmond, dit-elle affectueusement, puis-je vous parler deux minutes avant votre lecture ? »

Largess était là, arrangeant des livres ouverts et des couteaux à papiers. Il se retira, sur un signe de son maître.

— Il me semble, répondit M. de Pluncey, très courtois, que vous n’aviez qu’à me faire prévenir. »

La portière était retombée sur Largess, ils se regardèrent un instant. Le duc avait presque de l’effroi, Renée presque de la honte.

— Monsieur, dit-elle se tordant les mains, je me meurs… vous le sentez bien…, n’est-ce pas ? »

Le duc s’appuyait sur le blason de vermeil de sa fumeuse favorite, il semblait s’en faire un rempart contre la redoutable créature.

— Ah ! murmura-t-il, vous n’aviez pas l’air de mourir, aujourd’hui ! Vous êtes très forte, madame. Permettez-moi de vous en faire mes plus humbles compliments. Il est rare de porter un nom flétri aussi légèrement que vous le portez. »

Elle restait debout, l’œil atone, les bras abandonnés le long de sa grande robe, car elle n’avait pas encore ôté son costume d’amazone. L’incarnat que lui avaient mis aux joues les courses folles de la journée s’était dissipé pour la laisser plus pâle que son mari.

— Et que désirez-vous, madame ? demanda le duc sourdement ; ne vous félicitez-vous pas du résultat que le hasard amène ? Vraiment la justice serait trop habile si elle découvrait l’innocence de ce pauvre secrétaire. Songez donc qu’il lui faudrait au moins un cadavre vivant, puisqu’elle s’empare d’assassins qui n’ont jamais assassiné.

— Oh ! par grâce, s’écria Renée, taisez-vous !

— Me taire ! Imiter votre conscience !… »

Elle s’avança, haletante.

— Je veux le revoir… je veux lui parler… »

Le duc eut un frisson, c’était, pour elle, un châtiment terrible qui commençait.

— Le perdre… enfin !… » ajouta-t-il essayant de rester calme, et chez lui le calme était l’ironie dès que ses nerfs reprenaient le dessus.

Renée se redressa avec un éclair dans les yeux.

— Moi !…, mais si je suis votre femme, c’est que je n’ai pas voulu le perdre… »

Elle s’interrompit pour respirer.

— Edmond, reprit-elle, suppliant peut-être pour la première fois, Edmond, je vous prie de me le laisser voir.

— Vous êtes malade, madame, fit le duc dont les prunelles devenaient plus sombres à mesure que Renée s’humiliait davantage.

— Edmond, ce n’est pas pour un amant que je vous implore. Il est facile, vous le savez, de le faire fuir, avant qu’on éclaircisse les soupçons qui pèsent sur lui ; mais moi je ne veux plus qu’on le croie coupable, cela est trop horrible ! »

Une larme brûlante vint tomber dans les broderies de son corsage, elle joignit les mains.

— Monsieur le duc de Pluncey, dit-elle avançant encore, j’accepte toutes les tortures que vous avez le droit de m’imposer, toutes les vengeances qu’il vous plaira d’exercer… Laissez-moi l’aller voir, ne fût-ce qu’une minute. Je vous donne ma parole d’honnête homme qu’à mon retour vous n’aurez aucun reproche d’époux à m’adresser. Mon amour n’est pas pareil au vôtre, monsieur, ce n’est pas une faiblesse physique. Je l’aime pour lui, non pour moi. Edmond ! Vous rappelez-vous mes promesses ?…

— Je me rappelle en effet, madame, un honteux marché…, proposé par un assassin à une de ses victimes agonisantes : la possession en échange d’une protection. La victime est morte…, c’était mon cœur, je crois ! l’assassin est ma femme ! Oui, je protégerai M. Maldas. Quant à vous, Renée, vous ne devez même pas être soupçonnée. Priez, si vous savez, étouffez vos remords, si vous pouvez. Je ferai le reste. »

Elle était un peu égarée car, souvent, la folie venait hanter son cerveau durant ses nuits d’insomnies douloureuses.

Elle se pencha jusqu’à effleurer le blason de ses cheveux.

— Vous m’avez permis d’envoyer votre carte, j’ai écrit derrière cette carte. Voulez-vous que je recommence ? … dit-elle d’une voix plus faible.

