Notice sur Brizeux

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Œuvres de Auguste BrizeuxAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 1-57).
MARIE.  ►

NOTICE

SUR BRIZEUX[1]




I

Les poésies d’Auguste Brizeux paraissent ici pour la première fois dans leur complet et harmonieux ensemble. L’auteur de Marie et des Bretons était sur le point de rassembler lui-même ses œuvres, de réunir maintes pages dispersées, de publier quelques pièces inédites, de grouper enfin tous ses poèmes dans un ordre qui reproduisit le développement de son inspiration, lorsque la mort surprit le moissonneur et l’empêcha de lier sa gerbe. Il avait, en mourant, légué à deux de ses amis, à M. Auguste Lacaussade et à celui qui écrit ces lignes, le soin d’achever sa tâche interrompue ; nous pouvons dire que nous n’avons rien négligé pour accomplir ce pieux devoir. Brizeux avait d’éminents confrères en poésie qui l’appréciaient, qui l’aimaient tendrement, et qui, en se chargeant de cette publication, en eussent augmenté l’éclat ; il suffit de citer M. Auguste Barbier, M. Alfred de Vigny, M. Sainte-Beuve, M. Emile Deschamps, M. Victor de Laprade. Si l’on s’étonnait de voir nos modestes noms associés à celui du chantre de la Bretagne, nous répéterions simplement ces mots charmants de La Fontaine parlant de sa collaboration avec Maucroix : « Une ancienne amitié en est la cause. »

Il y a déjà quatorze ans que Brizeux faisait son premier testament littéraire ; prévoyant le cas où une mort subite ne lui permettrait pas de prendre lui-même ses dernières dispositions, il avait donné à M. Lacaussade des instructions très précises pour la publication de ses œuvres. L’ami sincère, le poète discret et pur, qui recevait ce témoignage si digne d’envie, y trouvait la juste récompense du dévouement le plus délicat et le plus tendre. « Mon cher Lacaussade, écrivait Brizeux le 2 octobre 1846, je remets entre vos fidèles mains cette liste de mes poésies qui vous servira à les publier dans un ordre convenable, si elles étaient destinées à me survivre. » Certes, il n’avait pas oublié ce legs formulé avec une simplicité si touchante, lorsque, onze ans après, ayant eu la pensée de me dédier une de ses histoires poétiques, il y insérait ces vers, témoignage bien précieux aussi pour moi de son indulgente et confiante amitié :

Des bords de la Durance aux fleuves des Germains,
Ô sage explorateur des grands courants humains !
Mort, je vous lègue, ami, le soin de ma mémoire.
.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .
Ah ! mes vers, sur les flots, dans les bois recueillis,
Mes vers, mon seul trésor, ne seront point trahis !
Vous avez le respect de toute noble chose ;
Entre vos nobles mains, ami, je les dépose.

La mission que Brizeux me donnait ainsi en 1857 ne révoquait pas celle qu’il avait confiée à M. Auguste Lacaussade. C’était plutôt la confirmation de sa pensée première ; il nous associait tous deux à la même œuvre. Les instructions écrites pour M. Lacaussade en 1846 et celles qu’il devait me laisser plus tard se combinaient ensemble, se complétaient mutuellement. L’un et l’autre, au même titre, nous étions chargés de veiller sur la mémoire du poète. Lorsque Brizeux, dans les vers qu’on vient de lire, sembla m’attribuer plus spécialement ce soin, avait-il pressenti, hélas ! que je recueillerais si tôt ses paroles suprêmes ?

Au mois d’avril 1858, atteint déjà d’une maladie mortelle, il résolut tout à coup de quitter Paris, espèrant retrouver ses forces sous le ciel du Languedoc. Un de ses frères d’un autre lit, M. Ernest Boyer, sous-préfet de Corbeil, qui l’aimait d’une affection sans partage, essaya en vain de le retenir ; vainement aussi M. Auguste Barbier, M. Lacaussade, d’autres amis encore, l’entouraient à l’envi des soins les plus dévoués : il était impatient de se réchauffer au soleil. Depuis les dix-huit ans que durait notre amitié, j’avais eu plus d’une fois le bonheur de le recevoir sous mon toit ; il se rappela nos courses dans la campagne, nos longues promenades au bord de la mer, et ce fut près de moi à Montpellier, qu’il voulut respirer ces chaudes haleines printanières auxquelles il redemandait la vie. Il vint donc, et ce fut pour mourir. Il était arrivé le 16 avril ; trois semaines après, il expirait dans mes bras.

Comment dire quelle fut ma douleur, lorsque je vis le noble poète, le poète si fier et si doux, s’éteindre ainsi loin de tous les siens ? Celui qui avait tant aimé les vallées de sa Bretagne venait de fermer les yeux dans une province éloignée ; l’artiste, Parisien autant que Breton, allait s’acheminer vers sa dernière demeure sans y être accompagné par ses confrères. Famille, amis, tout lui manquait ; moi seul, en ces tristes moments, je devais, ainsi que me l’écrivait M. Sainte-Beuve, représenter auprès du mort toutes les amitiés, toutes les piétés et toutes les religions rassemblées. Heureusement, je pouvais compter sur de sympathiques auxiliaires. Le vrai poète est assuré de trouver une patrie partout où il y a des cœurs d’élite. Etranger moi-même en ce pays, mais connu d’un auditoire nombreux auquel l’auteur de Marie s’était mêlé plus d’une fois, je savais bien qu’il me suffirait de prononcer son nom pour réunir autour de son cercueil un cortège digne de lui. Le jour même où Brizeux avait rendu le dernier soupir, je publiai dans Le Messager du Midi cette lettre aux auditeurs du Cours de littérature française.

« Messieurs et chers auditeurs,

« Dans mes leçons sur la litlératuie française, en rapprochant les écrivains modernes des maîtres immortels de l’art, j’ai eu plus d’une fois l’occasion de vous citer les vers de M. Brizeux, le chantre de Marie, des Bretons et des Histoires poétiques. L’auteur de ces belles pages vient de mourir à Montpellier. Epuisé par ses travaux, par une sensibilité ardente, par une vie toute dévouée au culte de l’art, il était venu réchauffer son corps au soleil du Midi ; il est arrivé ici le 16 avril et s’est éteint aujourd’hui, 3 mai, à cinq heures du matin. J’étais le seul ami personnel qu’il eût à Montpellier ; permettez-moi d’espérer que les amis de son talent voudront bien se réunir à moi pour l’accompagner à l’église. Il serait trop douloureux de penser que, dans une ville si sympathique aux lettres, un tel poète ait pu disparaître sans recevoir les hommages de la sympathie publique.

« Brizeux est mort loin de sa mère, loin de son pays, qu’il a si bien chanté, loin de ses amis de Bretagne et de Paris. Je prie mes chers auditeurs, je les prie tous, connus et inconnus, de vouloir bien répondre à mon appel. Brizeux n’avait pas cette réputation bruyante qui est due, aujourd’hui plus que jamais, aux clameurs intéressées des coteries ; mais les meilleurs juges le plaçaient à un rang élevé parmi les plus nobles écrivains de nos jours, et il s’était formé un public d’élite qui lui était tendrement dévoué. Associez-vous, Messieurs, à ce public d’élite ; il est digne de vos sympathies, le poète qui n’a jamais chanté que la religion, la patrie, la liberté, le culte du bien et du beau, les sentiments les plus purs de l’âme humaine.

« Saint-René Taillandier. »

Le lendemain, 4 mai, l’élite de la ville s’était rendue à mon invitation. Des professeurs des Facultés, des conseillers de la Cour impériale, des membres de nos sociétés savantes, des étudiants, des ouvriers même (le cœur de Brizeux a dû en tressaillir) accompagnèrent le cercueil du poète à l’église Sainte-Eulalie. De là, nous le conduisîmes au cimetière ; il fut déposé dans un caveau provisoire, en attendant que des mains pieuses vinssent le chercher pour l’ensevelir en Bretagne. Au moment où le cortège dut se séparer, je prononçai, non sans larmes, au nom de tous les amis absents, ces paroles de remerciement aux hommes de cœur qui m’avaient suivi, et de suprême adieu au poète que nous pleurions.

