Nono/10

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Éd. Monnier et Cie (p. 346-377).

CHAPITRE X



Les assises devaient s’ouvrir le lendemain, et Bruno avait choisi son avocat. Choisi n’était pas le mot, car le jeune homme avait accepté le premier défenseur qui s’était présenté. Bruno ne croyait plus à rien, moins à sa défense qu’à toute autre chose. Pourquoi aurait-il cru ?… puisque Renée l’abandonnait !

Cet avocat venait d’être inscrit au barreau depuis peu de temps. Il portait de très beaux favoris rouges, et quand il avait vu le client terrible que le hasard lui donnait il avait dit, en caressant ses très beaux favoris : « Voilà un homme mort. » Parce qu’il arrivait de Paris, sûr de lui-même et qu’il avait jugé de suite que l’accusé était un criminel endurci !

Bruno Maldas, depuis sa confrontation avec la victime, demeurait assis, le dos tourné au jour, devant la muraille de sa prison. Il ne se couchait pas, il ne se levait pas. Quand son estomac criait, il allongeait la main, prenait un morceau de pain, puis machinalement ses dents le broyaient, et il retombait ensuite dans une immobilité absolue. Un peu de barbe avait poussé, fort brune, autour de ses joues. Les cheveux broussaillaient, incultes, au-dessus de son front ; l’assombrissement du regard semblait avoir épaissi les sourcils et les cils. Son teint se sillonnait de petites veines bleuâtres, à fleur de peau. Le sang paraissait se figer doucement sous les chairs accablées.

Durant cette pesante captivité, ses épaules s’étaient voûtées, un trou s’était creusé à sa poitrine, et, par moment, il entendait bruire comme une cascade au fond de son cerveau. Ce robuste s’idiotisait dans son désespoir.

Il regardait le mur obstruant son avenir, dressé en barrière infranchissable devant lui.

Lorsque l’avocat venait, il écoutait ses exhortations comme on écoute le prêtre d’une religion qui n’est pas la vôtre. Ce jeune homme remuant le peinait, ne parlant que de démolir tous les arguments de l’accusation, de tuer la conviction dans l’esprit des juges, de rompre le tympan de ceux qui niaient l’évidence.

Bruno avait seulement protesté une fois au sujet du meurtre et il était redevenu muet.

Il n’avait pas revu sa mère, mais on lui avait promis que le secret serait levé la veille des assises et qu’elle viendrait causer avec son avocat. Dans Montpellier, on savait que Bruno n’avait pas fait d’aveux. Mme Maldas le savait aussi et pourtant la malheureuse femme n’osait plus sortir de sa maison pendant le jour. La victime était découverte, le cadavre avait parlé, il y avait vraiment un vrai crime et quel crime ? La plus épouvantable des tueries car d’aucuns ajoutaient que le pauvre Parisien avait eu la langue arrachée avant sa mort. D’autres se rappelaient la disparition d’une fillette de sept à huit ans qui, en suivant un colporteur d’images, s’était égarée dans une terre labourée. On ne l’avait pas revue et on n’était pas éloigné de croire que le meurtrier de Barthelme l’avait mise également sous quelque grosse pierre.

Le fait établi, qu’on ne pouvait nier, c’était que cette petite avait fui juste à l’époque de l’arrivée de Bruno à Tourtoiranne, vers le mois de mars.

Elle avait pris la direction du château, ne sachant pas l’horrible sort que lui réservait… l’imagination du public.

La veuve du jardinier ne pouvait pas déclarer ce qu’elle savait sans consulter Bruno. Elle craignait d’aggraver l’accusation et quand elle pensait aux châtelains de là bas, elle se souvenait que le jour où elle avait refranchi la grille d’honneur des Combasses, un domestique Lui avait déclaré que M. le duc avait ses pauvres, qu’il était même fermement décidé à n’en pas augmenter le nombre.

Les âmes charitables qui discouraient de l’affaire de Tourtoiranne, en mêlant si souvent le nom de cette demeure aux charges amoncelées sur le prisonnier, n’avaient pas une seule allusion fâcheuse vis-à-vis de ses habitants. Le général avait eu un assassin pour secrétaire, il avait bien eu déjà un voleur, selon les racontars de ses valets. Cet assassin avait probablement jeté un impudent regard sur sa fille ; la fière fille de Fayor, encore une chose inévitable et que le bon peuple admet volontiers avec un assaisonnement de propos égrillards. Les uns se représentaient Bruno comme un rustre sournois rempli de passions sauvages malgré son instruction. Les autres, comme un vicieux sadique tuant pour le simple plaisir de tuer, mais ayant l’esprit de cacher ses victimes et ses vices.

Le duc, très écouté à cause de son nom, avait prétendu un soir au Cercle de la philologie que ce jeune monstre lui semblait intéressant. Il avait mis le système de Gall, qui répond à tout sans rien éclaircir, sur le tapis des hobereaux du département, de sorte qu’on discutait encore en ayant complètement perdu de vue la tête de l’accusé, à force de faire des comparaisons sur celles des autres accusés.

Dans le grand monde de Montpellier, on savait vaguement que la duchesse avait eu un accès de fièvre chaude lors de la sinistre trouvaille et qu’elle n’était pas encore rétablie. On racontait une histoire sentimentale sur l’infortuné Barthelme et deux ou trois vieux gentilshommes, de ceux qui savent que tout arrive dans la noblesse, attendaient les débats du procès avec inquiétude.

À part cela, Montpellier s’animait contre Bruno.

On y regrettait surtout que cette affaire arrivât en même temps que la nouvelle opérette au théâtre ce qui allait donner trop de spectacles à la fois pour les semaines où l’on s’ennuyait.