— Vous avez toutes les audaces, je l’ai appris à mes dépens !… vous ne récrirez pas… voilà qui est sûr, madame !…

— Edmond, l’insulte de Bruno ne signifie rien en comparaison de la mienne. Soyez généreux. Dans un mois, des milliers de gens sauront, s’ils ne le savent pas déjà, qu’un Bruno est jaloux d’un duc de Pluncey. Il ne faut pas qu’on puisse supposer cela venez le voir avec moi ! »

Le duc pris de vertige arpentait sa chambre. Il avait à sa portée un joli petit pistolet tout armé et il eut envie de se faire justice lui-même. Il dit, les dents serrées :

— Le comte de Sartis m’a demandé, ce matin, pendant la chasse, ce que signifiait ce verre brisé. J’ai répondu par l’explication d’un accès de délire. Ma générosité ne peut dépasser cela. Duchesse, retirez-vous, je vous en conjure. Il ne faudrait qu’une fatalité pour que ce jouet que vous apercevez sur ce meuble partît tout seul. »

Elle eut un tressaillement.

— Duc, vous m’avez sauvée une fois ; je vous appartiens aujourd’hui corps et âme, disposez de moi. »

Elle s’agenouilla au milieu de la chambre, le front renversé, les yeux fermés. Maintenant, elle se souciait peu de la vie ou de la mort, puisqu’elle ne pouvait plus agir en faveur de Bruno. À quoi bon se tuer, à quoi bon vivre ? Le duc la contempla un moment silencieux, il ne l’avait pas revue sans témoin depuis l’aveu terrible.

— Je ne suis pas un bourreau ! scanda M. de Pluncey essayant d’être glacial.

— Vous pouvez être un libérateur », répliqua-t-elle en se cachant la tête dans les plis de sa robe.

La lueur de la veilleuse, que Largess avait allumée au plafond en voyant venir la jeune femme, éclairait ses merveilleux cheveux d’or fluide, leur donnant l’apparence d’un nimbe. Un côté du visage se nuançait d’azur aux reflets de la robe et l’autre était d’une blancheur de cire.

— Il doit y avoir des anges qui ressemblent à des meurtriers, se dit le duc en frissonnant, et il ajouta, toujours mentalement : Elle pouvait me tromper, c’eût été un second crime !… »

Elle avait eu l’horreur du rôle commencé, quand il l’avait prise, parce qu’il l’avait froissée dans l’orgueil de son amour ; mais qui sait si elle n’eût pas failli pour sauver Bruno à l’heure même… Tous les crimes se donnent la main…

— Alors, fit-il à voix haute, j’ai à choisir entre l’honneur de mon nom et celui de Bruno, le rival que vous daignez m’accorder ? (Il eut un rire sec.) J’ai choisi, madame, je ne suis plus l’insensé que vous avez connu se traînant à vos pieds, léchant vos mains, vous mendiant. Le temps est passé. Je ne vous hais pas. Seulement je me suis fait votre geôlier, le père des geôliers ! celui qui vous crie : Tu es libre… pourvu que tu n’ailles jamais plus loin ! Vous n’irez jamais jusqu’à Bruno.

— Mais vous le ferez fuir pour qu’on le croie coupable ? Ah ! tuez-moi… tuez-moi ! »

Elle rampa jusqu’à lui, s’attachant à ses genoux, essayant de prendre ses poignets.

— Non, madame, je suis d’un autre sang que le vôtre. C’est moi-même qui lui proposerai bientôt le bonheur que rêvent tous les vrais amoureux. Et je le crois sincèrement épris !… »

Elle le regarda, cherchant à savoir s’il plaisantait selon sa sinistre habitude. Le duc posa ses doigts glacés sur les cheveux blonds qui le tentaient avec leur scintillement de paillettes, et, presque caressant, il lui dit très bas :

— Renée, j’ai à présent une large façon de considérer l’humanité. Vous serez chacun arbitre de votre sort : Aimez-le !… jusqu’à épuisement de votre cœur… Quant à lui, je lui offrirai la liberté quand il voudra ! »

Il souriait. Son sourire se perdait sous sa barbe châtaine.