« Messieurs,

« Cette cérémonie funéraire présente un caractère particulier de tristesse. Un vrai poète, cœur pur, âme enthousiaste, consacre depuis trente ans son inspiration au sol qui l’a vu naître. Dans un temps où je ne sais quelles déclamations hautaines ont repoussé la famille et la patrie comme une intention de l’égoïsme, en face de cette fraternité menteuse qui mènerait à la promiscuité du chaos, il s’assied à l’ombre du foyer, il s’enferme au fond de sa province, il veut ne chanter que la Bretagne, sa foi, ses mœurs, ses paysages, la cabane du pêcheur, le sillon de l’homme des champs, tous les spectacles de la lande et de la mer, toutes les vertus simples et fortes de cette grande race celtique, demeurée là intacte et vierge sous la protection de la croix ! Il trouve dans ces études populaires une riche moisson de poésie, un merveilleux tableau de la vie humaine, l’unité, la sérénité, l’harmonie, ce but suprême de l’art ; et, encourageant ses frères à défendre leur trésor, il s’écrie :

Oh ! nous sommes encor les hommes d’Armorique,
La race courageuse et pourtant pacifique,
Comme aux jours primitifs la race aux longs cheveux,
Que rien ne peut dompter quand elle a dit : Je veux !
Nous avons un cœur franc pour détester les traîtres !
Nous adorons Jésus, le Dieu de nos ancêtres !
Les chansons d’autrefois, toujours nous les chantons :
Oh ! nous ne sommes pas les derniers des Bretons !
Le vieux sang de tes fils coule encor dans nos veines,
O terre de granit recouverte de chênes !

« Ainsi chante ce noble poète ; ainsi, pendant trente ans, il compose l’élégie familière ou la rustique épopée de la Bretagne ; et le jour où il achève sa tâche, le jour où il s’éteint, épuisé bar ses travaux, par une sensibllité ardente, par une vie toute dévouée au culte de l’art, il meurt à deux cents lieues du pays qu’il a tant aimé, il meurt loin de sa mère, loin de ses frères, loin de ses amis, qui, pressés en foule autour du barde, se seraient disputé l’honneur de réciter ses vers sur sa tombe !

« Moi seul ici je l’ai connu, je l’ai aimé, j’ai serré ses nobles mains… Vous tous, messieurs, qu’un sentiment pieux a réunis auprès de ce cercueil, et qui avez si généreusement répondu à mon appel, soyez doublement remerciés, puisque vous ne le connaissiez qu’à demi !…

« Mais j’ai tort, vous le connaissiez aussi. Amis des lettres, amis de l’art religieux et spiritualiste, sympathiques à tous les sentiments élevés, vous avez le droit de former ici ce cortège, et ce n’est pas à mon appel que vous avez répondu, c’est à la voix même du poète. Brizeux n’appartient pas seulement à la Bretagne ; il appartient à la France entière, à tous les cœurs épris du bien et du beau, à tous ceux qui savent goûter la délicatesse des sentiments, l’élévation de la pensée, le charme et la mélodie du langage. Il y a dans notre poésie du xixe siècle des imaginations plus variées, plus éclatantes ; il n’en est pas de plus pures. Connaissez-vous beaucoup de poètes qui puissent se dire à l’heure suprême : « Je n’ai chanté que la religion, la patrie, l’amour de la nature et de l’art, les meilleures, les plus saines émotions de l’âme humaine. Jamais je n’ai prêté ma voix aux accents du désespoir, aux séductions de la volupté, aux entraînements de l’orgueil. Épurer les cœurs et consoler les âmes, c’était là toute ma poétique. » Brizeux peut se rendre ce témoignage. Le trait dominant de son œuvre, c’est sa passion pour l’art ; et l’art était pour lui l’interprète des plus consolantes pensées. Dés le début, il s’était dit, comprenant bien la mission périlleuse et la responsabilité de l’écrivain en des temps comme le nôtre :

 
Dans la paix de mon cœur et dans son innocence
(Car les simples de cœur ont aussi leur puissance),
Malade ou désolé, quoi que fasse le sort,
J’achèverai mon œuvre et serai le plus fort !
Mais bien souvent, Seigneur ! quand la noire tempête
Élèvera ses flots au-dessus de ma tête,

Ainsi que le pécheur près de sombrer, hélas !
Vers vous en gémissant je tendrai les deux bras ;
Mon Dieu ! que votre oreille alors s’ouvre et m’entende :
Ma barque est si petite et la mer est si grande !

Et Dieu l’a entendu. Il lui a donné une imagination sereine, il lui a inspiré l’enthousiasme du bien, l’horreur du mal ; il lui a envoyé ces exquises jouissances de l’artiste, ce tourment du beau qu’il a si gracieusement décrit dans un hymne tout chrétien :

 
Il est doux par le beau d’être ainsi tourmenté
Et de le reproduire avec simplicité ;
Il est doux de sentir une jeune figure
S’élever dans vos mains harmonieuse et pure,
Si belle qu’on l’adore et qu’on en fait le tour.
Amoureux de l’ensemble et de chaque contour ;
Sous la forme, il est doux de répandre la flamme
En s’écriant : « Voici la fille de mon âme !
Jusqu’au foyer d’amour pour elle j’ai monté ;
Admirez ce reflet de la divinité ! »
Nous ne redirons pas ce que disait la haine,
Que toute poésie est une chose vaine.
Chanter, peindre, sculpter, c’est ravir au tombeau
Ce que la main divine a créé de plus beau ;
Chanter, c’est prier Dieu ; peindre, c’est rendre hommage
À celui qui forma l’homme à sa propre image ;
Le poète inspiré, le peintre, le sculpteur.
L’artiste, enfant du ciel, après Dieu créateur.
Qui jeta dans le monde une œuvre harmonieuse.
Peut se dire : « J’ai fait une œuvre vertueuse ! »
Le beau, c’est vers le bien un sentier radieux,
C’est le vêtement d’or qui le pare à nos yeux.

« Que d’autres pensées pieuses, sereines, hienfaisantes. Je pourrais recueillir encore dans ses poèmes, — couronnés de fleurs bénies à déposer sur sa tombe ! On m’a raconté qu’Ozanam, dans sa dernière maladie, transcrivait de sa main défaillante quelques vers empruntés à un livre récemment publié ; il les transcrivait pour un ami, pour un enfant peut-être, et ce furent, si ma mémoire ne me trompe pas, les dernières lignes qu’il ait tracées. Quels étaient ces vers ? des vers de Brizeux, cette jolie chanson du pêcheur, avec ce refrain si confiant, si joyeux :

Le bon Jésus marchait sur l’eau :
Va sans peur, mon petit bateau !

« Mais je ne me lasserais pas de répandre ces fleurs sur son cercueil, manibus date lilia plenis. Terminons du moins par ce cri d’espérance qu’il jetait vers l’éternelle patrie dans une des plus belles pages de son œuvre. Je parle de ce Livre des Conseils, où il prend un jeune homme au sortir de l’enfance et le conduit par la main de la jeunesse à la virilité, de la virilité à la vieillesse, de la vieillesse à la mort. Arrivé au dernier terme, il détourne ses yeux de la terre, de cette terre qu’il a aimée, de ce monde où son âme de poète découvrait tant de trésors caches, et, les regards dirigés vers le ciel, il s’écrie :

Ce monde a ses grandeurs ; l’autre, plus vaste encor,
À l’esprit du mourant montre ses sphères d’or,
Et vers l’immensité décide son essor !

« Cette confiance, cet amour, ce furent là ses consolations, je le sais, au milieu des épreuves de l’agonie !

« Adieu donc, et repose en paix, ô mon ami ! du sein de cette vie meilleure où tu es entré, rends-moi l’assistance que je t’ai prêtée ici-bas. Tu es de ceux dont l’action bienfaisante survit à notre destinée d’un jour. Au moment où nous déposons ici la dépouille mortelle, tu m’as fourni l’occasion de redire à des esprits dignes de les entendre, quelques-unes des plus belles pages sorties de ton cœur. Quand je te rentrai bientôt aux mains de la famille, qui m’avait confié la douce et douloureuse mission de la représenter à ton lit de mort, quand ton corps ira reposer sous cette terre de l’Armorique consacrée par tes chants, les autres amis qui viendront au-devant de toi remercieront, mieux que je ne saurais le faire, ceux qui m’entourent ici et qui t’ont rendu ce pieux devoir. Leurs hommages plus complets que les vôtres, ne seront pas plus sincères. Ils t’accueilleront avec larmes ; ils t’élèveront peut-être un monument funèbre, comme celui que tu fis construire au savant grammairien celtique, à ce vénérable Legonidec, mort aussi comme toi loin des campagnes natales. Nous, ô mon ami ! nous garderons le souvenir de ton passage et le parfum vivifiant de tes inspirations.