La veille du jour solennel, l’avocat exigea que son client bût un verre de rhum après son déjeuner et l’invita vivement à fumer quelques cigarettes.

Bruno refusa. Il demanda un livre, n’importe lequel, désirant s’isoler de la terre entière tant que cet importun serait là.

L’avocat eut une exclamation naïve.

— Mais voyons ! mon ami, seriez-vous innocent par hasard ? fit-il extrêmement surpris du calme de l’accusé.

— Vous en doutiez ?… » répliqua Bruno, non moins naïf. Et sur son bon visage reparut un instant son franc sourire d’autrefois.

Ce ne fut qu’un rayon, car bientôt une larme glissa de sa joue sur la page qu’il lisait.

Le défenseur sortit de la cellule tout songeur. Ses grands gestes s’étaient évanouis ainsi que ses grandes phrases. Un scrupule avait fait place à sa solide assurance.

— Diable ! pensait-il, s’il est innocent, alors je vais le faire condamner ! »

Nono ne toucha pas au rhum. Il se retourna vers la muraille, posa son front contre la pierre glacée, et resta plongé dans d’amères réflexions.

Tout à coup la porte s’ouvrit lentement, le guichetier annonça avec respect :

— Maldas, voici M. le duc de Pluncey qui vient vous voir !… »

Bruno recula en chancelant. Un nuage obscurcit sa raison. Debout devant lui se dressait le mari de Renée Fayor.

— Vous !… s’écria Maldas en reculant.

— Moi ! » fit le duc qui se découvrit gravement.

M. de Pluncey regarda autour de la chambre comme s’il eût cherché quelqu’un. Il était excessivement pâle dans ses fourrures noires, et ses deux mains gantées tremblaient presque autant que les paupières de Bruno. Il se retourna pour s’assurer que le guichet avait été refermé.

— Nous sommes bien seuls ? demanda-t-il d’un accent si bas qu’on pouvait à peine distinguer ses paroles.

— Seuls ? dit Bruno se redressant avec une fureur concentrée, vous avez donc peur d’un prisonnier, monsieur le duc ? »

Edmond de Pluncey l’enveloppa d’un regard tellement hautain qu’il comprit tout de suite de quelle haine était faite la protection du grand seigneur.

Nono crispa ses poings.

— Où est-elle ? interrogea de nouveau le duc d’un ton sifflant.

— Renée ? murmura Bruno tressautant, vous me demandez où est votre femme ? »

La tête de Bruno faillit éclater. On venait chercher Renée dans sa prison, chez lui ! Le malheureux crut que sa raison l’abandonnait tout à fait.

— Elle est venue ? reprit le duc, ne mentez pas !

— Et pourquoi serait-elle venue ? »

M. de Pluncey lui posa la main sur l’épaule.

— La vérité tout entière ! Bruno Maldas, Mme de Pluncey doit être venue ici ?

Et Bruno répondit en le regardant fièrement :

— Sur mon innocence, monsieur, je vous jure que je n’ai pas vu Renée Fayor ! »

Le duc eut une lueur de joie fébrile à travers son visage de marbre.

Les deux hommes restèrent quelques instants l’un devant l’autre sans dire un mot. Ils frémissaient tous les deux, mais leurs yeux ne se baissaient pas. Enfin Edmond rompit le premier ce terrible silence.

— Je vous crois, Bruno, dit-il d’une voix plus calme. À mon tour, je vous avouerai la vérité. La duchesse de Pluncey (il appuya sur ce titre) est partie ce matin de chez elle sans réveiller ni moi ni mes gens. Elle est très souffrante depuis longtemps. Le médecin craint une complète aliénation mentale. Je la faisais garder toutes les nuits, seulement on ne peut pas prévoir la durée d’une fidélité quelconque, et le gardien a dû ou s’endormir, ou accepter de l’argent. Renée s’est enfuie dès l’aube. Dans quel but ? je l’ignore ; mais il faut que je la retrouve. »

Bruno eut un geste fou.

— Elle va venir, moi aussi j’en suis sûr ! » cria-t-il éperdu.

Edmond se mordit les lèvres jusqu’au sang.

— Nous la recevrons, dit-il avec une froideur de plus en plus calme. »

Bruno se laissa tomber sur son petit lit de fer.

— Oh ! bégaya-t-il, ne s’apercevant pas qu’il suppliait le mari, allez-vous-en, je veux la voir encore avant les assises… qui sait si elle ne m’apporte pas ma délivrance !… et si je suis condamné, elle m’apportera le courage !… Allez vous-en !… »

Le duc s’appuya au chevet du prisonnier.

— Vous oubliez qui je suis ! fit-il avec un sourire de compassion sinistre.

— Vous êtes son bourreau ! rugit le jeune homme dont les poings se crispèrent.

— Peut-être ! scanda M. de Pluncey, mais elle est le vôtre, Bruno Maldas. »

Les oreilles de Bruno bourdonnèrent, il releva son front déjà penché en avant comme celui d’un désespéré qui va se défendre.

— Elle… mon bourreau ! Renée… et quand vous la gardez de force, elle s’échappe pour venir me voir !

— Bruno, voulez-vous m’écouter ? Ce que je vais vous dire, j’aurais dû vous le dire plus tôt, mais j’hésitais, moi, à leur livrer une femme que j’ai passionnément aimée, qui est la mienne. Bruno, vous m’avez juré, sur votre innocence, qu’elle n’était pas venue. Sur mon nom, par mes aïeux, par la couronne encore sans souillure de mon blason, je vous jure que le véritable meurtrier de Barthelme est celle que vous appelez toujours Renée Fayor ! »

Bruno se renversa en arrière, ses yeux se voilèrent, il devint plus blanc que les draps de son lit, et quand le duc vit ce corps puissant ainsi affaissé, il crut que c’en était fait du jugement des assises. Il passa son bras autour de la ceinture du prisonnier, releva doucement le buste incliné puis, dans son pardessus de fourrure, il chercha son flacon dont le seul étui d’or fleuronné offert au geôlier aurait peut-être suffi pour assurer la fuite de Bruno, et le lui fit respirer, tandis que ses doigts avaient des crispations nerveuses. Nono rouvrit les yeux, repoussa le flacon et hocha la tête comme une bête assommée.