Renée devint pourpre.

— Je vous demande plus que sa liberté, c’est-à-dire la preuve de son innocence !

— Vous avez une certaine grandeur d’âme, je n’en disconviens pas, Renée, répliqua le duc en la repoussant. Distrayez-vous. Inventez des parties de plaisir étranges, voire des chasses du temps de Pharamond. Ma fortune vous appartient, dispersez-la, cela rend populaire… Allez, Renée… tâchez d’oublier… je crois à l’immortalité de l’âme, mais je ne crois guère à la résurrection du corps… »

Il la releva en soulevant aussi la longue traîne de sa robe pour qu’elle ne s’embarrassât point les pieds.

La jeune femme grelottait, tout inondée cependant d’une sueur brûlante. Que voulait-il dire ?

Enfin elle se retira lentement, le front toujours penché, essayant de deviner la pensée de cet homme du monde qui n’était pas un bourreau.

Le duc, dès que la porte de sa chambre fut refermée, se mit à rire d’un rire convulsif, comme en ont les vieillards lorsque la gaîté leur fait mal.

Et il se coucha, conservant entre ses doigts le toucher délicieux de ces cheveux tout parfumés de verveine.

Renée fut torturée toute la nuit. Écrire à Bruno n’était plus possible. Prendre un confident serait trop dangereux. Restait cette ressource suprême : la mère. Mme de Pluncey n’eut pas la peine de l’aller chercher. Le matin, Largess vint lui annoncer la visite d’une femme en bonnet de linge qui insistait pour parler à la maîtresse des Combasses.

— Une nécessiteuse, sans doute, dit Largess voyant des nécessiteux partout depuis qu’on l’envoyait auprès de gens en prison. — Je ferai entrer à l’office ? ajouta-t-il pour être absolument fixé sur la qualité de la pauvresse.

— Non, dans mon boudoir et tout de suite ! » répondit Renée dont le cœur battait fort.

Elle jeta une mantille sur sa tête, ramenant la dentelle en avant afin de voiler ses yeux fatigués, prit un coffret dans un bahut et gagna le petit salon.

Mme Maldas debout, sa robe raccommodée bien serrée autour d’elle, ne pouvait s’empêcher d’examiner naïvement le réduit capitonné.

Renée ferma soigneusement la porte.

— Asseyez-vous, madame, dit-elle d’un accent très ému en posant le coffret auprès d’elle. Vous êtes ici chez vous. La mère de Bruno Maldas a droit à tout mon respect. »

Ce langage pétrifia la pauvre femme, elle venait pour maudire, elle eut envie de remercier…

— Je voudrais vous rendre cet argent, madame, et elle lui tendit les billets de banque enveloppés dans un papier de soie.

« Je n’y ai pas louché, continua-t-elle, nous ne voulons pas y toucher. J’ai eu tort d’accepter, mais vous avez disparu si vite, le jour de Tourtoiranne… vous vous souvenez ?… que je n’ai pas eu le temps de parler. »

Renée la fit asseoir à ses côtés.

— Comment est-il ? interrogea-t-elle sans s’occuper des billets qui s’éparpillaient sur les coussins de sa causeuse.

— Qui, mon fils ? Ah ! madame, il a pleuré ses dernières larmes, le pauvre. Nous ne comprenons rien tous les deux aux raisons qu’on donne pour le garder. On cherche le mort et j’ai entendu dire par la ville qu’on allait le trouver. »

Renée avança davantage sa mantille sur son front.

— Vous vous alarmez trop vite, madame, il n’est pas coupable, donc il importe peu qu’on trouve l’assassiné… D’ailleurs, rien ne prouve qu’il y a eu assassinat !

— Il l’a déclaré, lui, murmura la mère tâchant de rencontrer les yeux de Renée, il est sûr que le mort est sous la terre du département.

— On ne retournera jamais toute la terre du département, chère femme, c’est impossible. Moi, je crois plutôt que ce Barthelme voyage et qu’il reviendra lui-même dissiper les soupçons.

— Les morts ne reviennent pas, fit la paysanne mélancoliquement.

— Vous n’êtes pas courageuse, madame Maldas !