« Adieu, mon cher Brizeux ! Au nom de tous ceux qui te connaissent et qui t’aiment ; au nom de tes confrères de Paris ; au nom de ceux qui, de divers points de la France, te sachant malade ici, m’adressaient des lettres si touchantes, si pleines de sollicitude, et que ta mort va désoler ; — au nom de tous, une dernière fois, adieu !»

fe ne fus pas seul à prononcer les adieux ; une société savante, l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, était dignement représentée à cette cérémonie, et le membre qui prit la parole en son nom, M. Grasset, conseiller à la Cour impériale, exprima dans les termes les mieux sentis la sympathique douleur de ses confrères. Un homme de cœur, M. Théodore Serre, voulut saluer le barde en son langage. Vers ou prose, chacun apportait son offrande. Le ciel même, d’abord gris et voilé, dégagea bientôt sa lumière ; autour de nous, sur la route du cimetière, les buissons des champs frémissaient au soleil ; et moi, songeant à ces harmonies que le poète savait si bien comprendre, je me rappelais l’épisode de La Chaîne d’or, le convoi de la fille du pauvre, les fleurs d’avril pleuvant sur le cercueil, et le divin sourire de la nature si doucement associé aux tristesses d’un jour de deuil :

Ce n’étaient que parfums et concerts infinis,
Tous les oiseaux chantaient sur le bord de leurs nids.

Quelques jours après, un frère du poète venait chercher sa dépouille mortelle et la ramenait en Bretagne. Quand le cercueil entra dans le port de Lorient, une foule émue et recueillie s’empressa de faire cortège au barde d’Armorique. De l’endroit où était creusée la tombe on apercevait l’Océan, et chacun se rappelait avec quelle vigueur le chantre si suave du Scorf et de l’Ellé avait peint aussi les tableaux de la mer, la Baie-des-Trépassés, les rochers de Penn-March, les grèves bretonnes, les mœurs des marins, les souvenirs des Celtes au bord des flots, et toutes ces îles sauvages où le christianisme fait éclore tant de merveilleuses fleurs sur le tronc rugueux du chêne druidique. En présence de ces grands spectacles complétés par l’évocation des souvenirs, au milieu de ces populations en pleurs, de nobles paroles furent prononcées. Un des plus anciens amis de Brizeux, M. Guieysse, dont le nom est consacré dans l’une des pièces de Marie et dans une page exquise des,/i> Histoires poétiques, M. le docteur Bodélio, son ami d’enfance, son condisciple au collège de Vannes, M. le capitaine Jury, attaché aussi au poète breton par les liens de l’esprit et du cœur, firent entendre comme une symphonie de regrets et de louanges à laquelle bien des âmes répondirent. Les plus touchants témoignages arrivaient de tous côtés. Que de fleurs délicatement choisies ! Que de strophes sans prétention, dictées par un sentiment pur ! Ici, c’était un ami, un disciple, M. Édouard Briault, qui publiait tout un recueil de chants à la mémoire du maître bien-aimé ; là, au contraire, c’était un vieillard vénérable, un des directeurs de la jeunesse de Brizeux, qui venait en pleurant réciter ses vers à son illustre élève. On le chantait dans ses deux langues : à la fin de la cérémonie funéraire de Lorient, un jeune ouvrier typographe, M. Le Godec, avait lu des strophes françaises adressées à Brizeux ; quelques semaines plus tard, un écrivain fidèle aux traditions de sa race, M. Luzel, s’écriait dans cette langue des Celtes que Brizeux maniait aussi en maître : « Brizeux est mort, le barde d’Arvor ! Il est mort pour revivre en un monde meilleur. Chantez le chant d’adieu, ô vous, forêts et mer ! » Ainsi dans un même sentiment éclataient toutes les voix de la Bretagne ; l’harmonieux idiome de la France nouvelle et l’idiome énergique des vieilles Gaules mêlaient leurs accents sur ce tombeau.

Enfin, comme des voix qui s’appellent et se répondent, du sud au nord, et de l’ouest à l’est, on vit se propager, avec la fatale nouvelle, les émotions littéraires et morales que le noble poète avait éveillées chez les âmes choisies. Un mois après la mort de Brizeux, le 10 juin 1858, ses amis et confrères parisiens, ses camarades de l’armée des lettres, faisaient célébrer pour lui un service funèbre dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. En même temps des plumes habiles s’empressaient d’expliquer à la foule l’originalité du poète que la France venait de perdre. M. Louis Ratisbonne dans Le Journal des Débats, M. Édouard Thierry et M. Théophile Gautier dans Le Moniteur, M. Alfred Nettement dans L’Union, M. Paulin Limayrac dans Le Constitutionnel, M. Jules de Saint-Félix dans Le Courrier de Paris, M. Auguste Lacaussade dans La Revue contemporaine, M. le marquis de Belloy dans La Revue française, M. Armand de Pontmartin dans Le Correspondant, ont apprécié, chacun à son point de vue, tous avec une sympathie cordiale et une admiration réfléchie, l’auteur de Marie et des Bretons, de La Fleur d’or et des Histoires poétiques. Parmi tant d’études excellentes, plus d’une assurément aurait pu servir d’introduction au recueil des poésies complètes de Brizeux ; cet honneur semblait réservé surtout au travail de M. Auguste Lacaussade qui, faisant de curieux emprunts à la correspondance intime de notre ami, a pleinement réussi à peindre à la fois le poète et l’homme avec sa physionomie si vive et si ardente. C’était là mon sentiment : M. Lacaussade fut d’un autre avis, et je fus obligé de m’y soumettre. Il pensa qu’ayant eu le douloureux privilège de fermer les yeux au poète, c’était à moi de porter la parole au seuil du monument que nous lui élevons, comme je l’avais portée le premier sur son tombeau. Je reproduis donc ici l’article que je publiai le ier septembre suivant dans La Revue des Deux Mondes, et qui est intitulé : Poètes modernes de la France, Auguste Brizeux, sa vie et ses œuvres.


II


brizeux, sa vie et ses œuvres.

Il y a trois ans à peine[2], en jugeant avec sa précision accoutumée l’auteur de Marie et des Bretons, Gustave Planche commençait ainsi : « M. Brizeux est à coup sur une des physionomies les plus intéressantes du temps où nous vivons. » Et il terminait par ces mots : « Sa renommée, si modeste en apparence, me parait reposer sur deux solides fondements… Je ne loue pas siulement l’élévation, mais aussi la sobriété de ses travaux. Sa vie est bien remplie, puisqu’il n’a jamais parlé sans être écouté. Il n’a pas à redouter le reproche de stérilité, puisque toutes ses pensées, recueillies par des esprits attentifs, ont germé comme une semence déposée dans un sol généreux, » L’austère critique, en traçant ces paroles, faisait preuve d’une rare sagacité ; on dirait que cette page est écrite d’hier. Ces pensées recueillies par des esprits attentifs, et qui ont germé comme une semence dans un sol généreux, c’est bien ce que nous avons vu après la mort du noble poète. Brizeux n’a pas joui de toute sa renommée : discret, farouche, fuyant les routes tumultueuses, il aimait avec passion les secrets sentiers de la Muse, aussi soigneux d’éviter le bruit que d’autres sont ardents à le chercher. Avec cette pudeur de l’esprit, avec cette grâce fiére et sauvage, on s’expose à l’oubli dans un temps comme le nôtre. Brizeux semblait un peu oublié, lorsque Gustave Planche lui promettait un succès durable. Ce fut la mort, hélas ! qui justifia la prédiction du critique. Le jour où le poète breton s’éteignit, le jour où l’on apprit que cette voix si mâle et si douce ne se ferait plus entendre, toutes les sympathies cachées éclatèrent. Il était mort loin des siens, loin de la Bretagne et de Paris ; d’un bout de la France à l’autre, partout où il y avait des âmes dignes de ressentir les émotions du beau, ce fut un concert de louanges et de regrets. Depuis les fraîches idylles de Marie jusqu’aux Histoires poétiques, les pensées du doux chantre, on le vit bien alors, avaient été recueilles par des esprits attentifs ; la semence avait germé dans un sol généreux.

