Notes et impressions d’une parisienne/Texte entier

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MARIE-LOUISE NÉRON

Notes et Impressions
d’une Parisienne
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33



Notes et Impressions
d’une Parisienne



DU MÊME AUTEUR


ROMANS


Le Crime d'Orbans 
 1 vol.
Les Diamants de Cerisoles 
 1 vol.
La Grisette de Saint-Cyprien 
 1 vol.
Mère 
 1 vol.
Le Moulin du Père Gerôme 
 1 vol.
Plus fort que la Haine 
 1 vol.
Réprouvé 
 1 vol.


THÉÂTRE


La Lune de Miel parlementaire. Un acte. (La Bodinière). 
 1 vol.
Influenzé par sa Belle-Mère. Un acte. (La Bodinière). 
 1 vol.


MONOGRAPHIE


Voyage de Monsieur Loubet en Russie. (En collaboration avec M. Jean-Bernard.) 500 gravures hors texte. 
 1 vol.


Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.


MARIE-LOUISE NÉRON

Notes et Impressions
d’une Parisienne
PARIS
LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33



AVANT-PROPOS




Un contemporain, M. Louis Dimier, a écrit : « Le journaliste, on ne le lit qu’une fois, et sa parole, quoique écrite, n’en est pas moins éphémère que celle de l’orateur. »

C’est peu consolant pour ceux qui, tous les jours, jettent au public, parfois indifférent, des centaines de feuillets sur les événements qui se déroulent, sur les hommes qui passent, sur les mille et un actes de cette comédie parisienne qui se joue du matin au soir. L’auteur de ces quelques « Notes et Souvenirs » ne saurait avoir la prétention d’échapper à la règle commune et sauver de l’oubli ces lignes rapides où elle a noté au passage quelques-unes des émotions éprouvées au fil des jours.

Un peu par hasard, beaucoup par goût, l’auteur fut journaliste à un moment où il y avait quelque singularité à s’exercer dans un métier accaparé jusqu’ici par les hommes seuls. Mme Marguerite Durand avait fondé la Fronde, le premier journal quotidien de femmes, où toute la rédaction, l’administration et la composition étaient uniquement assurées par des femmes. La tentative était hardie ; elle n’était point banale, et on peut dire aujourd’hui que, dirigée avec un véritable talent d’organisatrice, elle réussit assez pour montrer qu’avec un peu de persévérance le succès aurait prolongé une œuvre qui dura près de dix ans.

Pendant cette période, délaissant le roman, qui est l’Histoire inventée, l’auteur ne passa pas une journée sans écrire un article sur un des incidents, grands et petits, de la vie de Paris ; elle assista à bien des drames, à bien des mouvements de la rue, à des fêtes brillantes, à des scènes navrantes, à des joies de la foule, à de nombreuses douleurs privées, et elle a rendu compte de toutes ces émotions diverses, notant au passage les mille aspects de Paris, changeants et divers.

Quand la Fronde eut disparu, la femme-journaliste chercha à conserver une place modeste mais à laquelle elle tenait, au Figaro d’abord, puis au Gil-Blas, de MM. Ollendorff et Périvier, et à l’Indépendance belge enfin, où elle est demeurée depuis, fière d’une hospitalité dans un des grands journaux internationaux qui portent la langue et les idées françaises aux quatre coins du monde.

Femme-journaliste !… cela étonne peut-être, et pour beaucoup cela détonne. Pourquoi ?… Une profession qui a été illustrée par Mmes de Girardin, Clémence Royer et Séverine, par Mme Mathilde Serao en Italie, Mme Pardo-Bazoan en Espagne et Mme Crawfort en Angleterre, pour ne citer que celles-là, peut tenter une plus modeste qui croit sincèrement qu’on peut imposer le respect que toute femme a le droit de revendiquer tout en écrivant au jour le jour, en restant une mère de famille et en se souvenant que Mme de Sévigné conseillait de ne négliger aucun des soins de la maison, depuis le ravaudage des chausses jusqu’à la confection des mets appréciés par le mari, et la célèbre épistolière donnait l’exemple. Une exception ?… Ma foi non, elles sont nombreuses, bien plus qu’on ne le croit, celles qui, sans tapage, sans bruit, accomplissent ainsi leur besogne quotidienne, ne délaissant aucun de leurs devoirs du foyer. Ce n’est pas toujours facile, j’en conviens ; le principal, c’est que cela soit possible. À une époque où nous avons des femmes qui se distinguent dans le commerce, qui sont des prix de Rome, avocates, médecins, pourquoi n’y aurait-il pas des femmes journalistes ? Nous sommes plusieurs, dans les syndicats de presse[1]. En province, il en est qui sont les meilleures et les plus utiles collaboratrices de leur mari.

Tout cela est bien, mais pourquoi avoir voulu fixer quelques-uns de ces feuillets que l’actualité a vus naître et que le vent de l’oubli doit emporter ?… Est-ce par orgueil ? Certes non, mais il a paru à quelques-uns que ces impressions hâtives d’une femme en face des événements qui ne sont plus pouvaient encore intéresser ceux qui veulent comparer les jugements des uns et des autres, et l’auteur s’est laissé convaincre — trop facilement peut-être.

M.-L. N.
Paris, le 2 juillet 1914.

Le Noël des Pauvres


26 décembre 1895.


Ceux qui s’imaginent que la vie de Paris commence au boulevard Montmartre pour finir à la Madeleine, bornée au nord par un cabaret renommé, au sud par une brasserie célèbre, ceux-là connaissent bien mal Paris, et le réveillon des grands boulevards n’est ni le plus pittoresque ni le plus amusant. Pour bien voir les fêtes populaires, il ne faut pas aller dans les restaurants à la mode, dont la vogue, obtenue à grands renfort de réclame, dure plus ou moins selon ce que les propriétaires de ces établissements consacrent à la publicité. Pour noter les impressions d’un réveillon intéressant et pittoresque, il faut pèleriner dans les quartiers excentriques, chez les pauvres gens, pour qui la joie est mesurée et le bonheur distribué avec parcimonie. Ainsi ai-je fait hier soir, durant cette froide mais belle nuit de Noël.

Je commence par le dix-huitième arrondissement, et me voici presque en plein faubourg à Notre-Dame de Clignancourt.

Noyée dans la brume, l’église se découpe en masse sombre, qu’éclaire par endroits le rougeoiment des vitraux qui laissent filtrer les lueurs des cierges.

Les grandes portes sont closes, et, n’étaient les lumières qui animent le monument, on ne se croirait point à la nuit de Noël.

Sur un des côtés, près d’une petite porte, des femmes, des hommes, des enfants, se groupent. Mais, tel un cerbère, un marguillier gros et gras, de cette graisse poupine qui empâte, garde l’entrée et repousse les fidèles et les curieux accourus. Il faut des cartes pour pénétrer dans le sanctuaire ; pas de cartes, pas de messe de minuit.

Des protestations s’élèvent, on murmure :

— Une église n’est cependant pas un théâtre pour qu’il faille passer au guichet, dit un ouvrier.

— Ah ! misère, gémit une bonne vieille encapuchonnée d’un mauvais châle, la religion est donc tout à fait perdue qu’on ne peut plus sans permission venir prier son bon Dieu un soir de Noël.

Et le concert des récriminations monte.

Du reste, la consigne n’est pas aussi sévère pour tous, et devant mon costume plus élégant, avec le respect de la soie et de la fourrure, le guichetier de minuit me propose d’entrer même sans invitation.

Grand merci ; j’ai assez vu et me voilà partie, allant un peu plus loin, traversant des quartiers sombres et des rues désertes. Seuls, quelques marchands de vin tiennent leurs boutiques ouvertes, des épiciers surveillent leurs larges éventaires, où les oranges tranchent de leur jaune vif sur la blancheur des dragées bon marché, pendant que des bourriches d’huîtres se vident lentement. Ah ! on ne connaît guère les belles marennes dans ces parages, et la portugaise, cette ostende du pauvre, sera le régal de bien des ménages auxquels cet extra donnera l’illusion des soupers de luxe.

Un marchand de vin a affiché une tombola dont le lot principal, une grosse dinde, est exposée dans la vitrine, et une annonce écrite à la main porte ces mots suggestifs : « On boudinera à minuit. »

Des ménages ouvriers entrent boire le litre à douze avec le vague espoir de gagner la dinde, qui étale ses rotondités blanches dans une superbe impudeur gastronomique.

Me voici à la Villette : les abattoirs sont illuminés ; comme d’habitude, on travaille ferme pour approvisionner la ville demain matin, car Paris aura faim en dépit des franches lippées de cette nuit de réveillon.

J’entre à l’église du quartier, à Saint-Bernard de la Chapelle.

Ici on pénètre librement et sans carte. L’église est comble, et un profond silence pèse sur cette foule que traversent de temps à autre des prêtres qui mettent de l’ordre dans le placement des fidèles.

Je reconnais le vicaire de la paroisse, que je rencontrai dans une vente de charité.

— Vous ne fermez donc pas la porte aux fidèles, monsieur l’abbé ?

— Mais non, nous nous en garderions bien ; les chrétiens sont ici chez eux et les pauvres gens ont bien le droit de venir adorer Celui qui voulut naître dans une étable pour leur ressembler.

— Vous ne craignez pas le bruit ?

— Pas du tout. Les libre penseurs sont nombreux dans ce quartier, mais ils ne nous troublent jamais, ce sont des voisins indifférents, ce ne sont pas des ennemis. Beaucoup de leurs femmes et de leurs enfants sont ici, et plus d’un viendra les prendre à la sortie de la messe, regrettant peut-être le temps où il croyait et où il participait à nos cérémonies.

Après avoir jeté un coup d’œil sur la vieille église Saint-Bernard, aux murs mangés de lèpre, le long desquels s’alignent de pauvres confessionnaux tout droits et tout simples comme ceux qui viennent s’y agenouiller, je reprends ma promenade à travers ces quartiers sombres où plane une morne tristesse.

Me voici à Saint-Georges, dans la rue de Bolivar. Ce qui me frappe encore, c’est de trouver l’église archipleine et le recueillement parfait. Les hommes sont presque aussi nombreux que les femmes. Les ouvriers dominent, et en même temps que moi entrent quelques garçons bouchers qui ont fini leur travail à la Villette.

Peu ou point de chapeaux : les hommes ont des casquettes et les femmes cachent les mèches folles de leurs cheveux sous des fanchons de laine. Près d’une crèche où un Jésus de cire dort entre un troupeau de moutons et les légendaires animaux de l’étable, quelques fidèles allument de petits cierges de deux sous que débite une marchande assise dans un fauteuil et qui offre aussi des Jésus de sucre, des croix en chocolat et des pères Noël poudrés de givre. C’est le bazar installé dans le temple, et la vendeuse de bimbeloteries religieuses mêle le côté ridicule de l’épicerie à des cérémonies qu’on voudrait imposantes.

Poussons du côté de Belleville, où la rumeur révolutionnaire n’est jamais éteinte. Il faut suivre la longue rue des Pyrénées avec ses chantiers, ses terrains vagues, ses maisons en construction. Les charcuteries seules demeurent ouvertes, avec leurs étalages de porc frais dont les chairs roses piquent une note claire entre les assiettes de boudins et les pyramides d’andouillettes.

Dans un terrain vague trois roulottes sont venues s’échouer ; accroupies dans la nuit, elles m’apparaissent tout à coup, là, comme de luxueux appartements ; on essaye de s’égayer pour passer cette nuit de Noël. L’étroit tuyau de tôle fume et les fenêtres étriquées des voitures luisent comme de gigantesques étoiles dans la pénombre qu’elles trouent. On rit, on réveillonne ; un refrain de chanson me parvient. Pauvres gens !

Plus loin, sur un tertre qu’escalade une rampe d’escaliers, un asile de nuit. Tout est morne et silencieux, les va-nu-pieds et les sans-asiles, qui sont venus s’abriter là, dorment d’un lourd sommeil triste.

Les joyeusetés de la vie ne sont pas pour eux.

Enfin, me voici à Saint-Pierre de Charonne.

Il eût été curieux de voir ce coin si pauvre du vingtième arrondissement. Mais ici non plus on ne laisse entrer qu’avec des cartes. Un bedeau, qui semble avoir la langue lourde, en défend l’entrée. La vieille église penchée sur la colline où on accède par de larges marches de pierre retentit de chants. C’est le refrain d’un vieux cantique :

Il est né, le divin Enfant !

Mais il gèle dehors, et, repoussée par la hallebarde du suisse, je me dirige vers Sainte-Marguerite. Ici encore l’entrée de l’église est interdite.

— Votre carte, votre carte ? murmure un gardien à chaque nouvel arrivant.

Et brutal il refoule à lui tout seul les femmes qui essaient de pénétrer dans le vestibule de l’église. Je l’ai vu exerçant ainsi ses biceps et empêchant l’accès à une douzaine d’ouvrières qui ne venaient certes pas pour faire du bruit, mais qui auraient bien voulu peut-être prier un peu par cette nuit de Noël.

Du groupe de femmes ainsi repoussées se détache un petit gringalet d’ouvrier à la voix blanche et grasse qui s’emporte. Il menace d’aller tout conter à l’Intransigeant.

— Je me f… iche de l’Intransigeant, riposte une voix, celle du gardien de la porte, que les sergents de ville sont obligés de calmer dans son zèle pieux.

Je laisse à ses exercices de pugilat ce fidèle cerbère et je change de quartier.

Traversons la Seine. Nous voici au boulevard de l’Hôpital. Je croise des groupes de soldats, la musette au côté, qui marchent en chantant. Ce sont des permissionnaires.

Quel contraste ! Là les cantiques naïfs, ici le refrain de caserne à l’allure débraillée.

Elle se doutait qu’un garçon
Voulait embrasser sa fille.

Mais ma voiture s’arrête devant Saint-Marcel.

La porte large ouverte livre passage à tout venant.

Ah ! la pauvre et touchante église, avec ses piliers de bois grossièrement bariolés, son chemin de croix de quatre sous et ses murs nus. On se croirait tout à coup transporté bien loin de Paris, perdu dans un chétif sanctuaire de village. Ceux qui viennent prier là sont des simples, et c’est bien la foi qui les agenouille devant ce modeste autel, humble comme la mansarde qu’ils habitent.

Le recueillement est profond : c’est l’heure de la communion, et j’admire la foule respectueuse, les têtes qui se courbent pendant que l’orgue égrène la vieille musique des noëls, qui font songer à une époque disparue.

À Saint-Médard la messe de minuit finit quand, vers deux heures du matin, j’arrive devant cette antique collégiale de l’an mille, qui a résisté à la pioche des démolisseurs qui ont écourté, des deux côtés, la vieille rue Mouffetard, ce cœur du faubourg Saint-Marceau.

La foule des ouvriers et des ouvrières quitte l’église et se disperse dans le quartier. Les uns rentrent chez les rôtisseurs, dont les grandes cheminées flambent, les autres chez les mastroquets, où se débitent les cafés à deux sous. Ici, tout est bruyant, bon enfant ; on est allégé de la morne tristesse des autres quartiers plus pauvres encore. Il souffle comme un vent de gaieté qu’on ne sent pas ailleurs.

Une vision triste, au milieu de ce bruit, de cette liesse. Un grand gaillard, un homme d’une quarantaine d’années, un colosse, un ouvrier pauvrement vêtu, conduit trois fillettes habillées de noir et dont l’aînée doit avoir dix ans, la seconde huit, l’autre cinq.

— Allons, rentrons leur dit-il, les empaquetant dans des châles et des cache-nez. Vous avez prié ce petit Jésus pour votre maman.

— Oh ! oui, dit l’une des petites, et l’an passé c’est avec elle que nous étions venues à la messe de minuit.

Le colosse d’un geste brusque essuie une larme qui roule le long de sa joue, et entraîne vers le logis désert les trois fillettes grelottantes. L’église se ferme.

Un aveugle accroupi devant la porte tient d’une main une lanterne allumée et de l’autre une sébile où sonnent de gros sous.

— La charité s’il vous plaît !

Et les pauvres offrent leur aumône à plus pauvre encore.

Je regagne la rive droite en traversant le quartier latin, où les étudiants et leurs compagnes remplissent le boulevard Saint-Michel de cris et de chansons. Ceux-ci sont gais, ils ont tout ce qui donne le bonheur : la fortune peut-être, mais la jeunesse et l’espérance sûrement.



Ouverture des Sarcophages
de Voltaire et de Rousseau


19 décembre 1897.


La question troublante de savoir si oui ou non les sarcophages de Voltaire et de Rousseau devant lesquels la foule s’incline respectueusement contiennent les ultimes dépouilles des deux grands hommes qui rayonnèrent sur leur génération et même sur la nôtre, cette question va avoir sa réponse.

Les deux tombes qui seront fouillées aujourd’hui livreront elles-mêmes leur secret.

Cette question, du reste, ne date pas d’hier. Elle fut soulevée en 1866, et, sous l’anonymat, l’empereur Napoléon III y prit une part active, soutenant que les caveaux avaient été violés.

Un soir, comme on s’en entretenait aux Tuileries, un royaliste rallié à l’Empire et qui voulait faire sa cour à l’impératrice Eugénie s’écria :

— Le grand mal, après tout, si on a vraiment dispersé ces cendres au vent ! Les révolutionnaires ont-ils respecté les tombes de Saint-Denis ?

Quelques années auparavant on parlait de cette violation devant M. de Puymaurin, qui avait été ministre sous la Restauration.

— Ah ! plût au ciel, dit-il, qu’il eût été possible de détruire à jamais, avec les ossements de Voltaire et de Rousseau, leurs doctrines pernicieuses et leurs détestables ouvrages.

Au demeurant, que les restes de Voltaire soient oui ou non au Panthéon, ils ne purent y être portés tout entiers.

Déjà le cœur était dans la famille de Vilette, et au moment de la translation des cendres à l’abbaye de Sellières, dans l’Aube, le 10 mai 1791, un des assistants parvint à s’emparer d’un talon, qui fut donné à un collectionneur, M. Madonnet, propriétaire près de Troyes.

La famille de M. de Curel, l’auteur du Repas de lion, hérita de cette singulière relique. Peut-être l’a-t-elle encore.

Un autre assistant ramassa une dent qui s’était détachée, et la fit plus tard enchâsser dans une bague. Mais, cette particularité ayant été connue de quelques amateurs, on ne tarda pas à voir les dents de Voltaire se multiplier au point qu’on en relève soixante-treize dans divers catalogues. C’est beaucoup pour un seul homme.

La cérémonie d’aujourd’hui, après quatre-vingts ans de contradictions les plus diverses, était donc impatiemment attendue par les lettrés.

Les cercueils allaient-ils, oui ou non, laisser apparaître les ossements des deux grands hommes ?

Voilà ce que se demandaient les favorisés qui allaient pénétrer dans la crypte du Panthéon.

Dès le matin, la grille de l’ancienne basilique est gardée par un agent de ville, et pour passer il est besoin de montrer une invitation. Je n’avais pour carte d’entrée qu’une lettre à en-tête de la Fronde, lettre dans laquelle on me signalait la cérémonie. Notre journal, qui datait de quelques jours à peine, n’avait pas encore été inscrit sur la liste des quotidiens de Paris.

— Cela ne suffit pas, madame, me dit le municipal ; il faut une carte de presse.

J’étais désolée : être là et ne pas entrer. Je me souviens heureusement que M. Hamel, ancien président de la Société des Gens de lettres, dirigeait en quelque sorte cette cérémonie, car c’était sur sa demande que le ministre avait accordé l’autorisation d’ouvrir les sarcophages. Une carte de visite passée, et je franchis la grille comme les confrères.

Sous la grande voûte froide du Panthéon, à peine une centaine d’invités. Les femmes brillaient par leur absence ; j’étais seule avec deux autres dames, qui avaient par faveur accompagné leur mari et leur père.

L’attente est longue : une heure et demie ; deux heures sonnent en résonnant sourdement dans le grand édifice. On cause, ces messieurs discutent.

— Croyez-vous à la présence des corps ?

— Non, il y a longtemps qu’ils ont disparu.

C’est l’opinion générale de la plus grande partie des hommes réunis là : les tombes sont vides.

De vieux érudits se racontent dans un coin les discussions soulevées, les demandes et les réponses qui pendant de si longues années ont passionné les curieux.

Dans les groupes qui discutent, je reconnais MM. Roujon, Berger, délégués par le ministre de l’Instruction publique, Montorgueil, Stiegler, Jules Claretie, qui, lui, est un convaincu.

— Les corps sont ici, dit-il à des amis qui l’interrogent ; pour moi, il n’y a pas de doute.

Puis voici plus loin, près d’un des grands piliers, MM. Berthelot, Duvauchel, un féministe qui s’est occupé de l’érection d’un monument à Rousseau ; Clovis Hugues, John Grand-Carteret, le Dr Cabanès, Lardy, qui représente la ville de Ferney. J’en passe des plus connus.

Enfin, la commission qui doit présider à l’ouverture des tombeaux est au complet ; le commissaire de police est présent, il n’y a plus qu’à descendre à la salle souterraine où gisent les deux sarcophages.

Dans la crypte lugubrement froide, d’un froid de sépulcre, on se trouve devant une petite porte, qui ferme le caveau de Voltaire. L’espace est étroit, on se presse ; des jeunes gens, pour mieux voir, escaladent le monument de Soufflot. La porte s’ouvre enfin, et MM. Hamel, J. Claretie, Roujon, Berger pénètrent dans le caveau. Par cette échappée on aperçoit la statue en pied de Voltaire, dont la tête au sourire narquois domine l’assistance.

— Messieurs, Voltaire est bien là.

C’est M. Hamel qui lance cette phrase d’une voix triomphante. Tout aussitôt le défilé des curieux commence.

Dans la longue caisse de chêne, on aperçoit le crâne, dont la forme est bien caractéristique, les tibias et les vertèbres de ce qui fut Voltaire.

Voilà donc ce qui reste de celui qui fit craquer le vieux monde et contribua à renverser, pour sa part, le trône de Louis XVI, dont les cachets aux trois fleurs de lys de France s’apercevaient encore un instant auparavant scellant la bière du terrible rieur.

Maintenant que la moitié du problème est résolue, il ne reste plus qu’à vérifier le sarcophage de Rousseau.

Le cercueil, qui est triple : cercueil de hêtre, cercueil de plomb et cercueil de chêne, est long à forcer.

Le bruit de la scie et du marteau résonne longtemps dans l’étroit caveau où repose Rousseau. La nuit tombe. L’obscurité est presque complète dans la crypte. L’anxiété augmente. Rousseau, ainsi que Voltaire, va-t-il nous apparaître dans sa caisse de chêne ?

Un dernier effort et le couvercle est soulevé.

— Rousseau est superbe, messieurs, intact, les bras croisés sur sa poitrine, crie un des membres de la commission qui se trouve devant le cercueil au moment de l’ouverture.

— Et le crâne ? et le crâne ? demande-t-on.

— Le crâne, le voici, il ne présente aucune trace de blessure.

Des ah ! retentissent triomphants.

Le défilé commence, émotionné, devant le cercueil où le squelette de Rousseau, admirablement conservé, demeure étendu, loque lamentable dans la poussière fine des étoffes et des chairs réduites en cendre.

C’est fini, les spectateurs un à un se retirent, remués, fiers d’avoir vu les précieuses reliques.

— Dire que j’ai tenu dans ma main le tibia de Voltaire, s’exclame avec une joie émue un des jeunes gens présents. Ah ! je suis plus content que si j’avais serré la main de Napoléon.

Voilà donc une légende qui s’envole.

Combien d’autres fables historiques ne résisteraient pas davantage à un examen sérieux !

Voilà donc les royalistes de 1814 déchargés d’une accusation qu’on imputait à leur fanatisme. Dans la joie de leur triomphe ils n’osèrent pas jeter au vent ces cendres de leurs deux terribles ennemis.

Une réflexion s’impose.

Pourquoi donc ne l’avaient-ils pas dit plus tôt ? Le moyen de se disculper était simple, et il semble étonnant qu’il ait fallu attendre un gouvernement républicain pour que fût prise une initiative dont le résultat détruit à jamais la calomnie dont on poursuivait avec insistance les réacteurs de la Restauration.

Enfin, voilà résolu ce problème qui motiva tant de chroniques et émut tant de chroniqueurs.

À qui le tour maintenant ?

On demande des légendes à détruire et des calomnies à réduire à néant.



Une Visite à Madame Michelet


12 avril 1898.


Enveloppantes, douces, pétries de caresses, le cœur débordant de bonté, l’âme remplie de trésors d’indulgence, de dévoûment et d’abnégation, voilà comment j’aime à me représenter les compagnes fidèles de nos grands hommes disparus.

Partager la vie de ces demi-dieux aux puissants cerveaux, les soutenir dans les luttes âpres, panser, d’une main maternelle et légère, les blessures saignantes, les meurtrissures douloureuses, qui accrochent au passage le pèlerin gravissant la montée rude de l’existence, certes, la tâche est difficile, et l’admiration va vers celles qui ont noblement supporté le poids de cette délicate mission.

La femme, cet être faible et charmant, ce bibelot d’étagère, cette figurine de Saxe, jolie et futile, peut, selon son gré, inspirer à l’homme des envolées de génie, des bassesses ou des lâchetés. Elle est sa bonne ou sa mauvaise étoile.

Et que l’on ne vienne pas invoquer la force du mâle, sa volonté, sa robustesse ; en dépit de lui, à son insu même, il subit le magnétisme féminin de celle qui partage sa vie. Il peut se cabrer sous la révolte de son moi ; peu à peu, sa pensée s’exalte ou faiblit, il croît ou décroît, incline à droite ou oscille à gauche suivant la direction douce, mais ferme, tenace et têtue de la femme.

Le poète puise dans l’amour violent, fort, passionné, ses beaux vers martelés, tout flamboyants ; il trouve les notes tristes, maladives, névrosées, dans l’acuité de la souffrance de l’amour malheureux.

Le peintre poursuit sa chimère, la tête dans le ciel, s’il marche à la conquête de son idéal, la main dans la main de sa compagne sans crainte pour les rudesses de la route, bravant sans affres les nécessités de la vie. Mais, si sollicité il s’attarde à des compromissions mesquines, s’il prête l’oreille aux discours perfides, s’il ouït avec complaisance les récriminations sur les besoins matériels, c’en est fini de son art ; cassées les ailes. Il était taillé pour le vol haut, il retombe à terre où il se traînera blessé pour toujours.

Mme Michelet, la femme de l’historien éminent, a été de ces vaillantes au cœur fier qui soutiennent dans les heures de lutte, de tout leur amour dévoué, leurs grands hommes de maris.

Avant la fête de glorification qui se prépare j’ai voulu voir Mme Michelet pour étudier sur son front le reflet de bonheur que doit y mettre l’approche du centenaire de l’auteur de la Révolution française. Je la trouve dans ce même appartement de la rue d’Assas où Michelet s’est éteint. Rien n’a été changé, chaque chose est demeurée ; les bibelots, les peintures, les meubles occupent la même place, entretenus pieusement.

De taille moyenne, une belle physionomie grave qu’éclaire un sourire délicieux, des yeux vifs, brillants, dont l’éclat est voilé par instant d’un imperceptible mouvement de paupières, des cheveux courts, bouclés, d’un blanc de neige nimbant le front, telle m’apparaît Mme Michelet. Accueillante, elle veut bien me parler un peu de sa vie intime, de son mariage là-bas, à Montauban, sur ce plateau de Quercy qu’elle revendique fièrement comme son pays natal. Un léger accent de terroir lui demeure encore, et certaines intonations rappellent le Midi, après quarante années pourtant passées à Paris.

Avec une modestie presque outrée, Mme Michelet se fait petite, s’oublie, ne voulant voir en elle qu’un mérite, celui d’avoir été la femme de son mari.

— J’étais tout pour lui. Oh ! nous nous sommes bien aimés, mais il y avait dans mon amour beaucoup de maternité. L’homme a besoin de retrouver dans l’épouse un peu la mère qui a ouaté de tendresses douces son enfance, endormi ses douleurs sous ses baisers, séché ses pleurs sous ses caresses. Que de fois je me suis surprise appelant Michelet « mon fils, mon enfant » ! Les étrangers étaient étonnés, et des yeux cherchaient le fils, l’enfant à qui je m’adressais.

Avec un sourire, elle aime à se rappeler la boutade que lança Mickiewicz, un des témoins de son union, en apprenant le mariage de Michelet :

— C’est la fin de l’élévation !

Et à travers les souvenirs qu’évoque un à un Mme Michelet j’entrevois les peines, les désespérances, les angoisses qu’en femme aimante elle a dû adoucir.

C’est au coup d’État la perte de la place de son mari, qui se retrouve dans une situation précaire. Que faire ? Travailler, bâcler à la hâte des articles de journaux pour vivre ? Non. L’œuvre de l’Histoire de la Révolution est commencée, Mme Michelet répond à son mari, qui s’apeure pour elle, ce mot sublime dans sa simplicité : « Moi je ne compte pas. » Et ils se retirent à la campagne, modestement.

— Les livres tels que mon mari les a écrits, ajoute cette femme de mérite, sont des monuments de l’histoire, des édifices bâtis patiemment avec du mortier solide, mais ces œuvres-là n’enrichissent pas leur architecte.

Mme Michelet, aux gros sous, à la fortune, préféra la gloire pour celui qu’elle aimait ; elle a compris et supporté, vaillante, le lourd poids de son grand nom, aidant Michelet de sa tendresse et de sa plume.

Depuis la mort de l’historien, opiniâtre, bûcheuse, elle s’attela à la rude tâche des œuvres posthumes de son mari. Elle compulsa les notes jetées au hasard, réunissant les pensées éparses, elle les coordonna et y mit, comme elle le dit elle-même, « un peu de sa vie ». Elle sauva ainsi des milliers de pages qui parurent en volumes.

Après le centenaire un dernier livre verra le jour, le livre intime, tout plein d’amour, où l’âme de l’écrivain se dévoilera dans ses sentiments les plus tendres et les plus exquis.

Rappelons cette particularité : Mme Michelet était la fille de Milioret, le secrétaire de Toussaint-Louverture ; institutrice, elle complétait l’éducation d’une fille riche de Pologne quand elle écrivit à Michelet pour la première fois. Une correspondance s’établit et l’amour naquit des sentiments réciproques ainsi exprimés. Quand le mariage fut résolu, les deux futurs ne s’étaient encore jamais vus. Ils eurent pour témoins le poète polonais Mickiewicz, professeur au collège de France, et le chansonnier Béranger.

Ce sont les lettres d’avant le mariage qui seront sous peu publiées.

— J’ai attendu jusqu’ici, me confie Mme Michelet, car j’ai horreur qu’on s’occupe de moi ; après la fête je partirai, quittant pour toujours cet appartement, je m’isolerai à cette même campagne où tous les deux nous avons si souvent cherché refuge, et là personne ne me viendra trouver.

Nous sommes debout toutes les deux devant une des fenêtres de l’ancien cabinet de travail de Michelet. Le Luxembourg nous apparaît estompé d’un « frottis » vert. Mme Michelet, les yeux un peu perdus sur le jardin où les bustes de marbre de tant de célébrités, dont quelques-unes de modeste envergure, trouent de leur blancheur les ramures, s’anime tout à coup :

— Non, non, pour moi, ce que je réclame, c’est l’oubli, mais pour lui, le penseur, l’éducateur, la France ne lui sera jamais trop reconnaissante. Les années s’écouleront, les œuvres de Michelet, où l’on sent passer tout vibrant le souffle de la grande Révolution française, demeureront, pour instruire les générations nouvelles. Aussi je comprendrais le monument qu’on doit lui élever, comme le groupement de toutes ses œuvres personnifiées, et lui, au faîte, placé bien haut…

Voilà, tout entière dans ces derniers mots, Mme Michelet, qui incarne le dévoûment de la femme à la mémoire de celui qu’elle a aimé, admiré, soutenu, et dont elle fait encore revivre l’esprit et la pensée, échos d’une grande voix qui résonne à travers les fracas du siècle.



Sur la Place de la Roquette

Ne pouvant payer son échéance, le champignonnier Carara tua le garçon de recette et fit brûler son cadavre dans un four.


26 juin 1898.


Il pleut, la nuit est noire, sinistre, il fait froid.

Des ombres vont, viennent sous la lueur vacillante des becs de gaz, tels des spectres. On s’aborde, timidement, à voix basse, un petit frisson à fleur de peau.

Il est une heure de la nuit, et l’on se trouve devant la grande Roquette, éveillée pour l’exécution qui s’apprête.

La voiture qui contient les bois de justice est déjà là. Les aides en blouse bleue, très tranquilles, travaillent.

Méthodiquement, pièce à pièce, la machine odieuse se monte.

Voici d’abord les traverses : elles forment une large croix, que l’on assujettit, avec mille précautions, à l’aide du niveau d’eau, calant ici, calant là, avec de minces planchettes.

Les écrous sont serrés, à la lumière d’une lanterne dont la flamme voltige falote.

Autrefois le gibet expiateur se dressait au grand soleil, comme un suprême exemple ; aujourd’hui il s’aplatit au ras du sol, telle une machine honteuse.

Les conversations, en dépit de cette cérémonie qui poigne, s’engagent entre les gens accourus, les uns à la recherche d’une sensation, les autres pour enregistrer les menus détails dont le public se montre friand.

