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Nostromo/Troisième partie/Chapitre XII

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Troisième partie
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Nostromo s’était enrichi très lentement. C’était un effet de la prudence qu’il savait observer, même aux heures de vertige. C’est pourtant un événement rare et troublant que de devenir, en toute connaissance de cause, l’esclave d’un trésor. Sa prudence était d’ailleurs commandée en grande partie aussi, par la difficulté de donner à l’argent du trésor une forme utilisable. Le seul fait d’aller peu à peu le chercher sur l’île pour l’en emporter par lingots, comportait des difficultés sérieuses et de gros risques de découverte. Il fallait que, dans l’intervalle de ses voyages, source ostensible de sa fortune, Nostromo se rendît furtivement à la Grande Isabelle. Les marins mêmes de sa goélette étaient redoutés comme autant d’espions par leur terrible capitaine. Il n’osait pas rester trop longtemps au port. À peine son bateau déchargé, il repartait pour un nouveau voyage, craignant d’éveiller les soupçons par un délai d’un seul jour. Parfois, il ne pouvait, pendant une semaine ou plus de relâche, faire qu’une seule visite au trésor. Et c’était tout : une paire de lingots. Ses terreurs lui causaient autant de souffrance que sa prudence forcée. Il était humilié d’avoir à se cacher. Et il souffrait plus encore de sentir ses pensées concentrées sur le trésor.

Une grosse faute ou un crime, qui surviennent dans la vie d’un homme, la rongent comme une tumeur maligne, la consument comme une fièvre. Nostromo avait perdu la paix : l’essence même de toutes ses qualités était détruite. Il s’en rendait compte lui-même et maudissait souvent l’argent de la San-Tomé. Son courage, sa munificence, ses plaisirs, son travail, tout cela subsistait, mais tout cela n’était plus que mensonge. Seul, le trésor restait réel. Il s’y cramponnait avec une énergie tenace et désespérée. Mais le contact des lingots lui était odieux. Parfois, quand il en rangeait une couple dans sa cabine, à la suite d’une secrète expédition nocturne à la Grande Isabelle, il regardait fixement ses doigts, comme s’il avait été surpris de ne pas voir sur sa peau les traces du métal maudit.

Il avait pu disposer, dans des ports lointains, de ses blocs d’argent, et la nécessité de s’écarter fort du Costaguana, dans ses tournées de cabotage, rendait rares ses visites à la maison Viola.

Il était destiné pourtant à y trouver sa femme. Il l’avait dit un jour à Giorgio lui-même, mais le Garibaldien avait écarté le sujet d’un geste noble de sa main, armée d’une pipe de bruyère noire et charbonneuse. On avait du temps devant soi et il n’était pas homme à imposer ses filles à qui que ce fût.

Avec le temps, Nostromo s’était découvert une préférence marquée pour la seconde des jeunes filles. Il y avait, entre elle et lui, ces similitudes profondes de nature nécessaires à une pleine confiance et à une entente parfaite, quelle que puisse être l’action des différences superficielles pour exercer, par contraste, leur fascination particulière.

Il fallait que sa femme pût partager son secret, ou la vie serait impossible. Il était attiré par cette fille au regard candide et à la gorge blanche, par cette docile et silencieuse Gisèle, que l’on sentait avide de plaisir sous son air d’indolence paisible.

Linda, au contraire, avec la pâleur de son visage énergique et passionné, Linda, toute en feu et en paroles, un peu mélancolique et dédaigneuse, rejeton de la vieille souche, vraie fille de l’austère républicain, mais avec la voix de Teresa, Linda lui inspirait une méfiance profonde. De plus, la pauvre fille ne pouvait cacher son amour pour Gian’Battista. C’était une passion violente, exigeante, soupçonneuse, intransigeante, comme son âme. Nostromo la redoutait, tandis que la beauté blonde et chaude de Gisèle, l’apparente placidité d’une nature qui promettait la soumission, et un charme de mystère virginal, exaltaient son désir et tempéraient ses craintes pour l’avenir.

Ses absences de Sulaco étaient longues. Au retour d’une tournée plus lointaine que les autres, il aperçut, sous la falaise de la Grande Isabelle, des gabares chargées de blocs de pierre ; sur l’îlot se dressaient des grues et des échafaudages ; des silhouettes de travailleurs allant de-ci de-là, et un petit phare commençait à émerger de ses fondations, sur la crête de la falaise.

Ce spectacle imprévu, stupéfiant, insoupçonné, fit entrevoir à Nostromo son irrémédiable perte. Comment maintenant sauvegarder son secret ? C’était impossible. Il se sentit saisi de terreur panique devant ce coup du destin, devant le hasard qui allait jeter une lumière aveuglante sur le seul coin obscur de sa vie, cette vie dont l’essence même, dont la valeur et la réalité ne tenaient qu’à son reflet dans les yeux admiratifs des hommes. Toute sa vie, sauf cette chose que le commun des hommes n’aurait pu comprendre. Là régnait la nuit, une nuit que peu d’hommes connaissaient.