Il semble qu’il n’y ait rien de nouveau à dire sur le poète que la France vient de perdre. Les maîtres de la critique, M. Sainte-Beuve à plusieurs reprises, au sujet de Marie d’abord et ensuite des Ternaires, M. Charles Magnin à propos des Bretons[3] , Gustave Planche à l’occasion de Primel et Nola et des Histoires poétiques, ont caractérisé le talent de Brizeux et marqué son rang dans la poésie du xixe siècle. Depuis qu’il nous a quittés, bien des voix ont salué son départ, bien des amis inconnus ont voulu inscrire leurs noms sur sa tombe ; et, dans cet accord unanime de la presse littéraire et des esprits fidèles à l’idéal, on a vu se dessiner peu à peu l’originale physionomie du poète qui l’inspirait. J’ose croire cependant que tout n’a pas été dit. Un artiste si fin, si scrupulcux, un écrivain qui joignait au sentiment exquis de la langue le souci constant de la pensée, garde encore bien des secrets, trop de secrets peut-être, car il prenait plaisir (et ce fut là son défaut dans les derniers temps de sa vie) à condenser sous des formes elliptiques les trésors de son inspiration. L’homme aussi veut être étudié de prés. Comment s’est développée chez lui cette sensibilité pénétrante ? Quelle a été la première éducation du poète ? Que doit-il a l’action de son pays, à ses souvenirs d’enfance et de jeunesse ? Par quelles transitions insensibles le barde des landes et des grèves est-il devenu un maitre consommé dans l’art des élégances italiennes ? D’où vient enfin, chez l’auteur de La Fleur d’or, ce mélange de la nature et de l’art, de la force et de la grâce, de la simplicité rustique et de la subtilité florentine ? Plus on relit les poèmes de Brizeux, plus le tissu serré de son style révèle de finesses cachées et de nuances harmonieuses. La vie du poète expliquera son œuvre. Des notes bien précieuses qu’il m’a confiées en mourant, ses lettres, ses ébauches de prose et de poésie, des communications de sa famille, me permettront de jeter un jour nouveau sur toute une part de sa vie que ses plus intimes amis connaissaient peu. Un de ses condisciples à l’école du curé d’Arzaunô, un camarade de Loïc, d’Élô, de Daniel, qui a été au catéchisme avec Marie, s’est fait un pieux devoir de rassembler pour nous ses souvenirs. Je voudrais soulever les voiles de la poésie sans en profaner le doux mystère ; je voudrais suivre, de l’enfance à la virilité, la destinée du poète et l’histoire de son âme.

Julien-Auguste-Pélage Brizeux est né à Lorient le 12 septembre 1803. Sa famille était originaire de l’Irlande, de cette verte Érinn, qu’il aimait comme une seconde patrie, et qu’il a tant de fois, dans ses chants, associée à la Bretagne :

 
Car les vierges d’Eir-inn et les vierges d’Arvor
Sont des fruits détachés du même rameau d’or.

Les Brizeux (Brizeuk, breton, de Breiz, Bretagne) seraient venus en France après la révolution de 1688, lorsque Guillaume d’Orange eut détrôné Jacques II. Ils s’établirent au bord de l’Ellé, à l’extrémité de la Cornouaille, aux confins du pays de Vannes. L’aïeul du poète, notaire et contrôleur des actes, avait une nombreuse famille et une fortune médiocre ; après lui, le manoir paternel fut vendu, et les enfants se dispersèrent. L’un d’eux, c’est le père de celui qui a écrit Marie, Pélage-Julien Brizeux, servit avec honneur dans la chirurgie de marine pendant les guerres de la révolution. La mer, la Bretagne, les souvenirs lointains de l’Irlande, ce furent là pour l’enfant les premières sources d’impressions, de ces impressions qu’une âme naïve recueille sans les comprendre, qui s’endorment et paraissent s’y éteindre, puis un jour, longtemps après, se réveillent tout à coup, pleines de fraîcheur et d’énergie. Il était encore bien jeune quand il eut le malheur de perdre son père. Il lui restait une mère dont l’influence fut singulièrement vive sur son éducation morale. On a remarqué chez plus d’un grand poète moderne l’action de l’âme maternelle. Il y a là-dessus, des pages bien senties de M. Sainte-Beuve. Virgile a eu raison de dire : Cui non risere parentes… Celui à qui sa mère n’a pas souri, ni les dieux ni les déesses ne l’aimeront. La poésie est une de ces déesses qui ne protègent pas l’homme à qui a manqué le sourire de sa mère. Les génies les plus différents ont dû maintes richesses cachées à ces mystérieuses communications des âmes, Victor Hugo comme Lamartine, et Gœthe aussi bien que Novalis. « C’est ma mère, dit Gœthe, qui m’a donné, avec sa gaieté vive et franche, le goût d’écrire, le goût et la joie de l’invention poétique. » Brizeux dut à la sienne la simplicité du cœur et une sensibilité exquise. On se rappelle les pièces touchantes où il a exprimé ce que nous indiquons ici. Quand il compose son poème de Marie, avec quelle grâce, avec quelle piété joyeuse il associe sa mère à l’œuvre qui s’élève sous ses mains :

Si ton doigt y souligne un mot frais, un mot tendre,
De ta bouclie riante, enfant, j’ai dû l’entendre ;
Son miel avec ton lait dans mon âme a coulé ;
Ta bouche, à mon berceau, me l’avait révélé.

Brizeux a souvent chanté sa mère ; et jamais une idée banale ne lui est échappée, jamais non plus une parole ambitieuse n’a défiguré l’expression de sa tendresse. D’autres poètes, en célébrant leurs foyers, ont oublié toute mesure : ils ont glorifié une image abstraite, l’idéal de la mère, un type unique et incomparable, si bien que chacun, en les lisant, se sent blessé et réclame au fond de sa conscience. Rien de pareil chez Brizeux : il n’absorbe pas toutes les mères dans la sienne, il dessine un portrait, il peint une figure distincte, et sait la faire aimer. Ce sentiment de la mesure uni à une sensibilité ardente, ce goût si vif de la réalité chez un artiste si épris de l’idéal, ce sont là des traits à noter dans la physionomie du poète. Ils sont visibles dès le premier jour, et chaque progrès de la vie ne fera que les marquer davantage.

Le jeune Breton avait huit ans quand il fut envoyé à l’école du curé d’Arzannô. Allons-y avec lui. Nous voilà désormais en pleine Bretagne. Lorient est une ville moderne avec ses rues alignées et ses services publics : ce n’est pas là qu’il faut chercher les traditions de la terre des Celtes. À deux lieues de Kemperlé, entre Lorient et le Faouet, c’est-à-dire sur la limite du pays de Vannes et de la Cornouaille, est le petit village d’Arzannô, qui appartient aujourd’hui au département du Finistère. C’est un chef-lieu de canton composé de quelques maisons de paysans. Là, tout est celtique, la langue, les mœurs, les costumes. La terre aussi a bien sa physionomie distincte : nulle part on ne voit la lande plus sauvage, les genêts plus verts, le blé noir plus vivace, les chênes plus solidement fixés dans un sol de granit. Les deux fleuves chers aux Bretons, le Scorf et l’Ellé, coulent à quelque distance, le Scorf à l’est, l’Ellé à l’ouest. Ce qui est bien breton surtout, c’est le presbytère et la vie du recteur au milieu de ses paysans. M. Sainte-Beuve, à propos de Jocelyn, mettant en scène cette famille de pasteurs et de vicaires chantés par les poètes ou poètes eux-mêmes, comme il y en a de si gracieux exemples en Angleterre et en Allemagne, ajoute ces mots : « La vie de nos curés de campagne en France n’a rien qui favorise un genre pareil d’inspiration et de poésie. S’il avait pu naître quelque part, c’eut été en Bretagne, où les pauvres clercs, après quelques années de séminaire dans les Côtes-du-Nord, retombent d’ordinaire dans quelque hameau voisin du lieu natal. M. Brizeux nous a introduits parmi ce joyeux essaim d’écoliers qui bourdonnait et gazouillait autour des haies du presbytère chez son curé d’Arzannô. » Arzannô, comme on voit, est déjà un lieu consacré dans l’histoire de la poésie ; on le citait, il y a vingt ans, à côté du délicieux Auburn de Goldsmith et de ce village de Grünau, où Voss, l’auteur de Louise, a placé son vénérable pasteur. Le poète qui fera la célébrité d’Arzannô y arrive aujourd’hui tout enfant ; il va vivre comme un clerc auprès du curé, il portera l’aube blanche, il chantera la messe dans le chœur, et c’est là, entre le presbytère et les champs de blé noir, entre l’église et le pont de Kerló, que naîtra sa poésie, vraie poésie du sol, naïve, rustique, chrétienne, et merveilleusement encadrée dans un paysage d’Armorique.