— Ah ! dit-il d’un ton sourd, elle a tué Victorien Barthelme !…

— Oui, répondit le duc presque affable, elle l’a tué. Puisque je suis venu, je peux vous apprendre le reste. C’était son amant ! Lasse de lui, elle s’en est débarrassée. Les enfants brisent leur jouet, cela est bien naturel. Et ensuite elle vous a trompé pour un autre… quand vous l’adoriez, pauvre fou, à l’égale d’une vierge, elle qui n’a ni cœur ni entrailles. Maintenant, au lieu de vous briser elle-même, elle vous fait briser… c’est plus simple et surtout plus commode pour une grande dame ! Voilà ce qui est vrai, Bruno, vous pouvez le déclarer… »

Le prisonnier avait les mains jointes.

— Il ne fallait point me le dire… je ne voulais pas le savoir !… râla-t-il ; puis ses prunelles lancèrent une flamme. Vous me trompez… je crois que je vais vous étrangler avant qu’elle vienne !… ajouta-t-il saisi d’une colère affreuse.

Le duc prit ses mains d’hercule dans ses doigts délicats.

— Enfant, dit-il, j’ai l’âge d’être votre père et j’ai pitié de vous ! Je n’aime plus cette femme qui m’a déshonoré pour jamais. Elle va venir tout à l’heure quand je serai parti, soit ! Peut-être voudrez-vous la prendre, si elle se donne. Eh bien, sachez que cette femme était à moi, lorsque vous n’osiez pas baiser le bas de sa robe… Souvenez-vous !… dans le jardin de son père !… »

Bruno se tordit les bras avec une explosion de souffrance.

— À vous !… à vous !… et elle me laissait dans la poussière à ses pieds !… Mais qu’ai-je donc fait au ciel pour qu’il s’écroule aujourd’hui sur mon cœur ?… »

Le duc ajouta d’un air sombre :

— Elle mérite la mort ! »

Un moment, Bruno regarda cet homme qui voulait que Renée mourût… il essayait de comprendre aussi la possibilité de cette chose affreuse. Soudain, il eut un élan de splendide passion.

— Mais s’exclama-t-il, savez-vous bien que moi je suis celui qui l’aime ! Non ! je ne veux pas qu’elle meure. Je reste ! » et il frappa sur le lit misérable comme s’il voulait s’y attacher pour toujours. Le duc s’éloigna d’un pas le regard rivé au visage radieux du pauvre martyr.

— Vous laisseriez subsister l’erreur, les juges ne se douteraient de rien ? »

Nono ouvrit tout grands ses yeux superbes.

— Oui, mais si elle m’avait aimé seulement une seconde. Oh ! alors ! pour cette seconde d’amour, je donnerais tout mon honneur d’homme en ce monde, moi qui ne suis pas noble, qui ne suis pas duc ! Demain, en face d’eux, je m’avouerais coupable de son crime et ma mère elle-même ne saurait pas que je suis innocent. »

Le duc s’éloigna encore, sa physionomie livide prit une expression de tendresse infinie.

— Bruno, dit-il, vous êtes plus noble que le duc de Pluncey… voulez-vous me donner la main ? »

Le jeune homme d’un mouvement spontané tendit la main.

— Je vous hais ! fit-il d’une voix étouffée par les sanglots.

— Je le sais, Bruno !… Vous me haïrez moins quand je vous aurai dit que cette seconde d’amour pour laquelle vous sacrifieriez plus que votre vie a existé. Vous avez été l’unique passion que Renée Fayor ait jamais pu ressentir… Malheureusement, la peur chez les femmes l’emporte sur l’amour ! »

Bruno Maldas serra à la broyer cette main gantée qui frissonnait dans les siennes.

— Merci, dit-il simplement.

— Qu’allez-vous faire ? interrogea le duc la gorge tenaillée par l’angoisse.

— Ce que vous feriez sans doute à ma place, monsieur le duc, répliqua Nono transfiguré, monter sur l’échafaud avec une bonne conscience !… »

Edmond de Pluncey baissa les paupières… Ainsi, le fils d’un jardinier savait aimer jusque-là…

— C’est impossible, murmura-t-il malgré lui, une femme est si peu pour qui est jeune comme vous !…

Bruno, avec une naïveté charmante, balbutia :

— Je ne sais pas ce qu’elles sont… et vous voyez que je mourrai peut-être sans le savoir !… »

Ses longs cils retombèrent puis la réaction se fit, ses jambes fléchirent, il redevint enfant, ses larmes ruisselèrent.

— Je ne sais pas, répéta-t-il follement, je ne sais pas !… »

Le duc gagna la porte.

— Votre mère est en bas, Bruno, du courage et que Dieu vous conseille !…

— Je me suis donné, je ne me reprends plus, répondit Bruno, si elle ne m’a jamais appartenu je lui appartiens, moi. Dites-lui que mon dernier souffle est à elle ! »

Le duc continua d’un ton très doux :

— Renée peut venir… je vous ai tout avoué… en échange, promettez-moi de ne pas la recevoir ?

Le pauvre torturé, affaissé au milieu de sa cellule, eut un mouvement d’atroce épouvante.