Et l’on allait y projeter la lumière ! La lumière ! Il la voyait éclairer sa disgrâce, sa pauvreté méprisée. Sûrement, on allait… On avait peut-être déjà…

L’incomparable Nostromo, le Capataz respecté, le redoutable capitaine Fidanza, l’oracle incontesté des sociétés secrètes, républicain comme le vieux Giorgio, et révolutionnaire de cœur (mais de façon différente), fut sur le point de sauter par-dessus le bord de sa propre goélette. Orgueilleux presque à la folie, cet homme regarda délibérément le suicide en face. Mais il ne perdit pas la tête et fut retenu par la pensée qu’une telle fin n’était point une solution. Il se voyait mort, et assistait à l’éclosion de sa disgrâce et de sa honte. Ou, pour mieux dire, il ne pouvait pas se voir mort. Il était trop fortement possédé par le sentiment de son existence, d’une vie indéfiniment persistante à travers ses multiples péripéties, pour en pouvoir concevoir la fin. La terre continue toujours à tourner.

Il était courageux aussi, et son courage, pour être d’essence douteuse, n’avait pas moins la valeur d’un courage normal. Il rasa la falaise de la Grande Isabelle et jeta un regard pénétrant sur l’embouchure du ravin, enfouie dans une masse inculte de broussailles. Il passa assez près de l’îlot pour échanger des saluts avec les ouvriers qui, debout sur l’arête de la falaise, dominée par le bras d’une grue puissante, abritaient leurs yeux. Il comprit qu’aucun d’eux n’avait de raison de s’approcher du ravin où dormait le Trésor, moins encore d’y pénétrer. Au port, il apprit que personne ne couchait dans l’île. Les équipes de travailleurs rentraient en ville chaque soir, en chantant des chœurs dans les gabares vides que traînait un remorqueur du port. Pour l’instant, il n’avait rien à craindre.

Mais plus tard, se demanda-t-il, plus tard, lorsqu’un gardien viendrait occuper la maisonnette bâtie à quelque cent cinquante mètres derrière la tour basse et à quatre cents à peine du ravin sombre, abrité, broussailleux, qui recelait le secret de son salut, de son influence, de sa magnificence, de son empire sur l’avenir, de son dédain pour l’adversité, de son mépris pour toute trahison possible des riches ou des pauvres, qu’arriverait-il, alors ? Il ne pourrait jamais se dépêtrer de ce trésor. Son audace, supérieure à celle des autres hommes, lui avait coulé cet argent dans les veines. Et le sentiment d’une sujétion mêlée d’ardeur et de crainte, le sentiment de son esclavage, si irrémédiable et si absolu qu’il se comparait aux gringos légendaires enchaînés, ni morts ni vivants, à leur proie interdite de l’Azuera, ce sentiment pesait d’un poids écrasant sur l’indépendant capitaine Fidanza, propriétaire et patron d’une goélette de cabotage, et aussi fameux par son élégance que par sa fabuleuse chance en affaires, sur la côte occidentale d’un vaste continent.

On vit, ce jour-là, comme d’habitude, le capitaine Fidanza vaquer à ses occupations dans les rues de Sulaco. Il montrait toujours le même visage grave et orné de favoris redoutables, mais son allure était un peu moins souple peut-être. La vigueur et la symétrie de ses membres musculeux se dissimulaient sous la vulgarité d’un costume de serge brune fabriqué par des Juifs dans des taudis de Londres et acheté dans les magasins de la Compagnie Anzani.

Comme à l’ordinaire, il laissait courir le bruit qu’il avait tiré, de sa cargaison, de gros bénéfices. C’était un chargement de poisson salé, et le Carême approchait. On le vit circuler dans des tramways, entre la ville et le port ; il entra dans un ou deux cafés, pour parler, de sa voix calme et mesurée. Il se montra dans la ville, où la génération n’était pas née encore qui pût ignorer la fameuse course à Cayta.

Nostromo, comme on avait, à tort, appelé le Capataz des Cargadores, s’était créé, sous son nom réel, une seconde existence publique, modifiée par des circonstances nouvelles et moins pittoresques. Il trouvait plus de peine à soutenir son prestige, en face de l’accroissement incessant de la population cosmopolite de Sulaco, capitale moderne de la République Occidentale.

Dépouillé de son pittoresque, mais toujours un peu mystérieux, le capitaine Fidanza fut suffisamment reconnu sous la haute voûte de verre et d’acier de la gare de Sulaco. Il prit un train de banlieue et en descendit à Rincon, pour faire une visite à la veuve du Cargador mort de ses blessures à l’aube de l’ère nouvelle, comme don José Avellanos, dans le patio de la casa Gould. Il consentit à s’asseoir et à boire un verre de limonade fraîche, dans la cabane où la femme, debout près de lui, déversait sur sa tête un flot impétueux de paroles qu’il n’entendait pas. Il lui laissa un peu d’argent, selon son habitude. Les orphelins, grandissants et bien stylés, le traitaient d’oncle et imploraient à grands cris sa bénédiction. Il la leur donna aussi et s’arrêta un instant, sur le seuil de la porte, pour regarder avec un léger froncement de sourcils le versant aplati de la montagne de San-Tomé. Cette contraction légère de son front bronzé, qui mettait sur son visage, généralement impassible, une nuance marquée de sévérité, fut obervée à la séance de la Loge, mais s’évanouit avant le banquet. Elle lui revint de nouveau, dans une assemblée de bons camarades italiens et occidentaux réunis en son honneur, sous la présidence d’un petit photographe malingre et quelque peu bossu, au visage blême et maladif, dont l’âme généreuse avait été teinte en écarlate par une haine sanguinaire pour tous les capitalistes, oppresseurs des deux hémisphères. L’héroïque Giorgio Viola, le vieux révolutionnaire, n’aurait rien compris à son discours d’ouverture. Le capitaine Fidanza, follement généreux, selon sa coutume, pour quelques camarades pauvres, ne prit point la parole. Il écouta, les sourcils froncés, l’esprit ailleurs, et s’en alla seul, inabordable et silencieux, comme un homme accablé de soucis.