Et l’on entend des lambeaux de phrases dans ce goût :

— Vous n’êtes pas bien ?

— Ah ! non !

— Venez donc ici, la place est excellente, vous verrez couler le sang.

Le bruit sec des bois que l’on assujettit redouble.

Le condamné entend-il ?

Telle est l’angoissante question qui se presse sur les lèvres des spectateurs.

Des habitués de ces assassinats légaux déclarent que le malheureux Carara ne peut rien percevoir des rumeurs du dehors.

Les grands poteaux dont les rainures de cuivre étincellent dans la pénombre se dressent l’un après l’autre.

Le couperet triangulaire est sorti, et les yeux instinctivement le cherchent. On est comme fasciné par cette lame d’acier qui jette ses reflets métalliques dans la nuit qui blanchit.

Ces préparatifs méthodiques des instruments de la mort sont sans grandeur.

On serre les vis, on vérifie la poulie, et les aides examinent le lourd couteau.

Rien de grandiose.

Le long panier est prêt, couvercle rabaissé ; la boîte de tôle qui recevra tout à l’heure la tête est placée.

La pluie en larges gouttes fait lentement toc, toc, sur les bois sinistrement étendus.

M. Deibler s’avance en boitant, et, spectral, fait jouer le déclic à plusieurs reprises pour essayer le couteau.

Les visages des spectateurs se tortionnent en dépit de leur volonté, et nous nous apparaissons les uns aux autres, dans la lumière qui déchire la brume pleureuse, très pâles, les yeux agrandis, la bouche crispée par l’ultime attente.

— Les portes intérieures s’ouvrent, lance une voix.

Et les têtes s’avancent d’un même automatique mouvement. Le silence plane. C’est l’unique minute de grandeur.

Les grilles, avec un bruit lent, s’effacent. Les hommes se découvrent en dépit de la pluie qui tombe. L’angoisse atteint son maximum d’intensité. Le condamné apparaît telle une loque lamentable.

Affalé, le corps replié, soutenu par le prêtre, il déambule ; sa tête brune, étrangement décomposée, se détache, dans l’aube crue. On dirait un mort vivant.

La gorge se serre, la langue s’assèche, on halette d’angoisse. Et les yeux que l’on voudrait fermer demeurent agrandis par l’épouvante, rivés sur ce tableau dont la rétine s’imprègne pour en garder éternellement l’instantané.

Il y a vingt pas jusqu’à la terrible bascule, et ces vingts pas semblent durer des heures.

— C’est un veau que l’on conduit à l’abattoir, dit près de moi un agent de la sûreté qui a déjà vu une quinzaine d’exécutions. Ah ! le pauvre diable !

À un mètre des poteaux qui se dressent, entourés d’un cercle de gendarmes à cheval, sabre au clair, Carara, par un dernier effort de la bête révoltée, relève la tête et regarde, un effroi dans les yeux, le couperet qui luit dans les premiers rayons du jour.

La pluie a cessé tout à coup et de la terre monte une buée chaude.

Avec une tendresse fraternelle l’abbé Valadier embrasse le condamné. Il le serre dans ses bras l’espace d’une seconde. Le visage transfiguré, on dirait qu’il veut communiquer au moribond la confiance dans les joies de l’au-delà, qu’en suprême consolateur il lui a promises.

Rigide, hideux, le corps s’est étendu tout droit sur la bascule sinistre, et, dernière manœuvre, un des aides saisit Carara par les oreilles, pour entraîner la tête dans la lunette. Une minute s’écoule.

Les dents se serrent, les oreilles sifflent, les cheveux se hérissent, le cœur se contracte, on a froid dans les os.

Est-ce enfin fini ?…

Tel un rapide éclair, le couperet trace un sillon lumineux et s’abat.

On ne voit rien, mais on entend deux bruits sourds : celui de la guillotine qui se déclenche, et le son mat de la tête, qui au fond de la boîte de fer fait « floc », cependant qu’un jet de sang vermeil jaillit et que le corps, secoué d’un soubresaut, s’abat pantelant dans le panier.

Justice est faite, comme l’on dit.

Mais c’est alors peut-être qu’apparaît toute l’horreur de ces exécutions.

Le bourreau, en homme habitué au métier, saisit la tête qui grimace sous les éclaboussures rouges et la jette, avec le corps, dans le long panier, qu’on emporte aussitôt au grand trot des chevaux.

Faut-il l’avouer ? après une telle vision, l’assassin devient presque sympathique et une révolte monte du cœur contre cette société qui s’érige en juge pour rayer un homme du nombre des vivants et lui appliquer la peine du talion.

C’est pour l’exemple, dira-t-on.

L’exemple est mauvais, il propage dans les âmes maladives l’épidémie du crime.

— Bah ! ce n’est que cela ! gouaillent cyniquement les pâles voyous, pourvoyeurs des bagnes. Pas la peine de s’effrayer, c’est bientôt fini.

Et, comme autrefois, parmi les premiers chrétiens, le sang des martyrs donné en pâture aux bêtes appelait d’autres dévouements, le sang répandu sur la place de la Grande-Roquette dégage un relent malfaisant, qui achève d’empoisonner les âmes malades.

Un dernier spectacle restait à voir encore, plus écœurant peut-être que l’exécution.

C’était le démontage de la guillotine et le nettoyage des bois de justice tout ruisselants de jaillissures de sang chaud.

Une fontaine est proche. La boîte de fer où la tête de Carara grimaça son rictus est lavée par le soin des aides ; elle rougit le ruisseau, dont l’eau trouble un peu grasse — et de quelle graisse, grand Dieu ! — s’en va à l’égout.

Au loin, maintenue par des barrières, une foule spéciale, qui est demeurée là toute la nuit, grouillante dans le crépuscule, attend que l’échafaud enlevé on lui permette de se ruer sur la place où une tête vient de tomber.

— Jetez de l’eau, balayez, balayez encore, ordonne le commissaire chargé de maintenir l’ordre aux abords de la Roquette. Qu’il ne demeure nulles taches, j’ai vu de ces brutes-là tremper des mouchoirs dans le sang des assassins et les presser sur leur bouche.

Un cantonnier est requis. Un peu pâle, la main tremblante, de son balai de bruyère, il chasse devant lui la boue rougeâtre.

C’est ignoble ! écœurant ! monstrueux ! M. Deibler, aidé de son fils, veille à ce que son instrument de travail soit doucement remis en place. On éponge, selon ses ordres, le couteau ruisselant et les traverses brunes dans les rainures desquelles demeure du sang encore chaud. M. de Paris rappelle au directeur de la prison que c’est sa deux centième exécution et que, durant cette longue carrière, il n’a supplicié qu’une femme.

C’est fini.

La voiture disparaît avec les aides et le bourreau. La foule, comme une meute enfin lâchée, accourt en reniflant jusqu’à l’endroit du supplice.

Des têtes immondes, aux yeux glauques, aux nez écrasés, coiffées de casquettes avachies, des têtes dont on rêve la nuit quand des cauchemars traversent le sommeil, se penchent comme pour chercher des traces de sang.

— Tiens ! il n’y a plus de raisiné, s’exclame un être famélique, aux pommettes saillantes, aux doigts spatulés, graine en germination pour la guillotine.

Des femmes, en robes fripées, accourent aussi, tricoteuses sinistres, au bras de ces chevaliers de la rouflaquette, rôdeurs de barrière, repris de justice, qui se repaissent volontiers les yeux de ces spectacles comme pour s’aguerrir dans le crime.

Au coin le plus proche, chez un traiteur dont la boutique est demeurée ouverte toute la nuit, des garçons de café jouent au billard tout en parlant de l’assassin ; d’autres font une partie de cartes pour se remettre, disent-il, de leur émotion, cependant que sur le zinc un groupe de garçons dégingandés, hâves, réclament avec bruit six « vertes » tout en chantant sur l’air bien connu :

Carara ! boum !
Ça y est !

Il est près de six heures. Paris s’éveille avec des appétits de plaisirs et un intense besoin de vivre, qui se traduit par le mouvement des ouvriers qui dévalent des rues populeuses pour se rendre au travail, par le va-et-vient des marchands qui reviennent des Halles chargés de provisions, par la fébrilité qui s’empare de la grande Cité, par les cris des camelots hurlant déjà les noms des feuilles du matin.

Tout endolorie par les souvenirs de cette nuit d’angoisse, ma pensée s’en va soudain vers les enfants du supplicié, pauvres innocents qui peut-être en cet instant frottent leurs paupières avec un geste joli et appellent dans leur demi-sommeil « papa », ce papa qu’on leur a pris et dont je viens, dans un horrible cauchemar, d’entendre rouler la tête avec un bruit sourd.

. . . . . . . . . . . . . . .



Le Chauffeur Lecoq
conducteur du premier fiacre automobile


20 septembre 1898.


Très couru et très difficile à trouver, le n° 16 000, toujours retenu d’avance ; on s’inscrit, ma parole, aux bureaux de la compagnie, et on postule pour prendre rang.

Comme tout le monde, je voulus converser quelques minutes avec celui qui, depuis une quinzaine, sillonne Paris, signalé ici et là comme une curiosité.

Grand, mince, jeune, l’allure posée et honnête dans une très correcte livrée bleue à passepoils rouges qu’étoilent des boutons dorés, il a vraiment belle mine sous la casquette de « chauffeur », le cocher Lecoq.

Avec cela, poli, complaisant, l’air plutôt d’un ingénieur que d’un automédon. Voilà qui nous changera un peu des façons insolentes de messieurs les chevaliers du fouet, qui ne se privent pas d’être grossiers, après les stations prolongées chez le mastroquet du coin.

Lecoq, avant d’entrer au service de la Compagnie, était chauffeur-mécanicien sur les chemins de fer du Nord.

— Oh ! fait-il en souriant, le métier me connaissait déjà.

— Quel est le genre de clients que vous avez conduits jusqu’ici ?

— Des gens riches, pour sûr, car ils ont été généreux, et je n’ai guère roulé que dans les beaux quartiers. Pour bien dire, ce ne sont pas à des courses qu’on m’a employé jusqu’ici, mais plutôt à des promenades.

— On vous prenait par curiosité, en un mot.

— Oui, absolument.

— Vous n’avez jamais stationné, alors ?

— Si, deux ou trois fois, près du Grand-Hôtel ; j’ai même maraudé, une seule fois, par exemple.

— Ah ! ah !

— C’était près du canal Saint-Martin, je venais de conduire un monsieur, et je m’en retournais doucement, quand deux clients me font signe ensemble. J’arrête, mais je ne savais comment faire pour charger. Ils voulaient tous deux m’avoir hélé le premier.

— C’est moi, disait l’un !

— Non, je vous demande pardon, j’avais appelé avant vous.

— Non.

— Si.

Ils n’en finissaient pas. Ils entouraient la voiture, tiraient la portière chacun de leur côté.

— Enfin ?

— Ils se sont arrangés en montant tous les deux.

Je m’informe aussi des accidents et de la vitesse permise. Depuis le 8 septembre, époque à laquelle le n° 16 000 a fonctionné, pas une seule fois il n’a eu le plus léger accident avec les autres voitures. Comme vitesse, il marche à raison de cinq kilomètres à l’heure, et peut, sans s’arrêter, fournir douze heures de travail.

Le prix des places est au tarif habituel, à trente sous la course et deux francs l’heure.

La Compagnie tient une comptabilité régulière des recettes du fiacre 16 000 pour établir ses règlements futurs relatifs aux « chauffeurs ».

— Mais dès à présent, me dit Lecoq, on peut compter que l’on exigera des conducteurs des journées maximum de 25 à 30 francs, au lieu de 18 à 20 que paient les cochers ordinaires.

Après cette conversation une course dans le fiacre 16 000 s’imposait. Il m’attendait en face de chez moi, dans la rue Notre-Dame-de-Lorette, et je pus constater le vif sentiment de curiosité qu’excitait ce sapin fin de siècle.

Plus de soixante personnes entouraient la voiture, faisant à haute voix leurs réflexions.

Le coupé est vaste, bien garni ; il y a un strapontin, ce qui permet de prendre place à trois ; une petite lampe électrique, mise en action par un bouton, fournit, le soir, une lumière dont les voyageurs apprécieront la commodité.

Un léger soubresaut, et nous voilà partis. On dévale la pente un peu rapide de la rue sans un cahot, on circule au carrefour Châteaudun dans un dédale de voitures, d’omnibus, de bicyclistes et de piétons. Le conducteur arrête, ralentit, aussi librement qu’avec le cheval le plus pacifique et le mieux dressé. Une légère critique, pourtant, le moteur produit un ronflement assez pénible, qui étourdit un peu et rend la conversation difficile.

Le 16 000 est peu gracieux à l’œil : mais ce n’est qu’un essai, une vieille caisse ayant longtemps circulé et qui fut aménagée. Telle quelle l’automobile actuelle coûte 20 000 francs cependant.

Au siège de la Compagnie j’apprends qu’on nous prépare, d’ici peu, tout un lancement de fiacres électriques qui seront combinés de telle sorte qu’ils présenteront l’hiver l’aspect de coupés et se transformeront l’été en victorias.

Ainsi, selon toutes probabilités, nous pouvons dire adieu à « Cocotte » et au cahin-caha berceur des rosses fourbues.

Nous n’y perdrons sûrement pas. Au contraire.



La Vente Zola


12 octobre 1898.


C’est presque une première, un événement parisien. Dès dix heures du matin, de nombreux curieux se massent rue de Bruxelles, devant la large porte cochère du 21 bis, où les grandes affiches placardées annonçant la vente sont lues à haute voix par les badauds accourus.

Les plaisanteries se croisent, les éclats de rire fusent, on se divertit sur le dos de l’huissier Loison, qui arrive pour procéder au récolement des objets figurant au tableau de vente.

Des voitures, à tout instant, s’arrêtent, amenant des amis, des fidèles de la mauvaise heure, qui fendent la foule pour parvenir jusqu’au timbre d’appel. On entend résonner la sonnerie, et la lourde porte s’ébranle, provoquant les lazzis des gavroches en rupture d’atelier qui lancent des réflexions amusantes.

— Ah ! dit un ouvrier zingueur, ce n’était pas la peine que le Loison s’escrime à inventorier tout le mobilier, le grand vestibule suffisait bien avec tout ce qu’il y a dedans.

— Tu connais donc la cambuse ? interroge un pâle gamin.

— Pour sûr, et c’est chic, que je ne te dis que ça ; c’étaient des gens rudement rupins.

Les flâneurs prêtent l’oreille et s’applaudissent d’être restés pour voir toutes ces belles choses.

— Au moins, murmure une brave femme, on pourra dire qu’on est venu chez M. Zola !

C’est bien là le sentiment qui, en dépit de l’heure qui s’avance, fige à la même place ces deux ou trois cents spectateurs.

On potine, on se raconte que M. Mirbeau vient de réitérer son offre de solder à condition le montant de la somme due aux experts, mais que, Me Loison ayant opposé un refus formel, ces messieurs se rendent chez le président Pain ; suppléant des référés. La grande porte, en effet, s’est ouverte, et l’on suit des yeux la voiture qui emmène les huissiers et M. Mirbeau. Peu de temps après, on apprend que les conclusions de Mme Zola sont rejetées et que la vente est pour une heure.

Il est juste, à ce moment, midi vingt-cinq, l’animation diminue, les estomacs crient famine, et, après une petite ovation à Marcel Legay, qui passe, le feutre au vent, les lignes se rompent. Les plus enragés prennent quelque répit.

À une heure, la foule augmente et l’entrain croît ; la note dominante est du reste loin d’être hostile ; on s’amuse de ce spectacle imprévu, et les paisibles habitants de la rue de Bruxelles apparaissent à leurs fenêtres et à leurs balcons, armés de jumelles de théâtre.

Les sergents de ville font leur entrée en scène, bousculent de-ci, de-là, séparent les curieux et organisent une haie ; un grand jeune homme s’écrie :

— Tiens ! c’est comme à la Roquette, on n’attend plus que M. Deibler.

La rue se remplit de minute en minute, et l’on commence à s’impatienter ; il est une heure quarante-cinq exactement.

— Voyons, est ce pour aujourd’hui ?

Les priseurs sont peut-être en grève !

Lentement, lourdement, le portail à deux battants s’ouvre. Une clameur monte :

— Enfin !

Et c’est un véritable assaut, on se rue vers le grand vestibule, qu’on aperçoit bondé de monde. On reconnaît : MM. Fasquelle, Bétry, huissier de Mme Zola, M. Monira, secrétaire de Me Labori, Me Collet, avoué, M. Mirbeau. Des dames, des intimes de Mme Zola, sont au premier rang.

Le commissaire-priseur bafouille quelques paroles.

Presque aussitôt une table est désignée comme premier objet devant être mis aux enchères.

C’est un guéridon Louis XII, assez beau et fort bien conservé.

— 120 francs ! crie le commissaire-priseur, brandissant son marteau d’ivoire.

Mais une voix retentit.

— Trente-deux mille francs ! à moi l’enchère ! C’est M. Fasquelle, l’éditeur et l’ami d’Émile Zola.

La petite formalité est finie, la vente est terminée, le grand porche crache le flot des amis entassés sous le hall, les portes roulent, se referment, et l’hôtel, tout secoué par cette invasion, reprend sa vie calme et paisible, cependant que les curieux dévalent par les rues avoisinantes, répétant sur leur passage :

— Vous savez, je viens de chez Zola, c’est d’un cossu là dedans…

Tous les Marseillais n’habitent pas la Cannebière.




Les Débuts de Pierre Loti


2 novembre 1898.


Madame Nelly Lieutier, l’auteur de l’Oiseau de Proie parisien, de la Femme du Renégat, de la Fille de l’Aveugle, de l’Oncle Constantin, pour ne nommer que les plus connus parmi ses nombreux livres, est la tante de Pierre Loti (Julien Viaud), dont on représentera demain, chez Antoine, un drame : Judith Renaudin, qui préoccupe toute la grande presse.

C’est à qui se procurera ce qu’en style de métier nous appelons un « tuyau ». On court interviewer l’auteur, les interprètes, le couturier, pourquoi pas même les machinistes et le souffleur ? Le tic particulier de Mlle Z… et le bon mot de X… sont des événements. On épluche, on commente, tout devient prétexte à papotage, à racontars de concierge.

C’est une douce manie, mais il paraît que le public aime ça, et les marchands d’articles sont bien obligés de tenir ce « bibelot dernier cri », puisque les directeurs de journaux ne veulent plus entendre parler d’un autre genre.

— Ma parole, disait l’autre jour devant moi un de nos meilleurs dramaturges, ils finiront par interviewer le pompier de service.

Enfin, puisque mode il y a, je me suis livrée, moi aussi, à une petite enquête, et c’est à Nelly Lieutier que j’ai demandé quelques détails sur la prime enfance de Loti, dont la pièce du théâtre Antoine jette le nom dans l’actualité.

Grande, les cheveux ondés, Mme Nelly Lieutier m’accueille avec une parfaite bienveillance. Elle me rappelle un peu le profil de la châtelaine de Nohant, de George Sand. Mme Lieutier est une vaillante de la plume ; elle collabora à nombre de revues, et le catalogue de ses œuvres à la Société des Gens de lettres, à laquelle elle appartient, est fort important.

Enfin, l’Académie accorda l’an passé le prix Lambert à son dernier roman : l’Oncle Constantin.

Signe distinctif : Mme Lieutier est officier de l’Instruction publique. C’est, de plus, une bonne féministe, qui soutient souvent, par ses écrits, les causes justes des revendicatrices.

Dès ma première question, elle a un gai sourire :

— Alors, vous venez m’interviewer sur mon neveu. Ah ! le cher garçon !

Et l’on sent passer dans sa voix comme une caresse.

« Eh bien ! Mais je ne demande pas mieux, je suis si heureuse de parler de lui.

« Julien, vous le savez sans doute, est né à Rochefort, en janvier 1850 ; mais ce que vous ignorez peut-être, c’est que, venu au monde ayant déjà un grand frère, une sœur de vingt ans, alors que sa mère n’attendait plus d’autre enfant, il a été comme le rayon de soleil de l’hiver, le benjamin choyé, aimé, gâté, oh ! combien ! »

Et la vieille dame, visiblement heureuse de revivre les années envolées, poursuit :

« Il y avait huit femmes dans la maison de Julien : sa mère, sa grand’mère maternelle, la sœur de sa mère, sa grand’mère paternelle, une tante, une vieille tante, Rosalie et la fille de cette dernière. C’était patriarcal ; tous vivaient unis et entouraient Julien de soins.

« Quand je l’ai vu pour la première fois, il avait huit jours, il était joli, il était délicieux. Nous étions toutes en admiration devant ce bébé.

« Ce que je vous dis là ne vous intéresse peut-être pas, mais c’est plus fort que moi, quand je parle de lui il me remonte du cœur tous ces menus souvenirs. »

Et, comme j’assure Mme Lieutier que je prise fort, au contraire, ces petites anecdotes dont nous sommes friands, elle continue, me donnant des détails sur le caractère de son neveu :

« Il était très doux et extrêmement intelligent. Tenez, il me revient un de ses mots d’enfant. Il avait trois ans. On se mettait à table.

“Ah ! mon Dieu ! s’écrie-t-il tout à coup, que c’est ennuyeux toujou se coucher, toujou se lever, toujou manger de la soupe qui n’est pas bonne.”

« C’était, en somme, résumer la vie, n’est-il pas vrai ? »

La famille Viaud appartenait à la religion réformée, très pratiquante et très méthodiste. Le jeune Julien fut élevé par elle dans les principes de la doctrine de Luther, et il était, pendant sa prime jeunesse, un zélé protestant.

J’interroge Mme Nelly Lieutier sur les goûts d’enfant et de jeune homme de son neveu.

— Songeait-il à devenir littérateur ?

— Oh ! nullement ! Comme tous ceux qui habitent un port, il était haut comme ça que déjà il ne parlait que de la mer, des bateaux, des voyages lointains.

« Dans la famille il existait une coutume touchante. Quelques jours avant la fin de l’année, on suspendait dans la salle à manger une grande pancarte blanche sur laquelle les enfants venaient inscrire la liste des cadeaux qu’ils désiraient le plus vivement. Les parents consultaient la pancarte et parmi les jouets ou les bibelots ils choisissaient, et c’était entre les huit femmes un assaut de générosité pour se cotiser afin de satisfaire les chers petits, car la famille Viaud était pauvre. Eh bien ! un seul jouet revenait toujours parmi les présents demandés, c’était un bateau pour Julien.

« Son frère, qui est mort depuis, avait été élève du Borda. Naturellement Julien, qui avait la tête pleine des récits de son aîné, voulut y aller aussi. Il avait, en outre, de grandes dispositions pour le dessin et la peinture ; sa sœur est elle-même peintre de talent, et elle a fait un portrait de son frère, quand il était tout petit, qui est superbe.

— Comment l’idée lui vint-elle d’écrire ses livres d’une si délicieuse poésie exotique ?

— Sa famille, je vous l’ai dit, était pauvre à l’époque. Julien était aux colonies et il manquait d’argent. Un de ses amis lui représenta, un jour, qu’ayant beaucoup de notes de voyages il devrait essayer de les mettre en œuvre. “Vous placerez peut-être cela, et il suffirait d’un demi-succès pour vous assurer, chaque année, une petite rente.” Le volume fut écrit.

« C’était Aziadée, qu’il termina à Constantinople. On le porta chez Calmann, qui le prit tout de suite, en le payant très peu du reste. On fit de la réclame autour de ce volume, le Figaro en parla ; l’ouvrage se vendit, et c’en était fait, mon Julien devenait Pierre Loti. »

La bonne tante ne se lasse pas de me parler de son neveu, pour lequel elle éprouve une tendre affection ; elle me montre toute une collection de lettres écrites d’un peu partout.

Ceux qui connaissent M. Pierre Loti savent combien ses lettres sont courtes ; est-ce bien des lettres qu’il faut dire ? ce sont plutôt de petits billets, quelques lignes, mais non pas expédiées à la hâte. L’écriture est ferme, soignée, droite, régulière, et un graphologue dirait à coup sûr :

« Tiens ! voilà un monsieur qui n’est pas du tout mécontent de lui. »

Mais nous ne faisons pas de graphologie.

On me confie quatre de ces billets intimes. Le premier pour demander à la bonne tante de faire parvenir une communication à un homme influent.

« Chère Tante,

« Je confie cette lettre à tes bons soins, ayant perdu l’adresse du personnage.

« Je t’embrasse bien affectueusement.

« Julien. »

Et cet autre répondant à quelque mercuriale maternelle, à la suite d’un silence prolongé, là-bas, dans les mers de Chine.

« Chère Tante,

« Tu me ferais bien plaisir en m’écrivant un petit mot pour me dire que tu ne m’en veux pas, que tu ne doutes plus de ma grande affection pour toi.

« À mon tour, j’ai du souci en songeant que j’ai pu te faire de la peine.

« Je t’embrasse et je suis bien respectueusement ton

« Julien. »

Voici maintenant une note plus familiale : les souhaits de nouvel an, envoyés de loin, de quelque île océanienne :

« Bien chère Tante,

« Je t’envoie mes meilleurs souhaits pour l’an nouveau et je t’embrasse avec mon plus affectueux respect.

« Julien. »

Et enfin, détail particulier, quand Mme Nelly Lieutier fut couronnée par l’Académie, l’académicien trouva que c’était bien, mais que c’était peu, et, sur un large parchemin, il écrivit ces quatre lignes :

« Ma chère Tante,

« Ça n’a pas de bon sens qu’on ne te donne qu’un prix de 500 francs.

« Adieu, je t’embrasse.

« Julien. »

On pourrait répondre, avec le prélat romain à qui une pauvre femme de la campagne apportait une modeste pièce blanche pour dire une messe de mort :

— L’argent ne fait rien à l’affaire, l’intention est tout.

Si je voulais insister, ce que je ne ferai pas, sur le côté mercantile de l’œuvre de Pierre Loti, je pourrais faire ressortir qu’il a le droit de mépriser les modestes allocations académiques, puisque ses éditeurs assurent qu’il gagne cent mille francs par an.

Nous sommes loin des débuts avec Aziadée cédée en toute propriété pour deux ou trois billets bleus. La fortune est venue, et avec elle la gloire, la renommée et tout ce qui s’ensuit.




Les Diamants
de la Troisième République


1er décembre 1898.


On va vendre les diamants de Mme Carnot, et le produit s’ajoutera aux onze mille francs de rente que la femme de l’ancien président de la République a assurés à l’œuvre de bienfaisance qu’elle a fondée à la suite de l’assassinat du malheureux président.

Une femme du monde avait eu l’idée de mettre ces riches joyaux en loterie ; le projet était bien féminin et il était pratique par-dessus le marché ; à 1 franc le billet, on aurait obtenu 1 million pour le moins.

Quoi qu’il en soit, on va vendre les parures de l’une des six présidentes que la France a vues passer à l’Élysée depuis la troisième République.

La première, Mme Thiers, avait peu de diamants, quelques écrins de riche bourgeoise, mais sans grand éclat. Dans ce ménage rangé, où Mme Thiers, accompagnée de sa sœur, Mlle Dosne, faisait son marché elle-même, on n’avait pas voulu mettre trop d’argent en pierres dormantes. Pourtant, la présidente eut un jour l’occasion d’avoir une belle parure, et elle ne la laissa pas échapper ; les événements seuls ne lui permirent pas de voir son rêve réalisé.

Le shah de Perse allait venir à Paris, et on se préparait à recevoir le monarque oriental avec un luxe de mise en scène qui devait prouver que la France n’était ni épuisée ni ruinée. C’était le premier souverain qui nous rendait visite depuis nos désastres et on voulait grandement faire les choses.

Le shah, avant de quitter Téhéran, fit demander diplomatiquement quel cadeau serait heureuse de recevoir Mme Thiers, Nassar-Eddin désirant lui offrir un souvenir. Après un conciliabule, la femme du chef de l’État se prononça pour une rivière.

Tout fut ainsi arrêté ; le shah choisit, dans sa collection, des diamants qui, de l’avis de tous, étaient des merveilles de limpidité et de grosseur. Mais, quand Nassar-Eddin arriva à Paris, M. Thiers était remplacé par le maréchal Mac-Mahon, et c’est à la maréchale que le souverain offrit la somptueuse rivière destinée à Mme Thiers.

Mme de Mac-Mahon portait ces diamants royaux à toutes les réceptions, et elle les a donnés à sa bru, la jeune duchesse de Chartres, quand elle a épousé le commandant Mac-Mahon.

Mme Grévy possédait relativement peu de bijoux : une paire de solitaires ordinaires, une rivière médiocre et quelques bagues de bourgeoise cossue. C’était tout.

Quand M. Carnot fut nommé président et qu’il voulut donner ses premières soirées, il désira acheter les bijoux qu’on va vendre demain ; Mme Carnot trouvait bien que c’était un peu cher pour leur fortune, qui, sans être modeste, ne comportait pas une pareille dépense, mais, désireux de représenter avec convenance, les deux époux, d’un commun accord, firent le sacrifice, et Mme Carnot, aux soirées officielles, porta la belle rivière et le diadème dont les pauvres vont bénéficier.

Mme Casimir-Périer possède les plus jolis diamants des six femmes de président. Ce sont des bijoux de famille extrêmement riches et artistiques, mais nous avons eu à peine le temps de les apercevoir ; la démission de son mari les a fait tôt rentrer dans leurs écrins.

Quant aux parures de Mme Félix Faure, on me permettra de n’en pas parler ; tout le monde les a vues aux soirées de gala ; c’est très sortable pour une bourgeoise qui n’a pas toujours connu la fortune, mais ce n’est que cela.

Ils n’ont pas la royale beauté de ceux offerts par le shah à Mme de Mac-Mahon, ni l’air de famille de ceux de Mme Grévy ; ils n’ont pas non plus l’éclat et la richesse de ceux de Mme Carnot ; on ne saurait encore moins les comparer aux bijoux de grande allure et d’ancienne date de Mme Casimir-Périer.

Mme Félix Faure possède des diamants dont les femmes de fonctionnaires disent : « C’est beau ! » mais que les princesses apprécient avec une moue au coin des lèvres.

— Ce sont des diamants de femme d’un président de chambre de commerce qui a le sac, disait un jour une de ces grandes-duchesses que M. Félix Faure recherche et qui juge ses façons pleines de désinvolture pour ne pas dire plus.

Interrogez là-dessus la grande-duchesse Wladimir.




Une Visite
aux Bijoux de Madame Carnot


2 décembre 1898.


Une large affiche, à l’entrée de la galerie George Petit, accroche l’attention du passant, qui s’arrête, lit rapidement et s’engage dans le long vestibule de la maison, que des expositions permanentes de tableaux, de grès et d’étains rendent si artistique.

Dans la grande salle du premier, tendue de velours rouge, tout un essaim de jeunes femmes papote à demi-voix ; c’est un babillage doux et charmant ; des messieurs parlent dans un coin avec assez d’animation.

— Je vous dis qu’ils sont magnifiques.

— Oui, oui…

— Ne faites pas le malin, c’est une superbe parure.

Ce sont les diamants de Mme Carnot, dont la vente aura lieu samedi, qui attirent ainsi les amateurs et les curieux.

Devant la petite vitrine, perdue à demi dans cette immense salle, défilent les uns après les autres tous ces visiteurs.

Sur un coussin de velours rubis étincellent les gemmes : les boucles d’oreilles très grosses, très belles, et le collier à double rang composé de trente brillants qui s’irisent et chatoyent sous la lumière crue des lampes électriques.

La procession continue. Voici venir maintenant quelques marchandes à la toilette, qui, d’un œil circonspect, une loupe à la main, se mettent à examiner les bijoux.

Elles sont très drôles, ces brocanteuses en pierreries qui se lancent entre elles de mauvais regards, essayant de se dégoûter les unes les autres d’un achat possible.

— Vous savez, dit une de ces bonnes dames à l’oreille de sa voisine avec un petit ton confidentiel pour la forme, vous savez, ils ne sont pas tous parfaits : il y en a deux de tachés dans le collier.

Et la voisine de répéter au plus tôt aux confrères :

— Pas si beaux que cela, tous ces diamants : il y en a trois dont la limpidité…

Ce petit manège est vraiment amusant pour l’observateur de loisir.

Amusante aussi vers cinq heures, l’entrée en coup de vent de jeunes trottins montés entre deux courses admirer les diamants d’une ancienne présidente de la République.

— C’est chic tout de même, hein, Mathilde ! s’écrie la plus délurée, une brunette jolie comme un cœur.

— Pour sûr, et dire que la grande Jeanne, celle qui était encore à l’atelier avec nous l’an passé, s’est fait offrir une parure presque aussi riche que celle-là.

Un soupir, puis cette conclusion :

— Ah ! il y a des veinardes qui ont trop de chance tout de même !

Corrects et graves, se présentent ensuite les grands joailliers, silhouettes que l’on a souvent remarquées à la bourse des diamants, qui se tient le matin, à un certain café de la rue Châteaudun, et où il n’est pas rare d’entrevoir sur une table de marbre, entre un bock et une verte, une poignée de bijoux étalés, qui représentent la valeur. d’une petite fortune de braves gens.

Lentement, minutieusement, ils inspectent, avec des hochements de tête, puis repartent sans avoir proféré une appréciation ni trahi la moindre de leurs impressions.