— Je ne peux promettre qu’une chose murmura-t-il pliant sous une infernale douleur, c’est de respecter Mme de Pluncey puisque vous m’avez permis de mourir pour elle !…

— Vous le jurez ?

— Je le jure ! »

Le duc sortit. Dès que la porte fut refermé, Edmond déchira fiévreusement son gant car il avait des haines plus durables que celles d’un manant, lui, et il dit tout haut : Fatalité !…

La mère trouva son fils étendu à la même place… elle se précipita pour l’embrasser. Bruno la repoussa durement.

— Maman, fit-il, prenez garde de vous salir… ne comprenez-vous pas que je suis couvert de sang ?

— Tu es blessé ? s’écria-t-elle, réponds-moi, cher enfant !… »

Césarine, la petite sœur, essuyait les joues de son frère et le mangeait de caresses.

— J’ai tué, » répliqua-t-il machinalement.

Elles restèrent immobiles comme deux statues, le visage décomposé par la honte…

Vers cinq heures du soir, pendant que l’avocat descendait l’escalier de la prison, une femme demandait à voir l’accusé, se disant une de ses proches parentes. Elle était vêtue d’une longue mante brune de paysanne et son capuchon retombait en avant sur sa face. Elle insistait. L’avocat supposa que ce pouvait bien être une maîtresse car elle paraissait très jeune. Il fit introduire la femme en dépit des règlements parce que dans le moment psychologique précédant les assises, tout doit être mis en œuvre pour obtenir les aveux du coupable.

Quand elle fut entrée dans la cellule et qu’on l’eut enfermée avec le prisonnier, elle se crut seule. Bruno était étendu par terre, devant la croisée. La chandelle fumait sur la table et projetait de grandes ombres sur les murailles. On ne distinguait rien. La femme défit sa mante. Sous la bure elle avait une robe de velours.

— Nono, dit-elle, d’un accent de passion indicible, Nono, c’est Renée qui vient te voir, où es-tu ? Il ne bougeait pas. Elle éleva le flambeau et elle aperçut le malheureux pleurant dans ses poings serrés.

— Nono, ne veux-tu pas me reconnaître ? » cria-t-elle hors d’elle-même.

Elle se mit à genoux pour redresser sa tête meurtrie par la dalle. Bruno la regarda fixement.

— Qui êtes-vous, madame ? dit-il d’une voix rauque, je ne vous connais pas ! »

Désespérée, la duchesse essaya de le soulever pour lui appuyer la tête contre son sein.

Ce n’était plus qu’une masse inerte.

— Bruno, je suis là, je viens te sauver ! murmura-t-elle, il n’y a pas de temps à perdre, vois-tu ! Moi, j’ai tellement lutté que mon âme va me faire défaut peut-être au moment où je te l’apporte tout entière ! J’ai voulu te faire ma première confession et puis rester avec toi, comme cela, tout simplement… c’est ma place… je la reprend et demain je leur expliquerai… Mon Dieu !… tu te détournes ? Tu retires tes doigts… Ah !… tu sais déjà quelque chose ? Le duc… le duc !… Il a parlé ? avant moi… Et tu ne m’aimes plus ! »

Ses traits bouleversés faisaient peur. Ses yeux, ses merveilleux saphirs qui éblouissaient par leur éclat magique s’éteignirent tout à coup. Sa bouche se contracta, une férocité hideuse se répandit sur ce visage si fin et si pur. Alors, Bruno eut devant lui l’assassin de Barthelme, tel qu’il devait être pendant le crime. Réellement cette femme avait tué ! Elle avait envie de tuer encore !

— Que ne puis-je déchirer ce monstre plus monstre que moi… Il m’a trahie… il est venu me reprendre ton amour… lui qui avait promis de te sauver !… et ses dents apparurent entre ses deux lèvres pourprées.

— Savez-vous prier ? demanda Bruno lentement, j’ai essayé, je n’ai pas pu… je ne peux que vous pardonner.

— Je refuse ton pardon… puisqu’il est sans baiser !… » répliqua-t-elle se cachant le front dans le velours de sa jupe.

Bruno rampa jusqu’à sa couche.

— Madame… l’heure n’est pas arrivée… demain, quand les jurés auront prononcé, vous serez plus sûre de ma fin.

Renée bondit.

— De ta fin, rugit-elle, en l’enlaçant de ses bras, que dis-tu ? ne comprends-tu pas que je reste… et que tu peux sortir. Je ne suis pas folle, ils le verront bien, va !… Comme ton corps est froid !… comme tes yeux sont brillants… Ne devines-tu pas maintenant ce qui m’éloignait de ta tendresse ? Écoute… écoute donc… j’étais venue décidée à me taire encore parce que je voulais me donner toute… Il me semblait que je me devais et que tu m’étais dû… j’ai trop souffert ! Notre amour a été assez chaste pour me racheter… n’est-ce pas ?… oh ! mon vierge adorable !… j’avais oublié la malédiction qui me poursuit !… Tu m’accuses d’avoir tardé… C’est vrai… mais j’avais là bas des gens qui m’attachaient à mon lit. Les portes étaient garnies de verroux et les fenêtres étaient clouées… Leurs remèdes contre ma folie… Non… non… je ne suis pas folle… Je me suis sauvée, je ne me rappelle plus comment… j’ai été trouver Mme Chauvol… d’abord… Lilie… elle avait brûlé tes lettres… l’infâme ! Ce matin, je me suis cachée trois heures dans un champ, derrière une haie, n’osant pas remuer, car il avait mis ma chienne à ma poursuite… j’entends ses hurlements, je les entendrai toujours… je me sentais capable de la déchirer en morceaux si elle m’avait trouvée !… J’ai gagné la ville ne sachant pas le chemin et je serais bien allée chez ta mère, mais j’avais peur d’elle. Je me suis reposée sur un banc de la promenade. Dès que la nuit est tombée, j’ai cherché la prison… je l’ai trouvée… je te sentais de loin, je savais que tu m’attendais… à présent… à présent… »

Elle se pelotonna aux pieds du jeune homme, mettant sa joue blanche comme une cire sur ses larges mains, et frottant ses cheveux d’or contre sa peau.