Les amis de Brizeux l’ont bien souvent interrogé sur ces années de son enfance ; il éludait toujours les questions, laissant aux idylles de Marie le soin de se traduire elles-mêmes. Il parlait quelquefois, les yeux pleins de larmes, des leçons de son vénéré maître, lorsque le curé d’Arzannô leur expliquait la messe, et qu’entonnant le récitatif, il leur détaillait toutes les nuances et toutes les beautés du plain-chant. Le plus souvent il s’en tenait à une réponse générale et qui empêchait d’insister ; il savait bien qu’on en serait vite arrivé aux questions inévitables : « Marie a-t-elle existé ? Vit-elle encore ? L’avez-vous revue ? » Ces secrets de son cœur étaient aussi ses secrets d’artiste ; tant qu’il vivrait, pensait-il, on ne devait pas y toucher. Depuis sa mort, j’ai cherché ; j’ai découvert un de ses amis d’enfance. Le condisciple

.     .     .     .     .  Du petit Pierre Élô
Qui chante en écorchant son bâton de bouleau,


le condisciple de Brizeux, de Loïc et de Joseph Daniel, m’a introduit au presbytère.

Le curé d’Arzannô, M. Lenir, était un homme rare, un vrai type du vieux clergé breton. Sous des dehors rustiques, on sentait en lui un esprit vif, plein de sève, plein de richesses naturelles, une âme simple et fortement trempée. Après avoir fait ses humanités en Bretagne, M. Lenir était allé étudier la théologie à Saint-Sulpice. Il était libre de tout vœu au moment où la révolution éclata ; ce fut l’heure qu’il choisit pour entrer dans les ordres. Il revint en Bretagne à la veille de la Terreur, et l’on devine à quels dangers sans cesse renaissants il fut obligé de disputer sa vie. Traqué de ville en ville, contraint de se cacher dans les bourgs de Cornouaille, il devint paysan avec les paysans ; et, ne pouvant sans péril exercer le saint ministère, il se consolait en donnant des leçons aux enfants de ses hôtes. C’est là qu’il prit le goût de ces écoles populaires où il devait plus tard enfermer si humblement l’aitivité d’un cœur d’apôtre. Quand le premier consul eut rouvert les églises, l’abbé Lenir fut placé à la tête d’un collège que son évéque venait d’établir à Kemperlé. Il ne put y rester longtemps ; la période révolutionnaire avait éclairci les rangs du clergé, et l’on manquait de prètres dans les campagnes : le directeur du collège de Kemperlé fut nommé à la cure d’Arzannô. Un certain nombre de ses élèves l’y suivirent ; telle fut l’origine de cette école où les enfants des villes étaient mêlés aux jeunes paysans du bourg, et qui a fourni, me dit-on, des sujets d’élite aux carrières les plus différentes.

Le digne curé, par le charme de son esprit comme par la bonté de son cœur, avait le don de s’attacher ses écoliers pour la vie ; et aujourd’hui encore, après tant d’années, ceux qui l’ont connu ne peuvent parler de lui sans larmes. « Il devait savoir maintes choses par intuition, m’écrit celui que j’ai appelé en témoignage, ou bien il avait prodigieusement travaillé dans sa jeunesse, car, à l’époque où je l’ai connu, il ne lisait plus guère que Bourdaloue, César, Virgile, et cependant il parlait de tout d’une manière intéressante. Il disait admirablement les vers, et il savait des poèmes entiers par cœur ; je l’ai vu amoureux de Virgile et de l’Énéide. Enthousiaste et spirituel dans la conversation, il était brave en tout, brave d’esprit et de corps. Bien qu’il se livrât sans cesse avec une familiarité expansive, jamais on ne surprenait en lui quelque chose de commun : dans ses moindres actes, comme dans ses sentiments et ses paroles, il y avait toujours une dignité naturelle. Joignez à cela des allures élégantes, faciles, et vous jugerez quelle influence un tel homme devait avoir sur des enfants qu’il ne quittait presque jamais. Dieu et ses écoliers, c’étaient là toutes ses pensées. La vie matérielle lui était complètement indifférente ; il n’y pensait qu’à l’occasion des pauvres, car il était charitable à tout donner. Si on lui adressait quelque observation à ce sujet : « Je n’ai connu personne, disait-il, qui se soit ruiné à faire l’aumône. »

« Il avait, — je laisse encore la parole à l’élève du curé d’Arzannô, — il avait la passion de l’enseignement. Que de fois, pendant la Terreur, il sortait des granges, des meules de foin où il avait été obligé de se blottir, et s’en allait retrouver ses élèves dans les fermes et les châteaux ! Chargé de la cure d’Arzannô, les devoirs de son ministère, qu’il remplissait scrupuleusement, ne l’empêchaient pas d’être tout à son école. Plus tard, épuisé par l’âge, privé de la vue, le corps paralysé, il s’était retiré chez sa belle-sœur. Une de ses nièces lui faisait la lecture ; elle lui lisait son bréviaire d’abord, puis de longs passages des Géorgiques ou de l’Enéide, et le bon vieillard prenait encore plaisir à traduire, à expliquer son cher poète à ceux qui l’entouraient. »

Ne surprend-on pas ici quelques-unes des inspirations familières à Brizeux ? Ce vieux prêtre breton qui, toute sa vie, a lu son Virgile aussi fidèlement que son bréviaire, n’est-ce pas le digne maitre de l’auteur de Marie ? Lui aussi, plus tard, il se composera un bréviaire où Virgile aura sa place. Qu’on se rappelle cette pièce de La Fleur d’or, où trois frères, trois envoyés de l’amour éternel, sont si harmonieusement associés. Le premier est saint Jean, le disciple hien-aimê, celui qui a prononcé les plus tendres, les plus chrétiennes paroles de la loi du Christ :

Tous ces mots de géhenne et de peuple maudit,
Sur ses lèvres de miel nul ne les entendit ;
Mais ces mots : « Aimez-vous, enfants, les uns les autres, « 
Voilà ce que disait le plus doux des apôtres.

Le second est Raphaël ; il a reçu le don de la beauté, il a trouvé des formes célestes pour peindre les vierges, les enfants et les anges, il a créé tout un peuple d’idéales figures pour charmer les regards et purifier l’esprit de l’homme. Le curé d’Arzannô eût été sans doute un peu scandalisé de voir le peintre d’Urbin placé de la sorte auprès de saint Jean ; mais qu’eùt-il dit en voyant apparaître tout à coup, transfiguré sous un rayon du christianisme, le troisième personnage de cette glorieuse famille ? Le théologien eût protesté tout haut, le bon maitre aurait souri tout bas. Troublé et séduit tour à tour, après avoir grondé son élève, il aurait répété avec délices ces vers si purs, se rappelant qu’au moyen âge une tradition populaire avait fait de Virgile un chrétien :

L’évangéliste Jean, le peintre Raphaël,
Ces deux beaux envoyés de l’amour éternel.
Ont un frère en Jésus, digne que Jésus l’aime.
Bien qu’il soit né païen et soit mort sans baptême :
Virgile est celui-là. Tant l’aimable douceur
Au vrai Dieu nous élève et fait toute âme sœur !
Donc, comme une couronne autour de l’Évangile,

Inscrivez ces trois noms : Jean, Raphaël, Virgile ;
Le disciple fervent, le peintre au pur contour,
Le poète inspiré qui devina l’amour.