De quart d’heure en quart d’heure le public se renouvelle et repasse devant la petite vitrine ouatée de velours rubis, perdue dans la grande salle, et où miroite, dans un braisillement aux multiples couleurs, la parure de fête de la femme de bien que fut Mme Carnot.




La Vente des Diamants
de Madame Carnot


4 décembre 1898.


La salle d'exposition Georges Petit s'était transformée en une succursale de l'hôtel Drouot. Un public nombreux, bien avant l'heure, envahissait les sièges disposés en rond autour de l'estrade du commissaire-priseur.

On discutait les chiffres probables qu'allaient atteindre les bijoux de Mme Carnot, mais on était loin de s'attendre au prix élevé de l'acheteur aussi délicat que généreux qui mit fin aux enchères par un royal don déguisé.

— Nous demandons 25 000 francs, dit à haute voix l’expert M. Chevalier.

100 francs !

— 500 !

Et l’on continue sur ce ton jusqu’à 28 100.

Alors, tout à coup, paralysant les enchères ordinaires, tombe :

120 000 francs !

Il y a un « oh ! » d’étonnement, presque de stupeur, qui s’échappe des poitrines.

— Personne ne dit plus rien, interroge le commissaire-priseur, c’est bien entendu, bien compris, j’adjuge à 120 000 francs !…

Le marteau d’ivoire demeure levé quelques secondes puis s’abat avec un bruit sec.

Au même instant, des bravos éclatent ; on applaudit à cette discrète charité et l’on cherche le nom de l’acquéreur.

— C’est un acheteur anonyme, répond à toutes les questions M. Chevalier, je ne le connais pas. Le bruit court que ce sont les fils de Mme Carnot qui ont racheté la parure de leur mère, mais, interrogés à ce sujet par quelques journalistes, tous deux ont déclaré :

« Ce que l'on raconte est faux.

« Nous ne sommes pas intervenus à la vente des bijoux de notres mère, jugeant la victoire finale impossible à remporter.

« Nous ne connaissons pas l'acquéreur des diamants ; nous savons seulement qu'il tient à conserver l'anonymat le plus absolu.

« … Et, si nous savons cela, c'est uniquement parce que nous avons cherché, nous aussi, à le connaître… »

Dans la soirée, on assurait que le généreux enchérisseur était M. Chiris, sénateur des Alpes-Maritimes, qui avait racheté les bijoux pour sa filles, qui est la femme de M. Ernest Carnot.

Les parures ne sont donc pas sorties de la famille.



Bijoux tragiques


5 décembre 1898.


Après la vente des diamants de l’ancienne présidente de la République, partie dans la sérénité d’une mort tranquille, au milieu des siens, voici les bijoux à demi calcinés, reliques mondaines des victimes du Bazar de la Charité.

Ayant admiré les belles pierreries qui appartenaient à Mme Carnot, je voulus voir aussi les débris, tordus, enchevêtrés, fondus à demi, les bracelets déchiquetés, les bagues contournées, trouvés au lendemain de l’incendie, dans la terre chaude encore où crépitaient des tisons fumants : bois de charpente et loques humaines.

C’est tout là-bas, dans le quartier Monge, au commencement de la rue des Écoles, dans une bâtisse ancienne, garde-meuble des friperies de l’État, que sont relégués ces minables souvenirs.

Il est nuit, il fait triste dans ce coin ; un petit frisson me gagne lorsque je pénètre dans la grande salle où gisent, pêle-mêle, des caisses, des bustes de vieilles Mariannes, mélancoliques sous leur bonnet phrygien, des tableaux, tout le tohu-bohu sinistre d’un « décrochez-moi-ça » de bas brocanteur.

Le gardien de l’immeuble s’arrête devant une lourde boîte de chêne à compartiments, et simplement, la voix un peu émue, il dit :

— C’est là.

Avec respect, une à une il prend les larges enveloppes jaunes où par séries ont été enfermés les objets.

Voici d’abord, tout seul, un énorme bloc de métaux fondus.

Le plomb, l’argent, l’or se sont liquéfiés, amalgamés, ramassant pour les incruster au flanc du lingot de tessons de poterie.

Affreux et étrange, ce morceau informe !

C’est ensuite un lot d’épingles de cravates ; les unes sont en or, tel un trèfle à quatre feuilles (un porte-bonheur !) parfaitement conservé et une tête de femme artistement travaillée ; les autres sont en argent ou en cuivre.

Les épingles à chapeaux son nombreuses, hélas ! il y en a de toutes formes, de simples et de riches : des épingles de deux sous et de petits chefs-d’œuvre d’art. À côté d’une abeille en or, d’un serpent avec une tête d’émeraude, on aperçoit une pauvre verroterie imitant le rubis.

Le gardien étale sur une vieille planche qui sert de table une poignée de montres. Particularité curieuse : toutes marquent à peu de variantes près l’heure de la catastrophe. Une toute mignonne, en or jaune, chiffrée d’un grand C avec 22 62 comme numéro matricule, est arrêtée à 4 h. 32 ; un gros cadran d’acier bruni à 4 h. 33 ; puis voici 4 h. 40 à cette montre de  ; h. 30 et 5 h. 15 à deux montres d’hommes.

Les malheureux propriétaires de ces bijoux-là ont dû lutter plus longtemps, tomber les derniers.

Le gardien ouvre d’autres enveloppes.

Voilà des bagues, avec des perles, des grenats, des émeraudes, le tout noirci, effrité.

Un anneau rond attire mon attention, il ressemble à une alliance ouvragée de méandres grecs, entremêlés de six roses. À l’intérieur très distinctement on aperçoit des initiales :

C. P.
13 juin 1860.

Puis viennent des épingles à cheveux en écaille blonde, avec pluie de brillants, des bracelets d’enfants, de mignonnes boucles d’oreilles petites et charmantes, des solitaires dépareillées, des dés, des faces-à-main, d’or, d’écaille, une boucle de jarretière ornée d’une tête égyptienne, et un lot de lorgnons.

Les chapelets sont en nombre, il y en a deux assez curieux qui ont sûrement appartenu à des religieuses. L’un est en buis, l’autre en ivoire, à peine jauni, les « pater » sont ouvragés, la croix est sculptée et représente un christ naïf, mais la monture surtout, en corde fine et lisse, mérite d’être signalée. C’est une originale particularité.

Une croix de première communion en argent porte au verso cette inscription :

Pauline à Hélène
28 avril 1887.

Le triste inventaire s’achève, c’est maintenant dans une longue boîte un fouillis de bibelots épars, de fragments innombrables : couvercles de boîtes à poudre, médailles de la Vierge, sous fondus, bourses éventrées, fermoirs de ridicules, et jusqu’à des râteliers garnis encore de fausses dents.

Je ferme les yeux, lassée, écœurée par le spectacle poignant de ce lamentable bazar, et c’est de toute mon âme que j’appuie le vœu de cette inconnue qui réclamait hier, dans un journal du matin, que ces déchets, reliques sacrées et chères, dignes de respect, ne fussent point profanées par des curieux ou des mercantis, mais descendues pieusement dans les caveaux de l'église que l'on élève sur le terrain de la rue Jean-Goujon, qui demeurera si tristement célèbre.



Enchères suprêmes


10 décembre 1898.


La dernière pelletée a été jetée hier sur les morts de la sinistre flambée du Bazar de la Charité ; les reliques pieuses, les joailleries des mondaines et les débris divers trouvés après la catastrophe viennent d'être dispersés sous le coup du marteau d'ivoire.

Les enchères atteignirent de gros prix, mais l'on peut regretter que tous ces souvenirs d'une heure terrible n'aient pas trouvé dans les de la future église de la rue Jean-Goujon une place plus digne que celle qui leur sera réservée à la vitrine d’un brocanteur ou dans la collection d’un amateur original.

Parmi les acheteurs il y eut beaucoup de barnums macabres.

Les gens du monde manquaient complètement. On signalait des Anglais naturellement, quelques Belges, des Allemands ; mais la haute et basse brocante était largement représentée. Les marchandes à la toilette ne manquaient pas non plus, s’acharnant sur des menus objets qu’elles se disputaient les unes les autres.

On prétendait que Mgr Richard, mû par un sentiment très louable, avait donné l’ordre à un de ses grand vicaires de se rendre à cette vente « après décès » pour tout racheter.

J’ai bien aperçut l’abbé Odelin, mais il est parti après l’adjudication d’un lot de chapelets et de croix que des gens peu discrets lui ont disputés jusqu’à 27 francs.

Les épingles à chapeaux sans valeur intrinsèque sont devenus au prix de 20 francs la -priété d’un amateur, M. Turquet ; quatre épingles d’or, ornées de minuscules brillants, ont atteint le chiffre de 85 francs.

Les montres s’adjugent entre 20 et 30 francs. Trois boucles d’oreilles en diamant, vendues séparément, obtiennent le record des enchères.

Un lot de monnaies d’or et d’argent, formant une somme totale de 173 francs, est acheté 319 francs par un mercanti qui espère de la curiosité des maniaques pour trafiquer de ces pauvres pièces.

Un collier de 140 perles, dont la moitié sont brûlées, noircies, est pris à 240 francs par une de ces marchandes à la toilette qui s’enrichissent en vendant les dépouilles du Mont-de-Piété ou les défroques de la galanterie.

Des débris d’or, des fragments de bagues, de chaînes, de broches, de fermoirs, un tohu-bohu, sans grande valeur apparente, est disputé jusqu’à 529 francs.

Un énorme lingot de plomb torturé, avec des reflets métalliques étranges, trouve un acquéreur à 205 francs.

Cependant que le commissaire-priseur recueille les enchères et rappelle au calme les brocanteurs qui se ruent sur les objets et se les arrachent, je feuillette avec un peu de tremblement dans les doigts des papiers à demi roussis qu’on vient de trouver dans divers porte-monnaie.

Voici le carnet d’une des vendeuses recouvert de peau noire.

Je déchiffre sur un coin de page une longue liste d’acheteurs avec vis-à-vis de chaque nom la somme perçue.

Les totaux sont faits :

Gandillot 
 fr.
Magestés 
 5 »
2. Charcot 
 10 »
Deschamps 
 20 »
Schuman 
 20 »
Esud…

Ici le nom n’a pas été achevé ; la catastrophe a dû surprendre la vendeuse, et ce mot incomplet navre.

Dans une bourse d’enfant, soigneusement plié, un billet du guignol des Tuileries. C’est un fauteuil d’orchestre de 15 centimes. Voici un autre carnet plus intime, dont les gardes de satin bleu sont encore fraîches ; on y remarque des notes prises au hasard, des mesures de couturière :

« Corsage d’Hélène, 5m,50 petite largeur, 2m,75 grande largeur, satin rouge. »

Plus loin, c’est une recette donnée par une amie, et que l’on a crayonnée, peut-être entre deux thés :

« Rats prendre blé infernal. »

À moitié roussie par la flamme, cette indication de mondaine pressée et charitable :

« Porter somme promise sœur Bon-Secours, 57, rue Jacob. »

Sur un papier presque intact, je lis :

Gare Saint-Lazare :

Départ : 10 h. 15.
Arrivée : 11 h. 05.

Éragny-Neuville :

Départ : 2 h. 13 ; Départ : 3 h. 44.
Arrivée : 2 h. 55 ; Arrivée : 4 h. 40.

La pauvre femme qui était venue de sa propriété sans doute pour vendre ou acheter au Bazar de la rue Jean-Goujon avait pris soin de noter les heures des trains pouvant la ramener chez elle ; et la mort…

Voici maintenant une facture d’une marchande de meubles de Versailles, elle est au nom de Mme Édouard André :

 
Une terre cuite, un bougeoir 
 80 fr.
 
Deux tables 
 270 »
———
350 fr.

À peine froissée, dans un portefeuille tout consumé, une carte de la baronne de Beauverger à une amie pour lui recommander un pédicure :

« Chère madame,

« Je sais que mon gendre se loue beaucoup d’un artiste pédicure qui demeure rue de la Paix. Je n’ai pas eu affaire à lui, mais j’en ai entendu l’éloge. J’espère, etc.

« Tendres amitiés. »


J’achève ce macabre inventaire comme l’on crie la dernière enchère.

C’est fini, tout est dispersé.

Dans la rue, près de la grande porte, une femme en noir pleure en apprenant que la vente est terminée.

— C’est pour une broche, explique-t-elle, en forme de cœur avec des améthystes et un petit diamant ; je n’habite pas Paris, quand j’ai appris… je suis venue.

J’ai vu les broches fort en détail, je puis affirmer à cette dame que son bijou n’y était point, et cette assertion lui est une allégeance.

Une jeune fille est accourue aussi avec son père, et elle s’éloigne, des larmes plein les yeux.

— Oh ! s’écrie-t-elle, voir tous ces marchands se partager ces tristes choses, comme cela me fait mal ! Je crois que j’entends encore les cris de ces pauvres suppliciés qui sont tombés là-bas, et il me semble assister à une profanation.

Ce cri de l’âme, échappé à une spectatrice du triste incendie, est d’une poignante vérité !



Mes Acheteurs
de la Nuit de Noël


25 décembre 1898.


Pour un soir, pour une heure, il me prit l’envie d’entrer dans la peau de ces pauvres diables qui, chaque année, reviennent sur nos grands boulevards, vendre dans ces laides mais pittoresques petites baraques des jouets, des bonbons, toute la menue bimbeloterie à bon marché qui s’en va, dans la nuit de Noël, mettre un reflet de gaîté dans les logis des humbles.

Je désirais voir de près ces minimes industriels, ces camelots ingénieux, qui se disloquent l’esprit pour trouver le boniment qui accroche l’attention du passant. Je voulais étudier leurs impressions, assister aux émois de la vente.

Vêtue, comme les vendeuses des petites boutiques, d’une robe de laine et d’un gros châle, je m’installe à côté de l’une d’elles, une bonne commère réjouie qui me conte qu’elle est pour l’ordinaire marchande de fruits, mais que chaque année son homme débite des canons de bois, des soldats de plomb, des coffres-forts à secret à l’usage des mioches.

— Il n’existe pas son pareil pour le « boni », me dit-elle non sans une flamme d’orgueil dans le regard, et vous allez le voir tout à l’heure.

Cependant je me familiarise avec mon nouveau métier, disant aux promeneurs :

— Allons, madame, achetez-moi une boîte de soldats pour vos bébés ; voyez, monsieur, ce beau canon, il est de fabrication française, il ne coûte que vingt-neuf sous, un franc quarante-cinq, si vous avez envie d’acheter.

Le patron arrive, s’installe et commence à lancer d’une voix tonnante son appel aux passants.

C’est une vraie tirade, il y en a pour tout le monde, pour la jeune bonne qui se presse et hâte le pas, jusqu’au vieux grand-père qui erre, un peu inquiet du cadeau qu’il a l’intention de glisser dans le mignon soulier de son petit-fils.

Notre vente commence — car moi aussi je m’empresse près des curieux qui s’approchent — avec deux braves bourgeois qui se consultent indécis.

— Crois-tu que ça lui plaira ? dit la mère.

— Dame, je pense bien qu’il sera content.

Il s’agit d’un canon, un tout mignon canon doré avec de belles roues peintes en vert et une culasse à ressort.

On enveloppe le paquet, et voilà ces bonnes gens tout heureux, qui se dépêchent de s’éloigner, impatients de déposer le joujou dans la cheminée, près des bûches éteintes où, dans la pénombre, on aperçoit un modeste soulier.

Timide s’approche une petite ouvrière ; elle demande, la voix un peu oppressée :

— Combien coûte votre boîte de soldats ?

— Vingt-cinq sous seulement ! c’est pour rien.

— Vingt-cinq sous ! c’est un peu cher, si vous voulez me la donner pour un franc…

Elle a l’air souffreteux et triste, la pauvre ; ses doigts sont rouges, un méchant tartan, ravaudé par endroits, couvre ses épaules, et ses yeux, de grands yeux bruns très doux, gardent des traces de larmes.

Le patron discute, mais, comme je suis pour un soir un peu marchande aussi :

— Allons, emportez.

Et je lui passe vivement la boîte rouge où une douzaine de pioupious à pantalons garance et à tuniques bleues sont prêts pour l’exercice.

Les minutes s’écoulent, l’animation peu à peu décroit. « Nous ne vendrons rien, ce soir, ou à peu près, » gémissent les camelots.

— Ah ! madame, si vous saviez autrefois ce que le métier était bon, c’était…

Mais chut ! voilà un groupe de jeunes filles qui arrivent en fredonnant.

— Tiens, j’vas payer un cadeau à mon neveu, s’écrie l’aînée de la bande.

Et, très animées, les voilà qui font tout bouleverser. On ouvre les cartons, on aligne les bataillons, et le patron tire les minuscules canons.

Le marchand ne se décourage pas, il crie, gesticule, sans discontinuer ; c’est un flot de paroles. Finalement, nous encaissons encore une nouvelle recette.

Les amateurs de jouets deviennent de plus en plus rares. Il fait froid, le vent cingle, et les traînards se hâtent de retourner dans la chambre close où le bon feu braisille dans l’âtre.

J’allais, moi aussi, me retirer, quand je vois dévaler, cahin-caha, une pauvresse hâve et loqueteuse. Elle remorque trois mioches qui ouvrent, à la vue de tant de belles choses, des yeux agrandis.

Ils sont jolis, ces bambins, dont le plus vieux a peut-être huit ans. Leurs frimousses sont gentilles en dépit du froid qui bleuit leurs joues et violace leurs doigts.

Hypnotisés devant la baraque, ils demeurent, la bouche béante, écoutant la parade du marchand.

La mère essaye vainement de les entraîner, ils s’approchent près, tout près de l’étalage, leurs menottes ouvrent en tapinois les boîtes des beaux soldats de plomb, et une lueur de convoitise fait flamber leurs claires prunelles.

— Allons, filons, les petiots, fait la mère, qui comprend la mimique de ses enfants.

Le plus jeune pleurniche ; le plus âgé, habitué déjà aux privations, pousse un soupir et s’apprête à suivre sa maman…

Je m’éloigne, moi aussi, je quitte le boulevard, dont les baraques se ferment une à une, mais, avant de partir, j’achète quelques menus joujoux pour ces pauvres petits.

Eux ne peuvent croire à leur bonheur. Ils tendent leurs menottes rougies et tremblent d’émotion lorsque je leur remets ces minces présents. Oh ! leurs bons regards attendris et le sourire de joie qui fend leurs petites bouches ! Je ne les oublierai jamais et je repenserai souvent à mes modestes acheteurs de cette nuit de Noël, aux rires joyeux des uns, aux visages de détresse des autres, sans en excepter le camelot faiseur de boniment et la joyeuse vivandière des halles…



Du Bourreau à l’Aumônier


30 décembre 1898.


Cette fois, c’est bien vrai, M. Deibler est démissionnaire. On nous l’annonça si souvent, cette retraite de M. de Paris, qu’on se demandait si vraiment la nouvelle était exacte. Une visite à l’intéressé pouvait seule me renseigner, et bravement, en dépit d’un émoi nerveux, je m’en fus frapper à la porte d’une petite maison perdue au fond d’Auteuil, tout au bout de la rue de Billancourt, et où habite l’exécuteur des hautes œuvres.

Elle est fort coquette d’aspect, cette villa de banlieue, avec sa traditionnelle toiture en forme de chalet et sa façade où la brique rouge pique une note champêtre. Un jardin l’entoure, une grille peinte en gris l’enclôt. Mais les ramures des arbres rabougris qui dressent leurs têtes au-dessus du mur m’apparaissent sinistres, dans la brume de cette matinée sombre, froide, pluvieuse ; au demeurant, une atmosphère de tristesse semble peser sur ce logis. Il y a trop de calme dans ce coin, et cette demeure semble inhabitée.

Tout en face, dans la rue, une lourde charrette de foin est arrêtée, deux hommes s’occupent à la décharger, mais ils interrompent leur travail pour me regarder curieusement, comme s’il était rare de voir heurter à la porte de cette maison.

J’agite la cloche, qui retentit en un carillon gai.

Presque aussitôt des aboiements se font entendre furieux ; il y a bonne garde chez M. Deibler.

Quelques minutes s’écoulent, tout reste immobile, les chiens seuls continuent leur vacarme. Il n’y a personne ? Mais voici pourtant qu’un pas léger fait gémir le gravier.

On vient.

Enfin… je vais voir cet intérieur qu’en imagination j’aime à rêver étrange.

Un bruit de clef, un grincement ; la porte de fer ne s’ouvre toujours point. Un panneau un peu plus grand qu’un judas se déplace, et une jeune femme apparaît.

Elle est jolie, du reste, avec sa physionomie grave un peu inquiète. Ses yeux sont noirs et brillants, ses cheveux partagés en lourds bandeaux auréolent de nuit un front douloureux que ravinent trois plis profonds. Elle est vêtue de gris, sobrement habillée, et elle attend, visiblement gênée, l’exposé du motif qui m’amène.

M. Deibler ?

— C’est ici.

— Je voudrais le voir.

— Impossible.

— Dites-lui que je viens de la part de l’abbé Valadier.

La jeune femme relève la tête, me toise un instant. L’examen est sans doute favorable, elle reprend d’un ton moins sec :

— Ces messieurs sont absents, je vous dis vrai, mais, seraient-ils là, qu’ils ne recevraient pas.

— ??

— Sans doute, et vous devez comprendre pourquoi ils condamnent obstinément leur porte et se murent chez eux.

Mon interlocutrice baisse la voix et un peu de rouge colore son front pâle.

Mme Deibler peut-être ?

— Oui, madame, répond la jeune femme, qui se ressaisit pour renier ce mouvement de faiblesse, je suis madame Deibler ; si vous voulez me dire ce qui vous amène jusqu’ici, peut-être pourrai-je…

— Assurément. C’est au sujet de la démission…

— La nouvelle est exacte. M. Deibler est très âgé, c’est un vieillard, il a 76 ans, quarante ans de loyaux services ; il éprouve le besoin de vivre tranquille.

— Qui le remplacera ?

— Nous n’en savons rien.

— Son fils, peut-être, il est tout indiqué pour cela.

Je regrette presque ces derniers mots, tant Mme Deibler paraît secouée d’un frissonnement convulsif.

Avant de me retirer, je plonge un regard curieux. Le jardin est soigné, les allées bien ratissées, une volière verte est proche de l’entrée, remplie de serins dorés qui lancent leurs trilles savants. Un perron donne accès à la maison, qui, vue ainsi, prend un aspect familial. C’est un vrai nid de bons bourgeois ; c’est le coin rêvé du petit rentier.

Et cependant que cahin-caha ma voiture dévale par l’interminable avenue de Versailles, que je traverse Paris pour me rendre à la rue Denfert-Rochereau, chez l’abbé Valadier, l’aumônier de la Grande-Roquette qui accompagne les condamnés jusqu’au pied de la guillotine, je crois voir passer le cortège, lugubre, sanglant, des décapités dont les têtes horrifiées roulèrent avec un « floc » sinistre dans la boîte de son, tranchées par le lourd couteau de M. Deibler.

Que de sang, grand Dieu ! depuis sa première exécution en 1878, celle d’un nommé Laparade, jeune bandit de vingt ans, qui avait tué son père, sa mère et sa grand’mère à coups de fusil, jusqu’au champignonnier Carara, le brûleur de cadavre, qui fut son dernier exécuté !

Après l’homme qui, au nom de la société, châtie, me voici chez celui qui, au nom de Dieu, absout et pardonne.

M. l’abbé Valadier, très affable, avec un beau visage grave, un peu austère, me reçoit dans son petit salon, dont les murs sont ornés de vieilles gravures pieuses et de photographies.

Il commence tout d’abord par me déclarer qu’il n’a pas du tout compris la campagne menée contre M. Deibler lors de l’exécution de Carara.

— Je vous assure, dit-il, que l’on ne peut aller plus rapidement ; je sais que les secondes semblent éternelles dans ces suprêmes moments, mais cependant que dirait le public si, pour avoir agi trop promptement, le condamné n’était pas décapité sur le coup. Voyez-vous une tête mal engagée, dont le couteau n’effleurerait que le sommet du crâne.

— Oh ! c’est affreux !

— Eh bien, n’est-il pas préférable de prendre toutes les précautions possibles, surtout quand il se présente un patient petit, trapu, dont le cou n’est pas très long.

— Quelle était l’attitude de M. Deibler avec les condamnés ?

— Mais celle d’un homme correct. Il se montrait plutôt doux et même timide.

— Semblait-il ému parfois ?

— Non, il était pénétré de l’idée qu’il accomplissait un devoir pénible mais nécessaire.

— Nécessaire, oh ! monsieur l’abbé !…

— Oui, nécessaire, je ne voudrais pas vous paraître féroce, moi dont le ministère est tout d’indulgence et de pardon, mais je suis pour la peine de mort.

— Oh !…

— Je vis par mes fonctions au milieu des voleurs et des assassins ; j’ai conduit à l’échafaud douze ou treize condamnés, et j’en ai préparé vingt-cinq, eh bien, tous ces prisonniers m’ont avoué que si la peine de mort n’existait pas on verrait bien d’autres crimes. Et si vous voulez ma pensée tout entière j’ajouterai que, si, résistant à la pitié pendant une année, on guillotinait sans merci tous les assassins dont le forfait a été prouvé et reconnu, l’année suivante serait moins fertile en crimes de toutes sortes.

« Si l’on enquêtait près des aumôniers de toutes les prisons, près de ceux qui comme moi approchent les condamnés, vivent dans l’atmosphère malsaine des lieux de détention, frôlent ces individus cyniques aux visages glabres, où le vice imprime sa marque, si on leur demandait leur avis sur la peine de mort, tous répondraient : « Elle est nécessaire. »

Et, comme je laisse percer un étonnement croissant, l’abbé Valadier dans un beau mouvevement d’apôtre s’écrie :

— Il faut ne voir dans l’homme qu’un chien dont le corps est fini lorsque la machine de

M. Deibler a fait justice, pour s’élever contre un châtiment, qui, au point de vue religieux, purifie l’âme du coupable et lave son forfait.

« À ce moment terrible, les plus infâmes criminels sont transfigurés par la religion. C’est la peur, disent d’aucuns. Qu’importe le sentiment qui les agite, pourvu qu’ils se repentent !…

Le prêtre, le regard au ciel, semble évoquer la mémoire de tous ceux qu’il a préparés à mourir.

Je ne désirais esquisser qu’une simple silhouette de celui qui, par sa profession, est comme le collaborateur de M. Deibler, et les hasards de la causerie me fournissent une quasi-confession ; d’un homme tel que l’abbé Valadier elle ne manque pas de valeur.



Le Droit de Grâce


9 mars 1899.


Quand les rois montaient sur le trône, ils remettaient au peuple quelques taxes, corvées ou dîmes, en don de joyeux avènement.

Aujourd’hui, M. Loubet vient d’être appelé aux plus hautes fonctions qu’un homme puisse remplir en notre démocratie, et il nous prend envie de lui demander, nous aussi, un don de bienvenue.

Là-bas à la Grande-Roquette, dans la légendaire cellule des condamnés à mort, un jeune homme, presque un enfant, il n’a que vingt ans, passe de longues journées, tenaillé par l’effroi, tressaillant au moindre bruit, dans l’attente ultime d e son heure dernière.

Il vit depuis des semaines avec le cauchemar de la guillotine dressant dans l’aube ses bras sinistres. Il frissonne sous la hantise du couperet justicier dont il croit, la nuit dans ses rêves, apercevoir les reflets métalliques… il demeure angoissé, étreint par l’horreur.

C’est pour lui, pour Schneider, que je veux crier pitié.

Non point qu’il ne fût coupable, certes, et justement puni, mais c’est au nom de sa pauvre mère, si vaillante, si honnête, que son crime plonge dans la honte et la douleur, que je veux implorer, à mains jointes, et réclamer cette tête marquée pour le bourreau, mais que M. Loubet ne laissera pas rouler dans le panier de son, pour ne point tacher de sang son avènement à l’Élysée.

Oh ! s’il avait pu voir, comme je viens de le faire, cette malheureuse mère obligée de quitter son quartier du faubourg Saint-Antoine où elle vendait des fruits dans une petite voiture, bafouée, honnie par les autres marchandes, qui la désignaient aux chalands sous le nom de la « mère de l’assassin », s’il l’avait trouvée, comme moi, secouée de sanglots, son pauvre cœur si gros et si douloureux qu’elle le tient à deux mains dans ses crises de larmes comme si elle craignait qu’il n’éclatât, bien vite il prononcerait le mot sauveur, le mot divin qui doit être si doux à dire : le mot de grâce.

Elle, l’humble, la modeste, ne sait que gémir et prier, aux heures trop pénibles où, fléchissante, elle s’incline sous le poids rude dont la fatalité la chargea.

Hier, je gravissais les quatre étages de son nouveau logement du boulevard Turbigo, où dans une maison d’aspect bourgeois elle est allée abriter son nom sali…

— Madame Schneider ?

— C’est moi.

On me reçoit dans la chambre à coucher, une pièce vaste, très claire, d’une propreté avenante, avec ses fenêtres versant largement la lumière sur deux lits bien étirés, d’une exquise blancheur.

Une table ronde, quelques chaises, une cheminée arrangée avec goût, deux bénitiers, des gravures pieuses, complètent l’ameublement.

Tout de suite mon cœur est attendri par la douleur épandue sur le visage de la mère, jolie encore sous ses bandeaux grisonnants. Nous parlons toutes deux longtemps, elle confiante, moi essayant de lui donner un peu d’espoir.

— Oh ! s’exclame-t-elle tout à coup, si je pouvais parler…

— Au président ?

— Non, je n’oserais pas, mais à Mme Loubet. C’est une femme comme moi, pas vrai ? avec elle j’aurais moins peur, je lui dirais…

— Vous lui diriez ?…

Mme Schneider esquisse un geste craintif : elle cache sa tête dans ses mains, sanglote convulsivement, puis soudain se redresse, avec dans les yeux cette divine et surhumaine énergie des mères prêtes à lutter pour leurs petits.

— Eh bien, quoi, je pleurerais ; les larmes, c’est la prière des femmes, et quand je lui crierais, oh ! de toute mon âme : « Je suis sa mère ! » que pourrais-je ajouter de plus ?

La malheureuse suffoque, halette, la poitrine oppressée par des sanglots mal retenus. Avec un âpre plaisir elle me conte l’enfance de son pauvre garçon, doux, pas méchant, mais la tête vive, sensible à l’excès : Un vrai toqué, déclaret-elle. Et c’est ce qui la peine.

— Il était fou, oui, je vous l’assure, le misérable enfant, et c’est pourquoi on devrait bien me prendre en pitié. Au pays, là-bas, en Alsace, les Schneider sont nombreux, le nom est commun ; savez-vous comment on distinguait la famille de mon mari ? on les appelait « Schneider les fous ». C’est triste à avouer ; je n’avais pas voulu, à cause de mes enfants, parler de ces choses, mais s’il passait sur la terrible bascule, lui, ce serait bien plus horrible encore.

La mère, les yeux ouverts démesurément, les deux mains portées à son cou dans un geste affreux, comme si devant elle venait de surgir le couperet sinistre, pleure douloureusement, les lèvres violacées, les joues pourpres, haletante, le cœur tordu…

La respiration se rétablit, elle reprend vie pour reparler de son fils, de son fils qui n’a pas voulu la revoir.

— Je ne veux pas qu’elle vienne surtout, a-t-il dit à son frère. Avec sa maladie de cœur, si elle m’apercevait derrière ces barreaux, elle serait capable de mourir tout d’un coup. Qu’elle m’oublie donc et qu’il en soit de moi ce qu’il pourra !

En me rappelant ces souvenirs qui la rongent et la minent, Mme Schneider a sur son visage un tel pli de souffrance, de torture, que tout angoissée je promets à la pauvre mère de jeter notre cri de pitié en ces lignes simples et modestes où nous voudrions mettre le meilleur de notre âme.

Une femme, pantelante, souffre, en attendant à genoux une parole de clémence…

Nous avons bon espoir. M. Loubet, en souvenir de la maman en cheveux blancs qui, heureuse et fière, lui sourit de la ferme de Marsanne, ne voudra point repousser cette supplique suprême d’une mère endeuillée qui tend vers lui ses mains tremblantes…

Non, en vérité, il ne le peut pas[2] !



Chez Thérésa


24 mars 1899.


On la croyait oubliée et voilà qu’elle revient tout à coup à la mode ; on parle d’elle de tous côtés, les journaux lui consacrent des chroniques, on redonne son répertoire à la Bodinière, les conférenciers la prennent comme sujet de leurs commentaires, et, lundi prochain, Sarcey lui-même montera sur la scène de la « Guinguette fleurie » pour saluer une fois encore cette étoile de la chanson, qui dira — ne promettant pas de chanter — quelques-unes de ses meilleures créations.

Voir Thérésa, recueillir ses impressions, était à coup sûr curieux.

Qui aurait pénétré, l’autre après midi, dans la coquette garçonnière de la rue Pigalle, tout à fait là-haut, près du boulevard, aurait trouvé la célèbre artiste causant gravement d’un rôle qu’on venait lui proposer dans un drame fait à sa mesure.

Un drame pour Thérésa ?

Tout simplement, mais la chanteuse le refusa, avec quelques regrets du reste.