— … À présent, Nono, je suis ton esclave, ton bien, ta maîtresse… Renée n’est plus belle, son visage est flétri par le mal… pourtant son amour est si beau !… Quand on pense qu’ils m’ont donné une heure pour rester ici… et nous aurons toute la nuit, n’est-ce pas… tu voudras bien passer avec moi ma première nuit de prison ? »

Bruno tressaillit jusqu’au plus profond de son être.

— Vous avez été l’amante de Victorien Barthelme… soyez bénie…, madame la duchesse, dit-il avec une ironie amère, pour les consolations que vous apportez à vos victimes !… »

Renée poussa une sourde imprécation.

— Le lâche… il t’a tout dit… il ne m’a pas fait grâce d’une seule de tes tortures !…

— Il a bien fait, madame !…

— Tu ne me désires plus, Nono ! » dit-elle en penchant la tête en arrière pour qu’il pût lire dans ses yeux égarés.

Il la contempla d’un air morne.

— Je ne vous crois plus, madame ! » et il repoussa doucement les bras qui l’enlaçaient.

Renée eut un cri sauvage.

— Je veux que tu me croies… je le veux… pourrais-je t’embrasser ainsi si je te trompais ? »

Ils demeurèrent saisis de vertige et haletants dans ce baiser, ne pouvant désunir leurs mains.

— Tu m’aimes ? » bégaya-t-il sentant une passion insensée glisser dans ses veines au simple contact de ses cheveux de soie.

Et Renée, pour répondre, arracha d’un geste effrayant les agrafes de son corsage.

Elle était toute nue sous cette robe, comme les courtisanes qui craignent de ne pas avoir le temps d’aimer. Elle n’avait pas senti le froid. Depuis qu’elle était là, son corps brûlait. Du milieu de ces ombres flottantes et de ce velours qui l’enveloppait d’une nuit intense, son buste resplendit, plus lumineux qu’un rayon de soleil.

— S’ils viennent, lui et eux, ils sauront au moins comment se donne la duchesse de Pluncey ! » dit-elle en riant d’un rire convulsif.

Bruno ferma les yeux.

Pour ne pas la laisser tomber à ses pieds, il la tenait toujours par la taille et il touchait sa peau frémissante.

Renée acheva de faire sauter les agrafes. Le velours coula le long de ses hanches merveilleuses, pareille à une nuée s’évanouissant dans l’irradiation d’un astre.

Tout le poème de la femme, l’immense poème de l’amour était devant lui.

Bruno resserra les bras… un flot de sang monta de sa poitrine à son cerveau.

— Nous rêvons, murmura-t-il, viens !… »

Dans l’éblouissante neige de sa gorge, la mouche noire semblait l’appeler et ce petit signe fait en forme de cœur dardait une enivrante fascination…

— Après, nous mourrons… veux-tu ? demanda-t-il bien bas.

— Oui ! après !… répondit-elle se pressant plus fort contre lui.

… Un coup violent fut frappé à la porte. Renée, par un mouvement instinctif de pudeur, remonta sa robe.

— Madame la duchesse de Pluncey, dit une voix hautaine, nous vous attendons !… »

C’était le duc.

Bruno sortit de son rêve. Il avait compris. Il allait, lui, le trahi, accepter le payement de son sacrifice… Il repoussa brutalement ce corps ravissant qui s’attachait au sien.

— Je vous remercie, Madame, dit-il en la foudroyant de son regard devenu haineux pour la première fois, j’oubliais que vous êtes la femme d’un honnête homme… Adieu ! »

Et il rejeta sur elle, la fouettant avec l’étoffe grossière, sa mante de paysanne.

Renée recula, les bras toujours tendus.

— Nono ! Nono… je t’aime… cria-t-elle d’un accent déchirant… je t’aime… je t’aime !

— Moi, je vous méprise, Renée. Laissez-moi donc mourir sans remords, puisqu’il est convenu que j’ai tué votre amant. Il ne faut pas qu’il puisse me maudire avant que je l’aie rejoint. Votre mari vous pardonnera comme je vous pardonne… allez-vous-en heureuse ! »

Il marcha sur elle, la main levée, ivre de rage, car tout se révoltait dans cet être d’une idéale bonté. Elle le trompait encore, elle l’avait toujours trompé…

— Nous vous attendons », répéta la voix qui vibra dans toute la cellule.

Renée, les yeux démesurément ouverts, regardait la muraille d’où l’ombre gigantesque de Maldas se détachait et avançait un bras prêt à l’anéantir.

Alors, elle eut un gémissement étrange, un gémissement qui ressemblait à celui d’une chienne qui a peur. Elle ramena la mante sur son sein nu et prononça une phrase inintelligible, les yeux tournés du côté de l’ombre.

Le guichetier entra précédant le duc.

L’avocat les suivait.

— Venez, dit M. de Pluncey prenant sa femme par les poignets. C’est une folie dangereuse que la vôtre. »

La duchesse n’opposa aucune résistance. Elle se mit à rire.

— Vous savez, dit-elle, monsieur, que Bell m’a suivie jusqu’ici. C’est vraiment très drôle l’esprit d’une bête !… » Et elle riait !…

L’avocat, très étonné de ce dénouement bourgeois pour cette tentative de grande dame, cherchait la chienne.