Les notes qui me sont communiquées sur l’école du curé d’Arzannô confirment de tout point les peintures que le poète en a faites. L’emploi de la journée, les pieux exercices entremêlés à l’étude, les offices chantés à pleine tête et les leçons apprises dans les champs, le presbytère et la lande en fleur, la règle et la liberté, je retrouve là tout ce que Brizeux a décrit. J’y vois de plus que, sans annoncer encore une vocation poétique, il était vif, ardent, toujours prêt à questionner, à provoquer le maître, qui ne demandait pas mieux que de sentir ainsi l’aiguillon ; de là, des entretiens, des sympathies particulières entre l’excellent prêtre et l’enfant qui devait le glorifier un jour. Je trouve aussi des notes fort curieuses sur l’enseignement de l’abbé Lenir, sur sa manière d’apprendre le latin à ses élèves, sur les différentes périodes de cette école si originale, la période titanique et la période homérique. La première se rapporte aux années révolutionnaires et aux guerres de la Vendée ; la seconde, celle que Brizeux a vue, offrait l’heureuse liberté des mœurs patriarcales. Mais c’est assez de détails ; j’entends la question que le lecteur m’adresse et qui touche à des points plus importants ? à côté de la figure de l’abbé Lenir il y en a une autre dans les premiers vers de Brizeux. Ce maître si doux n’a pas été son seul maître. Où est Marie ? où est la fleur de blé noir ? Celle jeune fille du Scorf, destinée à une célébrité si pure, ne parait-elle pas enfin dans ces confidences sans apprêt ?

« A une certaine époque de l’année, m’écrit le condisciple du poète, nous avions le catéchisme que le curé nous faisait lui-même en langue bretonne. Tous les enfants de la paroisse y assistaient, c’est-à-dire, avec les enfants d’Arzannô, ceux des hameaux voisins. On y venait des fermes et des métairies d’alentour, quelquefois même d’une assez grande distance. Nous remplissions l’église, d’un côté les garçons, les filles de l’autre. À la sortie, tant qu’on était dans le bourg, il fallait bien se contenir, et les filles en profitaient pour prendre les devants ; mais à un certain angle du chemin, dès que nous étions assurés de n’être pas vus, nous prenions notre volée et courions après elles. C’est ainsi que Brizeux a connu Marie… »

Toutes ces choses, qui sont un peu trop simples dans un récit en prose, Brizeux les a dites en vers, avec cet accent de la poésie, avec cet art délicat et savant qui en fait des chefs-d’œuvre. Il nous suffit de recueillir ce témoignage sur la réalité de l’idylle. Le témoin que j’invoque n’est pas un ami complaisant : loin de là, il est exact, précis ; il discute les tableaux du paysagiste ; il croit savoir où la réalité finit et où la poésie commence, « J’ai vu Marie, dit-il ; elle n’était pas précisément jolie, mais il y avait chez elle une grâce singulière. » Le portrait, tracé ici de souvenir et sans prétention lilléraire, me représente bien la fleur de blé noir comme l’a nommée Brizeux ; seulement le condisciple du poète ne craint pas de contester presque tous les détails des idylles où Marie joue un rôle. Ces entretiens de la jeune Bretonne avec l’amoureux de son âge, ces rencontres sur la lande, le tableau si pur de cette journée passée au pont Kerlô, tout cela lui paraît inexact et impossible. L’écolier de l’abbé Lenir a aimé Marie avec son cœur et son imagination d’enfant ; qui pourrait en douter ? Quant à Marie, mon correspondant l’affirme, jamais elle n’a distingué parmi ses camarades celui qu’elle allait rendre poète. J’ose contester à mon tour ces renseignements qui veulent être trop exacts. À coup sur, il importe assez peu que le poète ait décrit des scènes réelles dans le sens vulgaire du mot. Si ces conversations au seuil de l’église, ces paroles échangées en traversant la lande, ces longues heures passées au bord du Scorf, expriment seulement les désirs de son cœur et les rêves de son imagination enivrée, il y a là une réalité idéale qui suffit bien au poète. N’y a-t-il que cela pourtant ? Le camarade de celui qui aimait Marie a-t-il surveillé tous ses pas ? Pendant qu’il jouait avec Albin, Élô, Daniel (il les connaissait bien, il me raconte leur histoire, il me parle de ceux qui sont morts et me dit ce que les vivants sont devenus), pendant qu’il jouait avec eux autour des meules de foin, sait-il ce qui se passait de l’autre côté du moustoir ? Cette liberté même qu’il a si exactement décrite, cette vie en plein air ne justifie-t-elle pas tous les épisodes de l’idylle ? Je m’arrête ; c’est assez d’avoir indiqué les deux opinions. Boccace explique à sa manière l’amour subit de Dante, âgé de neuf ans, pour la petite Béatrice Portinari, et, bien qu’il soit presque contemporain de l’auteur de la Divina Commedia, la plupart des critiques modernes ont dû rectifier sa narration. La Marie de Brizeux n’est pas la Béatrice de Dante ; mais dans sa simplicité, dans sa grâce élégamment rustique, la douce fille du moustoir, avec son corset rouge et ses jupons rayés, a déjà ses admirateurs, j’allais dire ses dévots. Si quelque jour on discutait, au point de vue de la vérité, l’idylle du pont Kerlô, je donne d’avance mes documents et mes notes[4].

Il fallut quitter cependant cette libre vie d’Arzannô. L’écolier de l’abbé Lenir allait avoir douze ans ; c’était l’heure de commencer des études, non pas plus fécondes peut-être, mais plus régulièrement suivies. Adieu le presbytère, et la laude embaumée, et les rives du Scorf, et les sentiers connus qui conduisent au mousyoir ! Adieu les leçons sur Virgile au milieu des foins et des genêts ! Brizeux entra au collège de Vannes en 1816. L’année précédente, lorsque Napoléon, revenu de l’ile d’Elbe, avait recommencé la lutte contre l’Europe, les écoliers de Vannes s’étaient armés pour que les Bretons restassent les maîtres chez eux. « Assez de guerres ! criaient des milliers de voix. Assez de sang versé pour l’ambition d’un homme ! Nos pères et nos frères sont morts sur tous les champs de bataille ! Nous, s’il faut mourir, nous mourrons en Armorique. » Et ils avaient pris les armes contre les soldats de l’Empereur. C’était la guerre des chouans, la guerre des géants, comme l’appelait Napoléon, recommencée par d’héroiques écoliers. Pendant trois mois, ils tinrent la campagne, harcelant l’ennemi, l’obligeant à diviser ses forces ; enfin la bataille eut lieu le 10 juin 1815 et ce fut une mêlée terrible où blancs et bleus, enfants d’un même pays, tombèrent sous des balles fratricides. Ces luttes impies, purifiées toutefois par tant d’épisodes héroïques et touchants, ne furent pas inutiles à l’éducation du poète. Un esprit bien fait mûrit vite à ce feu dès guerres civiles. En arrivant à Vannes, l’élève du curé d’Arzannô trouvait plus que les souvenirs de ce tragique épisode : la tradition était vivante et présente. Cet enfant qui joue dans la cour, ce grave jeune homme qui passe avec son livre, ils faisaient partie de la bande du meunier Gam-Berr. Celui-ci était auprès du barde populaire surnommé le Cygne-Blanc, lorsque le vaillant chanteur fut frappé d’un coup de sabre à la gorge. Que d’émotions pour une cime si vive et si prompte ! L’écolier de Vannes admirait ses ainés, il sentait bouillonner en lui le sang breton, et cependant, avec son instinct du vrai, il comprenait bien qu’un intérêt plus élevé, l’intêrêt de la grande patrie, était en jeu dans ce déplorable conflit. Huit jours après cette bataille de Vannes, le 18 juin. Napoléon était vaincu à Waterloo ; les écoliers bretons avaient-ils donc fait cause commune avec les Anglais de Wellington et les Prussiens de Blûcher ? Brizeux sentait tout cela, des émotions contradictoires agitaient son âme ; et plus tard, dans un chant de conciliation et de paix, il éprouvait le besoin d’expliquer cette levée d’armes de ses camarades, en la dégageant de toute complicité avec les ennemis de la France :