— Non, je vous assure, je ne peux pas, à mon âge, jouer cette partie-là ; le rôle me convient et me tente, mais il y a trop à dire, trop de sentiments émus ; avec ma maladie de cœur je n’y résisterais pas.

Et la voilà racontant ses émotions quand elle créait une chanson.

— C’est que, voyez-vous, moi, je suis une traqueuse ; chaque fois que j’aborde le public, j’ai peur littéralement ; ça passe vite, mais le premier moment est dur tout de même.

— Pourtant, vous reparaissez bien lundi prochain devant le public ?

— Oui, mais pour une fois, une seule, une coquetterie… Et puis ça causait tant de plaisir à ma filleule, que j’aime comme ma fille. Cette pauvre enfant dirige, avec son mari, un cabaret où on chante, là-bas, rue Buffaut. « Tu devrais bien paraître sur notre petite scène, m’a-t-elle dit l’autre jour. Tu reprendrais quelques-uns de tes refrains, et pour nous ce serait le succès. » Je n’ai plus de voix, je ne chante plus, mais je puis dire une de mes vieilles romances, la dire avec tout mon cœur, cette grosse bête de cœur-là. Et je ne sais pas si je me trompe, mais je crois que je pleurerai et que les spectateurs aussi iront de leur larme.

— C’est M. Sarcey qui vous présentera !

— Ah ! ce bon Sarcey, je suis allée le trouver l’autre matin et lui demander à déjeuner. Puis, au dessert, je lui ai fait comme ça : « Dites donc, l’oncle, puisque maintenant tout le monde vous appelle ainsi, vous devriez bien me faire un bout de conférence à la “Guinguette fleurie” pour ma dernière sortie. — Ça te fait plaisir, ma brave Thérésa, m’a répondu Sarcey. Eh bien, ça va. » Et l’oncle vient parler pour m’être agréable, ce sera mon seul bénéfice. Vous jugez si ma filleule est contente. Et moi donc !

— Et après vous ne chanterez plus ?

— Plus jamais, n i ni fini, c’est ma dernière fugue.

— Il ne faut jamais dire : « Fontaine… »

— Oh ! je le dis, moi, je me retire dans ma ferme, près de Neufchâtel, dans la Sarthe, pour soigner mes lapins et mes poules. La campagne ! C’est là où l’on entend la grande chanson de la nature que nul de nous n’a jamais imitée.

On sonne.

C’est une chanteuse de café-concert, qui voudrait reprendre une partie des chansons de Thérésa ; elle vient lui demander conseil.

— Mets-toi là, au piano, ordonne l’ancienne étoile à la nouvelle arrivée avec une brusquerie aimable, et chante, voyons, n’aie pas peur, que diable !

Cependant qu’a lieu cette répétition on éprouve le sentiment d’avoir vu une femme de beaucoup de cœur et qui a été une des personnalités originales de ce temps, comme disait Veuillot…

Mais, au fait, relisez Veuillot ; vous aurez le portrait de la Thérésa d’il y a trente ans, alors que tout Paris l’applaudissait, et ce portrait est buriné par une plume de maître.



L’Enterrement de By


La pensée ne peut se porter sur aucun art, que cet art ne rappelle quelques femmes qui s’y montrent supérieures.

De Ségur.

30 mai 1899.


Les Parisiens enterrent bien leurs morts, à condition pourtant de ne point dépasser les fortifications.

C’est ainsi qu’à Thomery je me trouvais seule de la presse pour apporter le salut de la plume à la femme de talent, à l’artiste exquise qu’était Rosa Bonheur.

Thomery ! si près du boulevard et si loin !…

À la gare, pas une voiture, et trois kilomètres de forêt à parcourir pour gagner le village de By, où a lieu l’enterrement. Je suis obligée d’accepter avec reconnaissance une place dans la voiture des pompes funèbres, celle qui sert à transporter les tentures de deuil. Bientôt, du reste, le véhicule est envahi par les chantres mandés de Paris pour la circonstance.

Debout, je m’accroche aux parois de la guimbarde, qui s’en va au grand trot, nous cahotant atrocement. Mais la route est superbe, en plein bois. Les arbres forment une voûte verte. Par cette matinée de mai les senteurs de l’herbe fraîche ravissent ; les mousses pleurent tout imprégnées de rosée, les merles jacassent à l’orée des taillis, et des frôlements d’ailes, des frous… frous… légers agitent les buissons, font trembler les fougères et les genêts qui secouent au vent leur pluie d’or.

C’est la vie bruissante qui bourdonne sous chaque brin de gazon, sous chaque touffe de bruyère.

Un vent piquant fouette le visage tandis que le soleil darde ses rayons drus qui jettent la gaieté sur les champs et font étinceler les toitures des villages.

Une longue rue bordée de maisons d’une paysannerie charmante : c’est By, et tout en haut voici le « château ». C’est ainsi qu’on désigne dans le pays la demeure où Rosa Bonheur a vécu près de trente ans.

Assez simple, du reste, ce château qui appartint autrefois à Jules Favre. Une large et confortable bâtisse, flanquée d’une aile en forme de chalet, des fenêtres énormes, deux grandes baies vitrées indiquant les ateliers de l’artiste, voilà la villa de By. Mais un parc merveilleux enserre la maison. C’est un coin de forêt en quelque sorte capté et enclos de murs, où les arbres énormes de toutes essences mêlent leur frondaison. Les chèvrefeuilles et les lierres s’accrochent et s’enguirlandent aux branches de géants centenaires ; les fleurs sauvages croissent, les églantiers aux roses légères s’enchevêtrent aux clématites, aux mais blancs et roses, c’est un vrai « Paradou ».

La grille est tendue de noir, et le corbillard tout blanc, avec des étoiles d’argent, stationne déjà dans le chemin creux quand je descends de mon funèbre carrosse.

On apporte le corps. La longue caisse glisse lentement dans la voiture, et le drap blanc retombe en plis très doux sur lesquels on dispose les couronnes, couronnes de campagne, guirlandes d’une naïveté adorable, d’une maladresse touchante.

Ce sont des fleurs simples, des œillets blancs tout petits qui fleurent bon le poivre et la cannelle, des muguets de la forêt, des pâquerettes des champs, des reines des prés, que des mains malhabiles tressèrent avec des verdures rustiques, fougères dentelées, branches de cyprès.

Et les yeux se reposent sur cette débauche fleurie, qui ne ressemble en rien aux couronnes apprêtées, orgueilleuses ou mignardes qui sortent des officines de nos grands fleuristes.

Ici, tout est simple et franc. Cette moisson neigeuse et embaumée sous laquelle s’en va Rosa Bonheur est l’emblème de sa vie. Elle aimait la retraite et la nature, et c’est à cette forêt qu’elle parcourait si souvent qu’on a demandé la floraison dernière sous laquelle son cercueil disparaît.

Lentement, le cortège s’organise, pittoresque, plein d’imprévu.

Les voitures sont nombreuses et variées, depuis les landaus de cérémonie jusqu’aux chars à bancs en passant par les cabs, les tonneaux et les charrettes anglaises. Des bicyclistes, hommes et femmes, en culotte courte et en veste, sont accourus des environs. Ils suivent l’enterrement à pied, conduisant leurs machines par le guidon. Des chauffeurs, en tricycles à vapeur, ont mis pied à terre et remorquent, eux aussi, leurs lourds teuf-teuf.

Il est dix heures et demie ; un soleil cru flamboie sous la voûte bleue, et par les chemins égayés de verdures tendres, par la route bordée de pampres verts qui s’accrochent aux murs blancs des bâtisses, on dévale pas à pas. Le vent qui grandit apporte d’exquis parfums ; ce sont les violiers en fleurs, les roses et les grands lis qui exhalent dans l’air du matin leurs senteurs violentes. Au seuil des portes, les habitants attendent le passage de l’enterrement.

Les femmes s’inclinent en se signant. Les hommes, d’un geste large, ôtent leurs casquettes ou leurs chapeaux de paille, et le cortège se grossit.

Onze heures sonnent au petit clocher couvert d’ardoises qui tranche sur la toiture de briques lépreuses, que les lichens mangent par endroit, de la modeste église de Thomery, quand le grand corbillard apparaît sur la place, toute baignée de lumière et transformée en garage à bicyclettes.

Une draperie blanche sur laquelle se découpe un écusson avec un grand B de velours noir décore le portail.

À l’intérieur, de lourdes tentures endeuillent la nef et se détachent violemment sur les murs passés à la chaux.

Bien modeste, bien humble, cette église de village avec sa voûte basse tout unie, son dallage de briques et ses petits vitraux sans , mais quelle paix sereine dans cette simplicité !

De vieilles femmes pleurent.

— Elle était si bonne, la chère demoiselle ! Ah ! Dieu ait son âme !

Et une marée montante de ressouvenirs délie les lèvres de ces braves gens :

— Vous rappelez-vous en 1870 quand elle distribua à chacun de nous son sac de blé ?

— Ah ! je crois bien ; et quand elle nous manda tous chez elle, le soir où l’on nous annonçait que les Prussiens devaient mettre le feu au village…

Des phrases hachées, revenez-y pieux, s’échangent à voix basse, cependant que les chantres de Paris entonnent magnifiquement le Dies iræ. Les braves gens de Thomery n’en ont jamais entendu autant, pour un peu ils applaudiraient.

— Ah ! c’est vraiment beau, comme ils chantent bien ! chuchotent les « pieuses », un éclair de ravissement dans les yeux.

— Oui, murmure près de moi une vieille au visage taillé de ravines profondes, c’est bien joli, et la pauvre madame, qui de là-haut voit tout cela, doit être contente, n’est-ce pas ?

L’ancienne met dans ces mots une telle foi que je me prends à l’envier pour sa croyance naïve et sincère.

Les dernières prières dites, la famille se rend à By pour prendre un rapide déjeuner en attendant l’heure du train qui ramènera le corps de la grande artiste à Paris.

Comme il n’y a toujours pas de voiture, je regagne la gare de Thomery à pied, en suivant le chemin de la forêt, et c’est le père Guignard, un bonhomme de soixante-douze ans, l’emballeur de tableaux de Rosa Bonheur, qui me sert de guide.

Les bois sont merveilleux, les fraisiers tachent l’herbe de gouttelettes de sang, les clochettes bleues, les pensées sauvages et les muguets croissent enchevêtrant leurs touffes fleuries. Nous cheminons par un sentier tapissé de gazon, et le vieux avec sa figure boucanée où le vent et le soleil incrustèrent leurs morsures, son tricot déteint, ses grosses mains calleuses, s’en va cahin-caha me contant ses journées à By quand la « bonne demoiselle » était là.

Elle le faisait appeler tous les jours. Dieu ! en avait-il emballé de ces toiles, des petites, des grandes, des moyennes, on ne fournissait pas. Et pas fière, la chère dame, certes non :

« — Père Guignard, vous allez déjeuner avec moi. — Je m’asseyais, toujours confus malgré l’habitude. Et il fallait la voir, après le café, me dire en riant : — Eh bien, et la « bouffarde », on l’a donc oubliée ? — Je tirais de ma poche la pipe que voilà, et mam’zelle Rosa roulait une cigarette ou allumait un cigare. Ah ! cré nom ! les braves gens devraient pas mourir. »

Et le vieillard, du revers de sa main, chasse une larme qui perle au coin de son œil.

. . . . . . . . . . . . . . .

À la gare de Lyon, des couronnes élégantes, chefs-d’œuvre gracieux de nos meilleurs horticulteurs, attendent, accotées aux piliers de la gare, qu’on descende du fourgon le cercueil de Rosa Bonheur.

Ce sont les couronnes des Artistes français, en pensées et en roses, des Arts décoratifs, section des jeunes filles, en lis blancs, des Femmes peintres et sculpteurs, la gerbée monstre de la Fronde en iris pâle et en roses de France.

Au Père-Lachaise, où un service religieux est célébré, je retrouve une féministe militante, Mme Hubertine Auclert, qui, bien que dégagée des préjugés et des vaines glorioles, regrette que Rosa Bonheur ait refusé les honneurs militaires.

« Elle devait pour ses sœurs, pour nous autres, les revendicatrices, accepter cette distinction posthume, qui en l’honorant nous honorait aussi, et c’est mal vraiment d’avoir repoussé ces marques de déférence rendues aux dépouilles mortelles des hommes, et qui par exception auraient été données à une femme. »

À la sortie de la chapelle du cimetière, le corps est déposé dans la sépulture de famille, une tombe modeste qui disparaît sous l’écroulement des floraisons rares, qui répandent dans l’air une senteur âcre et capiteuse.

Chacun défile, aspergeant d’eau bénite le cercueil qu’on entrevoit dans le caveau béant. Une théorie d’Anglais, qui se sont partagés de menus bouquets de violettes achetés à l’entrée du cimetière, viennent jeter sur la morte les fleurs du souvenir.

Et parmi l’amoncellement des couronnes, des gerbes savamment apprêtées, que banderolent des moires claires, gisent les piètres guirlandes de muguets et de pâquerettes apportées de Thomery. Demi-fanées, elles semblent piteuses, mais combien touchantes, ces modestes fleurs de la forêt, qui mettent à côté des orgueilleuses floraisons de serres le sourire vrai de la nature sincère.




Un Concert à la Salpêtrière


10 juin 1899.


Journée de joie, journée de bonheur dont le rayonnement apaisant troue la nuit sombre d’un éclair lumineux, tel est, pour les malheureuses folles, le concert annuel dont on égaie leur lamentable misère.

Cette fête est l’événement dont on s’entretient pendant des mois dans les différents quartiers, cycles de détresses de la Salpêtrière. L’heure bénie, la minute attendue envolée, ces pauvres cerveaux vibrent encore longtemps du plaisir pris et ils conservent la souvenance d’une vision très douce, sorte de luciole qui scintille dans la brume de leur intelligence.

Elles étaient bien quatre ou cinq cents, assises sur les gradins en amphithéâtre de la salle de cours, où les jeunes médecins viennent étudier les phénomènes nerveux et terribles qui ont détraqué ces cervelles et amené la folie.

Quel pénible coup d’œil !

Quelques-unes sont encore des enfants, jolies, ma foi, et dont les fronts ombragés de beaux cheveux semblent intelligents. Ce sont les filles de parents déments ou alcooliques, que l’hérédité marque de sa griffe, et qui sont torturées par des crises d’hystérie ou d’épilepsie.

Puis, entre les infirmières, avenantes sous leurs bonnets blanc, avec leurs fichus de mousseline croisés chastement sur la gorge, on aperçoit les agitées, qui roulent des yeux inquiets.

Plus loin sont les idiotes, abêties par le crétinisme, et les malades, les neurasthéniques dont les nerfs tenaillés vibrent trop fort.

Je les regarde longuement, les pauvres : les unes, peignées avec soin, prennent des attitudes coquettes ; d’un revers de main elles font bouffer le nœud de leur cravate, pincent la bouche et agitent avec des gestes prétentieux de larges éventails de papier ; d’autres, cheveux rasés, apparaissent hideuses ; certaines sont presque chauves et leurs fronts bombés luisent comme des boules polies.

J’en aperçois même une dont la tête est enveloppée d’une sorte de béguin bleu, et qui roule, sous ses orbites profondes, des prunelles révulsées.

Celle-là, rien n’a pu l’égayer. Pendant tout le concert, elle a enfoui sa figure dans ses mains, de longues mains fines, qui tressaillaient, agitées de tremblement douloureux.

Les têtes blondes et brunes voisinent avec les bandeaux gris, et de vieilles mèches blanches s’échappent de bonnets noirs comme en portent les aïeules.

La fête commence, les premiers accords du piano vibrent.

Aussitôt des cris de joie fusent. Les bouches se fendent, les yeux brillent, les bravos éclatent, un spasme de joie tord toutes ces pauvres créatures.

Les chansons gaies leur plaisent particulièrement ; le Tambour-major, que Melchisédech entonne de sa belle voix grave, tout en faisant tournoyer la longue canne de l’emploi, à pommeau doré, obtient un succès énorme. On trépigne sur les gradins.

Des bis ! bis ! stridents coupent l’air, des lèvres se contractent, en des rictus effrayants qui veulent être des sourires.

M. Depas, de l’Odéon, récite plusieurs monologues bien choisis et dont la drôlerie est comprise par beaucoup.

Mme Truffier, de l’Opéra-Comique, Mme Chaminade, Paul Séguy, de l’Opéra, chantent des morceaux d’un ton doux où l’amour est célébré, mais ce sont surtout les couplets comiques comme Les Femmes sont trompeuses qui excitent l’enthousiasme.

Les têtes dodelinent, battent la mesure, les cous s’allongent, et les prunelles s’irradient.

Mais voici Polin en troubade, dans ses chansons de caserne. C’est du délire. Les pauvres créatures n’applaudissent plus, elles frappent des pieds, les unes joignent les mains, les autres bavent de contentement ; par instant, elles se lèvent toutes pour mieux voir.

Et ce sont des rappels à la fin de chaque refrain :

— Encore ! Encore !

Polin doit revenir quatre fois, avec beaucoup de bonne volonté du reste, recommencer monologues et chansons.

Mme Mily Meyer et M. Pougaud roucoulent le Bois joli, où la créatrice des « chansons de grisettes » a le don, avec son timbre souple et frais, de charmer les folles, qui semblent agrandir leurs yeux pour mieux voir la comédienne, dont la robe de mousseline, la perruque à papillotes et le petit bonnet de grisette leur plaisent évidemment beaucoup.

— Que voulez-vous, me disait Mme Mily Meyer, je me suis costumée, quoique cela me dérangeât un peu, mais je savais les rendre contentes.

Mme Graindor, dont la voix prenante détaille si chaudement les chansons de Richepin, est rappelée plusieurs fois.

Un peu de fièvre monte. Les « bravos ! bravos ! » plus nourris, plus sonores, éclatent. Les bras ne tiennent plus en place. Le programme, qui était très réussi et fort copieux, prend heureusement fin ; après des chœurs, des duos, une représentation de marionnettes, que sais-je encore !

Il est temps. L’angoisse commence à étreindre ceux qui comme moi sont venus là en curieux, on éprouve un besoin grand de fuir, de quitter cette maison où souffle un vent de folie, et de s’en aller bien vite vers les rues bourdonnantes. Mais voilà que les camelots hurlent les journaux du soir. En les voyant s’agiter, clamer : « La crise ! la crise ! les révélations dernières ! » on se sent repris de malaise, et l’on se demande si ce n’est pas la hantise de ces visages lamentables qui vous poursuit, comme un cauchemar.



Le Reportage


14 juillet 1899.


Les grandes fêtes périodiques comme ce 14 Juillet que Paris va célébrer aujourd’hui mettent en relief l’évolution de la presse dans notre pays. Si vous parcourez les journaux, vous n’y verrez pas comme il y a vingt ans les articles dithyrambiques sur la grande journée de 1789, depuis le moment où la foule s’emparait des armes des Invalides jusqu’à l’heure où elle envahissait les cachots de la Bastille.

Ce que vous trouverez, ce sont les récits détaillés, anecdotiques, des préparatifs de la fête, depuis l’organisation des bals de quartier jusqu’à celle de la promenade des soldats sénégalais sur la Seine.

Et demain vous chercherez en vain le parallèle philosophique entre la victoire populaire de la Révolution et la célébration plus ou moins enthousiaste de l’anniversaire ; c’est un article démodé, un genre fini, moisi, suranné. Ouvrez les vingt journaux de Paris, — je parle de ceux qui se donnent la peine d’avoir une rédaction, — et vous lirez de pittoresques comptes rendus de la journée parisienne qui montreront la grande ville, toute palpitante de vie, toute brillante de lumière, emplie du bruit des musiques et des chants.

Ceci a tué cela.

Le reportage a étouffé l’article doctrinaire.

Reporter !

Le mot est vilain, l’appellation disgracieuse, mais enfin il est ainsi, prenons-le tel que l’usage l’a imposé, et saluons-le comme le triomphateur du jour.

Le reportage règne, il gouverne, il est vainqueur, il détrône peu à peu les antiques rubriques, les vieilles formules, les pontifes poncifs, les raisonneurs et les prêcheurs. C’est le favori du moment. Le lecteur court à l’article d’« actualité », gardant pour les heures de loisir, s’il en reste, la chronique à thèse où de braves philosophes en chambre s’efforcent encore de prouver tous les matins que deux et deux font quatre, ce dont — entre-nous — le bon public se doute bien un peu.

Comme tous les conquérants, le reportage fut accueilli avec des grincements de dents et aussi avec des acclamations. Les dépossédés, ceux qui sont chassés brutalement des positions agréables où ils s’étaient habitués à se prélasser, devisant devant le lecteur, enfilant les mots sonores, et partageant les cheveux en quatre, ceux-là sont indignés, irrités, furieux, cela se comprend. C’est humain. C’est le cri de désespoir du vaincu expirant.

Le lecteur, au contraire, celui pour qui on écrit, celui qui est le vrai juge et qui demeure le maître, le lecteur acclame le reporter ; il l’accueille, l’encourage, l’excite, le pousse en avant : « Encore ! toujours ! des faits, des documents, des anecdotes, des impressions vécues. »

Chaque jour il réclame une moisson plus abondante.

Il faut en prendre son parti, apporter au public ce qu’il veut, ce qu’il exige, et donner à l’« actualité » sa place, à côté de la rubrique littéraire.

Pourquoi donc, au demeurant, la littérature et le reportage, ne pourraient-ils fraterniser ? Les reporters ont dans l’histoire des devanciers assez illustres pour ne pas être embarrassés si l’envie les prenait de se créer une généalogie de célébrités.

Qui donc disait, récemment, que de toute la littérature historique, ce qui subsistait à travers les siècles, c’était le reportage sous ses diverses formes, et le reportage seulement.

Rien de plus juste.

Sans étaler une pédanterie encyclopédique, on me permettra bien de citer quelques noms qui supportent la comparaison.

Il est des esprits à courte vue, s’imaginant volontiers qu’on écrit des articles de reportage sans plan, sans style, et qu’il n’est pas besoin d’un bien grand bagage littéraire pour devenir reporter, comme si le reporter pour de bon n’était pas le véritable mémorialiste de son temps, le philosophe qui voit passer les événements et les personnalités, qui juge les unes et jauge les autres d’un trait de plume, apportant ainsi jour par jour son feuillet à l’histoire contemporaine.

Tout reporter qui veut peindre ce qu’il voit, noter les fortes émotions de la foule, ses joies, ses chagrins, ses folies, doit être doublé, je m’imagine, d’un historien, un historien sans prétention, sans pose, mais un observateur consciencieux de la psychologie des masses.

Le reportage !

Mais si vous vous êtes donné la peine de conquérir vos brevets — ce qui n’est pas indispensable, mais n’est pas négligeable cependant, — si vous avez appris votre littérature ailleurs que dans les parlotes, derrière les portants de coulisses, ou dans les commérages entre deux visites à Mme Chose et à Mme Machin, vous saurez que, de toute la littérature du passé, ce qui surnage sous des formes diverses, ce sont surtout — j’allais même écrire exclusivement — les œuvres des reporters.

Voulez-vous que nous passions en revue, dans ma bibliothèque de journaliste, les étagères où les grands annalistes sont classés, par rang de date, comme des portraits d’ancêtres dont on n’atteindra jamais la haute taille, mais qui sont un encouragement tout de même à continuer un genre qui a fourni de merveilleuses pages ?

Tenez, voici le vieil Hérodote, avec son histoire devant laquelle les savants se pâment. Cette histoire du solitaire de Samos est un recueil d’observations, de récits vécus, d’interviews même — de dialogues, comme on disait alors. — Hérodote ? Reporter, ne vous en déplaise.

Et Suétone ? Est-ce que ses biographies des douze Césars sont autre chose que des reportages indiscrets avec une liberté de plume un peu hardie, mais que motivaient les vices des empereurs, de César à Caligula ?

Enjambons les siècles. Philippe de Commines n’a-t-il pas fait métier de reporter dans ses Mémoires qui nous ont appris ce que nous savons de plus certain sur le xve siècle ? Je ne parle pas de Brantôme, il n’est ni recommandable ni édifiant, mais Taine vous dira qu’on n’apprend bien l’histoire des mœurs que dans ces anecdotes-là, mais quelles mœurs !

Et Jean Loret, au xviie siècle, consignant tout ce qui se passait chaque semaine, faits remarquables, bruits de la ville ; un reporter, Jean Loret.

Mme de Sévigné, qui nous a conservé par le menu l’histoire intime de son temps, par des conversations, des indiscrétions, des potins, est aussi une reporteresse ; admirable, inimitable, géniale, mais reporteresse tout de même.

Saint-Simon, observateur implacable, qui écrivait, au jour le jour, tout ce qu’il entendait, tout ce qu’il voyait, menait le reportage à l’immortalité.

Plus terne, mais aussi intéressant, l’avocat Barbier, qui, dans son Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, relève les incidents grands et petits de Paris, et de ce fait appartient à l’école du reportage.

Attendez, ce n’est pas fini.

Connaîtriez-vous vraiment la Révolution française, malgré mille volumes entassés, si vous n’aviez sous la main ces Tableaux de Paris, de Sébastien Mercier, un reporter qui écrivit ses « au jour le jour » sur les banquettes de la Convention où il siégeait.

Mme de Girardin, dans ses Lettres parisiennes du vicomte de Launay, a condensé dans des reportages habiles et des interviews indiscrètes l’histoire anecdotique du règne de Louis-Philippe. Et quand on veut connaître les premières années du deuxième Empire est-ce qu’il ne faut pas lire les Mémoires prohibés mais si captivants du comte Horace de Viel-Castel, qui a fait du reportage en pleine cour des Tuileries, soulevant les rideaux des alcôves et les tentures des boudoirs, mais laissant des eaux-fortes de ce monde brillant où le lieutenant de Galliffet conduisait le cotillon au sortir d’un sermon du père Ventura ?

Enfin, plus près de nous, est-ce que Goncourt, dans son Journal, dont chaque feuillet est une page de littérature satirique, a fait autre chose que du reportage ? Je ne parle que des morts, les vivants sont trop nombreux, depuis ceux qui siègent à l’Académie jusqu’à notre vaillante Séverine, dont les reportages des grandes grèves sont des pages où palpitent les passions et où les humbles hurlent leurs souffrances.

Voilà pour le passé.

Hier, les lettrés seuls allaient chercher ces reportages dans les livres où ils s’étaient réfugiés ; aujourd’hui, avec la diffusion de la presse à un sou, la curiosité intelligente s’est démocratisée, et le lecteur réclame tous les matins ce que les gourmets de jadis ne trouvaient que dans les « Mémoires ». De là, le triomphe du reportage contemporain, qui a été précédé par la fantaisie américaine et par la hardiesse anglaise. Dépouillé de cet exotisme qui ne saurait s’acclimater chez nous, il est entré dans nos mœurs, il n’en sortira plus. Nous l’avons fait nôtre, en France, en lui donnant une forme aisée qui n’est pas définitive, cette forme de la grande actualité parisienne, avec la triple difficulté à surmonter tous les matins : la sûreté de l’information rapide, la probité dans l’indiscrétion arrêtée à temps, et la forme littéraire à trouver, forme sans laquelle il n’y a pas de journalisme français.



La Première Imprimerie
de Femmes

C’est nous qui faisons l’homme : pourquoi n’aurions-nous pas voix délibératrice dans ses conseils ?

Eugénie Niboyet

22 juillet 1899.


Entre le dernier congrès de Londres et le prochain congrès féministe, au milieu des revendications légitimes formulées par les femmes, il est peut-être intéressant de détacher quelques feuillets de l’histoire du féminisme sous la Révolution.

Les hasards des recherches, pour une étude plus importante sur l’émancipation ouvrière après la destruction des jurandes et des maîtrises, a mis sous ma main quelques documents importants qui se rapportent au travail des femmes typographes sous la Révolution française.

Il est à peine besoin de souligner que par une méprise des plus regrettables les révolutionnaires n’étaient pas féministes, pas plus que ne l’est, du reste, la majorité des socialistes d’aujourd’hui.

Sans insister plus qu’il ne faut, rappelons qu’après la destruction des privilèges chaque corporation essaya, mais en vain, de se reconstituer sous une forme nouvelle. Les imprimeurs et les typographes furent de ceux qui s’employèrent surtout à maintenir leur métier fermé. Ces notes brèves n’étaient pas inutiles pour la clarté de l’incident qui va être résumé.

Parmi les imprimeurs parisiens, un de ceux qui se séparèrent de la majorité de ses collègues fut « le citoyen Deltufo », qui ouvrit toutes grandes les portes de son atelier aux jeunes gens qui voulurent apprendre « à lever la lettre ». Deltufo forma ainsi rapidement de nombreux et habiles ouvriers, mais il ne borna point là son initiative. Il conçut le projet, le premier en France, d’enseigner la typographie aux femmes, et il adressa en 1794, à ce sujet, une pétition fort originale à la Convention nationale pour l’établissement d’une école typographique féminine.

Copions, dans cette pétition, les passages suivants : « On s’est plu à croire que les difficultés de cet art répondaient à l’importance de son invention.

« On en a exclu les femmes ainsi que les adolescents. »

Après avoir fait ressortir le peu de facilité qu’avaient les apprentis typographes à apprendre le métier de compositeur, le pétitionnaire expose qu’il a déjà établi une école de typographie où il a formé d’excellentes élèves.

« Je ne demande de leur part d’autres connaissances que celle de savoir lire et écrire.

« Déjà, votre Comité d’instruction publique a pris connaissance de nos moyens : ils sont simples, et nous n’avons d’autre mérite que celui de dire la vérité en vous annonçant que les femmes sont plus habiles à lever la lettre, moins distraites, moins esclaves d’anciennes habitudes et en tout plus propres à une application suivie.

« Plusieurs personnes nous ont fait observer que les femmes possèdent moins bien l’orthographe. Ce défaut, provenant de leur éducation, leur est commun avec avec beaucoup de compositeurs, et d’ailleurs les fautes qu’elles feraient en composant ne sont pas plus difficiles à la correction que celles faites par les hommes ; mais une femme joignant les connaissances grammaticales au désir du travail doit, au moins, aller de pair avec un ouvrier à la casse.

« L’école typographique des femmes était une entreprise d’autant plus hardie que je devais m’attendre à toutes sortes de désagréments et à me voir tourner en ridicule par ceux intéressés à perpétuer les abus ; il m’a fallu le courage opiniâtre dont je suis animé pour vaincre tous les obstacles. Il m’a fallu être fort de la conviction que cet établissement ne peut qu’être bon sous tous les rapports. Il m’a fallu, dis-je, être poussé par ce sentiment pour ne pas craindre d’exposer la fortune d’un père presque septuagénaire, qui, dans un élan de patriotisme digne de son cœur, veut terminer sa carrière en coopérant à cet établissement. »

Deltufo explique enfin qu’il est aidé par un groupe de jeunes gens à qui il a appris le métier d’imprimeur, et qui, s’il échoue dans son projet, ne pourront trouver, en dépit de leurs talents, d’ouvrage dans les autres imprimeries, « les ouvriers de l’ancien régime ne leur pardonnant pas d’avoir voulu introduire des femmes dans la composition ».

Il termine en réclamant la bienveillance des représentants pour ces jeunes gens, en cas de non-réussite de son œuvre.

La Convention renvoya la pétition au Comité de l’Instruction publique, qui nomma le conventonnel Grégoire, l’évêque constitutionnel de Blois, pour procéder à une enquête.

Voici, du reste, l’arrêté du Comité, qui mérite d’être rapporté.

Séance du 13 prairial.

Sur la lettre du C. Deltufo, le comité nomme Grégoire commissaire pour conférer avec le Comité du Salut public sur l’établissement que ce citoyen propose.

Pour extrait conforme, à Paris, ce 21 priairial l’an II de la République française, une et indivisible.

Plaichard, secrétaire.


Grégoire, fidèle à ses idées généreuses, exemptes de préjugés de race, de caste comme de sexe, fit un rapport des plus favorables, et sur sa proposition le Comité de l’Instruction publique déposa un rapport approuvé par la Convention en faveur de cet « établissement qui fait participer si utilement les femmes à ses opérations, mesure qui devrait s’étendre sur beaucoup de genres de travaux auxquels elles seraient propres ».

Encouragé, Deltufo étendit sa demande et conclut ainsi :

« Nous avons espéré même nous flatter que nous obtiendrons ce que nous croyons infiniment juste de demander.

« 1° Que le prospectus de notre École typographique soit par nous imprimé et affiché en nombre suffisant et aux frais de la nation.

« 2° Qu’il nous soit accordé une somme quelconque à titre d’indemnité et qu’il soit désigné à notre école une ou plusieurs maisons nationales dans différents quartiers de Paris.

« 3° Qu’il nous soit désigné une partie d’ouvrage de manière à ce que nous n’en manquions jamais, tel que le Bulletin de la Convention en petit format, d’après le vœu de plusieurs autorités constituées et de beaucoup de particuliers.

« 4° Que nous soyons chargés de l’impression des décrets traduits quand la commission de traduction sera organisée. »

Approuvé par le Comité du Salut public, soutenu par la Convention nationale, l’imprimerie féminine fonctionna ; elle s’était établie rue des Deux-Portes-Bonconseil, n° 8.