Le froncement de ses sourcils s’accentua lorsqu’il vit, au petit jour, les maçons partir pour la Grande Isabelle, dans des gabares chargées de blocs de pierre équarris. Ils en emportaient de quoi ajouter une assise à la tour trapue ; une assise par jour, c’était la besogne imposée.

Le capitaine Fidanza méditait. La présence d’étrangers sur l’île lui interdisait toute visite au trésor. L’entreprise était déjà, auparavant, assez délicate et assez hasardeuse. Il éprouvait autant de crainte que de colère et réfléchissait avec la volonté d’un maître et l’astuce d’un esclave dompté. Il descendit à terre.

C’était un homme de ressources et d’ingéniosité et, une fois de plus, l’expédient dont il s’avisa, en ce moment critique, était de nature à modifier, du tout au tout, la situation. Il avait le talent de sortir intact de tous les dangers, cet incomparable Nostromo, cet homme « unique entre mille ». Avec Giorgio installé sur la Grande Isabelle, il n’aurait plus besoin de se cacher. Il pourrait aller ouvertement voir ses filles — une de ses filles — dans la journée, et s’attarder à des causeries avec le vieux Garibaldien. Une fois la nuit tombée… soir après soir, il n’aurait plus à craindre de s’enrichir trop vite. Il brûlait de saisir, d’embrasser, d’absorber, de subjuguer, en une indiscutable possession, ce trésor dont la tyrannie avait pesé sur son esprit, sur ses actes, sur son sommeil même.

Il alla trouver son ami, le capitaine Mitchell, et la chose se décida, comme le docteur Monygham l’avait conté à madame Gould. Lorsqu’on agita la question avec le vieux Garibaldien, l’ombre pâle, le fantôme confus d’un très ancien sourire passa sous les énormes moustaches blanches du vieil exécrateur des rois et des ministres. Ses filles étaient l’objet de son souci incessant, surtout la plus jeune. Linda, l’aînée, dont la voix rappelait celle de Teresa, avait plus spécialement pris la place de sa mère. Son appel profond et vibrant « Eh ! padre ! » semblait, malgré le changement de terme, l’écho du « Giorgio ! » passionné et grondeur de la pauvre Padrona. Le vieillard avait l’opinion bien décidée que la ville n’était pas le séjour qui convînt à ses filles. L’infatué, mais sincère Ramirez était l’objet de son aversion profonde, et il le chargeait de tous les péchés d’un pays où les hommes étaient d’aveugles et de vils esclaves.

À la première de ses relâches, le capitaine Fidanza trouva les Viola installés dans la maisonnette des gardiens du phare. Son expérience des manies du vieux Giorgio ne l’avait point trompé. Le Garibaldien s’était refusé à admettre près de lui aucune autre compagnie que celle de ses filles. Et le capitaine Mitchell, désireux de faire plaisir à son pauvre Nostromo, avait, par une de ces inspirations heureuses que donne seule la vraie affection, nommé formellement Linda Viola gardienne en second du phare de l’Isabelle.

— Ce phare est une propriété particulière, expliquait-il. Il appartient à ma Compagnie. J’ai le droit d’y nommer qui je veux, et je nommerai Viola. C’est à peu près la seule faveur que m’ait jamais demandée Nostromo, un homme qui vaut son pesant d’or, notez-le bien.

À peine son bâtiment ancré en face de la nouvelle Douane, à qui son toit plat et sa colonne donnaient un faux air de temple grec, le capitaine Fidanza sortit du port, dans son canot, qu’il dirigea vers la Grande Isabelle. Il allait là-bas ouvertement, aux yeux de tous, sous la lumière du soleil déclinant, avec le sentiment d’avoir vaincu la destinée. Il lui fallait une situation régulière. Il allait demander au vieillard la main de sa fille. Tout en ramant, il songeait à Gisèle. Linda l’aimait peut-être, mais le Garibaldien serait heureux de garder son aînée, qui avait la voix de sa femme.

Il ne se dirigea pas vers la plage étroite où il avait débarqué avec Decoud, puis seul, plus tard, lors de sa première visite au trésor. Il gagna la grève située à l’autre bout de l’île et gravit la pente douce et régulière, qui donnait à l’Isabelle sa forme de coin. Giorgio Viola, qu’il aperçut de loin, sur un banc, devant le mur de la chaumière, leva légèrement le bras, en réponse à son cri d’appel. Il monta. Ni l’une ni l’autre des jeunes filles n’étaient près de leur père.

— Il fait bon ici, fit le vieillard, de son ton grave et un peu distrait.

Nostromo approuva de la tête, puis, après un instant de silence :

— Vous avez vu passer ma goélette, voici moins de deux heures ? Savez-vous pourquoi je suis ici, avant que mon ancre ait, pour ainsi dire, mordu le sable du port de Sulaco ?

— Tu es le bienvenu, comme un fils, déclara le vieillard, d’une voix calme, les yeux fixés au loin sur la mer.

— Ah ! ton fils. Je sais. Je suis ce que ton fils aurait été. C’est bien, viejo. C’est la meilleure des bienvenues. Écoutez : je suis venu pour vous demander…

Une soudaine terreur saisit l’intrépide, l’incorruptible Capataz : il n’osait pas proférer le nom qu’il avait dans l’esprit. Sa pause brève ne fit qu’ajouter du poids et de la solennité à la chute modifiée de sa phrase :

— Vous demander ma femme !… Son cœur battait très fort. Il est temps que vous…

Le vieux Garibaldien l’arrêta d’un geste du bras :

— C’était à toi qu’appartenait de choisir le moment.