Ô reine des Bretons, liberté douce et fière,
As-tu donc sous le ciel une double bannière ?
En ces temps orageux j’aurais suivi tes pas
Où Cambronne mourait et ne se rendait pas !
Dans ces clercs, cependant, ton image est vivante.
Et chantant leurs combats, Liberté, je te chante.
Ils n’avaient plus qu’un choix, ces fils de paysans :
Ou prêtres ou soldats ; — ils se sont faits chouans ;
Et leur pays les voit tombant sur les bruyères.
Sans grades, tous égaux, tous chrétiens et tous frères…
Hymnes médiateurs, éclatez, nobles chants !
Vanne aussi m’a nourri ; mon nom est sur ses bancs ;
J’ai nagé dans son port et chassé dans ses îles ;
J’ai vu les vieux débris de ses guerres civiles ;
Puis, je connais le cloître où le moine Abélard
Vers la libre pensée élevait son regard.
Planez sur les deux camps, ô voix médiatrices !
Baume des vers, couvrez toutes les cicatrices !
.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .
Ainsi, de l’avenir devançant l’équité.
Quand l’atroce clairon n’est plus seul écouté,
Pour nos fils j’expliquais ta dernière querelle,
Au joug des conquérants race toujours rebelle.
Qui portes dans tes yeux, ton cœur et ton esprit,
Le nom de Liberté par Dieu lui-même écrit.
Et cependant, pleurez, fiers partisans de Vanne !
Celle que nous suivions depuis la duchesse Anne
Dans le sang se noya ! Les noirs oiseaux du Nord
Volèrent par milliers autour de l’aigle mort :
Les corbeaux insultaient à cette grande proie
Et dépeçaient sa chair avec des cris de joie !

On a dit que Brizeux, après les vives impressions de son enfance, avait traversé une période toute différente, que le sentiment Breton s’était effacé chez lui pour ne reparaître que bien plus tard, au moment où il prit la plume et se mit à chanter ses landes natales. C’est beaucoup trop dire assurément ; surtout cette façon de présenter les choses serait absolument inexacte, si on voulait donner à entendre que son inspiration bretonne n’a été pour lui qu’un thème bien choisi, une ingénieuse combinaison d’artiste. Brizeux lui-même, dans les vers que je viens de citer, indique avec autant de précision que de franchise l’état de son âme pendant celle période. Les événements de 1815 avaient ouvert l’esprit de l’enfant. Cette France, qui est la patrie des Bretons depuis le mariage de la duchesse Anne avec Louis XII, était exposée à de suprêmes périls. Brizeux n’est pas de ceux à qui la petite patrie fait oublier la grande. Au lieu de se battre dans les champs de Vannes c’est lui qui nous le déclare, il serait allé à la frontière. Amour de la Bretagne, attachement à la France, ces deux sentiments, bien loin de se contredire, se soutiennent l’un l’autre. Je me défie du patriotisme qui exclurait l’amour du foyer, comme je me défie du sentiment de l’humanité chez ceux qui condamneraient le patriotisme. De même l’homme le plus dévoué à la petite patrie (que ce soit une province entière ou simplement le foyer paternel, peu importe) sera aussi le plus dévoué a la grande. La France avait été cruellement éprouvée à la suite des guerres de l’Empire : comment s’étonner qu’une âme ardente et généreuse ait été entraînée de ce côté ? Il y a, en effet, toute une période où l’élève du curé d’Arzannô paraît s’occuper beaucoup plus de la France que de la Bretagne. Ajoutez, aux motifs que j’ai signalés, des voyages hors du pays, un séjour prolongé dans les villes du Nord, sans compter l’inquiétude d’un esprit de vingt ans qui cherche encore sa voie, et vous comprendrez que cette espèce d’interruption dans les sentiments bretons de toute sa vie ait été simplement apparente. En 1819, Brizeux, âgé de seize ans, va terminer ses études au collège d’Arras, dirigé alors par un de ses parents, son grand-oncle, M. Sallentin. Trois ans après, il revient à Lorient, entre dans une étude d’avoué, y passe deux années environ, et part ensuite pour Paris, afin d’y faire son droit.

C’était le moment où une littérature nouvelle venait de naître. Que de prestigieux horizons ouverts à l’esprit de la jeunesse dans cette année 1824 ! Déjà les Méditations de Lamartine avaient paru en 1820. Victor Hugo avait donné (juin 1822 et février 1821) les deux premiers volumes de ses Odes et Ballades ; et au mois de septembre de cette même année paraissait enfin le journal qui allait prendre la direction du mouvement et fonder une critique intelligente et libre. Les tentatives de la jeune école, les unes vraiment belles, les autres bizarres et puériles, offraient un spectacle incohérent : Le Globe voulut donner à la révolution poétique la philosophie de l’art, dont elle ne se doutait pas, Brizeux arrivait à Paris au moment même cù les premiers numéros du,/i> Globe agitaient le monde littéraire. Ce fut alors, il l’a dit souvent, qu’il entendit les appels de la Muse. Il fallait les vives excitations de Paris pour dégager et faire épanouir dans son intelligence tout ce qu’il apportait de la Bretagne. Sans parler des trésors de poésie qu’il avait ramassés au bord du Scorf et de l’Ellé, il avait fait d’excellentes études aux collèges de Vannes et d’Arras ; l’écolier de l’abbé Lenir était peut-être mieux préparé que personne à s’inspirer de la critique nouvelle sans rien perdre de son indépendance. Ce ne fut pas une inspiration artificielle qu’il reçut : la lecture du Globe lui révéla ce qu’il était. Cette élévation de vues unie à la justesse, tant d’audace et de mesure, une liberté si fervente, un spiritualisme si pur, toutes ces choses le ravirent. Il passa plusieurs années à Paris, fort peu assidu aux cours de l’École de droit, mais visitant les musées, étudiant dans les bibliothèques, goûtant les fines lectures d’Andrieux, s’exaltant aux leçons de M. Cousin, et bientôt initié, auprès de M. Alfred de Vigny, aux plus suaves délicatesses de l’art nouveau.

Il avait décidément renoncé à l’étude du droit pour courir les chances de la vie littéraire. Son coup d’essai fut une petite comédie en vers, intitulée Racine, et représentée au Théâtre-Français, le 27 septembre 1827. On connaît l’histoire de la troisième représentation des Plaideurs. M. de Valincour, ami de Racine et son successeur à l’Académie, la raconte agréablement dans sa lettre à l’abbé d’Olivet. Cette piquante anecdote est le sujet de la comédie de Brizeux[5]. La pièce avait été reçue dès le commencement de l’année 1826, au moment où M. Charles Magnin donnait à l’Odéon une comédie en prose sur la même aventure : Racine ou la Troisième Représentation des Plaideurs[6]. M. Magnin, avant de devenir une des lumières de la critique et de l’érudition française, avait donné cette jolie pièce, « voulant — dit M. Sainte-Beuve[7] — marquer son goût pour les ouvrages de nos grands poètes, sa familiarité dans leur commerce, et témoigner agréablement qu’il avait qualité comme critique des choses de théâtre. » M. Magnin allait enrichir Le Globe d’excellents articles sur les représentations théâtrales ; et personne n’ignore avec quelle hauteur de vues, avec quelle finesse et quelle largeur d’érudition il suit dans tous les sens les vicissitudes de la scène depuis ses origines.

On chercherait vainement un rapport analogue entre la comédie de Brizeux et les poèmes qui ont illustré son nom. Il en parlait rarement et semblait l’avoir rayée de la liste de ses œuvres. Ceux qui en retrouveront le texte, devenu rare aujourd’hui, y verront de la grâce, de la gaieté, une familiarité charmante avec les maîtres, des passages bien faibles souvent, souvent aussi des vers négligemment faciles, comme il sied au dialogue comique, en un mot, un certain reflet de la poésie d’Andrieux. Il y a même une allusion expresse à ce joli tableau du Souper d’Auteuil que la critique a signalé avec raison comme le chef-d’œuvre des pièces-anecdotes[8]. Brizeux se cherchait encore lui-même. Il se trouvera bientôt. Chaque année, aux vacances, il allait revoir sa mère et son pays ; il revit aussi Marie et le curé d’Arzannô. Ces souvenirs si doux, interrompus un instant par la fièvre inquiète de la première jeunesse, refleurirent naturellement dans son âme. Heureux celui qui n’a qu’à interroger ses souvenirs pour avoir sous la main les éléments d’un chef-d’œuvre ! Ce fut le bonheur de Brizeux.