Les détails, les documents et les renseignements manquent sur la prospérité de la maison, mais elle exista pendant plusieurs années. En compulsant de vieilles brochures à la Bibliothèque nationale, j’ai trouvé une petite plaquette in-8° de 117 pages, intitulée le Triomphe de la philosophie ou la vraie politique des femmes, portant l’indication suivante : Se vend chez Debray, maison de l’Égalité. Et à l’Imprimerie des Femmes, sous les auspices de la Convention nationale.

Barbier, dans son dictionnaire des Anonymes, attribue cette brochure à la citoyenne Boover et donne pour millésime l’an V (1797).

L’impression, disons-le en passant, est assez élégante et plus soignée que les impressions analogues de l’époque.

De ces quelques notes, il est aisé de conclure que les révolutionnaires, comme nous l’avons dit, étaient en général opposés à l’émancipation féminine, mais que néanmoins un essai des plus intéressants fut tenté par un citoyen indépendant, grâce à l’appui actif de l’abbé Grégoire et grâce aussi à un groupe de jeunes gens dévoués aux idées véritablement émancipatrices.

Ces feuillets ne sont pas, à coup sûr, indifférents et pourront servir à un moment donné à rédiger le livre d’or du travail des femmes dans l’industrie typographique.



La Première Belle Hélène


23 novembre 1899.


La reprise des couplets égrillards de la Belle Hélène a tiré de l’oubli le nom de l’inimitable cantatrice, de la « Schneider », qui tint avec tant de brio — à ce que disent ses admirateurs — le rôle de la légendaire Spartiate.

Il nous semblait curieux, au moment où Mme Simon-Girard incarne une autre Belle Hélène, de revoir la diva de l’Empire, celle qui fit accourir le Tout-Paris d’alors au petit théâtre des Variétés. Mais celle qui, après avoir joué les grandes-duchesses, est devenue comtesse de Bionne, très authentique, ma foi, professe une véritable aversion pour les journalistes. Mlle Schneider n’a pas la reconnaissance des articles parus sur elle, et sa porte demeure rigoureusement interdite aux interviewers. Pour tout dire, l’ancienne étoile des Variétés conserve une rancune à l’endroit de la gent littéraire, depuis qu’un romancier a pris comme trame d’un livre, fort intéressant d’ailleurs, la vie accidentée de cette jolie fille d’antan.

Demander ses impressions à la Schneider sur les premières représentations de la pièce de Meilhac et Halévy, il n’y fallait point songer : l’hôtel de l’avenue de Versailles, où l’ancienne actrice se calfeutre, murée dans ses souvenirs, demeure clos aux indiscrets, et celle qui vit à ses pieds tant de tête couronnées — si on peut dire — termine en recluse son existence mouvementée.

C’est à une contemporaine et à une admiratrice de la Schneider, à Mme Scriwaneck, que je m’adressai pour revivre en pensée, durant quelques minutes, la première de la Belle Hélène.

— Pauvre Hortense, me dit en branlant sa tête blanche la vieille actrice, comme elle était belle et bonne comédienne ! Elle possédait un je ne sais quoi qui vous remuait lorsqu’elle chantait de sa voix prenante et chaude.

« La Belle Hélène fut son grand succès ; tenez, moi qui vous parle, je l’ai vue peut-être vingt fois dans ce rôle sans jamais me lasser.

« Elle n’était pas jolie, jolie, cependant ; à la rue, sa tête n’accrochait point le regard, mais à peine arrivait-elle sur les planches que sa physionomie s’illuminait, ses yeux gris lançaient des flammes, sa bouche ensorceleuse avait dans les commissures des coquetteries charmantes. Elle se donnait au public, chantait avec des caresses dans la voix ; lorsqu’elle détaillait un couplet, on aurait dit qu’elle envoyait des baisers.

« Ah ! c’était la Belle Hélène rêvée ; le soir de la première la salle fut comme secouée d’un grand frisson. Schneider était si femme, si voluptueuse, sa voix avait par instants une telle mollesse, ses gestes dégageaient des langueurs si pâmées succédant à un jeu fiévreux, à une diction saccadée, que l’impression fut exquise, et de l’orchestre aux galeries monta un immense bravo.

« C’est que Schneider ne jouait pas la femme de Ménélas avec des finesses et des sous-entendus plus ou moins réussis, mais elle incarnait une Hélène assoiffée d’amour. Ah ! oui, elle était bien belle. »

En écoutant Scriwaneck qui évoquait ces anciens souvenirs, je pensais à la rapide et étrange fortune d’Hortense Schneider, qui arrivait de Toulouse timide et gauche, pour débuter aux Bouffes des Champs-Élysées dans une pièce qui s’appelait la Pleine Eau. Le livret était de Ludovic Halévy, qui avait cru bon de se cacher sous un pseudonyme, et la musique du comte d’Osmond.

C’était Offenbach qui avait découvert Schneider, dans une sorte de théâtre ambulant, où elle était fort malmenée par le directeur, qui la battait.

À Paris elle commença par habiter un piètre appartement de la rue Geoffroy-Marie ; c’est là que Delaage, un fervent du magnétisme, lui prédisait qu’elle serait une grande-duchesse au théâtre et pour de bon quand elle voudrait.

Scriwaneck, qui m’a reçue dans une petite chambre de Sainte-Périne, un gentil coin tout encombré de couronnes d’or, anciens trophées de sa carrière artistique, prend plaisir à me détailler les péripéties de la Belle Hélène. Elle conte le « truquage » de la répétition générale. La censure, effrayée, méfiante, inquiète, était accourue, craignant les allusions au régime impérial et redoutant les satires sur la société, dont le luxe allait croissant.

Schneider, prévenue, sut donner à son jeu une telle insouciance, une si paisible allure, escamotant les situations difficiles, éteignant les effets, que les censeurs se retirèrent ravis. Ils déclarèrent la pièce très drôle, approuvèrent couplets, décors et costumes.

Le soir de la première, un changement à vue s’opéra. La Belle Hélène se montra ce qu’elle était pendant les répétitions, cingla en des tirades âpres, en des critiques mordantes, les trônes et les religions.

Il y eut dans la salle un peu de stupeur.

Et, gamine, Scriwaneck, s’écrie :

— Ah ! pour un tour bien joué, je vous assure que ce fut réussi.

Pour terminer cette hâtive reconstitution, voici le tableau des Variétés le soir de la première, tracé par Albert Vizzentini, dans une chronique d’un chef d’orchestre :

« Tout le monde se range avec empressement, Mlle Schneider descend l’escalier : Hélène est emmitouflée jusqu’au cou. Dame ! il faut soigner sa jolie voix. Reine du théâtre, elle a pris au sérieux son emploi de prima dona, et je louerais volontiers son goût, sa méthode, son jeu fin et spirituel, si elle ne gâtait tout mon plaisir par un geste de gavroche en délire.

« Sa supériorité est dans ce mot : le charme, et c’est à force de sourires et de câlineries qu’elle se fait pardonner un mot débraillé ou une cascade impossible. »


Telle était la Belle Hélène d’il y a quelque trente ans, cette Hortense Schneider dont le luxe, les bonnes fortunes et les diamants révolutionnèrent la société de la fin de l’Empire.

En remuant ces souvenirs, c’est tout un monde élégant, frivole, joyeux, qu’on réveille. La Belle Hélène, jouée un peu avant 1867, vit son succès grandir avec l’Exposition. Et voilà la pièce reprise, au moment où une nouvelle Exposition s’apprête. On va donc offrir aux enfants la même pièce qu’ont jadis applaudie les pères. Mais l’esprit est bien changé. Ce qui semblait une satire mordante nous paraît aujourd’hui une innocente fantaisie sans grande importance. Une autre actrice redit les mêmes couplets pendant qu’une vieille, en cheveux blancs, se barricade dans sa villa de l’avenue de Versailles, de peur qu’un journaliste importun ne vienne lui apporter les échos de cette reprise qui lui rappelle le temps éloigné où, jeune et belle, elle incendiait de fièvre les parterres cosmopolites de cette année 1867 — le lendemain de Sadowa et la veille de Sedan — hélas !



Un Thé chez les Salutistes


30 décembre 1899.


Les salutistes ! Ce mot n’évoque-t-il pas de suite les silhouettes originales, un peu grotesques, des enrôlées de l’armée du Salut, qui pèlerinent à travers les rues, entrant dans les cafés, suivant les flâneurs pour leur glisser à l’oreille, telle une sentence : « Il faut se sauver ! »

Repoussées ici, raillées là, les pauvres filles ne se découragent pas ; elles arborent bravement leurs immenses chapeaux banderolés de bleu, leurs petites robes étriquées, leurs vestes d’uniforme, et elles déambulent de par le monde, distribuant livres pieux et cantiques.

Religion et costume à part, cette œuvre, qui s’étend et se ramifie tous les jours, n’est certes pas banale ; au point de vue philanthropique, elle peut revendiquer un des premiers rangs parmi les sociétés d’assistance et de relèvement moral.

Rien ne rebute les enrôlées ; elles grimpent dans les taudis, pénètrent dans les bouges. Le vice le plus bas et le plus répugnant ne les éloigne pas. Elles disent « ma sœur » à la dernière des filles et accueillent à bras ouverts celles qui, usées par les débauches, pantelantes, n’en pouvant mais, prêtes à crever au ruisseau, s’en vont quêter secours et pitié près d’elles.

C’est ainsi qu’une des grandes officières de l’œuvre, la fille de la célèbre maréchale Booth, conçut l’original projet d’offrir un « thé » aux prostituées de la rue, qui errent, la nuit tombée, de trottoir en trottoir, en quête du client généreux et peu raffiné que n’écœurent pas leurs bottines éculées et leur aspect lamentable.

Comme amie d’une des dames salutistes, je fus prévenue par le petit billet suivant :


« Madame,

« Nous avons désiré, en cette saison de fête, procurer une heure de joie pure et saine aux pauvres femmes que la misère et le vice ont entraînées dans la prostitution de la rue, et leur donner une occasion de relèvement moral. Nous avons donc organisé à cet effet un thé de nouvelle année auquel nous en avons invité un certain nombre et qui aura lieu vendredi prochain, 29 courant, à cinq heures de l’après-midi, dans notre salle, 82, boulevard de Clichy. »

Je me rendis à cette fête d’un caractère bien particulier.

À deux pas du Moulin rouge, qui, dans la nuit, tourne ses ailes sanglantes :

Moulin rouge,
Moulin rouge,
Ah ! dis-moi
Pour qui mouds-tu ?

comme chantait âprement Yvette Guilbert en agitant ses longs bras, tout au fond d’un étroit couloir se trouve une grande salle vitrée appartenant aux salutistes.

C’est là.

Personne encore, mais le couvert est dressé : très engageant, ma foi, avec le linge éclatant de blancheur qui recouvre les longues tables, les fleurs — de jolis et suaves narcisses — qui embaument l’air, et les tasses décorées d’enluminures. Des assiettes de petits pains fourrés de jambon rose, des gâteaux, de très bons gâteaux à la crème, des brioches, des tartelelettes, des pommes, et de grosses pyramides d’oranges qui jettent la gaieté de leur couleur d’or, donnent un air familial et pimpant à ce goûter.

Sur le boulevard de Clichy, le vent souffle, la bise mord, et les passants se hâtent, trottant vite.

Là, le poêle ronfle, une chaleur douce réchauffe la grande salle, aux murs décorés de maximes bibliques.

La fin de toutes choses
Approche, veillez et priez.
Le fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu
Heureux ceux dont les péchés sont pardonnés.
Cherchez l’éternel pendant qu’il est prêt.

Une douzaine de salutistes veillent aux derniers préparatifs, elles attendent leurs étranges invitées.

J’interroge quelques gradées, les organisatrices de la fête.

Elles sont jeunes et très jolies, le grand cabriolet où s’enfuit le visage, enlevé ; mariées pour la plupart à des salutistes, elles sont mères de plusieurs bébés.

Je m’informe du nombre d’invitations et de la façon dont on les lance.

— Le nombre ? me répond une aimable femme, une enseigne, mais nous n’en savons rien. Chacune de nous, depuis la nuit de Noël, a demandé à toutes les pauvres créatures rencontrées sur le « trottoir », au coin des porches, appelant celui-ci, prenant le bras de celui-là : « Voulez-vous venir à notre fête du 29 ? nous essayerons de vous choyer pendant quelques instants, vous trouverez du feu et des friandises. »

— Et ces malheureuses vous écoutaient ?

— Beaucoup levaient les épaules, éclataient d’un rire qui sonnait triste et qui sillonnait de ravines leurs joues plâtrées et peintes ; d’autres s’arrêtaient, puis, après un moment de silence, la bouche tirée par un pli lassé, murmuraient : Peuh ! à quoi bon ? vous vous trompez d’adresse, nous sommes des… » Elles lâchaient le mot cru et ajoutaient :

« — Les honnêtes gens ne voudraient pas de nous…

« Et nous persévérions. — Mais si, nous vous accueillerons bien, venez. — Nous tendions une carte d’invitation qu’elles prenaient en disant merci. Les moins mauvaises se montraient touchées :

« — Tiens, c’est chouette, ça, vous n’êtes pas fières, les petites mères ; ah ! notre sacrée vie n’est pas toujours drôle ; y a des moments où nous en voyons de rudes. »

— Et vous pensez qu’elles viendront ?

— Peut-être. Si elles ont faim ou froid, elles songeront à nous.

La porte s’ouvre. En coup de vent, deux filles sont entrées.

Leurs pauvres yeux éraillés brillent maladifs sous des chapeaux tapageurs ; leurs lèvres saignent, rougies par quelque fard à bon marché. Elles sont lamentables dans leur défroque achetée un soir d’aubaine chez une marchande à la toilette.

Gauches, elles vont s’asseoir près du poêle et jacassent à voix basse.

Mais la procession continue. Elles arrivent maintenant en file indienne, une à une ; on dirait qu’elles se sont attendues.

Combien dissemblables pourtant ! Tous les degrés de l’échelle des bas-fonds sont représentés. Voilà une longue fille maigre aux pommettes saillantes, aux cheveux en broussaille, dont la bouche conserve dans les coins une commissure de lassitude et de dégoût ; puis c’est une grosse vieille femme au teint couperosé, dont le nez rutile, une de celles qui, blotties le soir contre une porte, font sourire les viveurs et arrachent à quelques passants un geste de pitié.

D’autres, d’autres encore les suivent… les unes en cheveux, grelottant dans de méchantes camisoles sur lesquelles elles ont piqué des rubans clairs ; celles-là vêtues de jupes déteintes, de blouses de soie ou de velours dont les coutures bâillent.

Elles font des mines, se reluquent entre elles et finissent par prendre place avec beaucoup de façons devant les tables à thé.

Les salutistes s’empressent maternelles, trouvent de bonnes paroles.

— Mangez, ne vous gênez pas. Voulez-vous ce gros chou à la crème ? tenez, prenez un sandwich, une orange, et cette belle pomme.

Peu à peu la gêne s’en va, les cœurs mollissent, c’est le moment des confidences pour quelques-unes. Elles

racontent leur vie aux officières attentives qui cherchent à sonder la plaie morale, se demandant s’il n’est point trop tard pour arrêter les progrès de la gangrène qui pourrit ces pauvres êtres.

La grande fille maigre aux cheveux en broussaille est tout près de moi, elle n’a pas faim. Elle émiette son pain, chipote ses gâteaux.

« Elle a l’estomac à l’envers. » Fébrile, elle cause, cause, dit que son métier n’est pas « rigolo », qu’il y a des soirs où elle aurait très envie de se coucher tranquille dans un lit bien chaud. « Mais, bast ! faut trimer, et va donc, jusqu’à ce qu’on crève, comme un chien, tout seul dans son taudis. »

Les fleurs l’amusent. Elle est de la campagne, et elle se souvient qu’elle faisait de gros bouquets au printemps dans les prés en gardant les vaches.

— Mais parlons plus de ça, fait-elle, y a longtemps.

— Pourquoi ? interroge la brigadière qui est assise près d’elle. Cela vous repose un peu, ma pauvre petite, de penser à des jours qui étaient moins durs pour vous.

La grande fille, moitié gouailleuse, moitié émue, dégoise son histoire, banale, du reste : c’est l’éternelle odyssée de la villageoise venue à la grande ville pour être servante, et qui dégringole de la guinguette, où le patron la déniaisa, au trottoir des boulevards extérieurs.

Le thé touche à sa fin, les assiettes de friandises sont vides, et les oranges éventrées jettent dans la salle une odeur âcre.

— Si nous chantions, propose la directrice de l’œuvre de Paris, une des filles de la maréchale Booth, une délicieuse Anglaise, à la figure de baby, aux cheveux dorés, qui est mariée depuis quatre ans, et dont la taille est alourdie par une maternité prochaine.

À pleine voix, les salutistes entonnent une sorte de prière :

Vive Jésus, des pécheurs l’espérance.

Une petite allocution est ensuite prononcée par la jeune femme, qui, en dépit d’un fort accent anglais, trouve les paroles qu’il faut dire à ces pauvres créatures, parlant de la beauté qui fuit, des ans qui viennent, des hommes qui s’éloignent et abandonnent à leur triste sort les malheureuses qui, fourbues, terrassées par le vice, après avoir été chair à plaisir, deviennent chair à misère et agonisent seules dans quelque coin sordide sans une main protectrice pour adoucir leurs souffrances.

Elle cite des faits, signale les femmes qu’elle a vues mourir en regrettant leur passé de boue.

. . . . . . . . . . . . . . .

Et jeunes et vieilles écoutent les yeux agrandis. Quelques-unes essayent de sourire, ironiques, mais d’autres inconsciemment laissent perler au bout de leurs cils teints au kohl une larme émue.

La grande fille maigre a rattaché d’un geste instinctif ses cheveux en broussaille, et, comme on se dérange pour partir, elle se tourne vers la présidente et, d’une voix éraillée où elle met pourtant un peu de douceur :

— Vous savez, je reviendrai un de ces soirs. Il y a du vrai dans toutes ces histoires que vous racontez là.

On leur donne à la sortie l’adresse de la maison de Neuilly où l’on tâche de relever les filles prostituées et de leur apprendre à travailler. Il est déjà huit heures, le lamentable troupeau s’égrène sur le boulevard de Clichy.

C’est la triste vie qui va recommencer pour ces malheureuses, la course errante dans la nuit, sous les morsures de la bise ou les rafales de la pluie… Qui sait si ce thé de charité portera ses fruits, si le grain semé à la volée germera, et si parmi la trentaine de femmes qui répondirent à l’invitation des salutistes il s’en trouvera une pour refaire sa vie et retourner au travail libérateur et qui ennoblit !…



Une Après-Midi
de Louise Michel


9 décembre 1899.


Louise Michel, la Vierge Rouge, comme on la dénommait il y a une vingtaine d’années, alors que militante et hardie elle bataillait de la plume et de la parole pour la revendication de ses croyances et l’écroulement d’une société qu’elle proclamait tarée, Louise Michel prenant place derrière la table des conférenciers de la Bodinière pour développer devant le public mondain de la coquette salle de la rue Saint-Lazare des idées philanthropiques mais terriblement hardies. Certes, voilà un petit événement parisien et peu banal, ma foi.

La causerie était annoncée pour trois heures, et nombreux s’alignaient, devant les portes peintes en clair de l’ancien théâtre d’application, les équipages qui amenaient d’élégantes désœuvrées, venues un peu par curiosité, beaucoup par snobisme.

En robes charmantes, chapeautées de nuances pâles, les femmes se pressaient aux fauteuils d’orchestre, attendant avec impatience la levée du rideau, pour voir « l’anarchiste, la pétroleuse », celle dont les revendications violentes contre les jouisseurs et les mauvais riches les avaient plus d’une fois secouées, dans leur farniente insouciant.

Le sujet de la conférence était un sujet de paix, puisqu’il s’agissait de supprimer les guerres possibles, dans une entente fraternelle, dans l’union des peuples se donnant la main pour ne former qu’une seule nation, une humanité immense, grandie par un idéal commun de toutes les choses belles et bonnes, par une union de tous les cerveaux, de toutes les intelligences.

Vêtue de noir, le visage un peu assombri par un grand chapeau, la conférencière s’avance ; un sourire très doux éclaire sa physionomie fine où pétillent de petits yeux qui, par instants, flambent et semblent se pailleter d’or.

Le débit est simple, la voix claire, la phrase originale, marquetée de mots jolis qui sont de vraies trouvailles et qui fusent coup sur coup sans recherches apparentes, comme un vol de papillons aux ailes diaprées.

On écoute en silence. Les amis de la paix sont venus, et au premier rang on remarque le capitaine Gaston Moch, un des plus actifs membres de la ligue contre les tueries fratricides.

Louise Michel parle longuement, traçant le tableau d’un pays très heureux, très riche, très prospère, de peuples européens solidarisés pour accomplir de grandes œuvres, en semant pour l’avenir de riches moissons.

Et les mondaines, les mondains accourus pour voir la célèbre anarchiste, étonnés, pris, par la conférencière, applaudissent à crève-gants. Près de moi, un monsieur correct, dans une redingote dernier genre, s’oublie, dans son enthousiasme, à crier : « Bravo, Louise ! »

Le rideau tombe. Dans la loge où Louise Michel s’est assise pour se reposer de la fatigue de sa causerie, c’est une procession.

Quelques amis se pressent pour serrer la main de la voyageuse, qui a quitté Londres tout exprès pour venir parler à la Bodinière, de cette grande utopie qui lui tient au cœur : la paix universelle.

Les dernières félicitations faites et reçues, je puis enfin m’approcher de Louise Michel et parler librement avec elle. Très accueillante, elle se met à ma disposition.

— Voyons, que voulez-vous que je vous dise ?

Naturellement, je songe à l’interroger sur l’état d’âme des Anglais après les victoires des Boers.

— Que pense-t-on à Londres de la guerre du Transvaal, des défaites essuyées par les colonnes anglaises et de la chevauchée macabre de tant de pauvres soldats, partis en chantant, et qui jamais plus ne reverront leur brumeux pays ?

La conférencière hoche la tête toute désolée à la pensée de ces tueries.

— Il y a surtout, me répond-elle, beaucoup de surprise, de la stupeur même. Le peuple anglais ne pouvait s’imaginer qu’il y aurait une guerre pour de bon. Cet effondrement des soldats effare tout le monde, mais la population anglaise concentre ses sentiments et attend les événements, résignée.

Louise Michel me parle aussi des socialistes, qui sont désolés et qu’il ne faudrait point croire lâches, mais qui ont péché par trop de confiance. Elle me retrace le tableau effrayant du meeting pour la paix troublé par les clameurs des jingoïstes réclamant la guerre.

— La plupart sont de bonne foi, ajoute Louise Michel, ils sont persuadés que la vieille Angleterre ne peut être défendue que par le sabre et le fusil. Aussi devant les pertes énormes de leurs bataillons, ceux qui voulaient la guerre sont profondément étonnés de ne pas voir revenir leurs troupes avec des lauriers.

« Mais, poursuit l’intelligente femme, il est surtout une légende que j’aimerais à voir détruire, c’est la haine qu’on prête au peuple anglais à l’endroit de la France.

« Les socialistes, qui se recrutent parmi la classe intelligente et artiste de l’Angleterre, non seulement ne sont pas ennemis des Français, mais ils les admirent, au contraire, volontiers.

« Les libéraux, qui sont plus nombreux qu’on ne pense, sont aussi amis de la France ; il n’y a guère que la masse ignorante qui professe peut-être, encore je ne l’assurerais pas, des sentiments moins amicaux à notre égard.

Louise Michel m’entretient encore de ses chers socialistes, si accueillants pour le féminisme en marche.

— La femme est considérée par les socialistes hommes comme leur égale, elle partage les mêmes travaux, étudie les mêmes questions ardues ; dès qu’elle arrive parmi eux, la femme dépouille sa féminité : ce n’est plus une femme, c’est un bon camarade ; elle est traitée comme tel, avec une franche amitié.

Louise Michel s’anime, parle avec volubilité, me dit ses rêves de fraternité, son idéal de justice et sa foi ardente dans un avenir de beauté pour le peuple.

Et en l’écoutant je me demande si c’est bien là l’ancienne communaliste, celle qu’on appelait la pétroleuse et la vierge rouge, celle qui prêchait la révolte contre le bourgeois. Mais tout à coup Louise Michel redescend du beau ciel où elle s’était envolée, et d’une voix très douce, secouant dolemment la tête, elle conclut :

— Mais pour obtenir toutes ces belles et bonnes choses, hélas ! ma pauvre amie, je prévois, qu’il faudra encore des luttes violentes et qu’on devra supprimer beaucoup de ces richards pansus qui emploient si mal leur or et qui sont si méchants pour leurs frères.

J’avais retrouvé ma vraie Louise Michel.




La Vente Michelet


12 décembre 1899.


Que de curieuses chroniques il y aurait à écrire pour un habitué de l’hôtel Drouot voyant se disperser tour à tour sous les coups secs du marteau d’ivoire les mobiliers clinquants des demi-mondaines, le bric-à-brac des pauvres diables et les bibelots des célébrités. Quel tohu-bohu étrange de vice, de gloire et de misère !

Hier, c’étaient les derniers souvenirs de l’accueillante maison de la rue d’Assas, où vécut de si longues années le ménage Michelet, qui s’éparpillaient aux feux des enchères.

Une véritable cohue emplissait la salle 3 ; des amis, quelques journalistes étaient venus pour voir et peut-être aussi pour acheter une bagatelle, manière de dire ensuite : « Vous savez, c’était à Michelet. »

Les marchands surtout s’étaient donné rendez-vous, et c’est avec une véritable âpreté qu’ils se sont disputé les porcelaines, les tableaux, les petits bibelots de mille sortes qu’on a vendus durant toute l’après-midi.

Une soupière ancienne, fêlée, atteint 62 fr. ; deux salières de faïence avec personnages, 80 francs ; un minuscule coffret de bois, 27 francs ; un plat japonais, 70 francs.

Puis c’est tout un stock de porcelaines variées, des assiettes, des bonbonnières, des vide-poches, des bouquetiers, des cache-pots, des jardinières, des tasses, des sucriers, qui s’enlèvent dans une frénésie croissante.

Tous les antiquaires sont en émoi ; ils se querellent, payent parfois des objets très cher pour le plaisir de les enlever à des collègues.

Un vase de Saxe avec une guirlande de roses est adjugé à 105 francs ; un surtout de table, représentant un Bacchus assis sur son tonneau entouré d’amours nus, atteint, bien que très endommagé, la somme de 50 francs ; un buste de Mirabeau en biscuit trouve preneur à 62 francs ; une garniture Empire, la pendule à colonnes d’albâtre et les flambeaux en bronze doré, monte à 500 francs ; un fer à cheval, sur lequel une Bacchante est à demi couchée, se vend 150 francs.

Tout s’enlève : une pauvre statue de pierre ébréchée, que le crieur met en vente à vingt sous, atteint 41 francs. Un sucrier Louis-Philippe en cristal bleu monté sur argent est acheté 100 francs par un amateur ; l’éventail de Mme Michelet, en dentelle noire sur monture de nacre, est en revanche assez dédaigné, et le commissaire-priseur l’adjuge à 17 francs.

Les bibelots sont nombreux, et la plupart sans grande valeur, ce qui arrache aux marchands des réflexions peu respectueuses.

— Mais c’était donc un bazar, la maison de cet historien ?…

On passe à la vente des tableaux, de piètres toiles dans de mauvais cadres ; elles atteignent des prix modestes variant de 10 à 30 francs.

Un dessin d’Henri Pille avec dédicace à Michelet monte pourtant à 100 francs.

Un petit paysage représentant quelques maisons de campagne, couvertes en tuiles rouges, et un coin de champ où l’on aperçoit une pierre tombale avec ces mots :

CI-GÎT
Gustave Maupassant

est acheté par un ami.

Derrière la toile on lit cette dédicace :

À ma gracieuse amie Madame Michelet, 1849.
Gustave Maupassant.
Des gravures sans valeur, des portraits, des

photographies trouvent ensuite preneurs à des prix élevés.

— C’est fou, insensé, disait près de moi un brocanteur ; je n’ai jamais vu des vieilleries semblables atteindre de pareils chiffres ; les camarades ne gagneront pas deux sous sur tout ce qu’ils viennent d’acheter.

Après les tableaux, voici les armes, massues, fleurets, sabres japonais, jusqu’à l’épée à manche de nacre, à garde de bronze, finement ciselée, de l’académicien.

À sept heures, la vente prend fin. Elle recommence le lendemain. On s’occupe des meubles.

Le salon vert tendre aux tentures ornées de bandes de tapisserie exécutées par Mme Michelet, la salle à manger en noyer sculpté, le cabinet de travail, les commodes anciennes à ferrures de cuivre, les vieux lits et jusqu’à la cage en bois ciselé où l’auteur de l’Oiseau aimait à enfermer tout un petit peuple ailé qu’il soignait lui-même, passent par le marteau du commissaire-priseur, sans oublier une mignonne pendule où à la place du cadran un auteur inconnu a écrit ce quatrain :

Montre neuve et femme gentille
Sont fort sujettes à changer.
L’hymen aime à poser l’aiguille
Et l’amour à la déranger.

. . . . . . . . . . . . . . .

La dernière enchère tombée, il ne reste plus rien de ce qui fut le foyer de ces deux êtres charmants, ménage délicieux où la femme fut toute grâce et tout sourire, ensoleillant de sa jeunesse l’hiver de son grand historien d’époux.




Les Femmes
et les Asiles de Nuit


19 décembre 1899.


Il gèle. La bise cingle, mord les visages et met aux joues des Parisiennes, emmitouflées dans leurs fourrures, de jolies roses rouges, qui les rendent plus charmantes, cependant que sous les porches de pauvres femmes s’abritent de la froidure, guettant, dans le jour qui baisse, les promeneurs, pour tendre vers eux, timides, avec un murmure des lèvres, leurs mains bleuies, aux doigts gourds.

L’obole donnée, on ne peut se délivrer, en taquinant les bûches qui grésillent, de la hantise des lugubres silhouettes entrevues : misérable théorie du déchet humain qui souffre, pantelle, agonise, les entrailles tenaillées par la faim, la chair mordue par le froid sous la guenilleuse vêture.

Et le cœur des femmes se prend de pitié pour ces sœurs dolentes, pétries à leur image et qui n’eurent d’autre malheur que de naître pauvres ou de le devenir.

Quelques-unes sont mères et portent sur leurs bras de chétifs petiots qui cherchent vainement leur nourriture au sein tari.

C’est vers elles que va plus particulièrement notre émoi, comme vont vers les faibles l’appui des forts.

La brume tombée sur la grande ville, chacun réfugié dans le « home » tiède, on se demande parfois ce que deviennent toutes les « sans-gîte » errantes par les rues.

C’est pour répondre à cette troublante question que je me suis un jour acheminée vers les asiles de nuit, hôtelleries des miséreux. C’était rue Saint-Jacques. Dans une très vieille maison, la Société philanthropique —une institution fort ancienne puisqu’elle remonte à saint Louis, — a établi l’asile de nuit des femmes.

Il est cinq heures ; la lanterne indicatrice portant ces mots : « Asile de nuit » rougeoie dans la pénombre, et lentement, frôlant le mur, une procession de miséreuses s’engage dans l’étroit couloir du refuge.

Je pénètre avec les pauvres femmes dans la salle d’attente, où des bancs s’alignent en bon ordre.

Une douce chaleur règne dans la vaste pièce ; près d’un poêle qui ronfle, les premières arrivées somnolent. Un lourd silence pèse. Aucune ne songe à converser. Les yeux battus, les bouches aux commissures tombantes, les fronts ravinés avant l’âge, disent éloquemment les détresses de toutes sortes où sombrent ces pauvres êtres.

Presque toutes ces femmes ont des enfants ; ils demeurent sages, apaisés dans un engourdissement heureux.

En attendant la surveillante de l’asile, je passe la revue de ce troupeau tremblant.

Il y en a de jeunes, déjà fanées, qui conservent un reste de coquetterie ; elles lissent leurs cheveux dans un coin, se mirent dans une petite glace appendue au mur ; d’autres, fourbues, vieilles, courbent l’échine et demeurent indifférentes, en malheureuses qui en ont bien vu, en leur « chienne de vie », comme elles disent.

Mais voici qu’on m’introduit dans le cabinet de la charmante femme qui reçoit et hospitalise tout ce bataillon famélique.

Là, que de détails navrants j’entends, tristes et terribles documents humains !

— La Société philanthropique, me dit la surveillante, possède trois asiles pour femmes : l’un, rue Labat ; l’autre, rue de Crimée, en pleine petite Villette, et celui de la rue Saint-Jacques, où l’on peut donner la couchée à deux cents femmes et enfants.

— Avec ce grand froid, que de malheureuses vous devez être forcée de refuser, madame !

La surveillante sourit et secoue négativement la tête.

— Pas du tout, nous sommes loin d’être au complet ; du reste, il en est de même pour tous les asiles à cette époque de l’année.

— Cependant…

— Vous allez comprendre. L’Assistance publique, dès que la température devient rigoureuse, distribue des bons de logement, qui donnent droit au coucher dans un petit hôtel. Ces bons coûtent à l’Assistance soixante-dix centimes par nuit ou deux francs pour cinq nuits. Tout naturellement, ceux qui peuvent se procurer ces bons préfèrent loger dans une maison garnie, où il n’y a pas de règlement, où l’on peut rentrer et sortir à sa guise, demeurer toute la journée dans sa chambre si on le veut. Ne se présentent donc dans les asiles privés ou municipaux que les personnes n’ayant pu obtenir des secours de logement.