Il se leva lentement. Sa barbe, inculte depuis la mort de Teresa, tombait drue et neigeuse sur sa large poitrine. Il tourna la tête vers la porte et appela d’une voix forte :

— Linda !

On entendit sortir de la maison un cri de réponse, bref et assourdi. Nostromo s’était levé, atterré, mais il restait muet et regardait la porte.

Il avait peur, peur non pas de se voir refuser la femme qu’il aimait, — (nul refus n’aurait pu le faire renoncer à une femme désirée) — mais le spectre du trésor s’était dressé en face de lui, réclamant, dans un silence impératif, sa soumission. Il avait peur parce que, comme les gringos de l’Azuera, il appartenait corps et âme, ni mort ni vivant, à son crime audacieux. Il avait peur de s’entendre interdire l’accès de l’île. Il avait peur, et ne dit rien.

En voyant les deux hommes debout, côte à côte, Linda s’arrêta sur le seuil de la porte. Nulle émotion ne pouvait échauffer la mortelle pâleur de son visage passionné, mais ses yeux noirs semblaient avoir capté et concentré, au fond de leurs profondeurs obscures, toute la lumière du soleil déclinant, en une flambée ardente, vite masquée par la tombée lente de leurs lourdes paupières.

— Voici ton mari, ton maître et ton bienfaiteur !

La voix du vieux Giorgio sonnait avec une puissance qui semblait emplir tout le golfe.

Elle s’avança, les yeux presque clos, comme une somnambule dans un rêve extatique.

Nostromo fit un effort surhumain :

— Il est temps, Linda, que nous soyons fiancés, fit-il posément, avec un accent d’impassibilité indifférente et glacée.

La jeune fille mit les doigts dans la paume ouverte, tandis que son père posait un instant la main sur sa tête baissée, où jouaient des reflets de bronze.

— Ainsi se trouve satisfaite l’âme de la morte.

Ces paroles sortaient de la bouche de Giorgio Viola, qui parla, quelques minutes, de sa femme défunte. Les deux jeunes gens, assis côte à côte, ne se regardaient pas. Puis le vieillard se tut, et Linda, toujours immobile, donna libre cours à sa passion :

— Depuis que j’ai pris conscience de la vie, sur cette terre, j’ai vécu pour vous, Gian’Battista. Et cela, vous le saviez ! Vous le saviez… Battistino.

Elle prononça ce nom avec l’intonation exacte de sa mère. Une ombre de sépulcre tomba sur le cœur de Nostromo.

— Oui, je le savais, dit-il.

Assis près d’eux, le Garibaldien baissait sa tête chenue ; sa vieille âme vivait seule avec ses souvenirs, tendres ou violents, terribles ou lugubres, toute seule sur cette terre peuplée d’hommes.

Et Linda, sa fille bien-aimée, soupirait :

— J’ai été à vous du plus profond de mes souvenirs. Il me suffisait de penser à vous, pour que le monde devînt vide à mes yeux. Quand vous étiez près de moi, je ne pouvais voir personne d’autre. J’étais à vous. Il n’y a rien de changé. Le monde vous appartient et vous m’y faites vivre…

Elle étouffa encore le ton de sa voix vibrante et trouva de nouvelles tendresses, de nouvelles tortures pour l’homme assis à son côté. Son murmure coulait, ardent et impétueux.

Elle parut ne pas voir sa sœur, qui sortait de la maison, portant une nappe d’autel qu’elle brodait, et passa devant eux, silencieuse, fraîche et blonde, avec un regard furtif et un demi-sourire, pour s’asseoir un peu à l’écart, de l’autre côté de Nostromo.

C’était un soir de paix. Le soleil rasait la ligne pourpre de l’océan ; le phare blanc, livide sur l’arrière-plan des nuages amassés à l’entrée du golfe, dressait sa lanterne, rouge et ardente comme une braise vive allumée au feu du ciel. Indolente et réservée, Gisèle levait de temps en temps la nappe d’autel, pour dissimuler des bâillements de jeune panthère.

Tout à coup, Linda se précipita vers sa sœur, lui saisit la tête et lui couvrit le visage de baisers. Nostromo sentit son cerveau chavirer. La jeune fille laissa enfin Gisèle, tout étourdie de caresses, et les mains molles aux genoux, tandis que l’esclave du trésor sentait monter en lui un désir de meurtre. Le vieux Giorgio leva sa tête léonine.

— Où vas-tu, Linda ?

— Au phare, padre mio.

— Oui, oui ! C’est ton devoir.

Il se leva aussi, pour regarder s’éloigner sa fille aînée, puis, sur un ton dont l’accent de fête semblait l’écho de joies perdues dans la nuit des temps :

— Je vais rentrer pour faire un peu de cuisine. Ah ! mon fils ! Le vieux saura bien dénicher une bonne bouteille.

Et, se tournant vers Gisèle, avec une voix d’austère tendresse :

— Quant à toi, petite, ne prie pas le Dieu des prêtres et des esclaves, mais le Dieu des orphelins, des pauvres, des opprimés et des petits enfants, de te donner pour mari un homme comme celui-là.