— J’ai peur. »

Renée frissonna, elle aussi avait peur et souvent, dans ce boudoir rose, elle était venue, à minuit, se rouler sur les coussins moelleux, étouffant ses sanglots, se bouchant les oreilles, s’ensevelissant au fond des divans, des rideaux, pour ne plus entendre les râles de l’homme écrasé. Une semaine avait suffi pour peupler les Combasses des fantômes qui erraient derrière les murs de Tourtoiranne.

— Vous allez souvent à sa prison ? demanda-t-elle anxieusement.

— Très souvent, madame, il n’est pas au secret. Que deviendrait-il sans cette consolation de chaque jour, mon pauvre Nono. »

Ce nom de Nono ébranla le corps tout entier de Renée.

— Nono ! Nono ! répéta-t-elle, vous aussi, vous l’appelez Nono ?

— Oui, madame, c’est un nom d’amitié. Il est si simple, ce grand garçon !

— Voulez-vous lui porter une lettre de ma part ? » dit Renée en lui prenant la main.

La veuve se retira vivement.

— Non, madame, répondit-elle hochant la tête, j’aurais envie de lire ce que vous lui écrivez. »

Cette franchise quoique un peu brutale fit sourire tristement la duchesse.

— Vous ne devinez pas, alors, ce que je lui écrirais ?…

— Je n’oserais pas, madame, pour mon salut.

— Votre salut ? Que veut dire ce mot, chère femme ?

— Je blasphémerais la vierge qui permet de pareils malheurs !

— Lesquels ?

— …Vous l’aimez, madame ! dit la mère ne sachant pas s’exprimer autrement.

— Nono est un honnête homme, mais c’est aussi un grand enfant comme vous le disiez… Ne m’est-il donc pas permis de le traiter en… frère ? N’ai-je pas le droit à vos yeux de le traiter en aînée ? Songez, j’ai deux ans de plus que lui.

— On n’est pas la sœur de mon fils, quand on est devenue duchesse, madame !

— Ah ! s’écria Renée follement, vous me brisez ! Comprenez-vous quelque chose à l’amour… vous ? Savez-vous ce que je souffre ? Devinez-vous mon désespoir et mes colères ? J’aurais épousé votre fils, moi Renée Fayor, si j’avais été digne de lui !…

— Digne de lui ? Mad… mademoiselle… bégaya la veuve étourdie par ces paroles. »

Renée se calma.

— N’est-il pas le meilleur des êtres ?… n’est-il pas bon à rendre bons les méchants ?

— Vous pouviez ne pas vous faire aimer. Vous auriez été bonne, madame ! »

Renée, la face dans ses doigts crispés, murmura :

— Je n’ai pas eu de mère, moi et on m’a appris le mal dès mon enfance. »

Les deux femmes se turent. Après un long silence, très pénible pour la veuve, Renée reprit humblement, car la jeune femme montait un véritable calvaire :

— Vous n’acceptez pas cet argent ? soit, ce serait vous faire injure que d’insister. Seulement, je puis offrir un souvenir à votre petite fille, à celle qui est assez heureuse pour être sa sœur !… Tenez, dans ce coffre, il y a des perles blanches dont la valeur est insignifiante. Je veux que vous emportiez ces bijoux. Elle priera un peu pour moi en échange, je n’ai jamais bien su le faire. »

La mère de Nono pleurait.

— Oh ! madame, je dis comme lui, vous feriez obéir les démons. »

Elle regarda les perles. Elle les trouva jaunies, presque noires à certaine place et elle pensa qu’elles n’avaient pas, en effet, une grande valeur.

Elle les mit dans son mouchoir, repoussant le coffret, trop luxueux à son avis.

— Césarine, va être bien contente, elle qui aime tant les colliers, dit-elle, cela la distraira de ses idées tristes.

— Vous ne prendrez pas la lettre, continua doucement Renée. Voici des fleurs cueillies dans les bois de Tourtoiranne et non pas aux Combasses. Répétez à Nono ce que je viens de vous dire… j’ajoute encore quelque chose », — et elle baisa une à une les fleurs qu’elle tirait d’un vase de Chine.

C’étaient des branches de clématites sauvages, joyeuses comme des houppes de cygne, et des boutons de troènes à la senteur amère. Bouquet sauvage que, seules, les brises des taillis mystérieux avaient secoué.