— Vous offrez aux femmes trois nuits, comme aux hommes, sans doute ?

— Notre règlement mentionne, en effet, trois nuits ; mais il n’est pas rare, quand il n’y a point d’encombrement, que nous accordions six et même huit nuits.

« Les femmes, voyez-vous, sont beaucoup plus courageuses que les hommes ; elles travaillent volontiers ; et nous essayons, avant de les renvoyer, de leur procurer quelque besogne.

« Travaux de couture, ménages à entretenir, enfants à garder, elles acceptent tout, quelle que soit la position sociale qu’elles aient occupée. C’est affreux à dire, mais notre clientèle de nuit se recrute particulièrement parmi les femmes ayant eu autrefois une situation plus heureuse. Vous dire les pauvres institutrices que j’ai vues venir ici, mourant de faim, n’ayant pas mangé de plusieurs jours, et qui erraient depuis plusieurs nuits sans savoir où coucher ! Des employées de magasins, d’anciennes commerçantes, des veuves dont les maris exercèrent des professions libérales s’engouffrent par la petite porte que vous voyez là. Ah ! si vous saviez que de poignantes confessions nous entendons !

— Comme vous devez souffrir de votre impuissance à apaiser toutes ces détresses !

— Certes, et d’autant plus que, en général, les femmes qui viennent ici sont intéressantes. Ainsi, tandis qu’à notre fourneau économique, où nous distribuons tous les jours des soupes, nous voyons venir des hommes ayant appartenu à la classe bourgeoise, qui, écroulés dans la misère, s’y enlizent et demeurent sans énergie, nous constatons que les femmes frappées par la ruine se montrent plus dignes, plus laborieuses, elles se relèvent, se placent domestiques, femmes de chambre, cuisinières, nourrices même, oui, les pauvres !

« Je me souviens d’une de ces malheureuses à qui je proposais une place de bonne à tout faire et qui, les larmes aux yeux, me répondait : « Mais je ne saurai jamais, j’ai toujours eu des domestiques. »

« Elle accepta pourtant, et voilà deux ans qu’elle cuisine et lave la vaisselle dans la même maison.

Avant de quitter l’asile de la rue Saint-Jacques, je visite les dortoirs très vastes, d’une propreté extrême. Les poêles sont allumés et dégagent une chaleur douce dans les grandes salles de repos, où les couchettes avec leurs draps bien blancs et leurs couvertures de laine doivent sembler si bonnes aux membres ankylosés de fatigue. Des berceaux d’enfants sont alignés au milieu du dortoir, et une larme tremblote à ma paupière en voyant ces petits lits qui me font songer aux chers bébés si choyés que nous dorlotons dans la soie et la dentelle, cependant que d’autres bébés, beaux, mignons comme eux, souffrent du froid et de la faim.

Nous voici maintenant dans la cuisine, une longe pièce bien éclairée, où les bassines de cuivre ventrues mettent la gaieté de leurs panses reluisantes ; à côté, le réfectoire, où deux fois par jour on sert les portions de soupe.

Là, est la buanderie ; ici, la salle de douches, puis l’étuve où on désinfecte les vêtements.

L’asile de la rue Saint-Jacques accueille aussi les pauvres filles enceintes, trois mois avant qu’elles mettent leurs enfants au monde, essayant d’en faire de bonnes mères et de les sauver du désespoir qui si souvent conduit au crime.

On leur enseigne à tailler dans de vieux vêtements de petites brassières, des jupons, des robes ; elles travaillent pour celui qu’elles attendent et apprennent ainsi à l’aimer déjà.

Je quitte l’asile de la rue Saint-Jacques pour me rendre boulevard de Charonne, où la société de l’hospitalité de nuit a l’un de ses établissements. Il n’y a que quatorze lits, et ils sont destinés aux ménages.

Il en est de même rue de Tocqueville et rue de Vaugirard.

Là non plus on ne se plaint point de l’encombrement et pour les mêmes raisons. Les bons d’hôtels font prime ; vraiment on ne saurait en vouloir à ces pauvres gens de préférer un chétif cabinet, où ils peuvent du moins gémir seuls, en paix, à la promiscuité des chambrées.

— L’asile de nuit semble à beaucoup la dernière étape, me disait une vieille qui venait de s’abattre sur un des bancs de la salle d’attente après avoir reçu son numéro d’ordre ; mais c’est pourtant un grand bien-être que de pouvoir se réfugier dans une salle chaude où l’on trouve un bon lit.

Et elle souriait, résignée, tendant ses mains au poêle avec un geste de béatitude.

. . . . . . . . . . . . . . .

Pauvres, pauvres femmes, chair à souffrance, que toutes nos pitiés aillent vers vous, dans un suprême élan de solidarité !



La Foire aux Chapelets


4 janvier 1900.


C’est tout là-haut, en plein quartier latin, dans un coin du Paris pittoresque d’il y a cent ans, à côté du Panthéon et du lycée Henri IV, sur la place Sainte-Geneviève, où l’église Saint-Étienne-du-Mont projette sa vieille silhouette, que se tient annuellement la « foire aux chapelets ». Elle succède pour les âmes pieuses à la grande foire des étrennes qui met la ville sens dessus dessous pendant quelques semaines.

On fête par delà les ponts la douce pastoure si fraîchement jolie entre ses deux agnelles, sainte Geneviève, dont la poétique histoire s’est transmise de siècle en siècle, jusqu’à notre époque un peu païenne où la bergère de Nanterre conserve pourtant encore ses fervents, parce que femme peut-être.

Je ne vous conterai point la légende gracieuse de la vierge parisienne qui par son charme sut éloigner les barbares et relever le courage de ses compatriotes, qu’elle ravitaillait en amenant par la Seine des bateaux chargés de vivres, mais nous allons ensemble ascensionner la rue Soufflot et rendre visite au tombeau de la sainte.

C’est un pèlerinage très parisien ; il faut voir les équipages à deux chevaux, avec laquais galonnés, qui grimpent à la butte en compagnie des sapins bourgeois, des démocratiques omnibus et des carrioles modestes. Une vraie cohue.

C’est le premier jour de la semaine ; les pieux, les indifférents, les oisifs, se pressent dans la nef de Saint-Étienne-du-Mont, décorée de bannières bleues, lamées d’argent. Tout au milieu du chœur trône la châsse d’or où reposent les débris d’ossements recueillis par les fidèles après que les reliques de sainte Geneviève eurent été brûlées en place de Grève (23 novembre 1793).

À ce propos, un détail curieux.

Sainte Geneviève, qui à quinze ans faisait vœu de virginité, fut prise on ne sait trop pourquoi, par les reines de France, comme protectrice des femmes en couches. Dès qu’une illustre majesté sentait les premières douleurs de la maternité lui tenailler les flancs, vite on dépêchait un exprès aux moines génovéfains, qui gardaient dans un reliquaire d’argent, œuvre du grand orfèvre Éloi, les os de Geneviève, et ils se transportaient avec leur relique près de la souveraine, qui, de ce fait, assurent les mémoires du temps, « estoit moult délivrée ».

En reconnaissance, les princes se plurent à orner cette châsse de pierres précieuses après la naissance de leurs héritiers. Marie de Médicis fit même exécuter tout un bouquet de diamants monté en forme de couronne.

Quand en 1793 on pilla les églises, cette châsse précieuse fut portée à la Monnaie, et l’on décida de brûler en Grève « les ossements et les guenilles qui seraient trouvés dans la boîte, tandis que la châsse serait fondue et les diamants et pierres fines vendus au profit de la nation ».

Or la vente n’atteignit que 23.330 livres, prix qui fut trouvé modique en raison de l’éclat jeté par le reliquaire, dont on pouvait à peine supporter la rutilance.

On fit une enquête, et le rapporteur qui en fut chargé prouva que les pierreries étaient fausses, et notamment le fameux bouquet de Marie de Médicis.

D’où une amusante question : cherchez le voleur. Les moines avaient-ils enlevé les diamants, ex voto de reines reconnaissantes, pour les remplacer par des verroteries sans valeur ? Les orfèvres trompèrent-ils sur la qualité de leurs marchandises, ou les souverains roublards et parcimonieux n’avaient-ils offert que du faux clinquant ?

Mystère !…

Quant aux ossements de la patronne de Paris, ils furent, assure-t-on, sauvés des profanations de la Grève et cachés par de pieux fidèles.

La foi sauve l’âme.

Hier, une foule émue et recueillie venait rendre ses devoirs à sainte Geneviève. De vieilles femmes emmitouflées se traînaient jusqu’au tombeau pour frôler la pierre, usée par les attouchements ; des mamans apportaient leurs enfants, de pauvres petits chétifs, malades aux yeux trop clairs, aux joues anémiées, dont les corps grêles ballottaient dans des vêtements trop larges. Les mains se croisaient, les lèvres à mi-voix laissaient échapper d’ardentes suppliques. Ah ! comme elles savent prier, les mères qui demandent pour leurs petits.

Une chapelle ardente embrase le tombeau ; ce ne sont que menus cierges, offrandes de pauvres, qui lentement, avec précaution, après avoir acheté leur chandelle d’un sou l’allument, pour l’enfoncer dans les dents de fer qui courent en triple rang autour du mausolée.

Que de regards ailés j’ai surpris montant très haut vers l’infini ! Que de détresses cachées dissimulent ces bouches aux plis tombants, et aussi que de bonheur enjoué dans les yeux gais et malins des petites Parisiennes futées venues pour recommander à la sainte le fiancé ou l’amoureux, l’aimé enfin !

Cependant que les chants très doux fusent dans le sanctuaire, sur la place, en dépit de la pluie qui tombe par ondées, du vent qui soulève les chapeaux et plaque les robes, les acheteuses s’attroupent devant les petites baraques.

Je retrouve mêmes visages, mêmes marchandes, même bimbeloterie religieuse.

Les chapelets, accessoires indispensables de la fête, sont alignés, symétriquement suspendus. Il y en a de toute dimension, de très grands à gros grains de buis, des rosaires de pèlerin, et de minuscules, d’une joliesse mignonne avec leurs petites perles en verroteries transparentes, aux nuances vives : bleus, roses, rouges, maïs. Les uns sont montés sur argent, sur vermeil ; les riches les égrèneront distraitement peut-être ; les autres plus modestes ont des mailles de cuivre et de fer ; des ouvrières aux mains calleuses les presseront sur leur cœur quand la coupe de misère leur semblera trop pleine.

Puis voici des colliers d’ambre pour les cous grassouillets des petits. Une superstition populaire leur attribue de faciliter la dentition.

De jeunes femmes aux formes alourdies choisissent lentement, indécises, entre les perles rondes, les perles ovales, l’ambre opaque et l’ambre transparent. Elles ont pour ces mignons bijoux des nouveau-nés des regards noyés d’attendrissement. Elles prennent conseil d’une amie, de la vendeuse, et, l’achat payé, le fin collier serré tout contre leur poitrine, elles montent vers l’église pour aller vers le prêtre, qui, de son geste automatique, passe et repasse sur la pierre tombale de sainte Geneviève les bibelots que lui tendent les visiteurs.

Les médailles, les bagues d’argent, dites « la foi, l’espérance et la charité », les scapulaires bleu pâle, les porte-plumes d’os avec vue de la basilique, les presse-papiers portant des inscriptions, les images peintes où fleurissent à l’envi les myosotis, les pensées et les marguerites, voisinent avec une ferblanterie des plus profanes.

Des broches, des bracelets, de petits cochons porte-veine tout roses et gentils avec leur queue tire-bouchonnée et leur trèfle à quatre feuilles entre les dents, des « grandes roues », des étuis à lunettes, des dés, des pipes, des breloques reposent sur des matelas d’ouate rouge ou blanche, en compagnie de tous les habitants du paradis.

Les agnelles de la douce bergère de Nanterre fraternisent avec le compagnon cher à saint Antoine, et des tabatières queues-de-rat sont entassées près des bénitiers que des anges gardiens protègent de leurs blanches ailes.

— Que voulez-vous, me disait une des plus vieilles marchandes, une de celles qui s’entêtent encore à ne vendre que des objets religieux, je reconnais bien qu’il faut vivre avec son temps, mais je ne puis m’y décider. Ah ! misère de nous, la piété s’en va tous les jours. Il y a eu vingt ans ce 3 janvier-ci que je viens pour la neuvaine, et, si j’avais le moyen de me reposer, je fermerais ma boutique ; ça m’écœure de voir l’indifférence du peuple pour la sainte de Paris.

« Autrefois on n’arrivait pas à servir le client. C’étaient des litanies, des médailles, des chapelets. On achetait pour soi et pour ses amis ; ceux qui ne pouvaient accourir chargeaient leurs voisins de ces emplettes. Aujourd’hui on vous demande des colifichets, des bagues, des boucles d’oreilles… »

Et la bonne femme secoue sa tête tandis que de son bonnet noir s’échappent, en mèches folles, de rares et fins cheveux blancs.

Toutes les marchandes ne se plaignent pas si fort. Plusieurs m’avouent que tous frais payés elles réalisent pendant la neuvaine un bénéfice de près de deux cents francs.

— Ce n’est pas énorme, mais on s’en contente, me dit l’une d’elles, une jeune qui n’a point connu les ascensions lucratives de la butte Sainte-Geneviève par le Paris fervent.

« Il est vrai que nous vendons plutôt de la fantaisie ; c’est la même chose au Sacré-Cœur, du reste, et partout. Ainsi à Compiègne, pour Notre-Dame-de-Bon-Secours, où nous irons ouvrir boutique dans deux mois, on ne vend que des bagues et des breloques ; à Senlis, où il y a une Vierge miraculeuse, les jeunes filles se disputent nos bracelets et nos chaînes de montre ; à Reims, ce sont des broches. Quelques dames s’arrêtent aux souvenirs pieux, mais c’est la minorité.

Fine et serrée la pluie tombe toujours ; les acheteurs se font plus rares, les dévotes, une à une, quittent le sanctuaire et se dispersent lentement.

En bas de la rue Soufflot, des chants, des fusées de gaieté, montent du « Boul’ Mich ». C’est le quartier latin qui prend ses ébats, la jeunesse turbulente qui crie, vibre, festoye… Voilà bien un de ces curieux tableaux parisiens si intéressants avec leurs éternelles antithèses.


L’Amie de Puvis de Chavannes


2 février 1900.


En quittant le musée du Luxembourg, où une exposition des dessins de Puvis de Chavannes attirait les camarades et les admirateurs du mort, je voulus rendre visite à celle qui durant trente années fut l’amie dévouée, constante, la Musette, si l’on peut dire, du peintre de sainte Geneviève, et qui conserve, dans son âme en deuil, le culte du cher compagnon de sa jeunesse.

À mi-côte de Montmartre, dans le quartier même où Puvis de Chavannes demeura si longtemps et qu’il quitta pour son hôtel de l’avenue de Villiers, une petite boutique à devanture bleu pâle porte cette enseigne :

BLANCHISSEUSE DE GROS

Derrière les rideaux blancs relevés dans les coins, une femme grande, sculpturalement belle encore, debout près d’une longue table à repasser, promène son fer, lentement, les yeux rêveurs. C’est elle ! c’est Berthe Audran, que connurent bien les camarades de Puvis de Chavannes qui vinrent plus d’une fois envahir l’atelier de la repasseuse : pléiade de peintres, sacrés maîtres aujourd’hui. On bavardait, tout en se chauffant l’hiver au fourneau de fonte où les fers rougissaient, et le petit cénacle potinait, cependant que la jolie lingère tuyautait les dentelles des jupons à triple volant.

Berthe Audran avait vingt-deux ans quand, en 1867, elle vit pour la première fois celui qui devait être pour elle, non l’amant de la vingtième année, mais l’ami fidèle, le compagnon déférant. Jusqu’à sa mort, en effet, Puvis de Chavannes n’oublia jamais chaque matin sa visite à Berthe Audran. Accoudé sur la table de la repasseuse, il lisait ses journaux et confiait ses projets, ses espérances, ses déceptions, ses chagrins parfois, à cette femme simple mais dont il appréciait l’intelligence et le jugement sûr.

Curieuse physionomie, du reste, et type rare d’ouvrière, cette Berthe Audran, qui a une allure de grande dame et une éducation littéraire très cultivée.

Tous nos grands romanciers, à commencer par les classiques, lui sont connus. Les œuvres de Lamartine, de Musset, de Chateaubriand lui sont familières ; elle souligne, sans pose, mais avec beaucoup de justesse, les beautés de certaines pages qui la frappèrent.

Elle aime les vers chantants ; quand elle parle de Victor Hugo ou de Musset, ses poètes d’élection, elle s’oublie à réciter quelques fragments de la Légende des Siècles ou de l’Ode à la Malibran.

Après l’avoir vue et écoutée, non seulement on ne s’étonne plus, mais on comprend que Puvis de Chavannes soit demeuré fidèle à la petite blanchisseuse dont la beauté l’avait peut-être pris d’abord, mais dont les qualités de l’esprit le retinrent sûrement par la suite.

Avec les gestes aisés d’une mondaine, Berthe Audran me fait les honneurs de sa boutique, un coin pittoresque. Deux portraits de Humbert, accrochés au-dessus de la table à repasser, voisinent avec des dessins de Puvis de Chavannes et des gravures représentant ses principaux tableaux.

L’une, Doux Pays, orne l’escalier de l’hôtel du peintre Bonnat.

— C’est bien joli, n’est-ce pas ? me dit la blanchisseuse, et d’une aimable attention, car vous voyez ces enfants qui luttent : l’un personnifie le Nord, l’autre le Midi. Comme M. Bonnat est du Midi, c’est le Midi qui est vainqueur.

Un grand rideau de cretonne à fleurs roses partage en deux l’étroit magasin, ménageant une arrière-boutique grande comme un mouchoir de poche. Une table ronde, un buffet de chêne, un petit canapé composent tout l’ameublement, avec un miroir ancien et un vieux christ de bois noir entre les bras duquel s’effrite, jaunie, la branche de buis des dernières pâques-fleuries. J’oubliais trois photographies de Musset, adolescent, homme et vieillard. Le bahut s’encombre de livres : le Génie du Christianisme, Rolla, Notre-Dame de Paris, les Châtiments, la Confession d’un enfant du siècle, des romans contemporains et fatigués, souvent lus, un exemplaire des Caractères de La Bruyère avec cette dédicace :

« En donnant ce beau livre à mon amie Berthe, je lui fais le meilleur compliment qu’elle recevra jamais.

« P. Puvis. »

Mme Audran n’a fréquenté que l’école communale, mais elle m’avoue qu’elle aimait passionnément la lecture.

— Mon ami fut même très étonné, m’explique-t-elle, de mes petites connaissances littéraires ; il les encouragea. Tous les jours nous lisions les journaux ensemble ; il m’apportait toutes les nouveautés de la librairie.

La blanchisseuse n’abandonna pourtant jamais son fer à repasser. Le peintre aurait pu la déguiser en dame élégante, elle était assez belle pour cela ; il préféra lui conserver son caractère particulier et très curieux d’ouvrière frottée de belles-lettres. Il avait tant de confiance dans son appréciation que jamais une toile ne sortit de son atelier sans qu’elle eût donné son avis sur le tableau.

Avis qui se trouvait presque toujours bon et dont religieusement il tenait compte, à ce qu’affirment les intimes du mort. Puvis de Chavannes prit fort souvent Berthe Audran pour modèle.

On retrouve les lignes régulières de son visage, son pur profil classique, dans la sainte Geneviève du Panthéon, et c’est encore la blanchisseuse qui posa la tête de femme personnifiant la Sorbonne, un beau tableau de Puvis de Chavannes qui ne fut jamais exposé et qui orne une des grandes salles de la Sorbonne.

Mme Audran pleura beaucoup quand la mort brutale vint rompre cette amitié de trente ans. Le temps, qui lime les souffrances les plus aiguës, apaisa son cœur ; il ne lui demeure plus du passé qu’un souvenir très doux. Quand elle évoque les causeries pleines d’espoir et d’insouciance de sa jeunesse, il lui semble voir comme un beau tableau dont les lignes s’effaceraient estompées par la tombée du jour.



Enterrement
de Madeleine Brohan


28 février 1900.


C’est sans pompe, sans fracas, après une simple messe dans une église de village, que s’en est allée dans un modeste cimetière champêtre celle dont le nom fut entouré de prestige et dont le talent et la beauté troublèrent tant de cœurs.

Point de lettre d’invitation ; à peine, à la dernière heure, un court écho informant le public que Madeleine Brohan, l’ancienne sociétaire de la Comédie-Française, serait inhumée à Fresnes dans le caveau familial.

« On est prié de n’apporter ni fleurs ni couronnes, » ajoutait la note.

Dernière volonté de l’artiste, qui au cours de sa carrière avait ramassé tant de lauriers.

Rue de Rivoli, des anciens camarades, de vieux amis, quelques acteurs de la « Maison » étaient venus secouer un peu d’eau bénite sur le cercueil de la morte et assister à la levée du corps, qu’un de ces longs fourgons noirs devait emporter vers Fresnes. La famille, une poignée d’intimes et une demi-douzaine d’artistes du Théâtre-Français suivirent en landaus.

Je m’étais rendue à Fresnes pour attendre l’arrivée du cortège, tout en essayant de glaner par-ci, par-là, chez les habitants, un souvenir, une anecdote sur la famille Brohan, originaire de ce pays. Un coin pittoresque, au surplus, ce petit village. À vingt minutes de Paris on est étonné de trouver là de vrais paysans, des fermes où les coqs chantent en picorant sur des tas de fumier, et des chemins où les bœufs pesants dodelinent la tête tout en traînant de leurs pas lourds des charretées de fourrage.

Comme restaurant, des auberges au seuil desquelles se tiennent les hôtesses en tablier bleu, épluchant des salades ou pelant de blanches pommes de terre.

En un mot, une campagne pour de bon et non point en toc, en zinc découpé, comme ces banlieues parisiennes qui évoquent les décors d’opéras comiques, avec leurs maisons aux étroits jardinets et leurs arbres rabougris, qu’on croirait sortis d’une boîte de jouets.

Debout sur le talus gazonné de la route de Paris, un pauvre vieux dont les cheveux gris flottent en mèches folles interroge l’horizon ; de temps à autre, d’un revers de main il essuie une larme, qui roule sur ses joues tannées par les morsures du soleil et du vent.

Au loin, la lourde voiture noire apparaît.

— Les v’là, fait l’homme, ah !…

Et sous son tricot de laine déteint un sanglot soulève sa poitrine.

— Vous attendez l’arrivée du corps ? lui dis-je pour engager la conversation.

— Oui.

— Vous connaissiez Madeleine Brohan ? elle a habité dans le pays ?

— Mam’zelle Madeleine ! s’écrie l’homme, mam’zelle Madeleine… si je la connaissais ! Mais je demeurais tout près de leur maison, vous savez bien, à deux pas, le grand portail brun qui est ombragé par un gros mûrier.

« J’ai été à la communale avec elle ; j’étais plus jeune de deux ans, mais c’était moi tout de même qui portais son panier. Et sa mère, mame Suzanne, et sa sœur, mam’zelle Augustine ! Ah ! les bonnes femmes, si charitables ! et elles, les deux sœurs, si jolies, des beaux brins de filles, allez !

La glace est rompue, le pauvre vieux me conte tout ce qu’il sait, la propriété des Brohan, vendue depuis trente ans à des amis, les Doré ; il me parle de la tombe du cimetière où reposent déjà Suzanne et Augustine et aussi l’aïeule maternelle ; il me dit, en apprenant la mort de « mam’zelle Madeleine », sa peine grande de rustre en qui la vision de cette belle créature était demeurée, seule envolée vers l’idéal de cette âme de terrien.

Mais les voitures ont abandonné la route nationale, elles ont tourné dans le chemin qui conduit à l’église, dont le bourdon égrène lentement sa sonnerie funèbre par les fenêtres du clocher.

Je pénètre dans le sanctuaire, une pauvre petite chapelle de village, froide, aux murs trop blancs, aux croisées de verre ordinaire, laissant filtrer un jour cru.

Douze cierges entourent le catafalque, que décorent de modestes bouquets : des violettes, une gerbe de lilas mauve et deux couronnes de fleurs artificielles, dons d’amis s’étant refusés à respecter le vœu de la morte.

Au fond du chœur, derrière l’autel, une croix se détache sur une tenture noire, et c’est toute la décoration mortuaire.

L’office commence : une messe basse, sans chants, sans musique ; la lente psalmodie du prêtre trouble seule le silence religieux. Nous sommes exactement soixante-trois personnes, parmi lesquelles on remarque Mlle Reichenberg, l’ex-petite doyenne, la filleule de Madeleine Brohan et son élève, Mlle Dudlay, Mmes Baretta et Persons, MM. Worms, Proudhon, le céramiste Lachenal, la famille Doré.

La dernière prière dite, on se dirige vers le cimetière ; une pluie fine, serrée, tombe sans interruption, et le vent qui s’élève plaque le surplis de mousseline sur les épaules grêles des enfants de chœur.

On traverse le village, suivis par le regard des habitants accourus sur le pas de leurs portes. Les femmes saluent d’un large signe de croix.

Sous la rafale, lentement, le cortège chemine ; les routes sont défoncées, on barbote, et chaque pas est scandé par un clapotement. En pleine campagne, seul au milieu des champs, dont les tendres brindilles de blé trouent le sol, estompant la terre humide et grasse d’un frottis vert, très léger, gît comme une enclave, tache blanche sur la vaste plaine, le petit cimetière de Fresnes.

Clos de murs, il apparaît accueillant et paisible avec ses tombes de pierre dont les tons crus se détachent sur les ifs aux noires ramures.

Pas de gardien, nul importun, pour surprendre les brisements des cœurs, les agonies des âmes, et troubler les bienfaisantes larmes. En ce coin de repos plane une lourde solitude, une mélancolie douce ; le grand calme des champs descend majestueux.

Oui, c’est bien là le jardin du sommeil, où fatigué, fourbu après la montée rude qui laisse meurtri, on aimerait s’endormir.

L’hiver, la neige alentour doit s’étendre comme un virginal tapis de fiancée ; l’été, quand le soleil arde et poudroie sur la longue route, les blés qui oscillent et penchent leur pesante tête laissent monter des sillons la chanson de l’éternel renouveau.

. . . . . . . . . . . . . . .

Tout en face de la grille, au bout de l’allée principale, une tombe est ouverte, à moitié ensevelie sous les lierres qui s’enchevêtrent caressant de leurs lianes flexibles les bras rigides de la croix. C’est là. Bien simple et des plus modestes, la sépulture de celle qui fut reine par la beauté et le talent et qui emplit le second Empire du bruit de ses succès de théâtre et des fusées de son esprit, « l’esprit des trois Brohan », comme on disait alors.

Une large dalle que la mousse envahit mangeant les inscriptions gravées masque l’entrée du caveau, une assez vaste chambre souterraine pouvant contenir six cercueils à la fois. Du buis, quelques arbrisseaux rustiques croissent, emmêlés, noyant le mausolée sous leurs verdures, et c’est tout.

Mais la campagne embaumée par la pluie sent bon ; déjà les bourgeons font craquer leurs corselets sombres, les oiseaux penchés dans les cyprès gazouillent, bégayent leurs premiers chants d’amour, et le cimetière est paisible, endormeur…

Madeleine Brohan sera bien ici, pour son dernier sommeil…



Une Visite à Clémence Royer
à l’occasion
de sa décoration de la Légion d’honneur


Clémence Royer est presque un homme de génie.

Renan

18 août 1900.


Renan n’était point féministe, il était au contraire imbu de la supériorité masculine. On se demande pourquoi presque et pourquoi homme. Clémence Royer est un esprit de génie tout simplement.

Cette croix qu’on vient de lui donner, il y a cinq ans qu’on la réclamait déjà pour elle. C’était en 1895. Quelques hommes éminents : MM. Berthelot, Aulard, Th. Ribot, Ch. Richet, Letourneau, Levasseur, adressèrent à M. Bourgeois cette pétition :

« Monsieur le Ministre, nous avons l’honneur de vous demander pour Mme Clémence Royer une des croix dont vous disposez.

« Savante et philosophe d’une valeur rare, c’est évidemment une des illustrations féminines de ce siècle. Et son œuvre si variée témoignant de connaissances encyclopédiques, pleine de vues neuves et hardies, n’a encore reçu de l’État aucune récompense.

« Avoir introduit chez nous Darwin, l’avoir commenté en des préfaces retentissantes, c’est la moindre des œuvres de Mme Clémence Royer quand on songe à ses travaux personnels. »

Il existe en effet peu d’hommes possédant un bagage littéraire et scientifique aussi complet. Seul un cerveau puissant et solidement équilibré pouvait produire des livres tels que : la Doctrine de l’Évolution, l’Histoire de l’Astronomie, l’Histoire du Pessimisme, l’Histoire des Religions, l’Origine de l’Homme et des Sociétés, etc., etc., et enfin la Constitution du Monde, son dernier ouvrage édité il y a quelques mois et qui porte cette dédicace touchante :


À Mme Valentine Barrier
« Madame et amie,

« C’est grâce à vous que ce livre a pu naître au jour. Soyez sa marraine.

« Comme une bonne fée vous lui porterez bonheur.

« Clémence Royer. »
8 janvier 1900.


Clémence Royer n’est malheureusement pas riche et beaucoup de ses ouvrages restent enfouis au fond de ses cartons, ce qui est une des tristesses de l’écrivain.

« Après ma mort, — me contait-elle, un jour, comme nous étions toutes deux, seules, dans sa petite chambre de la maison Galignani où elle vit cloîtrée comme une nonne laïque, — après ma mort, j’ai demandé que ces paperasses soient déposées au secrétariat de l’Académie. »

Avec un peu de regret dans ses petits yeux pétillants, elle désignait de la main des piles de manuscrits entassés sur des rayons.

Et, tandis que l’eau chantait dans la bouilloire de cuivre à reflets bleus posée près des tisons mourants d’un maigre feu d’automne, Clémence Royer ajoutait, avec un sourire sceptique au coin de ses lèvres minces : « Bah ! je m’en remets à la postérité du soin de tirer mes œuvres de l’oubli si on les en juge dignes. »

Peu à peu, tout en causant, la charmante femme se laissait aller aux souvenirs de sa jeunesse et me contait ses débuts.

Attentive, je notais en ma mémoire ses paroles et ses moindres gestes.

Assise sur un fauteuil bas, devant une petite table, l’auteur de tant de livres graves travaillait, tirait l’aiguille ; faisant métier de couturière, elle s’escrimait des ciseaux pour transformer une vieille robe de velours.

Elle souriait, s’arrêtait parfois au milieu de son récit pour regarder son travail et, redevenant très femme, disait tout bas : « Ça n’ira pas mal. »

Et la causerie reprenait, Clémence Royer me narrait son enfance au couvent et la belle flambée d’ardente foi qui l’avait fait prendre par les bonnes sœurs, ses maîtresses, pour « une élue du Seigneur ».

Fille d’un père breton, elle était née à Nantes d’une famille légitimiste et religieuse, mais qui n’avait nulle envie de voir la jeune fille prendre l’habit monastique. Aussi, lorsque son père s’aperçut pour la première fois des tendances mystiques de sa fille, il se fâcha et retira l’enfant de pension.

Un incident assez amusant marqua ou plutôt amena ce changement de vie ; Clémence Royer me le rappelle avec gaieté.

C’était au moment des vacances, le père voulut un soir conduire sa fille au théâtre. Épouvante de la jeune pensionnaire, qui, traçant un grand signe de croix pour écarter un démon tentateur, refusa d’accompagner son père en un tel lieu.

Étonnement, colère de M. Royer, et finalement application d’un lourd soufflet sur les joues de Mlle Clémence, qui, à dater de ce soir-là, ne retourna plus au couvent.

Les ouvrages scientifiques devinrent la seule lecture de la jeune fille, qui s’acharna aux études élevées, y déploya une activité fébrile et jamais lassée.

Elle vint à Paris, suivit les cours de la Sorbonne et du Collège de France. Au moment du coup d’État, elle quitta la France et parcourut une grande partie de l’Europe, organisant dans les grandes villes des cours de philosophie.

Ce fut à cette époque qu’elle traduisit le livre de Darwin sur l’Origine des espèces. Ce livre parut avec une préface qui fit grand bruit par la hardiesse de la thèse qu’y soutenait la traductrice.

En Suisse, elle séjourna à Lausanne, où elle entreprit une série de conférences qui obtinrent un énorme succès. Toutes les dames de la société tinrent à honneur d’y assister jusqu’au jour où Clémence Royer voulut à sa manière leur expliquer quelques chapitres de la Bible.

Blessés dans leurs croyances, à partir de ce moment les Suisses délaissèrent la conférencière. Ce fut comme un mot d’ordre.

Clémence Royer ne quitta plus dès lors sa table de travail. Sans nul souci de la toilette, dédaignant les préoccupations d’ordre matériel, elle s’absorba dans l’étude des problèmes les plus ardus. L’importante question de l’impôt étant mise au concours par le canton de Vaud, « la petite demoiselle au chapeau de paille », comme on l’appelait à Lausanne, présenta un rapport et elle partagea le prix avec Prudhon.