Sa main se posa un instant, de tout son poids, sur l’épaule de Nostromo, puis il rentra dans la maison. Le fol esclave du trésor de la San-Tomé sentit, à ces paroles, les griffes empoisonnées de la jalousie labourer profondément son cœur. Il était atterré de cette sensation nouvelle, de sa violence, de ce que le mot de mari comportait d’intimité physique. Un mari pour Gisèle ! Il était pourtant bien naturel qu’elle eût un jour un mari. Mais il n’avait jamais encore imaginé cela. À sentir que sa beauté pourrait appartenir à un autre, il éprouvait aussi le désir de tuer cette cadette du vieux Giorgio. Il murmura d’un ton farouche :

— On dit que vous aimez Ramirez.

Elle secoua la tête sans le regarder. Des reflets cuivrés passaient çà et là dans la profusion de ses cheveux d’or. Son front lisse avait le pur et doux éclat d’une perle sans prix, dans la splendeur d’un soleil couchant, où l’ombre mystérieuse des espaces étoilés, la pourpre de la mer et le ciel cramoisi mêlent leur magnifique sérénité.

— Non, fit-elle lentement. Je ne l’ai jamais aimé… Je crois n’avoir jamais… Lui m’aime… peut-être…

Sa voix lente, au timbre charmeur, s’éteignit dans l’air, et ses yeux levés restèrent perdus dans le vague, comme indifférents et sans pensée.

— Ramirez vous a dit qu’il vous aimait ? demanda Nostromo en se contenant.

— Ah ! oui… Une fois… Un soir…

— Le misérable ! Ah !…

Il avait bondi, comme si un taon l’avait piqué, et se tenait debout devant elle, muet de colère.

— Miséricorde divine ! Vous aussi, Gian’Battista ! Pauvre malheureuse que je suis !

Elle trouvait, pour se lamenter, des accents enfantins :

— Je l’ai dit à Linda, qui m’a grondée… grondée… Suis-je donc condamnée à passer mon existence comme une aveugle, comme une sourde-muette ? Elle a conté la chose à notre père, qui a décroché son fusil, pour le nettoyer. Pauvre Ramirez ! Puis vous venez, et elle vous en parle, à votre tour.

Il la contemplait. Il attachait ses yeux sur le creux de la gorge blanche, qui avait un charme invincible de jeunesse palpitante, délicate et vivante. Était-ce là l’enfant qu’il avait connue ? Était-ce possible ? Il s’avisa que, depuis quelques années, il l’avait, en somme, fort peu ou pas du tout vue. Pas du tout. Elle arrivait au monde comme un être inconnu. Elle s’imposait à son attention par surprise. Elle était pour lui un danger, un danger terrible. L’instinctive et froide résolution, qui n’avait jamais fait défaut au Capataz en face des périls de la vie, ajoutait sa force calme à la violence de sa passion. Et la jeune fille poursuivait, avec un son de voix qui lui rappelait la chanson de l’eau courante et le tintement d’une clochette d’argent :

— Vous m’avez, tous les trois, amenée ici, en captivité, entre le ciel et l’eau. Il n’y a pas autre chose : le ciel et l’eau ! Oh ! Sainte Mère de Dieu ! Mes cheveux blanchiront sur cette île odieuse. Je vous déteste, Gian’Battista !

Il eut un éclat de rire bruyant. La voix de la jeune fille l’enveloppait comme une caresse. Elle continuait à se lamenter et répandait sans s’en douter, comme une fleur qui exhale son parfum dans la fraîcheur du soir, l’indéfinissable séduction de sa personne. Était-ce sa faute, si personne n’avait jamais admiré Linda ? Dès leur petite enfance, lorsqu’elles allaient à la messe avec leur mère, elle se rappelait que les gens ne faisaient nulle attention à Linda, qui n’avait peur de rien, et l’épouvantaient au contraire, elle, petite créature timide, par leurs regards curieux. Sans doute étaient-ils attirés par ses cheveux d’or.

Il éclata :

— Par vos cheveux d’or et vos yeux de violettes, par vos lèvres de roses, par vos bras ronds et votre gorge blanche…

Imperturbable dans l’indolence de sa pose, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Elle n’était pas vaniteuse, et, pas plus qu’une fleur, n’avait conscience de sa beauté. Mais elle n’en fut pas moins heureuse, et peut-être une fleur aime-t-elle aussi s’entendre admirer. Nostromo baissa les yeux et poursuivit impétueusement :

— Par vos petits pieds.

Adossée au mur rude de la maison, elle paraissait jouir languissamment de l’ardeur du flot rose qui l’avait envahie. Son regard s’abaissa vers ses petits pieds.

— Alors, vous allez enfin épouser notre Linda. Elle est terrible ! Ah ! elle comprendra peut-être mieux, maintenant que vous lui avez dit votre amour. Elle ne sera plus aussi farouche.

Chica ! fit Nostromo ; je ne lui ai rien dit du tout.

— Hâtez-vous, alors. Venez le lui dire, dès demain, pour qu’elle fasse trêve à ses gronderies et me permette… qui sait ?

— Qu’elle vous permette d’écouter votre Ramirez ? Oh ! C’est bien cela ? Vous…

— Merci de Dieu ! Comme vous êtes violent, Giovanni, fit-elle, sans émoi. Qu’est-ce qu’un Ramirez ? Un Ramirez ? répéta-t-elle d’un ton rêveur.

Dans le crépuscule triste du golfe que couvraient les nuages, une raie de pourpre mettait à l’Occident une barre de fer étincelant, pour interdire l’entrée d’un monde obscur comme une caverne, où le magnifique Capataz avait amassé ses trésors d’amour et d’argent.