— Que raconte-t-on à Montpellier au sujet de son arrestation ? demanda la duchesse tout en nouant les branches avec un bracelet de cheveux blonds qu’elle avait détaché de son poignet.

— On en parle peu, madame, on prétend que ce Victorien voulait voler le général. À la campagne, j’ai entendu un paysan… de vos terres déclarer que mon Nono était capable de tuer des petites filles parce qu’il lui en fallait. Comprenez-vous ? Un garçon si sage ! il lui en fallait !

— Infamie ! balbutia Renée.

— C’est pour cela, Madame, que les monstres l’ont défiguré lorsqu’il fuyait les gendarmes, voulant vous revoir quand même, le pauvre !

— Mon Dieu !…, fit la jeune femme laissant couler de grosses larmes sur le bouquet. Moi !… toujours moi !… me pardonnez-vous, Madame ?

— Je vous pardonne, car si vous saviez quelque chose sur le crime, vous la révéleriez pour le faire libre, n’est-ce pas ? »

Renée s’affaissa dans un fauteuil.

— Mon Dieu !… Mon Dieu !… » répétait-elle.

Madame Maldas se retira discrètement, avec l’assurance qu’elle ne savait rien, cette belle duchesse qui aimait tant son fils. Les valets des Combasses l’accompagnèrent jusqu’à la route, puis elle reprit sa marche, très vite, soulevant la poussière, ne voulant pas être en retard pour l’heure de sa visite quotidienne.

Renée était étendue presque inanimée sur le fauteuil, quand une voix saccadée la fit frémir de tous ses membres.

— Ma chère amie, disait le duc, je suis bien contrarié que l’exactitude de nos pendules… soit exacte ! Cependant, je vous annonce qu’il est midi. Le déjeuner est prêt. Il ne saurait pas plus se passer de vous que moi de lui. Vous offrirai-je mon bras ? »

Renée se leva, cachant son mouchoir trempé, ses sourcils se froncèrent.

— Et de quel droit, Monsieur, venez-vous me chercher ici ! interrogea-t-elle durement.

— Madame, c’est que ce boudoir est bien clos, bien abrité, qu’on y est en sûreté pour la causerie comme pour les aveux et que je tiens à ne pas répandre mes paroles au dehors. Oui, poursuivit le duc, j’avais bâti un nid pour y enfermer le rêve de deux amants. Les deux amants sont loin… à part cela, je constate son utilité et je m’en sers pour vous déclarer, madame, que je désire que vous ne receviez plus la mère de Bruno Maldas chez vous, c’est-à-dire chez moi. »

Le duc, selon sa coutume, était livide. De plus, il clignait des paupières à cause du rose qui lui donnait sur les nerfs.

— Vous aviez espionné, monsieur ? Vous, le duc de Pluncey !

— Oui, madame, répliqua-t-il tranquillement.

— Et vous osez l’avouer ?

— Ne sommes-nous pas dans un boudoir, j’avoue que c’est mon rôle !

— Et vous vous permettez de me regarder pleurer ?

— Je me le permets !

— Je ne vous croyais pas capable d’outrepasser ainsi les convenances. J’ai l’habitude d’agir comme étant chez moi dans le lieu où je me trouve… Me suis-je trompée, monsieur ? Il fallait me prévenir…

— Certainement, mais, ma chère amie, je deviens, moi, l’homme le moins prévenu que je connaisse. Cela me fait perdre un peu de mon éducation première.

« Ensuite, ce bruit d’assassinat qui court me rend prudent… soyez prudente… Mes conseils sont absolument bons !

— Sa mère est arrivée pour…

— Je sais, madame, je sais. Elle agit d’une manière fort convenable. Les basses classes s’améliorent. Maintenant, calmez-vous. Nous sortirons dans la journée…

— Est-ce un ordre définitif ?

— Non, je ne vous ordonne pas la promenade ! fit le duc d’un ton calme.

— Je vous demande si vous me défendez de revoir cette malheureuse femme ?

— Ah ! ceci… oui… expressément défendu pour votre santé. » Et le duc la conduisit à la salle à manger, tout en émettant mille réflexions sur l’état de cette santé.