Savante universelle, Clémence Royer est une encyclopédie vivante : philosophe, économiste, physicienne, naturaliste, elle est tout cela ; de plus, c’est un esprit indépendant, acquis d’avance aux causes justes. Ennemie née de la routine, elle dit souvent avec un fin sourire : « Oh ! moi, je ne me laisserai jamais mettre en bouteille, je ferais sauter le bouchon. »

Au physique, Clémence Royer est aujourd’hui une petite vieille ramassée qui marche péniblement et ne sort guère de sa chambre encombrée de livres et de travaux en cours. Son front, d’un modelé puissant, est celui d’un penseur et d’un mathématicien ; sa bouche fine, aux coins tombants, est ironique quand elle parle des utopies et des illusions de sa vie. Ses yeux petits, percés en vrille, sont brillants et inquisiteurs, sa conversation captivante. On s’entretient avec elle durant de longues heures sans avoir la sensation du temps, on est pris par l’exposé lumineux et clair des questions les plus complexes, par les vues larges et les hautes conceptions de cette femme d’élite.



Les Obsèques
de Mademoiselle Zelenine


9 avril 1901.


C’est hier qu’ont eu lieu les obsèques de la pauvre petite Russe, qui depuis près de trois mois agonisait sur un lit d’hôpital. La cérémonie funèbre était annoncée pour deux heures, mais dès midi une foule énorme encombre les abords de l’église de la rue Daru.

Avec grand’peine les gardiens tentent de refouler les curieux, il en arrive de tous côtés, et les fenêtres des maisons voisines sont noires de monde. Les photographes n’ont eu garde d’oublier cet événement, et, leur kodak en main, ils essayent de se caser tant bien que mal pour prendre quelques instantanés.

À deux heures précises, un fourgon des pompes funèbres amène de l’Hôtel-Dieu le cercueil de la jeune fille. M. Zelenine accompagne le corps de sa sœur.

Un terrible remous se produit dans la foule et les agents de ville doivent s’interposer ; quelques femmes effrayées crient, des enfants qu’on a eu l’imprudence d’amener se trouvent mal.

Le fourgon pénètre dans la cour de l’église, et bientôt le cercueil de chêne apparaît.

L’archiprêtre Smirnof, premier aumônier de l’église de l’ambassade de Russie, vêtu d’une dalmatique de drap d’argent, vient, entouré de son clergé, recevoir le corps à l’entrée de l’église.

Selon le rite russe, M. Zelenine lui remet l’image sainte qui accompagne le mort dans les enterrements orthodoxes.

Les prêtres officient à peu près comme dans nos cérémonies catholiques. Par trois fois, les lourds encensoirs jettent leur fumée odorante et le cercueil franchit le seuil de la chapelle pour aller prendre place au milieu de la nef. Sous la coupole dorée où se détachent les peintures des apôtres, un catafalque est dressé, entouré de cierges. Un drap de soie blanche recouvre le corps de la pauvre enfant, et l’on dispose sur le cercueil un coussin de velours noir sur lequel sont épinglées les deux médailles d’honneur accordées à Mlle Zelenine au lendemain du sombre drame du Collège de France.

L’église est archicomble et les derniers arrivés ne peuvent trouver de place aux premiers rangs ; tout près du catafalque se tiennent M. Nœrischkine, conseiller d’ambassade et représentant l’ambassadeur de Russie ; le consul général de Russie à Paris, M. et Mme Émile Deschanel, M. et Mme Paul Deschanel, le général Florentin, gouverneur de Paris, MM. Lépine, préfet de police, de Valles, juge d’instruction, Abel Lefranc, secrétaire du Collège de France, représentant M. Gaston Paris, absent de Paris, Michel Bréal, etc…

Les étudiantes et les étudiants russes sont presque tous présents, et quelques jeunes femmes pleurent silencieusement.

On se demande si Véra Gélo, si la malheureuse meurtrière qui, voulant tuer M. Émile Deschanel, blessa mortellement son amie, a obtenu d’assister à la cérémonie, et on cherche des yeux la pauvre fille. Elle n’y est point, sa douleur eût été trop grande.

Durant près d’une heure, des chants très doux, psalmodiés sur un rythme mélancolique par les voix fraîches des enfants de chœur, montent sous la voûte dorée. Les officiants, dans leur longue dalmatique de drap d’argent, tournent et retournent autour du cercueil, récitant leurs prières, tandis que les fidèles se signent fréquemment et se frappent par instant la poitrine à petits coups.

Enfin l’absoute est donnée ; le frère de Mlle Zelenine, suivi de la famille Deschanel et de quelques amis russes, baise, suivant la tradition de son pays, le cercueil de la morte.

La sortie de l’église est pénible, elle dure près d’une demi-heure. Pendant ce temps, sur le parvis, au nom des professeurs du Collège de France, M. Bréal prononce un très beau discours d’une voix émue.

Après avoir rappelé l’acte de bravoure, accompli simplement avec l’insouciance de la jeunesse, de la pauvre petite victime dont le geste devait sauver M. Émile Deschanel, M. Bréal s’adresse aux étudiants russes :

« Jeunes gens qui venez de si loin, et dont le deuil est attesté par vos couronnes et vos gerbes de fleurs, vous surtout, étudiants russes, pour qui ce chagrin vient s’ajouter à d’autres tristesses, nous ne doutons pas de vos sentiments, nous restons de cœur avec vous ! »

L’orateur termine sur une pensée de pitié pour la meurtrière et par un témoignage d’estime adressé à M. Émile Deschanel :

« Quel châtiment pourra égaler l’amertume des regrets de Véra Gélo ? Durant la vie entière, sa pensée sera obsédée par cette tragédie. Nous demandons pour elle, — ce fut le dernier vœu de Zelenine, — nous demandons pour elle la pitié des hommes et nous souhaitons pour elle que sa conscience troublée, son intelligence agitée trouvent un jour, loin de ces lieux qui lui ont été funestes, un peu de calme et de repos.

« Et vous, mon cher collègue, qui avez été autrefois mon excellent maître et qui avez la douleur, sur le soir de la vie, d’assister à cette funèbre scène, je souhaite que vous trouviez dans l’affection et l’estime dont les témoignages s’empressent autour de vous un réconfort et une consolation. »


Enfin le cortège s’ébranle ; la pauvre petite Russe s’en va vers le cimetière de Saint-Ouen, sous une moisson fleurie, sourire de printemps, sous le printanier soleil.

On remarque surtout les couronnes de M. Deschanel, en roses blanches, celle du préfet de police, en camélias et lilas blancs ; celle du Collège de France, également en roses et lilas blancs ; de la caisse des victimes du devoir, en boules de neige et lilas. Une toute petite couronne de fleurs artificielles porte cette inscription : « Souvenir d’un groupe ému d’étudiants et d’étudiantes russes de Paris. »

Véra Gélo a aussi envoyé son souvenir, et sur la moire blanche on lit ces mots :

À sa meilleure amie,
Véra Gélo.

Une foule compacte accompagne longtemps le corbillard, qui chemine entre une haie de curieux sans cesse renouvelés.

Aux abords du cimetière de Saint-Ouen, l’affluence est considérable.

Les larges trottoirs de l’avenue, les terrasses des marchands de vin sont noires de têtes. La foule gaie, endimanchée, est venue là comme elle se serait rendue au Bois de Boulogne pour se promener. La journée est tiède, et par ce lundi de Pâques tous les Parisiens semblent s’être répandus dans la banlieue.

Arrivée au cimetière un peu avant le cortège, je me glisse jusqu’à la tombe fraîchement creusée où tout à l’heure on va déposer la triste victime.

À l’angle de la deuxième allée, tout près du grand rond-point, au milieu des lilas dont les bourgeons commencent à verdir, entre des tombes et des tombes encore, quelques pieds de terre inoccupés : c’est là.

À perte de vue, dans l’immense champ de repos, on aperçoit, entassées les unes sur les autres, des croix et des colonnes. C’est un enchevêtrement de couronnes de toutes nuances ; en considérant ce macabre fouillis, on se prend à regretter les paisibles cimetières de village où les morts dorment sous les gazons verts que mai émaille de fleurs. Dans le cimetière parisien, la douleur ne trouve même pas un coin de solitude ; c’est une vraie cohue, et on éprouve la sensation que les pauvres morts doivent souffrir des promiscuités dernières de ce champ de repos d’une macabre banalité d’auberge.

Pendant cet enterrement rendu sensationnel par le drame qui causa la mort de la pauvre petite étudiante, le coup d’œil du cimetière Saint-Ouen est vraiment pittoresque. On se croirait dans un parc de sous-préfecture ou dans un jardin public. Les larges allées sont envahies par les visiteurs. Ils sont venus en famille ; les enfants, par bandes joyeuses, courent, folâtrent à travers les étroits sentiers bordés de tombes.

Naturellement on s’entretient du drame qui amène dans ce cimetière français cette jeune Russe victime de son dévoûment : les opinions les plus étranges circulent sur la malheureuse Véra Gélo.

De jeunes ouvrières de Saint-Ouen se promènent en cheveux, bras dessus, bras dessous, coquettes dans leur parure du dimanche, avec leurs chemisettes de soie claire qui jettent une note fraîche dans la gaieté de cette vesprée ensoleillée.

Beaucoup de promeneurs ont profité de la circonstance pour visiter leurs morts ; en attendant la venue du char de la jeune Russe, ils s’égrènent dans les travées du cimetière, distribuant leurs bouquets de fleurs aux tombes aimées.

Pour quelques ouvriers cette journée revêt un caractère vraiment champêtre, et ils jardinent avec complaisance les minuscules carrés de terre sous lesquels reposent les leurs, bêchant, plantant, taillant, à qui mieux mieux.

Par la grande porte, sans interruption la foule s’engouffre toujours. Les tramways amènent de minute en minute des curieux qui entrent en courant et se bousculent pour être mieux placés. Les bancs sont pris d’assaut, j’ai vu le moment où l’on demanderait à y louer une place pour grimper à l’arrivée du corbillard. Le cortège ne vient toujours point. Les têtes se tendent anxieuses, d’autant plus que le radieux soleil s’est caché et que de gros nuages noirs menacent de crever.

Enfin la cloche qui annonce l’entrée des enterrements tinte. On aperçoit, fendant avec peine la foule compacte, le corbillard empanaché de couronnes blanches.

— Les voilà ! Les voilà !

Aussitôt de tous les points du cimetière on accourt. C’est une galopade effrénée. Hommes, femmes, enfants occupés à faire leur petit ménage funèbre, arrivent sans avoir eu le temps de déposer celui-ci son plumeau, cet autre son arrosoir, ceux-là des pelles ou des balais.

Il y a quelques cris de douleur, quelques pieds écrasés. Des gamins, sans respect pour le lieu, grimpent dans les arbres, comme pour une cavalcade.

Tout le monde est persuadé que la meurtrière involontaire de Mlle Zelenine, que la triste Véra Gélo assiste à cette cérémonie ; on interroge pour savoir où elle est. Un groupe entoure même le corbillard pour questionner le conducteur, un très jeune homme, qui fait « non » de la tête.

Le landau du président de la Chambre, où ont pris place M. et Mme Émile Deschanel, M. Paul Deschanel et sa jeune femme, est entouré ; on se presse aux portières, des centaines d’yeux plongent dans la voiture.

On se désigne du doigt le vieillard en cheveux blancs qui occupe avec son fils la banquette du devant et auquel le geste de Mlle Zelenine sauva la vie.

Enfin le cercueil de chêne est lentement descendu dans la fosse ; le frère de la victime, M. Zelenine, accompagné d’une de ses coreligionnaires, regagne la voiture qui l’a amené. Il est très pâle, ses yeux rougis brillent d’un éclat fiévreux.

Il est bientôt désigné aux curieux, qui s’approchent, veulent le voir et lui témoigner par de respectueux saluts la pitié de la population parisienne pour la pauvre petite morte qui va dormir son dernier sommeil, loin des siens et du sol natal, dans ce grand cimetière où elle reposera au milieu d’inconnus, comme un pauvre oiseau exilé.

Lentement la foule s’écoule. Il ne reste plus dans la ville des morts que quelques tristes visiteurs en vêtements de deuil entrés avec de nouveaux convois, et les jardiniers funèbres qui se hâtent d’achever leur besogne avant la tombée de la nuit.

Aux alentours du cimetière on est tout de suite repris par la vie bourdonnante de ce quartier populaire. Une fête foraine bat son plein, les orgues de Barbarie mêlent leurs airs langoureux aux flonflons d’un bal de barrière. De tous côtés on rit, on chante, on festoie, les cabarets regorgent de clients ; sur des tables en plein air, les ouvriers boivent du gros bleu en mangeant dans des cornets de papier jaune des moules ou des petits poissons frits.

Au milieu de cette gaieté grasse de kermesse flamande, je me sens triste et ma pitié va vers cette pauvre fille, vers cette malheureuse Véra Gélo, qui là-bas, dans sa prison de Saint-Lazare, pleure et se lamente sur l’amie de son cœur, dont la fatalité fit sa victime.



La Dernière
de la Comtesse de Castiglione


27 juin 1901.


C’est dans une des salles de la rue Drouot que vient de se dénouer la fin du suggestif roman de la comtesse de Castiglione, qui fut belle entre les belles et qui vit à ses pieds toute la cour des Tuileries, à commencer par le maître d’alors, par l’empereur.

Après avoir, idole encensée, reçu tous les hommages, toutes les adulations, toutes les flatteries, la comtesse s’était retirée, les années venues, dans un appartement vaste où elle vivait seule, recluse volontaire. La légende entourait de mystère la demeure de cette ex-beauté. La vérité était plus simple. Originale, misanthrope même, la comtesse de Castiglione murait sa vie aux yeux indiscrets. Elle passait ses journées près de ses reliques à remâcher ses souvenirs, ne tolérant ni serviteurs importuns ni amis trop zélés. Quelques femmes seulement obtenaient le rare privilège de visiter la vieille dame. Elle, par un raffinement de coquetterie, ne voulant pas voir la décrépitude prendre un à un ses charmes pour les détruire, voilait les glaces de son appartement, où la lumière ne pénétrait jamais.

Qu’il était loin, le temps où ses impériales épaules révolutionnaient les gentilshommes des Tuileries, empressés à contenter ses moindres et ses plus dispendieux caprices. C’était l’époque où ses bijoux défrayaient les chroniques mondaines, où ses robes faisaient frémir d’envie les jolies femmes de la cour, où sa menue lingerie fournissait des traits piquants aux conversations de boudoir.

Bijoux, costumes, dentelles, linons — même intimes — vont être maintenant disputés entre les marchands de pierreries et les vendeuses à la toilette.

Quelle fin !…

Hier, c’était autour des perles que les enchères montaient, et quelles enchères ! Cette première vacation n’a pas été loin d’atteindre le million !

Une vraie cohue envahissait la salle 1 de l’hôtel Drouot. On avait sorti les banquettes des grandes ventes, houssées de velours rouge ; brocanteurs, joailliers, mondains s’étaient entassés tant bien que mal, et plutôt mal que bien, car une chaleur horrible pesait sur les têtes, transformant cette salle en un bain turc. Quelques femmes élégantes, en robes de batiste et de toile, chapeautées de grandes capelines fleuries, s’étaient glissées parmi les revendeuses ; elles jouaient du face-à-main pour se donner une contenance dans ce milieu un peu nouveau pour elles.

Enfin, la vente commence.

C’est une pendeloque, une perle blanche avec culot en roses. La perle pèse 80 grains, elle monte rapidement à 10 000 francs ; puis les enchères se font plus rares. Le bijou passe de main en main ; les femmes coulent des regards attendris sur cette perle qui est somptueuse ; d’aucunes le considèrent avec des yeux d’amante. Peu à peu, cent francs par cent francs, le prix s’élève.

18 000 francs ! s’écrie triomphalement le commissaire-priseur, qui agite son marteau d’ivoire.

18 100, réplique une voix un peu émue.

Un coup sec. La belle perle est adjugée.

C’est le commencement des fortes enchères ; désormais ce sera un feu roulant. Tout s’enlèvera avec entrain.

Une broche atteint 2 600 francs ; une flèche ornée de trois perles est adjugée à 3 160 francs ; une perle grise, montée sur or, va jusqu’à 6 000 francs ; deux perles baroques trouvent preneur à 2 900, une épingle de cravate à 1 800, et une perle de 48 grains est enlevée à 9 800 !

Un peu de fièvre s’empare des marchands, ils échangent des regards de lutteurs prêts à se disputer une victoire.

— C’est cher, dit près de moi l’un d’eux, mais ça m’est égal, Machin ne l’aura pas.

C’est dans ces dispositions qu’on arrive aux deux sensationnels numéros de la journée. Il s’agit d’abord de vingt perles énormes de la grosseur d’un œuf de serin, et pesant ensemble 1 011 grains. Une violente émotion secoue les bijoutiers.

— On demande à voir !

Ce cri retentit aux quatre coins de la salle. Les têtes ondulent, les corps se penchent, ceux qui le peuvent enjambent les banquettes, tombent au premier rang.

Les perles doucement lumineuses ne sont attachées que par un simple fil, on les dépose sur une feuille de papier, et les voilà qui circulent.

— Dieu, qu’elles sont belles ! s’écrie une petite dame à minois chiffonné qui s’amuse à caresser du bout des doigts les énormes perles. Ah ! vrai, ça excuse bien des bêtises, ces bijoux-là.

Les vingt perles atteignent 74 900 francs ; une bagatelle ! un joli cadeau à faire… à une jeune femme, comme disent les camelots des boulevards.

On adjuge encore pour 14 200 vingt autres perles plus petites, puis on passe enfin au fameux collier de cinq rangs composés de 279 perles pesant ensemble 3 838 grains.

Beaucoup de marchands ne sont venus que pour cette pièce : aussi les regards se croisent-ils plus âpres que jamais.

Un des priseurs explique la façon dont on va procéder pour vendre ce collier. On mettra d’abord aux enchères et séparément le 2e, le 3e, le 4e et le 5e rang. Puis on réunira les quatre rangs sous une même adjudication qui ne sera que provisoire. Enfin on passera au premier rang, et, opération finale, on procédera à la vente du collier entier, c’est-à-dire des cinq rangs complets.

Des rumeurs diverses accueillent ces propositions. Les uns approuvent, les autres maugréent.

Néanmoins, on suit la marche indiquée, et

voici les enchères obtenues :
2e rang 
 48 100
3e rang 
 48 200
4e rang 
 58 000
5e rang 
 70 800

Les quatre rangs complets atteignent 258 500 francs.

Le premier rang tout seul monte à 162 000, et le collier entier est adjugé après un long débat, une véritable bataille, à 421 500 francs.

Les concurrents évincés font grise mine et se consolent en déclarant que c'est très cher, qu'il sera impossible de réaliser le moindre bénéfice là-dessus.

Tout de suite la débandade commence, on se retire sans bruit en commentant les prix atteints.

Il reste encore de bien beaux bijoux : des diamants, des parures d'émeraude, de saphir, des bagues de rubis, de turquoise, des boucles d'oreilles, des bracelets, des croix, des colliers de chien, des médaillons, des boutons de pierres précieuses, des chaînes ; je n’en finirais pas d’énumérer toutes les richesses entassées dans les vitrines. Il y aurait de quoi monter un magasin de bijouterie, puisqu’il n’y a pas moins de 273 numéros catalogués sous la rubrique bijoux et argenterie.

Je ne mentionne pas les éventails aussi riches que variés, et les objets de fantaisie, tels que terres cuites, porcelaines anciennes, ivoires sculptés, presse-papiers, jardinières, pendules, etc.

Car tout a été porté à l’Hôtel des Ventes, depuis les tableaux, les bibelots artistiques, jusqu’aux dentelles, jusqu’aux chemises !

Le mystère des livres familiers ne sera pas mieux respecté. Les volumes aux marges annotées seront disputés par les bibliophiles, et les portraits de la comtesse de Castiglione, d’une beauté si ensorcelante, s’en iront les derniers sous le marteau d’ivoire, après avoir assisté à l’émiettement de tant de richesses et de tant de souvenirs…



Une Matinée chez Ranavalo



IMPRESSIONS D’UNE « PREMIÈRE » FLEURISTE


Juin 1901.


Qqu’on me permette tout d’abord de faire en toute sincérité mon « mea-culpa » professionnel.

Une des lois que je me suis toujours imposée, c’est de ne jamais emprunter une fausse personnalité pour capter la confiance de ceux ou de celles que je désire entretenir ; pour la première fois, tout à fait exceptionnellement, j’ai transgressé cette règle. Depuis son arrivée en France je voulais voir la reine Ranavalo, parler librement avec elle, vivre quelques instants sa vie intime.

Ce n’était point certes pour surprendre des confidences politiques qui n’existent pas ; en pareille matière les secrets administratifs sont des secrets de polichinelle ; ce n’était pas davantage pour enregistrer des regrets qu’on devine aisément, mais que la reine déchue n’exprime jamais. J’avais seulement le grand désir de converser avec l’ex-souveraine, de recueillir ses impressions de femme sur Paris et sur les Parisiennes, qu’elle entrevoit entre deux courses rapides, conduite par des fonctionnaires zélés. Naturellement j’avais demandé au ministre des Colonies l’autorisation de voir sa prisonnière ; celui-ci, avec une courtoisie déférante à laquelle je m’empresse de rendre hommage, voulut bien. me faire connaître les raisons tout administratives qui s’opposaient à mon vœu.

Cette résistance polie, mais irréductible, ne fit qu’augmenter mon envie de parler à la reine Ranavalo sans témoins.

C’est alors que je me résignai à l’emploi d’un subterfuge, bien inoffensif en somme.

Pour une matinée, j’empruntai la personnalité de « première » d’une des principales maisons de fleurs artificielles de Paris, qui me confia quelques parures de soirée.

Accompagnée d’un trottin chargé de cartons blancs, je m’acheminai vers la rue Pauquet.

J’allais donc enfin voir si tout ce qu’on racontait depuis l’arrivée de la reine à Paris sur son installation était vrai. Je dois avouer que j’ai assisté à un spectacle peu ordinaire, qui m’a rappelé certains chapitres des Rois en exil, où Alphonse Daudet nous montre ses souverains déchus en butte aux tracasseries d’une misère à peine déguisée.

En fait de mystères je n’ai constaté que ceux de la ladrerie administrative.

Il est huit heures et demie lorsque j’arrive au no 28 de la rue Pauquet. Le concierge de l’immeuble, occupé à nettoyer, jette de grands seaux d’eau dans la cour, il n’accorde aucune attention à mon entrée, et je grimpe dignement l’escalier, suivie du jeune trottin.

La reine occupe un appartement au premier étage. L’aspect de l’escalier est assez bon, il y a même, je crois, un ascenseur. Je sonne. La porte s’ouvre, et une jeune femme de chambre à la physionomie ouverte et aimable se tient dans l’embrasure.

— C’est bien ici que demeure la reine Ranavalo ?

— Oui, madame.

— Je désirerais voir la gouvernante de la reine, Mme Delpeux.

J’ai donné le nom de la majordome, supposant qu’il serait plus facile de gagner tout d’abord sa confiance.

La petite bonne disparaît et revient bientôt. accompagnée par une femme d’une cinquantaine d’années, habillée très simplement d’un peignoir à grand carreaux en coton de Vichy, un peignoir à 4 fr. 95.

La pauvre reine ne fait pas de folies, et pour cause, comme vous le verrez tout à l’heure, pour vêtir la personne qui vit continuellement avec elle.

En voyant les cartons blancs, Mme Delpeux les repousse d’un geste un peu triste :

— Oh ! inutile de montrer ça à ces dames, ce serait leur donner du regret, ces dames n’achètent rien. Elles n’ont pas d’argent.

— Mais je ne viens pas pour proposer un achat, répliqué-je vivement. C’est un cadeau que j’apporte à Sa Majesté.

— En ce cas, c’est gentil, fait la gouvernante ; la pauvre petite reine va être bien contente.

Je m’empresse d’ouvrir les boîtes de fleurs pour que la vue des parures, qui sont fort belles, impressionne Mme Delpeux, afin que Ranavalo, qui est encore couchée, séduite par le récit que va lui faire tout à l’heure sa dame de confiance, consente à se lever bien vite pour me recevoir.

Mme Delpeux admire, lorgne même certain piquet de corsage qu’avec mon meilleur sourire je la prie d’accepter. On me laisse seule quelques instants, puis la gouvernante revient.

— La reine est terriblement fatiguée, elle est rentrée tard hier de sa promenade à Fontainebleau, mais elle va passer un peignoir, et si vous voulez attendre…

Si je veux ! mais je crois bien que je veux, j’attendrais une heure s’il le fallait.

La maison reprend sa vie accoutumée : on ne se gêne pas pour une employée de magasin. La femme de chambre balaye, époussette, fait le ménage, et dans la cuisine la cuisinière casse son bois pour allumer son fourneau. Mme Delpeux retourne dans la salle à manger, où son petit déjeuner est servi.

Je jette un coup d’œil sur le vestibule, où j’ai déposé mes cartons. C’est une pièce claire meublée d’un buffet vitré et d’un bureau de chêne, sur lequel on a mis comme ornement (!) un palmier artificiel, si fatigué, si déteint, que le trottin qui m’accompagne n’en voudrait même pas pour sa mansarde.

La voix de Mme Delpeux s’élève :

— Eugénie, dites à Françoise de venir me trouver.

Eugénie est la femme de chambre qui m’a ouvert tout à l’heure ; la reine l’a amenée d’Alger ; Françoise est la cuisinière prise à Paris.

La corpulente Françoise traverse dignement le couloir de dégagement qui va de sa cuisine à la salle à manger ; les deux femmes discutent le menu du déjeuner.

Oh ! ce menu, et surtout cette discussion portant toute sur la chèreté des denrées.

Le budget de la reine est bien maigre, à ce qu’il paraît.

— Françoise, commence Mme Delpeux, il va venir ce matin un monsieur, un ami de la reine. Sa Majesté fera tout son possible pour le retenir à déjeuner, et je pense qu’il acceptera. Qu’allez-vous faire ?

L’omnipotente Françoise réfléchit un instant :

— Des bouchées, déclare-t-elle. Puis des rognons sautés.

— On en mange bien souvent, puis les rognons ressembleraient trop à la garniture des bouchées. Si nous pouvions avoir un poisson, mais il faudrait un poisson pas trop cher.

— Je pourrais faire du colin, dit Françoise.

— Ce n’est guère distingué, objecte Mme Delpeux. Des soles ! Mais c’est cher sans doute ? Je n’en prendrai qu’une, et avec une sauce avantageuse…

— Oui, c’est cela. Après il faudrait un rôti, quelque chose au four.

— Un morceau de filet ?

— Du filet ! se récrie Mme Delpeux, qui pense à ce que le filet coûtera.

— Du faux filet, rectifie Françoise.

— Oui, un petit rôti. Et comme fruits ?

— Il y a beaucoup de cerises en ce moment, déclare la cuisinière.

— Va pour des cerises.

Finalement, après quelques hésitations, on se décide à ajouter une livre de fraises.

Voilà le menu, laborieusement établi et bien sagement composé en vue de grands principes d’économie, d’un déjeuner de la reine lorsqu’elle invite un de ses amis à sa table.

Vraiment la gêne dans laquelle l’ex-souveraine se débat est attristante.

Une porte s’ouvre, un pas menu glisse, c’est la reine. Elle n’est pas habillée ; en hâte elle a passé un peignoir, un pauvre modeste peignoir de flanelle rose, garni au col d’une dentelle écrue, une de ces confections cotées 19 fr. 95.

Gentiment, elle s’excuse de sa tenue.

— Très fatiguée, fait-elle de sa voix zézayante, pas pu lever bonne heure.

L’ex-petite souveraine malgache dit vrai, ses traits sont tirés ; elle paraît avoir peine à se tenir sur les jambes.

Cependant, à la vue des cartons de fleurs que j’ai fait apporter dans le salon, ses yeux s’illuminent. Elle a un mouvement de joie bien féminin.

— Oh ! que c’est zoli ! s’écrie-t-elle joignant les mains.

— Majesté, ce sont des parures de bal. Tout ce qu’il y a de plus nouveau, à la dernière mode.

— La dernière mode ! répète-t-elle avec admiration.

Une à une, avec des gestes délicats, d’infinies précautions, la reine examine les guirlandes que je pose sur son peignoir. Entrant de mon mieux dans la peau de mon personnage, je lui explique comment on pose ces garnitures, j’épingle dans ses cheveux légèrement crépus le piquet de coiffure.

— Oh ! dit-elle, avec une petite moue coquette, mal peignée pour bien voir.

Les fleurs que j’ai apportées sont vraiment fort belles, la nature a été imitée avec une perfection incroyable.

Ces parures, de gros bouquets de corsage avec traînes retombant à mi-jupe, sont au nombre de trois.

L’une est en roses jaunes dites Maréchal Niel, avec feuillages à revers argentés ; l’autre est en roses de France, avec de longues tiges souples qui supportent des boutons et des cœurs de roses effeuillées. Enfin la troisième parure est une guirlande d’aristoloches, cette délicate plante grimpante qui s’épanouit en étoiles mauves dans un feuillage vert foncé ! Mes aristoloches sont superbes, de plusieurs tons, allant du violet au mauve rosé.

Cette parure est assurément la plus jolie et la plus nouvelle. Je le fais remarquer à la reine.

— Oui, dit-elle en examinant de près, fleurs belles, mais couleur bonne pour aller sur robe pareille nuance. Roses-là aller avec tout.

Elle désigne la guirlande de roses de France.

Je l’épingle sur son peignoir et je glisse dans sa chevelure le piquet assorti.

Une glace, un petit miroir appendu à l’un des murs et qui constitue toute la décoration du salon, réfléchit l’image de la reine.

Elle sourit et témoigne une joie d’enfant. Ses yeux brillent, sa physionomie, qui paraît vraiment bonne, est tout illuminée.

— Trop zoli ! trop zoli ! répète-t-elle charmée.

Soudain, une inquiétude passe sur son front, elle ne rit plus ; se tournant vers Mme Delpeux, elle prononce rapidement quelques mots en langue malgache.

Mais la gouvernante, qui paraît avoir pour Ranavalo une réelle affection, s’empresse de la rassurer.

— Non, Majesté, non, on vous le donne, c’est un cadeau.

Le petit visage brun se rassérène.

La reine me regarde avec reconnaissance.

— Voudrais dire merci, comme peux…

Les mots paraissent manquer à la reine, qui reprend avec Mme Delpeux une courte conversation. La gouvernante traduit aussitôt.

— La reine me prie d’être son interprète pour remercier en son nom la maison de fleurs qui a eu la bonté de lui envoyer cette belle parure.

— Oui, oui, ça, fait la reine, qui écoute et approuve de la tête les paroles de sa femme de confiance.

Pour prolonger un peu ma visite, je m’attarde à enfermer mes guirlandes, je lance quelques interrogations, je parle de Paris.

— La reine est-elle contente d’avoir vu notre ville ? comment la trouve-t-elle ?

— Paris ! répète Ranavalo, oh ! zoli ! tout… tout…

— Et les Parisiennes ?

— Les Parisiennes ! oh ! si belles toilettes !

Ce sont plus les robes que la beauté du visage qui ont frappé l’ex-souveraine de Madagascar.

Pour obtenir de la reine quelques autres impressions, je lui parle de nos grands magasins, où l’on trouve de si jolies fanfreluches, si tentantes occasions.

— Oui, fait-elle assez triste, beaucoup de choses qui plaisent.

— Sa Majesté a gros cœur de ne pouvoir rien acheter, explique Mme Delpeux ; elle et sa tante ne veulent plus aller dans les magasins, ça leur fait trop de peine de n’avoir que la vue de tant de bibelots et de colifichets…

La petite souveraine a un geste résigné.

— Heureusement, reprend la majordome, la reine a reçu quelques cadeaux.

— Robe blanche, interrompt Ranavalo.

— Oui, c’est l’ancien tailleur de Sa Majesté, qui, se souvenant des jours heureux où il expédiait au Palais d’argent des toilettes de deux et trois mille francs, a tenu à offrir un costume blanc à son ancienne cliente. D’autres fournisseurs ont agi comme lui.

La pauvre Ranavalo, qui est décidément bien fatiguée, se retire pour aller s’étendre sur son lit.

— Vous allez au Petit Palais cet après-midi, lui dis-je au moment où elle me quitte en me remerciant encore de sa voix chantante d’oiseau.

— Petit Palais, oh ! non, fait-elle avec ennui. Déjà vu deux fois, et si lasse…

Elle y a été cependant. On avait annoncé dans les journaux qu’elle s’y rendrait. Sans volonté, elle a obéi au programme dressé en dehors d’elle, avec son éternel sourire d’enfant bien sage.

Comme la reine s’éloigne, une des portes donnant sur le salon s’entre-bâille ; une tête crépue se montre timidement. C’est la tante, Ranamazindrana, qui vient de se lever.

Elle a la migraine et réclame de l’antipyrine. En apercevant les fleurs que j’achève de remettre dans les cartons, elle s’enhardit et s’avance hypnotisée par les parures.

— Cher ? fait-elle avec inquiétude.

Toujours le même mot comme un leitmotiv. Mme Delpeux doit recommencer ses explications.

— Ce n’est pas un achat, c’est cadeau.

La tante admire alors sans réserve ; ses yeux sont pleins de désirs. Elle s’accommoderait bien de la parure mauve, voire même des roses jaunes. Elle a un petit soupir de regret lorsqu’elle me voit refermer les boîtes de fleurs.