— Écoutez, Gisèle, fit-il d’un ton mesuré, je ne dirai pas un mot d’amour à votre sœur. Voulez-vous savoir pourquoi ?

— Hélas ! Je ne comprendrais sans doute pas, Giovanni. Papa affirme que vous n’êtes pas comme les autres hommes, que personne ne vous a jamais bien compris, que les riches auront encore des surprises… Oh ! Saints du ciel ! Je suis lasse !…

Elle leva sa broderie pour cacher le bas de son visage, puis la laissa retomber sur ses genoux. La lanterne du phare était masquée du côté de la terre, mais ils pouvaient voir, du haut de la sombre colonne, le long faisceau de lumière, allumé par Linda, glisser sur la mer à la rencontre de la lueur expirante à l’horizon de pourpre.

Gisèle Viola, la tête appuyée contre le mur de la maison, les yeux mi-clos, ses petits pieds croisés l’un sur l’autre, dans leurs bas blancs et leurs mules noires, semblait s’abandonner toute, avec un fatalisme paisible, au crépuscule assombri. Le charme de son corps, le mystère plein de promesses de son indolence mettaient dans la nuit du Golfe Placide, un parfum frais et enivrant, qui en pénétrait l’ombre et en imprégnait l’air. L’incorruptible Nostromo aspirait, de son souffle ardent et tumultueux, cette séduction ambiante. Il avait, en quittant le port, rejeté, pour ramer plus à l’aise, dans sa longue course en mer, la défroque citadine du capitaine Fidanza. Il se tenait devant la jeune fille, en ceinture rouge et en chemise rayée, comme autrefois, sur les quais de la Compagnie, dans son costume de marin méditerranéen, descendu à terre pour chercher fortune. La pénombre empourprée l’enveloppait aussi, douce, profonde, ouatée, comme elle s’était, à moins de cinquante mètres de là, épaissie, soir après soir, autour du total scepticisme de Decoud pour en faire une passion destructrice, et l’exalter, dans la solitude, jusqu’à la mort.

— Il faut que vous m’entendiez, reprit enfin Nostromo, avec une parfaite maîtrise de lui-même. Je ne dirai pas un mot d’amour à votre sœur, avec qui je suis fiancé, depuis ce soir, parce que c’est vous que j’aime ; c’est vous !…

Le crépuscule lui laissa voir encore le sourire tendre et voluptueux, instinctivement monté aux lèvres faites pour l’amour et les baisers, se figer en une expression douloureuse et hagarde de terreur. Il n’eut plus la force de se maîtriser, et malgré le frisson que lui causait l’approche du Capataz, les bras de Gisèle se tendirent vers lui, en un abandon alangui, en un geste de royale dignité. Nostromo tenait sa tête à deux mains et laissait tomber une pluie de baisers sur le front levé, qui brillait, lisse et blanc comme du satin, dans le soir empourpré. Dominateur et tendre, il prenait peu à peu possession de son esclave. Mais il s’aperçut que la jeune fille pleurait. Alors, l’incomparable Capataz, l’homme des insouciantes amours, se fit doux et caressant, comme une femme penchée sur un chagrin d’enfant. Il lui murmurait des mots de tendresse. Il s’assit près d’elle, pour serrer sa tête blonde contre sa poitrine. Il l’appelait son étoile et sa petite fleur.

La nuit était tombée. De la salle commune des gardiens du phare, où Giorgio, l’un des Mille Immortels, penchait sur un feu de charbon de bois sa tête de vieux lion héroïque, venait, avec un parfum de savante friture, un bruit grésillant.

Dans le désarroi d’un événement survenu comme un cataclysme, c’était la jeune fille qui conservait une lueur de raison. Nostromo, tout à l’extase de leur étreinte muette, ne voyait plus le monde. Mais elle soupira dans son oreille :

— Dieu de miséricorde ! Que vais-je devenir, maintenant, entre cette terre et cette eau, que j’exècre ? Linda ! Linda ! Je la vois !… Elle s’arracha violemment aux bras que ce nom avait desserrés. Mais nul n’approchait de leurs formes sombres, enlacées et palpitantes sur le fond blême du mur.

— Linda ! Pauvre Linda ! Je tremble ! Je mourrai de peur devant ma pauvre sœur Linda, fiancée aujourd’hui même à Giovanni, mon amoureux ! Giovanni ! Il faut que vous ayez été fou. Je ne vous comprends pas ! Vous n’êtes pas comme les autres hommes ! Je ne renoncerai jamais à vous, jamais, que pour Dieu seul ! Mais pourquoi avoir fait cette folie, cette chose atroce, cruelle, terrible ?

Elle s’était dégagée, et, la tête basse, laissait pendre ses mains. La nappe d’autel était tombée loin d’eux, comme si un grand souffle l’avait emportée, et faisait une tache blanche sur le sol noir.

— Par peur de vous perdre tout entière, fit Nostromo.

— Vous saviez bien que vous possédiez mon âme ! Vous savez tout ! Elle était faite pour vous ! Pouvait-il donc y avoir quelque chose d’assez fort pour nous séparer ? Quoi ? Dites-le ? répétait-elle, sans impatience, avec un accent d’assurance superbe.

— Votre mère morte, répondit-il très bas.