Nono répétait, chevrotant comme un vieux :

— C’était donc vrai… c’était vrai que votre mari vous attendait derrière cette porte ?… » Et quand on eut entraîné Renée loin de lui, quand il fut persuadé qu’elle avait joué, avec la permission de son maître, la plus odieuse des comédies d’amour, il se prosterna en murmurant dans un spasme.

— Jésus, Jésus, vous n’avez jamais tant souffert que Bruno Maldas, car vous n’avez jamais aimé !… »

La ville de Montpellier et ses environs tinrent à se faire représenter aux assises du lendemain.

Heureusement pour tous, la nouvelle troupe n’avait pas achevé ses répétitions. Les esprits étaient donc, sans concurrence nuisible, attirés vers les péripéties du drame de Tourtoiranne.

Les notables disputaient encore sur le système de Gall ; on avait ajouté un peu de chiromancie, la veille au Cercle, en prétendant que la paume des mains de Bruno se trouvait excessivement développée… Ainsi les mains des filles de mauvaise vie… ainsi les mains des conquérants… de tous les bourreaux en général.

Et les discussions continuaient à travers les couloirs du palais de justice. Le peuple toujours nombreux à ces sortes de spectacles, se pressait à s’étouffer le long des galeries des amphithéâtres. Il y avait là toute famille de Sancillot, premier témoin qui, brusquement, s’était découvert tous les paysans de Gana-les-Écluses pour cousins, tant sa réputation matoise venait de grandir. Aucun des fermiers de Tourtoiranne et des Combasses n’avait manqué au rendez-vous.

Largess avait entraîné toute la valetaille des deux maisons. Les parents de M. Béniard, l’architecte, le père du gamin au chiffon, personne n’avait fait défaut.

Un jour terne de décembre tombait des vitrages du plafond.

Le président avait un aspect somnolent quoique ses yeux vifs étudiassent l’assemblée afin d’en tirer des déductions personnelles.

En face de la cour, vis-à-vis la robe rouge, était debout un homme fort pâle, le coude appuyé sur la balustrade le séparant du public, dans une attitude pleine d’élégance et aussi d’une gravité sévère.

C’était le duc de Pluncey. Rien ne trahissait l’horreur dont il était rempli.

Quelquefois son bras tremblait, mais il faisait un tel froid, les calorifères du palais étaient si mal entretenus, que l’on pouvait admettre sans interprétation fâcheuse ce frisson de raffiné.

À côté de lui, assis dans la martre doublant son pardessus, le général Fayor croisait les jambes et frisait sa vieille moustache grise. Le général songeait anxieusement aux singulières phases du délire de sa fille. Il toisait la cour parce que cette bande de jupes liguées contre un seul être lui faisait mépriser l’humanité. De temps en temps, ses yeux fixes avaient un voile humide, il revoyait sa pauvre fille enfermée là bas dans la chambre bleue avec un médecin arrivé le matin de Paris et deux gardiens rigides.

Folle ! folle à lier, pour un Victorien trouvé sous une pierre, lui qui avait cru qu’elle choisissait l’époux aimé en choisissant cet impassible duc ! Il jetait un hum ! un sonore dans la foule en faisant volte-face pour cacher son émotion.

Quelques officiers retraités étaient venus se grouper à gauche, veillant sur ces hum ! de mauvais augure. Cela formait son éternel état-major de réserve, prêt en cas d’attaque à secourir de sa présence sympathique son vieux général. Plus loin, c’était le maire de Gana, timide et enfoui dans un collet élevé, se demandant si vraiment on pouvait lui demander quelque chose concernant cette affaire.

Toutes les femmes des jurés étaient venues pour soutenir de leurs œillades significatives l’opinion trébuchante de leurs maris. Par instant, on entendait des réflexions impossibles à retenir et faites de cet accent bizarre qui exalte les méridionaux quand ils se retrouvent après des années d’absence.

— Le duc ne témoigne donc pas ? ma chère dame, c’est bien étonnant !… »

À quoi l’autre répondait du même ton :

— Il n’a pas voulu qu’on lui fît l’affront de lui payer son déplacement, il ne dira rien, Jules me l’a assuré. Vous savez que c’est la première fois que nous sommes de la justice !… » et elle se rengorgeait sous les brides roses de son chapeau, car ces drames véritables ont cela de charmant qu’on peut y assister sans se mettre en costume d’enterrement.

À la meilleure place, près de l’accusateur public, s’était glissé Félix Jarbet se promettant d’avance trois séances de témoignages, à la condition expresse que le coupable persistât dans ses dénégations.

Le public finit par s’impatienter. On tapait des pieds.

Les préliminaires exaspéraient tout le monde. On voulait voir l’assassin… on voulait l’entendre.

Mme Chauvol, étant donné son état, n’était pas venue à l’audience, mais son mari avait les yeux rivés sur M. de Pluncey.

Les Névasson enviaient beaucoup la place de leur gendre. La belle-mère poussait d’une façon outrageuse de pâtissier de la rue des Trois-Couvents qui la séparait de ce poste de faveur.

Elle faisait, tout haut, mille remarques flatteuses sur la distinction de ce gentilhomme, avouant que les ducs étaient fabriqués d’un levain plus pur que les marchands de drogues.

Dans la salle des pas perdus, à la porte de droite, une vieille femme à cheveux blancs empêchait une petite fille de se jeter dans l’audience pour voir son frère, et par intervalle, on percevait sa voix basse l’implorant :

— N’entre pas… il n’est pas arrivé… il passera de notre côté. »

Ce fut la porte opposée qui s’ouvrit toute grande. L’accusé fit son apparition entre deux gendarmes.

Un murmure profond parcourut les rangs des spectateurs. Le duc ne put réprimer un soubresaut magnétique. Le général fronça les sourcils pendant que les retraités échangeaient des hum ! modelés sur les siens.