— Rien pouvoir acheter, murmure-t-elle. Mais bien avoir offert à Ranavalo. Remerciements, remerciements.

— Dire qu’elle avait des millions, celle-là, et qu’aujourd’hui elle ne peut même pas se payer une fantaisie, murmure rageusement la gouvernante.

Au moment de me retirer je jette un coup d’œil vers la chambre où vient de disparaître la reine. Par la porte entr’ouverte j’aperçois la table de toilette garnie de rideaux de mousseline, le broc et le seau hygiénique.

— Oui, gémit Mme Delpeux, nous n’avons même pas de cabinet de toilette, et, faute de portemanteaux, les robes de la reine restent dans les malles ou sont étalées sur les chaises. La reine ne se plaint jamais, c’est un vrai mouton, mais elle est bien triste et bien désappointée tout de même.

Mes cartons refermés, le trottin qui m’accompagne reprend son léger fardeau, et je quitte la gouvernante, qui tient encore à remercier.

— Avez-vous vu, madame, me dit la jeune ouvrière, qui a regardé de tous ses yeux, je vous assure, avez-vous vu la chambre près du vestibule ? Un petit domestique y dormait encore, couché dans un lit de sangle.

Je souris.

Le petit domestique dormant dans le lit de sangle, c’est Marie-Louise, la nièce de Ranavalo.

Aussi je n’ai plus aucune gêne en songeant au subterfuge que je viens d’employer, puisqu’il m’a permis, au moins pour une matinée, de donner un peu de bonheur à la pauvre petite souveraine déchue, qui doit bien souvent voir passer devant ses yeux la vision de son somptueux Palais d’argent



Une Reine de Théâtre


26 juillet 1901.



Reine du jour, certes, elle l’est bien, cette jeune lauréate du Conservatoire à qui l’on pourrait appliquer les vers classiques :

Je suis jeune, il est vrai, mais… aux âmes bien nées
La valeur n’attend pas le nombre des années.

Toute blonde, blanche et rose, des yeux de ciel, une taille de roseau, telle est Mlle Piérat, qui vient de remporter son premier prix de comédie dans une scène du Mariage de Victorine.

Inconnue hier, son nom vole tout à coup de bouche en bouche, les journalistes se précipitent chez elle pour l’interviewer, les dessinateurs pour croquer sa silhouette ; demain les photographes réclameront comme une faveur la permission de la placer devant leur objectif.

C’est la notoriété… presque la gloire.

— Hélas ! C’est bien ce qui m’effraie, me dit la mère, qui rayonne de bonheur, mais qu’une nuance d’inquiétude oppresse.

— Cependant, ne puis-je m’empêcher d’observer, cette carrière n’a rien de si terrible, et les bravos…

Sont mêlés bien de douleurs, à bien de larmes, j’en sais quelque chose, et c’est pour cela que j’ai peur…

Mme Piérat est, en effet, une ancienne pensionnaire de l’Odéon ; elle aussi passa par le Conservatoire, elle connut ces joies du début que l’avenir parfois ne ratifie pas.

J’ai été reçue dans le salon de l’appartement habité par les dames Piérat, un coquet boudoir encombré de bibelots anciens, de biscuits de Sèvres et de bronzes d’art. Un souriant portrait de la mère à seize ans rappelle assez les traits de la jeune fille.

Nullement troublée, l’heureuse lauréate me dit son immense bonheur, mais sans en tirer nulle vanité. Il lui semble tout naturel d’avoir obtenu cette récompense, et elle songe que l’an prochain ce sera le tour d’une autre. Elle ne réfléchit point qu’elle fréquentait depuis un an seulement le Conservatoire, qu’elle n’a pas encore seize ans, et que déjà elle a décroché, il y a quatre mois, le prix Poncin, qui n’avait encore jamais été attribué à une élève de première année.

— Ah ! ce n’était pas ce que je rêvais pour ma fille, ajoute la mère avec un peu de mélancolie. Je ne l’ai jamais quittée, elle a été instruite chez moi, sous mes yeux, par une institutrice d’une grande érudition. Je vais lui faire apprendre toutes sortes d’arts d’agréments, me disais-je, avec cela elle ne s’ennuiera pas. Et voilà qu’un jour, au moment où j’y songeais le moins, elle m’a déclaré qu’elle voulait entrer au théâtre.

— Et vous avez refusé ?

— Non. Je ne me croyais pas ce droit, mais j’ai cherché à gagner du temps. « Soit, ai-je répondu, mais, avant de tenter l’épreuve du Conservatoire, je veux que tu passes ton brevet élémentaire. » Elle en a pour deux ans, me disais-je, et, d’ici-là, qui sait si cette fameuse vocation, ne sera pas envolée ? Ah ! j’avais compté sans ma fille. Elle s’est mise au travail avec acharnement, et, ayant appris qu’on pouvait obtenir une dispense d’âge, bravement elle est allée se faire inscrire, devançant de treize mois le terme réglementaire. Non seulement elle a été reçue, mais encore elle a brillamment subi cet examen.

— Vous étiez vaincue.

— Hélas ! Je mis cependant encore une condition, c’est qu’elle n’auditionnerait qu’une fois. À la première épreuve, elle ne réussit pas, mais à la seconde, dans une scène du Passant, elle obtint tous les suffrages, fut admise à l’unanimité et devint l’élève de M. Féraudy.

« Certes, j’étais loin d’espérer que, moins d’un an après, elle obtiendrait son premier prix. Pauvre chérie !… ajoute la mère avec un soupir.

« C’est beaucoup trop de bruit, voyez-vous, autour d’un début, reprend au bout d’un instant Mme Piérat. Ma fille est une “nature”, comme on dit en argot de coulisses, un tempérament, mais elle n’a pas encore de “métier”, Dieu merci, et qui sait si, dans le théâtre où elle sera engagée, elle pourra travailler, avoir des rôles à sa taille, des rôles qui ne la rebutent pas du premier coup ? Il en faut si peu pour briser ces riens fragiles qu’on nomme la chance et le succès… »

J’interroge Mme Piérat sur ses émotions de concours.

— J’y étais, certes, mais comme j’ai souffert ! Il faut être maman pour comprendre cela. Cependant, dès les premières minutes j’étais rassurée. C’est bien, me disais-je, elle aura sûrement quelque chose. Naturellement, je ne songeais guère au premier prix. Le public était enthousiaste, il applaudissait, et j’étais si heureuse qu’il me semblait que tous les bravos m’entraient dans le cœur et le gonflaient… gonflaient… à le faire éclater. Ah ! c’est bon… mais douloureux tout de même.

Je voudrais maintenant connaître les impressions de scène de la jeune lauréate. Mais elle ne sait pas, elle n’a rien vu, rien senti.

— Je suis entrée, et tout de suite j’ai été dans mon rôle, je n’étais plus moi, mais Victorine, et je m’emportais pour de bon, je pleurais de vraies larmes, vous savez. Si bien qu’un moment j’ai eu peur de ne pouvoir donner la réplique, j’étranglais, la gorge serrée par de vrais sanglots.

— Vous aimez beaucoup le théâtre ?

— Passionnément. J’étais toute petite que déjà j’y pensais, mais en silence, à cause de maman… Enfin, tout est bien maintenant, j’ai réalisé mon rêve, et je suis heureuse !… heureuse !… il ne doit pas être possible de l’être davantage.

— Espérons, ponctue la mère, que tous ces succès ne te laisseront pas trop vite désillusionnée…

La jeune fille a un mouvement plein d’insouciance ; pour le moment elle ne songe qu’à jouer, à incarner d’intéressants personnages dans de beaux rôles. Et la vision de cette jolie enfant, aux yeux brillants d’espérance, dans ce salon pimpant tout encombré de gerbes fleuries, est vraiment d’une grande fraîcheur…

C’est un exquis tableau ; passons vite, de peur d’effaroucher le succès.

C’est un rien fragile, comme me disait Mme Piérat, avec un peu d’effroi dans l’inquiétude de sa grande tendresse maternelle.



Une Heure de Spiritisme


2 août 1901.


Est-il une question plus troublante que celle du spiritisme, cette religion de ceux qui n’en n’ont plus, du spiritisme consolant qui proclame après la mort l’existence du « moi » dégagé de son enveloppe matérielle, planant dans l’au-delà et se manifestant aux « terriens » par des matérialisations et des signes sensibles ?

Le surnaturel de cette science déconcerte les esprits pondérés qui soulignent d’un sourire les prétendus phénomènes psychiques qu’obtiennent les initiés. Quoiqu’on en veuille, on se sent tout de même attiré, ne serait-ce que par combativité, à soulever le voile qui dissimule ce merveilleux aux yeux des profanes.

Comme le Thomas de l’Écriture, on demande à voir, à toucher du doigt les preuves que les spirites cataloguent soigneusement dans leurs livres et leurs revues.

Parmi ces livres, un m’a particulièrement troublée par les faits clairs, précis, qu’il consigne, c’est la Survie, de Mme Noggerath, une femme distinguée, dont l’érudition, la moralité, l’esprit droit, le jugement serein sont autant de garanties.

Ébranlée par cette lecture, mais non convertie pourtant aux croyances de l’au-delà, je voulus sans parti pris étudier loyalement et de près ces impressionnantes questions de psychie. Ma première visite fut pour l’auteur de la Survie, cette Mme Noggerath qui est la plus délicieuse vieille femme qu’on puisse rêver, avec sa silhouette menue, son fin visage encadré de bandeaux blancs, sa grâce un peu surannée, tout son ensemble délicat qui évoque la vision de ces frais pastels de marquises à paniers.

Mme Noggerath, qui connaissait mon désir de voir et ma conscience loyale dégagée des vieux préjugés, m’avait adressé ce petit billet : « J’ai ce soir un médium écrivain, venez à neuf heures. »

À l’heure fixée je pénétrais dans le petit appartement de la rue Milton que connaissent bien les fervents du spiritisme ; il y avait déjà l’astronome Flammarion, Mme Flammarion, le poète Chaignaux, le peintre Brown, Hugo d’Alési, le Dr Chalgrain et quelques autres encore dont les noms me sont moins familiers.

On nous présente le médium. C’est une jeune fille d’une vingtaine d’années, aux yeux très noirs, d’une fixité un peu étrange et dont la conversation ne dénote pas une bien grande culture intellectuelle. Je l’interroge.

— Que ressentez-vous lorsque vous écrivez sous la dictée des esprits, pour employer une figure qui résume bien ma pensée ?

— Tout d’abord comme un petit choc, là dans la tête, on dirait que tout à coup ma cervelle trépide et frémit, puis une surabondance d’idées, de mots se pressent, affluent à mon esprit, je suis comme submergée, je ne pense plus comme à mon ordinaire, il me semble que je suis dédoublée et qu’une autre volonté entrée en moi s’installe et prend possession de tout mon être. Alors j’écris… j’écris sous une impulsion ardente que je ne puis arrêter. Il m’arrive parfois de me relire avec peine, tant les sujets que je viens de traiter me sont inconnus.

— Et les esprits répondent à toutes les questions qu’on vous adresse ?

— La plupart du temps, cependant j’ai eu des séances sans manifestations, et c’est en vain que j’attendais l’inspiration. Je ne suis pas une savante, j’écris à peu près correctement le français, mais je ne travaille par moi-même qu’avec beaucoup de difficultés. Ma copie est criblée de ratures et de corrections. Quant au contraire je subis l’influence de l’au-delà, j’écris vite, sans rature, sans hésitation et, détail particulier, sans fautes d’orthographe. De plus ce n’est jamais dans la même forme, elle varie suivant ceux qui m’inspirent…

Enfin la séance s’ouvre.

Le médium s’installe au milieu du salon, loin du feu et de la lumière, devant une petite table sans tapis chargée d’une main de papier et d’un encrier.

Les assistants qui le désirent posent une question au médium. M. Flammarion demande une communication astronomique et obtient une assez bonne réponse.

À mon tour j’interroge la jeune fille, et naturellement, songeant à la Fronde, je lui demande :

« Que pensez-vous d’un journal rédigé par des femmes ? »

Le médium s’empare du cahier de papier que je lui tends, et sa plume de courir instantanément, sans arrêt. Elle couvre ainsi d’une écriture nette, régulière, sans aucune rature, six grandes pages.

Résumer ces feuillets ne donnerait pas une impression complète de la réponse ; je préfère la livrer en entier à votre curiosité.

« L’esprit féminin ne voit pas les choses sous le même angle que l’esprit masculin, la femme possède des sensations plus étendues et plus subtiles que l’homme, elle rachète par l’intuition les facultés d’énergie et de force qui sont l’apanage de l’intelligence masculine.

« Un journal rédigé exclusivement par des femmes doit apporter une note originale et particulière, surtout si les femmes qui doivent y écrire se laissent aller tout uniment aux impulsions de leur nature, sans chercher à empiéter sur la tournure d’esprit de leurs confrères de la plume.

« Un journal féminin doit nécessairement trouver des résultats très curieux non seulement au point de vue psychologique, mais au point de vue social. La femme, intéressée autrement que l’homme dans le jeu de l’organisation de la société, juge aussi autrement l’ordre établi, et, en raison de ses admirables facultés d’éducation et d’organisation, elle est à même d’apporter au sociologue, au législateur, un concours précieux des vues nouvelles, des conceptions justes, une autre manière de voir et de sentir.

« L’esprit féminin, qui commence à sortir de ses langes, ne peut encore donner tout ce qui est en lui ; il faut que les femmes fassent l’apprentissage de leur nouveau métier, qu’elles apprennent à mieux exprimer ce qu’elles ressentent encore confusément et à dégager plus nettement la conception de leur rôle logique dans l’organisme social.

« La femme journaliste choque encore un peu l’opinion du public français.

« Il est cependant naturel que la femme exprime ses sentiments, ses idées, ses aperçus sur la vie.

« La femme, par son rôle social, par les intérêts qu’elle engage dans la vie humanitaire, par l’enjeu qu’elle y met : l’enfant, par sa faiblesse qui lui fait supporter plus durement qu’à l’homme les erreurs et l’injustice des lois, doit pouvoir porter au grand jour ses revendications légitimes. Seulement, pour que la femme remplisse dignement son rôle de journaliste, il faut qu’elle l’élève à la hauteur d’un sacerdoce, qu’elle ne prenne la plume que pour proclamer la justice, pour faire appel à la pitié, à la solidarité, au règne du bien et de la vérité.

« Il faut qu’un journal vraiment féminin s’élève au-dessus des petites polémiques des personnalités inutiles, des questions secondaires, pour être l’expression véritable de ce que la femme a de plus grand et de plus élevé.

« La femme doit être l’inspiratrice et l’initiatrice, elle doit, si elle veut créer une œuvre vraiment féminine, faire de son journal l’organe de l’humanité souffrante, la voix qui implore la pitié pour celui qui souffre, la voix qui réclame la destruction de la force brutale par l’amour, la grande et douce voix de la justice et de la bonté qui vient faire entendre dans le monde les paroles qui pardonnent, qui consolent et qui relèvent et qui apportent au milieu des luttes et des tristesses de la terre un peu de cette sérénité et de cet espoir qui guident l’humanité vers un avenir meilleur, vers la consolante vision d’une société plus heureuse et plus parfaite. »

Je n’oserais point dire que j’étais convertie par cette consultation de l’au-delà, mais j’étais étonnée et un peu troublée, oh ! combien ! tout de même.

Il se dégageait de ces pages des sentiments très nobles exprimés d’un façon charmante. Or le médium n’était qu’une très simple fille sans grande instruction, et cette réponse avait été écrite sans ratures, en quelques minutes, au courant de la plume, un courant presque vertigineux.

— Eh bien, me dit l’excellente Mme Noggerath, êtes-vous convaincue des forces psychiques répandues autour de nous ?

Je restai pensive, n’osant discuter, avouer la lutte raisonneuse que je soutenais avec moi-même. Inquiète de ce que je venais de voir, je ne pouvais m’empêcher de réfléchir à ce problème troublant de la survie, j’enviais presque la foi vivace des spectateurs qui m’entouraient, tout en songeant à l’effort tenté par tant de gens, briseurs d’idoles et de préjugés, pour s’accrocher dans l’effondrement de toutes les croyances à un suprême et ultime espoir.



Impressions d’une Journaliste
à la Revue navale de Dunkerque


19 septembre 1901.


Arrivés à Calais à six heures du matin, notre programme portait notre embarquement immédiat à bord du Rapide, qui devait conduire les représentants de la presse au-devant de la flotte russe, pour assister à l’évolution des torpilleurs et passer la revue des énormes cuirassés.

Il en fut ainsi.

À peine descendus du train, après une nuit fatigante, chacun s’interroge : Prendra-t-on le Rapide ? Nous sommes là une vingtaine de journalistes appartenant à la presse parisienne et à la presse départementale ; quelques privilégiés venus en famille sont accompagnés de leurs femmes. Au moment d’embarquer, l’annonce d’une pénible traversée de cinq heures ébranle le courage des plus hardis.

— La mer est mauvaise, ne cessent de nous répéter les habitants du pays. Sûrement vous aurez un grain.

Mais le Rapide nous attend, crachant par sa large cheminée des tourbillons de fumée, et l’on ne va pas tous les jours au-devant d’un tzar.

Les plus timorés se décident : le pont reçoit ses passagers.

Les femmes en toilettes élégantes, chapeautées de clair, s’inquiètent.

— Capitaine, que pensez-vous du temps ? demandent-elles à l’officier de marine qui pour la circonstance a pris le commandement du Rapide.

Le capitaine secoue la tête, regardant les gros nuages noirs amoncelés.

— La mer sera dure ; tout ce que je puis vous certifier, c’est que je n’emmènerais pas ma femme.

En dépit de ce conseil, toutes les dames s’installent de leur mieux sur les pliants disposés sur le pont.

Enfin à sept heures dix les roues commencent à fonctionner.

Quelques minutes plus tard nous sommes en pleine mer et le bateau craque secoué par un formidable roulis !

Des paquets d’eau nous débarbouillent, mais on en rit. Bientôt pourtant à l’entrain du début succèdent les premières atteintes de ce

mal qui répand la terreur

parmi les passagers.

De la proue à la poupe monte un concert de plaintes et de lamentations. Des femmes se trouvent mal, des confrères haletants, d’une pâleur cadavérique, jettent des regards navrés sur les vagues qui montent et balancent le Rapide comme une coque de noix.

Aucun confortable, du reste, sur le bateau. Le capitaine explique aux journalistes qu’il est bien fâcheux qu’on ait choisi ce petit bâtiment dangereux en cas de mauvais temps.

Pour nous consoler on nous apprend que les députés et les sénateurs sont encore plus mal partagés que nous ; ils sont sur l’Augustin Normand, qui nous suit de près et qui en effet roule effroyablement.

Tout à coup, vers huit heures, une surprise nous est réservée.

— Voilà le Standart ! voilà le Standart ! crie-t-on à bord.

Les plus valides prennent des longues-vues.

Oui, c’est bien le yacht impérial ; nous distinguons sa coque élégante peinte en blanc et son éperon doré.

Le navire s’avance, tenant bien la lame, évoluant avec grâce. Tout le monde se redresse, s’accote de son mieux pour voir. Un bel élan patriotique ranime le courage des plus défaillants et un immense cri : « Vive le tzar ! Vive la Russie ! » est poussé.

À bord du Standart, le commandant, dont nous apercevons la poitrine chamarrée de décorations, salue de la main ; de formidables hourras nous répondent. En même temps, les musiciens massés à l’arrière jouent la Marseillaise.

La minute ne manque pas de grandeur ; mais ce n’est qu’une vision, déjà le Standart disparaît dans un sillage d’écume, et nous recommençons à souffrir des coups de lame et d’un effroyable tangage.

Dans la brume, les côtes se dessinent finement découpées : des villages aux clochetons aigus passent, des moulins à vent secouent leurs ailes ; le coup d’œil serait pittoresque n’étaient le vent qui souffle très froid, la pluie qui nous transit et, par-dessus tout, l’horrible mal de mer qui peu à peu s’est emparé des passagers.

Des matelots circulent, offrant du rhum, de l’éther coupé d’eau ; indifférents au grain, ils mordent avec appétit dans d’énormes tranches de pain beurré ; on se prend à envier leur belle sérénité.

Bientôt d’autres bâtiments nous rejoignent : c’est le remorqueur de la Chambre de Commerce, c’est le Nord, c’est la Gazelle, bondés eux aussi de curieux. Des bateaux à voile nous suivent, cahotés, enlevés au-dessus des lames, comme de fréles balancelles.

— Pour combien d’heures encore en avons-nous ? demande-t-on à chaque instant.

En apprenant qu’on ne débarquera qu’à midi, les plus vaillants laissent échapper un soupir.

— Dire que nous avons payé 200 francs une carte pour venir ici ! murmure en gémissant une jeune femme que son mari encourage de son mieux, entre deux crises.

Cette revue navale a provoqué un véritable engouement ; les invitations se sont enlevées à prix d’or ; on me cite un monsieur qui a vendu sa carte de service cinquante louis.

Enfin nous commençons à apercevoir l’escadre. Le coup d’œil est merveilleux, on essaye de n’en rien perdre. Avec des lunettes d’approche les moins malades surveillent l’évolution de la flotte.

On distingue très bien le Cassini et la manœuvre qu’il exécute pour aborder le Standart, manœuvre rendue difficile par la houle croissante. M. Loubet descend dans son canot. On devine vaguement la silhouette du président.

Un moment le canot est couvert par un paquet d’eau, mais bientôt M. Loubet reparaît. Cette fois, très distinctement, nous suivons les mouvements du président, qui grimpe au flanc du Standart pour se placer aux côtés du tzar, à la poitrine duquel saigne le grand cordon de la Légion d’honneur.

C’est la revue qui commence. Un cuirassé russe tire onze coups de canon, et les torpilleurs aux formes de cigares allongés évoluent avec rapidité. Leurs canons à culasse de cuivre étincellent sous le soleil, qui, voulant être de la fête, a percé les gros nuages noirs pour éclairer les flots, qui demeurent quand même couleur d’encre.

Le spectacle est imposant. Nous passons entre les cuirassés géants, qui, arc-boutés sur leurs ancres, demeurent immobiles, défiant la houle.

Les marins, en tenue, forment des chaînes humaines sur les bastingages ; leurs vivats joyeux nous parviennent dominant le vent.

Voici, dans l’ordre où nous les voyons, le Bouvines, le Tréhouart, le Valmy, le Jemmapes, le Bruix, le d’Assas, le Galilée, le Surcouf, le Dupuy-de-Lôme, le Jauréguiberry, le Charles-Martel, le Courbet, le Formidable et le Masséna.

Le quai de Dunkerque, pavoisé de milliers de banderoles qui clapotent, est noir de têtes qui ondulent lentement.

Une foule énorme de curieux stationne pour attendre la venue du tzar et de M. Loubet, qui ne débarqueront que beaucoup plus tard à cause de la marée.

Notre martyre prend fin.

Nous mettons le pied sur la terre ferme, c’est un soulagement pour nous tous.

Dunkerque présente un coup d’œil très pittoresque, avec ses rues décorées de ballons multicolores, d’arceaux de verdure et d’un nombre incalculable d’oriflammes et de drapeaux.

La population endimanchée est joyeuse, des camelots vendent des insignes russes, d’autres des cornets de crevettes. Des musiciens râclent de méchants violons, tandis que des chanteurs ambulants s’égosillent à hurler le « Salut au tzar », dont les promeneurs oisifs reprennent en cœur le refrain :

Salut au tzar, salut à la tzarine !
Et nos élans fiers et respectueux,
Sous le beau ciel qui pour eux s’illumine,
Que nos accents les célèbrent tous deux !
Ils garderont en leur âme attendrie
Le souvenir de ce jour solennel ;
Ils ont ici leur seconde patrie,
Qui les bénit d’un amour maternel !

Dans les cafés, les Dunkerquois absorbent force genièvre, la boisson préférée du pays.

On nous fait remarquer le soin apporté à la décoration de la ville. Toutes les rues avoisinant l’hôtel de ville, la place Jean-Bart et la gare ont été transformées en voûtes multicolores, des pylônes ventrus portent des inscriptions dans ce genre :

HONNEUR AU TZAR !
Dunkerque à S. M. l’Empereur Nicolas.
VIVE LA TZARINE !

Pendant que la foule stationne sur les quais, attendant le débarquement du souverain russe, des délégués de la presse dunkerquoise emmènent les journalistes, venus de Calais, au collège de la ville, où un banquet est servi dans le grand réfectoire.

Deux énormes tables élégamment parées de fleurs sont bientôt occupées. Il y a là de nombreux confrères parisiens, des représentants de journaux étrangers, et presque toute la presse départementale.

Un artiste de la ville, M. Vertmeulen, a illustré le menu d’une composition charmante représentant la rade de Dunkerque sillonnée de navires de guerre. Une renommée s’élance d’un sémaphore pour jeter au monde, au son de sa longue trompette, l’écho de cette journée de fête.

À l’heure des toasts, un confrère remercie les journalistes d’être venus si nombreux, et il demande à lever son verre, non seulement à la bonne confraternité de la presse, mais aussi à la presse féminine, à la Fronde et à ses vaillantes collaboratrices.

L’heure du départ a sonné, le train remporte vers Paris tous les passagers du Rapide. Bientôt Dunkerque n’est plus à nos yeux qu’un petit point grouillant, marée humaine, au-dessus de laquelle flottent, avec des clapotis d’allégresse, des milliers et des milliers de banderoles multicolores.



Une Journée au Pays des Jouets


5 octobre 1901.


En lisant la récente affiche que le préfet de police fait placarder sur les murs de Paris, tout un monde joyeux s’est présenté à mon esprit : bébés joufflus, poupées aux teints de roses, polichinelles et soldats de plomb.

Car M. Lépine, oubliant l’ordinaire gravité de ses fonctions, songe aux enfants : il veut, nouveau magicien, que surgissent pour eux des armées de jouets.

Ce seront les étrennes des jeunes Parisiens. Mais, en voulant amuser les petits, M. Lépine s’intéresse en même temps à toute une pléiade de modestes fabricants, bimbelotiers, ayant jusqu’au bout des doigts l’esprit du boulevard, et qui gagnent leur pain en inventant des joujoux pas chers.

C’est à eux que le préfet de police pensa lorsqu’il rédigea sa circulaire ; il voulut, en amenant sur les lèvres des bébés quelques éclats de rire, venir en aide à une industrie qui traverse une terrible crise.

Le jouet français agonise, encore un peu il sera mort.

Ce n’est point que nos enfants ne sachent plus s’amuser, mais les besoins des petits sont comme les nôtres, ils deviennent plus grands.

Une fillette ne se contente pas d’une poupée belle, soignée, bien faite ; elle en veut trois, quatre, une famille.

Il en est de même pour les soldats de plomb, les gamins en possèdent des bataillons.

Les parents, en conséquence, recherchent les jouets bon marché ; l’article allemand, qui nous envahit tous les jours un peu plus, réalise un double rêve : celui des mamans, qui ont beaucoup de jouets pour peu d’argent, et celui des enfants, qui voient s’augmenter la provision des joujoux à détruire.

Ce qui ne gagne pas dans tout cela, c’est l’art français.

Pour remédier à cet état inquiétant, qui menace toute une population travailleuse, digne d’intérêt, M. Lépine vient d’instituer un « concours entre les petits fabricants de jouets à bon marché et d’articles de Paris, pour encourager et récompenser, dit la circulaire du préfet, la création de jouets et articles nouveaux destinés à la vente des baraques du jour de l’an ».

À ce concours prendront seuls part les jouets modestes d’une valeur marchande, variant entre un minimum d’un sou et un maximum de 3 francs. Des primes seront accordées aux joujoux les plus ingénieux. Mais le grand point qui déjà met en ébullition les inventifs fabricants : on n’admettra au concours aucun article déjà connu,

Il nous faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde,

telle eût pu être la devise écrite au bas de l’affiche préfectorale.

Pour bien montrer qu’on voulait surtout favoriser le commerce modeste, M. Lépine prit soin d’avertir que « seuls seraient admis au concours, les petits patrons, les ouvrières en chambre, façonniers, etc. »

Une exposition publique des jouets primés aura lieu, et ces bibelots seront ensuite distribués aux enfants pauvres.

Comment cette nouvelle était-elle accueillie par les intéressés ? C’est ce que j’ai voulu savoir, et j’ai entrepris un pèlerinage au pays des jouets.

C’est dans un triste quartier, entre le Père-Lachaise et la Roquette, de sinistre mémoire, que trime toute une tribu de bimbelotiers faiseurs de petites merveilles, qui créent des joujoux avec les vieux déchets du luxe.

La rue Saint-Maur est particulièrement hospitalière à ce genre d’ouvriers ; chaque maison est une véritable ruche ; et du rez-de-chaussée — je pourrais même dire de la cave — aux combles, on fabrique des jouets. Je me présente d’abord. chez un petit fabricant d’automates.

Dans un assez vaste atelier trois gais compagnons travaillent, aidés par une femme qui, sans relâche, du matin au soir, peint les bonshommes articulés, les lapins sauteurs, les singes grimaçants, qui sortent des mains du monteur.

— Eh bien, que dites-vous du concours proposé ?

— Mais, dame, faudra voir, répond le patron d’un air finaud.

Peu à peu cependant, comme je m’intéresse aux marchandises qui m’environnent, la conversation devient plus facile ; l’ouvrier finit par m’avouer qu’il compte bien obtenir une prime et qu’il a un projet, oh ! un projet !…

— Quelque chose de beau !…

L’homme cherche un superlatif, puis lance triomphant :

— Quelque chose de chouette, madame.

Par exemple c’est un secret entre les compagnons et moi, on n’aurait qu’à nous chiper notre idée…

Un voisin de palier ne fait pas tant de façon pour me confier que la revue navale l’a inspiré et qu’il projette une « rencontre sensationnelle entre le Standart et le Cassini ».

— Un jouet épatant et pas cher, je pourrai livrer ça en boîte pour 1 fr. 95 !

Ce brave homme, qui vit tout seul dans une étroite chambre dont le lit disparaît sous les objets les plus disparates, se montre très confiant, il est persuadé que sa création sera remarquée.

Presque tous les industriels que j’ai pu visiter m’ont tenu même langage.

Chacun en particulier se déclare enchanté et se creuse la tête pour trouver le « clou », le bibelot sensationnel.

— Ce n’était pas trop tôt qu’on songeât un peu à nous, me dit un vieux confectionneur de diables qui demeure rue des Boulets. Savez-vous bien, madame, que le commerce baisse au point que moi, qui vendais il y a dix ou quinze ans des centaines et des centaines de « diables », j’en ai tout juste écoulé l’an passé quelques douzaines. C’est lamentable.

Lui aussi a son projet, une vraie surprise dont les enfants raffoleront.

Les grincheux et les pessimistes, il y en a partout, secouent la tête, esquissent une moue dédaigneuse :

— Un concours ! la jolie blague ! Ce sera une exposition de plus pour amuser les Parisiens, mais ce n’est point cela qui fera vendre nos marchandises.

Et comme je proteste :

— Le jouet français est à l’agonie, aujourd’hui on voudrait tout pour rien. Puis, que dire au public lorsqu’il préfère un polichinelle de dix sous à un de trente ? Le premier est mal fait, laid, sans aucune grâce. Qu’importe !

« L’enfant à qui vous le donnerez ne cherchera pas si son jouet est artistique, il ne remarquera que le volume du pantin et son bariolage plus ou moins barbare.

« C’est fausser la vue des enfants de bonne heure, mais les parents ne veulent rien entendre sur ce chapitre, ils ne regardent que l’étiquette, c’est le meilleur marché qui obtient leurs faveurs.

Mon grincheux énonçait dans une langue un peu fruste des idées justes et vraies, qui me faisaient songer aux vœux émis, il y a quelque temps, par un groupe d’artistes qui demandaient que dès l’âge le plus tendre l’enfant ne fût mis en contact qu’avec des objets d’une impeccable forme. L’œil peu à peu s’habituerait au beau. Nos pères obéissaient peut-être à cette pensée lorsqu’ils mettaient aux mains des tout petits ces merveilleux joujoux dignes aujourd’hui des vitrines de nos musées.

Il faut espérer que le concours organisé par M. Lépine contribuera à relever chez nous l’art du jouet, cet art si gracieux et si français.


TABLE






5582. — Imp. A. Lemerre, 6, rue des Bergers, Paris.


  1. L’auteur a eu la satisfaction, dont elle est flattée, d’avoir été accueillie dans tous les grands syndicats de presse : 1° Journalistes parisiens ; 2° Association professionnelle des Journalistes républicains ; 3° Syndicat des Secrétaires de rédaction ; 4° Syndicat de la Presse républicaine départementale ; 5° Syndicat général de la Presse française.
  2. Dans sa modeste carrière, ce sera pour l’auteur un souvenir d’orgueil. Se conformant à l’avis de la commission des grâces, M. E. Loubet avait déjà décidé de laisser la justice suivre son cours ; ayant pu lui faire tenir cet article par un ami commun, le président de la République daigna le lire ; il reprit le dossier et signa cette grâce que lui demandait une mère pour une autre mère infortunée. Les journaux de l’époque mentionnèrent cet incident : une tête fut épargnée grâce à la supplique d’une femme journaliste. Victoire de la pitié.