— Ah ! Pauvre mère ! Elle a toujours… C’est aujourd’hui une sainte du ciel, et je ne puis, pour elle, renoncer à vous. Non, Giovanni ! Pour Dieu seul ! Vous avez été fou, mais le mal est fait. Oh ! Qu’avez-vous fait ? Giovanni, mon amour, ma vie, mon maître, ne me laissez pas ici, dans ce sépulcre de nuages ! Il faut m’emmener tout de suite, à l’instant même, dans la petite barque. Giovanni, emmène-moi ce soir ; soustrais-moi à la terreur que je ressentirai sous les yeux de Linda, avant de pouvoir la regarder en face !

Elle se blottissait contre lui, et l’esclave du trésor sentait le poids d’une chaîne sur ses membres, la pression d’une main froide sur ses lèvres. Il luttait contre le charme.

— C’est impossible, fit-il. Pas encore ! Il y a un obstacle entre nous et la liberté.

Elle se pressait contre son corps, avec un instinct subtil et naïf de séduction.

— Tu divagues, Giovanni, mon amour, soupirait-elle, d’une voix tentatrice. Que peut-il y avoir ? Emporte-moi, dans tes bras, chez doña Emilia, — loin d’ici… Je ne suis pas bien lourde !

Elle s’attendait peut-être à ce qu’il l’enlevât tout de suite, dans les deux mains. Elle avait perdu toute notion de l’impossible. Tout pouvait arriver, dans cette nuit prodigieuse. Mais, voyant que Nostromo ne faisait aucun mouvement, elle s’écria, à voix presque haute :

— Je vous dis que j’ai peur de Linda ! Et comme il ne bougeait toujours pas, elle usa de cajolerie : Qu’y a-t-il donc, dis ? insista-t-elle avec tendresse.

Nostromo la sentait toute chaude, toute palpitante, toute vibrante au creux de son bras. L’exaltante notion de sa force, la triomphante griserie de son cœur le décidèrent à frapper un grand coup pour recouvrer sa liberté.

— C’est un trésor, fit-il. Et voyant qu’elle restait muette, sans comprendre, il répéta : Un trésor. Un trésor d’argent pour t’acheter une couronne d’or.

— Un trésor ? fit en écho la voix de la jeune fille qui semblait sortir d’un rêve. Que dites-vous donc là ?

Elle se dégagea doucement. Il se leva et abaissa les yeux sur elle, sur son visage, ses cheveux, ses lèvres, sur les fossettes de ses joues, sur toutes les grisantes séductions de sa personne.

— Un trésor d’argent ! balbutia Gisèle dont la voix nonchalante et tendre tremblait maintenant de terreur admirative et d’indicible curiosité. Où cela ? Comment l’avez-vous trouvé, Giovanni ?

Il luttait contre les liens de sa captivité. Et c’est comme on frappe un coup héroïque qu’il lança :

— Comme un voleur !

L’ombre dense du Golfe Placide parut tomber sur sa tête. Il ne voyait plus la jeune fille, noyée dans un long, obscur et sombre silence, d’où émergea enfin sa voix, avec une lueur faible qui marquait la place de son visage :

— Je t’aime ! Je t’aime !

Ces paroles donnèrent à Nostromo une impression nouvelle de liberté ; elles nouaient un charme plus puissant que le charme maudit du trésor ; elles muaient en une exaltante certitude de puissance sa sujétion lasse à cette chose morte. Il l’adorerait ; il lui donnerait une splendeur égale à celle de doña Emilia. Les riches vivaient de ce qu’ils dérobaient au peuple, mais lui n’avait rien pris aux riches, rien que n’eût déjà perdu leur folie et leur traîtrise. Car on l’avait trahi, trompé, tenté. Il avait gardé le trésor dans un but de vengeance. Mais que lui importait le trésor maintenant ? C’est elle seule qu’il aimait. Il encadrerait sa beauté d’un palais placé sur une colline couronnée d’oliviers, une colline blanche au-dessus d’une mer bleue. Il la garderait là comme un joyau dans une cassette. Il lui achèterait des terres, dans son pays fertile en vignes et en blé ; des terres pour poser ses petits pieds. Il les baisait ces pieds… Il les avait déjà payées de l’âme d’une femme et de la vie d’un homme… Le Capataz des Cargadores goûtait la griserie suprême de sa générosité. Il jeta superbement à ses pieds le trésor vaincu, dans l’obscurité impénétrable du golfe. Mais il fallait qu’elle le laissât d’abord s’enrichir.

Elle écoutait, sans bouger, les doigts dans les cheveux de Nostromo, qui se releva titubant, tremblant et vidé comme s’il avait lancé son âme loin de lui.

— Hâte-toi, alors, soupira-t-elle. Hâte-toi, Giovanni, mon amant, mon maître, car je ne renoncerai à toi que pour Dieu. Et j’ai peur de Linda.

Il la sentit frissonner, et jura de faire tout son possible. Il s’en remettait au courage de Gisèle, qui promit d’être brave pour être toujours aimée… bien loin, dans un palais juché sur une colline blanche, dominant une mer bleue. Puis avec une ardeur timide et tentatrice, elle murmura :

— Où est-il, ce trésor ? Où ? Dis-le-moi, Giovanni.

Nostromo ouvrit la bouche, et resta silencieux, atterré.

— Non ! Pas cela ! Pas cela ! fit-il, d’un ton haletant, avec l’épouvante du sortilège qui l’avait rendu muet devant tant de gens et qui scellait à nouveau ses lèvres avec une force intacte. Même pas à cette enfant ; même pas. C’était trop dangereux. Je te défends de me le demander, cria-t-il, en étouffant son accent de fureur.