Les jurés se penchèrent comme un champ de blé sous le vent, leurs femmes ondulèrent.

Bruno était calme. Une superbe lueur faisait resplendir ses yeux bruns. La joue avait repris un incarnat fiévreux. Au lieu d’être abattu comme le sont les coupables devant le redoutable appareil de la cour, il était presque insolent, lui le doux naïf que le regard d’une femme avait si souvent précipité sur les genoux. En passant à côté du général, il ne baissa point sa prunelle ardente.

— Êtes-vous témoin à charge, vous ? demanda-t-il durement.

Et le général s’emportant, malgré les signes réitérés de ses amis, riposta.

— À décharge !… assassin !…

Bruno se mit à rire et cambra son large torse en croisant les bras en arrière, montrant à tous sa solidité de rustre.

Il avait cependant fait faire sa barbe, le matin, et s’était baigné. Ensuite, dispos comme pour un hymen, il venait se livrer aux cruelles malédictions de la foule.

Dès qu’il se fut assis, le murmure s’apaisa. Tout le monde sachant par cœur les détails du réquisitoire, on attendait les pièces à conviction.

On n’eût pas ce curieux étalage, la victime s’était corrompue à l’air libre et on avait dû l’enterrer au plus vite.

Les docteurs exposèrent seulement les résultats de leurs examens médicaux.

Selon eux, la victime avait été frappée d’abord, puis écrasée ensuite. Il avait fallu déployer une force prodigieuse pour ébranler ce rocher malgré son frêle point d’appui, car il était prouvé que le pic des ouvriers s’était enfoncé de vingt centimètres pendant la nuit.

Le défenseur, selon un usage immémorial chez les jeunes avocats impuissants, faisait claquer ses doigts durant la série des témoignages. Il hochait la tête, froissait ses papiers, cherchait précipitamment une feuille blanche, la griffonnait plus rapidement encore, caressait ses favoris, soulevait ses cheveux bouclés et présentait la mine d’un homme agacé au plus haut degré.

Mais il comptait surtout sur la fermeté de son Maldas…

Bruno écoutait avec une attention distraite toutes les dépositions, souriant quand les témoins prêtaient serment.

Les témoins à décharge furent moins explicites.

Il n’y eut que le général qui, d’abord évasif, devint très positif.

Il avait obtenu la permission de rester auprès de son gendre, attendu que sa déposition devait être fort peu importante quoique le coupable eût vécu de sa vie.

Subitement, il fit un speech très aigre sur les gens de justice qui font des discours pour ne rien prouver, puis se tournant vers l’accusé il l’appela bandit d’un ton presque tendre, avouant qu’il avait été trop raide dans le métier pour ce sournois-là, mais qu’il croyait qu’il s’était soucié de sa fille comme d’une paille et que Barthelme, somme toute, valait moins que lui !…

Ceci, lancé avec la crânerie que donne un grade élevé, fit sensation.

Voulait-il le charger ou le décharger ? On l’ignorait. Les juges firent remarquer au général qu’il était en flagrante contradiction avec lui-même… ils amenèrent une explosion.

— Comment, mille tonnerres ! gronda-t-il, c’est vous tous qui êtes en contradiction. Après avoir cherché à le noircir depuis cinq heures, vous me priez maintenant de le débarbouiller. Sachez ce que vous faites ! guillotinez-le, mais ne vous moquez pas de lui !… »

Cet incident répandit un peu de gaîté.

Bruno répondit au général :

— Vous avez raison ! »

Le général alla se rasseoir tout bougonnant et le cœur gonflé d’une chose qu’il ne pouvait pas dire.

À son tour, l’accusation fit sa sinistre besogne.

Enfin un grand silence se fit. On attendait la plaidoirie du défenseur.

Malgré le froid, quelques jurés s’essuyaient les tempes.

Une dernière fois, l’avocat se caressa les favoris. Pour ne pas perdre une ligne de sa taille, il se redressa étalant ses papiers sur sa planchette, ouvrant ses codes aux endroits cornés, relevant ses manches… Déjà il avait proféré les formules d’usage, quand les mots expirèrent dans sa gorge, et il se rejeta épouvanté sur les gendarmes. Ceux-ci n’avaient pas eu le temps d’empêcher Bruno Maldas d’abattre sa large main sur le bras levé de son défenseur.

— C’est inutile de parler, Monsieur, dit la voix forte de l’accusé, je m’avoue coupable du crime dont on m’accuse… »

Une clameur sortit de toutes les poitrines. C’était, certes, un effet auquel personne ne s’attendait.

La cour eut un mouvement de stupeur. Les jurés se penchèrent tumultueusement en dépit de l’impassibilité imposée. Le général donna du poing sur la balustrade… un cri étouffé retentit derrière la porte de la salle des pas perdus.

Le duc de Pluncey n’avait pas bronché, mais ses yeux devenus clairs se tournèrent vers les yeux devenus sombres de Bruno. La lutte était désormais finie entre ces deux passionnés.

Ce qui suivit fut indescriptible.

Le défenseur, malgré l’aveu, ne voulait pas perdre le bénéfice de sa défense et il s’établit un colloque effrayant. Bruno réfutait tous les arguments développés en sa faveur. L’avocat lui imposait silence en lui soutenant qu’il était innocent. Le discours s’acheva dans la confusion la plus étrange.

Bruno put s’adresser aux juges.

— Messieurs, dit-il d’un ton ferme, je suis un monstre ; je le reconnais et m’en fais gloire ! Voici la vérité : j’ai tué Barthelme parce que nous aimions, lors de mon séjour à Paris, la même femme. Ce n’était pas la duchesse de Pluncey, je le jure ; je ne vous la nommerai pas… Elle est morte. »

En prononçait ces paroles, il regardait le duc qui blêmissait.