Une femme de chambre qui les entendit rapporta à l’office que Madame était souffrante.

— Tiens !… dit un cocher, déjà ! »

— Bah ! murmura-t-on, c’est la chasse Louis XIII. Madame nous met sur les dents, mais elle le paye !… »

Elle payait, la fière duchesse, elle payait avec toute sa fierté, toute sa passion, toute sa douleur…

Elle qui n’avait pas eu de mère pour lui apprendre à être douce, à aimer, à consoler…

À partir de la formelle défense de son mari, Renée ne put faire seller son cheval sans qu’un autre cheval fût aussitôt sellé, et le duc, gagnant du champ, la rejoignait.

Quand elle voulait descendre dans le parc espérant quelques minutes de liberté, il lui envoyait un manteau par Largess, sous le spécieux prétexte qu’on était en novembre. La valetaille se gaussait de voir un grand seigneur blasé si amoureux. Il semblait ne plus pouvoir s’en séparer. Elle avait commandé le lendemain de leur union, on avait obéi, et personne ne se doutait du fil invisible qui allait l’enserrer jusqu’à lui meurtrir la chair. La puissance n’était-elle pas irrévocablement établie ? C’était un mariage d’amour !

Pendant la nuit, Renée se livrait de nouveau à ses pensées mortelles. Le duc n’eût pas franchi son seuil, même en cas d’appel désespéré. La chambre, très vaste, la chambre nuptiale avait une nuit qui semblait plus sinistre qu’aucune autre ; une nuit de velours, étouffant les sanglots, d’où les cris ne pouvaient rien ébranler, rien émouvoir. Dans sa somptuosité, le lit, trop large, avait un aspect désert qui la faisait frissonner dès qu’elle y entrait. Les draperies épaisses lui paraissaient menaçantes dans leur lourdeur blasonnée. Ce blason surtout, brodé en relief au ciel du lit, avait toujours l’air de s’abattre sur elle, avec ses deux ailes coupées.

Une de ses femmes aurait pu dormir auprès d’elle ; mais il eût fallu instruire les gens des Combasses de ce que le duc ne voulait pas qu’ils pussent jamais savoir ; ce qui restait d’orgueil à Renée l’empêchait de sonner durant ses crises.

Bruno n’était plus là pour veiller…

Enfin, par une bien froide aurore, elle trouva le moyen de s’échapper. Elle ne demanda ni cheval ni gens. Elle garda son peignoir de satin clair et ne mit qu’une mantille, puis elle s’enfuit par les sentiers les plus couverts, tâchant de s’orienter pour gagner Tourtoiranne le plus rapidement possible. Elle voulait voir son père et lui tout apprendre. Miss Bell, la grande chienne épagneule, suivait la traîne du peignoir qui ployait les herbes sèches ; miss Bell flairait ces herbes une à une, pensant peut-être que la douce odeur de verveine trahirait toujours le passage de sa maîtresse. Au sortir du parc, Renée respira, elle était tranquille, on ne l’avait pas aperçue. Elle se remit en route comme une simple pauvresse du pays.

Combien de temps marcha-t-elle au milieu des cailloux, des ronciers, des ornières, la belle duchesse ?

Elle n’aurait su le dire car le chemin lui était indifférent, et pas une fois elle n’avait daigné se retourner. Seulement elle sentait humides ses fins souliers ; le bord de sa robe secouait des perles, sa poitrine haletait.

Tout à coup, miss Bell leva la tête très haut, on était arrivé près d’un rideau d’arbustes, et le terrain déclinait lentement. La chienne s’arrêta net. Ses quatre pattes parurent s’incruster au sol, ses poils se hérissèrent, sa queue s’abaissa entre ses jambes, ses crocs se découvrirent.

— Qu’as-tu donc, bête folle ? » interrogea Renée s’arrêtant en frémissant, elle aussi. Bell répondit par un hurlement prolongé, un de ces mêmes cris horribles qu’elle avait poussé durant une nuit sinistre.

Renée lui ferma la gueule d’une main et de l’autre elle écarta avec rage les branches des arbres.

Alors, elle embrassa du regard une scène étrange qui fit se dresser, sur son front d’albâtre, ses légers cheveux blonds.