Il n’avait pas regagné sa liberté. Le spectre du trésor interdit surgissait, statue d’argent, debout à côté de la jeune fille, impitoyable et mystérieuse, avec un doigt sur ses lèvres pâles. Nostromo sentait son âme mourir en lui à l’idée de s’en aller bientôt ramper dans le ravin, avec l’odeur de terre humide et de feuilles pourries aux narines, de ramper vers un but qui l’écœurait et de repartir chargé d’argent, l’oreille aux aguets. Et c’est ce soir même qu’il fallait accomplir cette besogne de lâche esclave.

Il s’inclina très bas, pressa contre ses lèvres l’ourlet de la robe de Gisèle, et d’un ton autoritaire :

— Dis-leur que je n’ai pas voulu rester.

Il était parti, sans un bruit de pas dans la nuit sombre, et Gisèle restait immobile, la tête mollement appuyée au mur, les petits pieds croisés l’un sur l’autre. Le vieux Giorgio, quand il sortit, ne parut pas aussi surpris de ce qu’elle lui disait qu’elle l’avait redouté. Elle était pleine maintenant d’une crainte inexplicable, d’une crainte de tout et de tous, excepté de son Giovanni et du trésor. Mais cela, c’était incroyable.

Le vieux Garibaldien accepta le brusque départ de Nostromo avec une indulgence sagace. Il se rappelait ses propres sentiments en semblable occurrence, et pénétrait avec une compréhension toute masculine les motifs du jeune homme.

— Va bene. Qu’il s’en aille. Ha ! ha ! Pour belle que soit la jeune fille, cela saisit toujours. La liberté ! Il en est de plus d’une espèce. Il a prononcé le grand mot, et ce n’est pas une poule mouillée que mon fils Gian’Battista. Et s’adressant à la frémissante Gisèle… Il ne faut pas qu’un homme soit trop soumis, ajouta-t-il d’un ton dogmatique. Son immobilité et son silence lui parurent suspects. Ne va pas être jalouse du sort de ta sœur, grommela-t-il, de sa voix profonde et grave.

Il dut bientôt revenir sur le seuil de la porte pour appeler la jeune fille. Il était tard. Il dut lancer son nom trois fois pour lui faire bouger la tête. Restée seule, elle s’était sentie paralysée de stupeur. Elle entra dans la chambre qu’elle partageait avec Linda comme une somnambule. Elle semblait si absente que le vieux Giorgio levant des pages de la Bible ses yeux chaussés de lunettes, hocha la tête en lui voyant fermer la porte derrière elle.

Gisèle traversa la chambre sans rien regarder et alla droit à la fenêtre ouverte. Linda, descendant de la tour dans l’exubérance de son bonheur, la trouva assise en face de la nuit noire, pleine de soupirs du vent et du bruit d’ondées lointaines, une vraie nuit du golfe, trop épaisse pour l’œil de Dieu et l’astuce du diable. Elle ne tourna pas la tête, quand la porte s’ouvrit.

Il y avait, dans cette immobilité, quelque chose qui troubla le ciel de Linda. La sœur aînée s’irrita : l’enfant pense à ce misérable Ramirez, se dit-elle. Elle avait soif de paroles et lança un impérieux : « Gisèle ! » qui resta sans effet sur la jeune fille immobile.

Celle qui se préparait à vivre dans un palais, sur un domaine à elle, défaillait de terreur. Pour rien au monde, elle n’eût tourné la tête et regardé sa sœur. Son cœur battait follement. Elle dit précipitamment, d’une voix faible :

— Ne me parle pas. Je prie.

Désappointée, Linda sortit de la chambre, et Gisèle resta devant la fenêtre, incrédule, perdue, éblouie, patiente, comme si elle eût attendu confirmation de l’incroyable. L’obscurité des nuages semblait aussi faire partie de son rêve. Elle attendait.

Elle n’attendit pas en vain. L’homme dont l’âme était morte et qui se glissait hors du ravin avec sa charge d’argent, avait vu la lueur de la fenêtre ouverte et ne put s’empêcher de remonter de la grève.

Gisèle vit, comme par un prodigieux miracle, surgir de l’ombre impénétrable l’esclave du trésor. Et elle accueillit ce retour, comme si le monde n’eût plus eu pour elle ce soir-là, de surprises.

Elle se leva, toute raide, obéissante, et bien avant que la lumière de la pièce ne fût tombée sur le visage de l’homme, se mit à soupirer :

— Tu es revenu pour m’emporter. C’est bien ! Ouvre tes bras, Giovanni, mon amant ! Me voici.

Il suspendit sa marche prudente et, les yeux brillant d’un éclat sauvage, répondit d’une voix rauque :

— Pas encore, il faut que je m’enrichisse tout doucement…

Un accent de menace passa dans sa voix :

— N’oublie pas que tu as un voleur pour amant !

— Oui ! oui ! soupira-t-elle fiévreusement. Viens plus près ! Écoute !… Ne m’abandonne pas, Giovanni ! Jamais ! Jamais !… Je serai patiente…

Sa silhouette se penchait avec tendresse, par la fenêtre basse, vers l’esclave interdit. La lumière s’éteignit dans la chambre, et le magnifique Capataz des Cargadores alourdi par le poids des lingots, étreignit, dans l’ombre du golfe, le cou blanc de la jeune fille, comme s’accroche à un fétu de paille un homme qui se noie.


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