— Elle est morte. Vous m’accusez d’avoir tous les vices, parce que je suis un idiot. Mon Dieu ! j’ai vécu comme tous les jeunes gens de mon âge ayant plus d’esprit que moi. J’ai fait l’amour et j’ai bu ce qui a égaré ma main souvent. »

Ici Bruno se mit à rire d’un rire atroce, ainsi que doivent rire les damnés !

» Vous n’avez pas pitié d’un de vos semblables… je vous souhaite de n’avoir jamais rencontré votre rival à la portée d’une roche branlante. Je vous souhaite de n’avoir jamais eu faim d’un corps bien blanc !… Je n’étais pas riche, moi, il me fallait prendre mon bonheur le long des grandes routes… J’ai choisi des filles perdues, cela est sûr, messieurs, j’ai fait ce que j’ai pu et suis allé où me poussait la nature. Je ne me recommande pas à votre indulgence, vous n’en avez pas. Pourtant, je vous préviens, si vous me faites grâce, je vous affirme que je tâcherai de vivre mieux encore !… Désormais je tuerai la première créature qui me dira : je t’aime, pour qu’elle ne puisse plus me trahir !… »

Il y eut un transport d’indignation. Les mères pressèrent leurs enfants contre leur sein… Les maris se rapprochèrent de leurs compagnes… et le président dut imposer silence.

— Auriez-vous d’autres crimes à nous révéler ? » demanda l’un des juges revenu de son trouble.

— Oui !… j’existe !… » répondit Bruno.

… Félix Jarbet riait tout bas et songeait à une phrase sonore de la défense perdue au milieu des rumeurs.

Les hautes protections ne lui serviront pas à grand’chose. C’est toujours comme ça quand le sang leur monte au crâne. Attendons le trac de la fin ! »

Le jury délibéra une heure qui parut un siècle.

Tous ces hommes, énervés par les inutiles détails de la procédure, l’estomac tiraillé par la faim (car il était plus de deux heures du matin et personne ne voulait sortir) tous ces hommes auraient volontiers inventé un couperet pour l’essayer sur le misérable !…

Des théories contradictoires se faisaient entendre.

— Voici les bienfaits de l’instruction ! disait l’un… donnez donc des bourses d’études aux va-nu-pieds de la ville !

— Voilà les fruits d’un abrutissement complet ! disait l’autre, c’était un ignorant qui ne touchait jamais un livre ! »

Le général allait et venait cherchant quelqu’un à assommer.

— S’il m’avait consulté, je lui aurais fait émietter plutôt ce Barthelme ! »

Et quand ses officiers le suppliaient de se taire :

— Il a bien agi, morbleu !… hurlait-il. Oui, je trouve qu’il a très bien agi !…

— Mon cher beau-père, interrompit le duc, on vous prendrait pour son complice !… »

M. de Pluncey souriait de son sourire spirituel qui le rendait si séduisant. Comme on circulait beaucoup, il échangeait des saluts et des poignées de main avec la noblesse des environs.

Mme Névasson ne tarissait pas d’éloge.

— Le gendre qu’il m’aurait fallu ! soupirait-elle.

L’huissier annonça la cour.

Toutes les conversations s’arrêtèrent et par un instinct machinal on regarda la place vide de Bruno.

Bruno avait déjà disparu de la société…

Gravement, la sentence tomba au milieu d’un profond silence.

L’accusé, reconnu coupable sans circonstance atténuante, était condamné à mort !…

Un soupir immense sortit de toutes les poitrines… Il y avait dix ans qu’il n’y avait pas eu d’exécution à Montpellier !…

Bruno fut ramené. Il n’avait rien perdu de son calme. Ses beaux yeux étaient plus sombres, mais il levait fièrement la tête.

— C’est admirable !… » pensa le duc de Pluncey.

On relut l’arrêt de mort.

— C’est bien ! fit Bruno plein d’indifférence.

— Vous avez trois jours pour vous pourvoir en cassation. Avez-vous quelque chose à demander avant qu’on vous mette les menottes, dit son défenseur, la gorge étranglée par l’émotion de son insuccès.

— Où est ma mère ?

— On vient de l’emporter évanouie !

— Alors laissez-moi parler au duc de Pluncey. »

Aussitôt celui-ci s’approcha, il mettait lentement ses gants de daim fourrés de cygne pendant que les gendarmes passaient aux poignets du condamné des bracelets de fer.

— Duc, dit Bruno, avec une inflexion très douce dans la voix, je regrette de toute mon âme qu’on ait prononcé le nom de Mme de Pluncey durant les débats.

À présent, Bruno disait : duc tout court, car on venait de lui conférer la plus puissante des noblesses : celle du martyre.

Edmond se découvrit.

— Je le regrette, monsieur. »

Et le gentilhomme baissa les paupières malgré lui.

— Je refuse le pourvoi, ajouta Bruno… Dites-lui que sur l’échafaud je me souviendrai encore du bien qu’elle a voulu me faire !…

Mme de Pluncey désirait vous sauver… objecta le duc qui semblait s’acquitter d’une simple dette de politesse, elle priera pour vous, monsieur Maldas.

Il était digne, ce grand seigneur, il aurait pu parler du verre brisé… il s’était abstenu ! Mais quand il pouvait, en s’inclinant un peu sur l’enchaîné, lui apprendre que Renée était folle depuis la veille… il sut se taire.

— Au moins mourrez-vous en brave ? demanda le général Fayor exposé à une indicible tristesse.

— Je ne sais pas !… » répondit Bruno en lui jetant un regard d’une suprême douleur.