Un jeune homme, né en Bretagne, a été élevé dans un village du Finistère. Il a eu pour maître un vieux curé, pour condisciples de jeunes paysans. Il a grandi au sein d’une nature à la fois douce et sauvage, courant à travers les bois, connaissant tous les sentiers des landes, ou passant de longues heures au bord des fraîches rivières de sa vallée natale. La piété de son éducation, sous la discipline du prêtre, s’associait librement à toutes les joies naïves d’une existence agreste. Une jeune paysanne, enfant comme lui, ornait d’une grâce plus douce encore cette nature tant aimée. Plus tard, le jeune homme a quitté son pays, il est entré dans une vie toute différente. Le voilà dans sa chambre solitaire, à Paris, triste, inquiet de l’avenir, occupé de philosophie et d’art, comparant les voix discordantes d’un siècle troublé à l’harmonie que sa première enfance recueillit sans la comprendre. Ce contraste, mieux senti de jour en jour, devient un poème au fond de son cœur. Il fixe tous ses souvenirs dans une langue souple et harmonieuse, et il écrit ce livre, ce recueil d’élégies, d’idylles agrestes, décoré du nom de l’humble paysanne. Rien de plus frais ni de plus original : à la suave douceur des sentiments s’unit la franchise des peintures ; des scènes pleines de réalité et de vie servent de cadre à ce qu’il y a de plus pur, le poème de l’enfance et de la première jeunesse. Tantôt le poète est enfantin, mais avec une grâce supérieure, comme dans l’idylle du pont Kerlô ; tantôt il jette un cri de douleur qui retentit dans notre âme :

Oh ! ne quittez jamais le seuil de votre porte !
Mourez dans la maison où votre mère est morte !


tantôt enfin, ce passé qu’il chante en détail et dont chaque incident lui fournit un tableau, il le recompose tout entier, il en concentre, pour ainsi dire, tous les rayons. La religion, quand il portait l’aube blanche et balançait l’encensoir dans le chœur ; la nature, quand il courait par les prés et les bois ; l’amour, quand il voyait passer Marie et qu’il causait avec elle au pont Kerlô : religion, nature, amour, voilà ce qui remplissait son cœur dans sa chère Bretagne ; et lui, réunissant tous ces souvenirs dans un même chant, il en fait une symphonie où tous les accords viennent se fondre.

Quelquefois, au milieu de ces idylles bretonnes, le poète abandonne son sujet : aux fleurs de son pays s’entremêlent des fleurs d’une autre zone. Ce sont, par exemple, des pensées philosophiques qu’on dirait détachées et traduites de Platon, des maximes graves, spirilualistes, des hymnes à la liberté, à la beauté idéale que l’artiste doit réaliser dans ses œuvres. Ces nobles pièces donnent un ton plus élevé à la peinture des gracieux souvenirs. Il ne convient pas, en effet, que le regret des joies de l’enfance envahisse l’âme entière et paraisse l’efféminer. En même temps qu’il trace le tableau des jeunes années, il nous fait entrevoir le monde nouveau qui s’ouvre à l’intelligence virile. D’un côté ce sont des sentiments, de l’autre des pensées. Ici c’est l’enfance avec ses émotions charmantes, fugitives ; là, c’est la jeunesse et bientôt la virilité, avec les mâles voluptés de l’esprit. Tel est le sens de ces belles poésies platoniciennes. Remarquez bien que les études de l’artiste marchent de front dans ce livre avec les souvenirs de l’homme. Il aime Marie comme une image pure qui a enchanté son enfance ; il l’aime aussi comme un type de grâce naturelle et rustique, à l’aide duquel il espère introduire dans la poésie française une fraîcheur inconnue. L’art, il l’a dit en poète, est trop orgueilleux de sa beauté artificielle et savante ; Marie, ô brune enfant, qui m’as appris la simplicité, montre-toi telle que je t’ai vue au bord de l’étang du Rorh !

Ne crains pas si tu n’as ni parure ni voile !
Viens sous ta coiffe blanche et ta robe de toile,
Jeune fille du Scorf !.     .     .

C’est l’artiste qui parle ici autant que le jeune Breton enivré de ses souvenirs. Ce sentiment de l’artiste reparait sans cesse chez l’auteur de Marie, et certainement il pensait à son œuvre, lorsque dans cet hymne dédié à M. Ingres, il exprime si bien le doux tourment du beau, le bonheur de sentir une jeune figure s’élever sous nos mains, belle, harmonieuse, toujours plus pure et plus voisine de l’idéal. Oui, la figure s’élève, l’œuvre grandit et se transforme ; l’auteur, qui ne voulait chanter d’abord que des souvenirs enfantins, a trouvé dans ces souvenirs un poème d’un ordre supérieur. Maintes pièces d’un sentiment profond, Jésus, Le Doute, La Chaîne d’or, nous révèlent des aspects nouveaux ; derrière le Breton et l’artiste, j’aperçois le philosophe qui passera sa vie à interroger l’âme humaine. Ce qu’il chante, c’est la beauté morale ; et le cadre où il la place, c’est la Bretagne poétiquement glorifiée. La Bretagne ! Elle nous apparaît dans les derniers chants comme la gardienne de la pureté primitive, comme le roc solide, inébranlable, battu de tous côtés par l’Océan, mais immobile et défendant à jamais les anciennes mœurs. Cette idée éclate avec un mélange extraordinaire de douceur et de passion, de grâce et d’enthousiasme, dans la pièce qui clôt le recueil. Rappelez-vous le chant du poète après la messe de minuit, sur les rochers qui dominent Ker-Rohel, et voyez avec quelle grandeur se termine ce poème commencé d’une façon si naïve ! Des songes de l’enfance, nous sommes arrives aux plus mâles inspirations de la virilité. Ce n’est plus l’enfant qui rêve, c’est l’homme qui pense. Ce n’est plus l’amoureux du pont Kerlô, c’est l’artiste fortifié par la réflexion et l’étude, qui glorifie dans la Bretagne la terre de la simplicité primitive et de la fidélité opiniâtre, la terre qui nourrit des chênes dans ses fanes de granit,

Brizeux n’avait pas atteint du premier coup à cet idéal. La troisième édition de Marie (M. Sainte-Beuve a dit que c’est la perfection même) est bien supérieure à la première. La première, publiée en 1831[9] sans nom d’auteur, portait le titre de roman, que Brizeux devait effacer plus tard avec colère. Cette erreur de titre prouve que l’auteur de Marie ne possédait pas encore cette philosophie de l’art devenue chez lui bientôt si précise et si originale : il n’a jamais pu pardonner à ceux que nous avons vus, dans leur insouciance superbe, confondre le roman et la poésie. La troisième édition, Marie, par Brizeux, est de 1840. Pendant ces neuf années le poète avait perfectionné son éducation d’artiste. Quelques semaines après lu publication de son œuvre, dans les derniers jours de novembre 1831, il partait pour l’Italie avec M. Auguste Barbier. L’auteur des Iambes en rapporta le poème du Pianto, dont une des plus belles pages, Le Campo Santo, est dédiée à son ami. Si Brizeux ne fut pas aussi prompt à chanter son voyage[10], il y recueillit des leçons bien précieuses qu’il devait mûrir encore dans des séjours prolongés à Florence et à Naples. Il revint de cette première excursion au mois d’août 1832 ; deux ans plus tard, il repartait pour Rome, après s’être arrêté quelques mois à Marseille. Il y a là un épisode de sa vie qui ne doit pas être oublié. M. Ampère, qui avait préludé devant l’Athénée de Marseille à ses succès du Collège de France, invité à se choisir un successeur, avait désigné l’auteur de Marie. Il s’agissait d’un cours de poésie française. Brizeux accepta cette mission avec joie ; il se rendit à Marseille dés les premiers jours de 1814, et ouvrit ses leçons le 20 janvier. Le sujet de ce cours était une théorie générale de la poésie éclairée par maints exemples de l’école nouvelle. V autorité de son nom déjà connu, la protection des vers de Marie, la délicatesse des aperçus littéraires assurèrent bientôt à Brizeux un auditoire d’élite. Il a consacré lui-même ce souvenir, à propos de la rencontre qu’il fit d’un marin breton et de sa femme sur les côtes de Marseille. Il voulut que les murs grecs de Massilie, les troupeaux de chèvres des bassins de Meilhan et ses leçons platoniciennes sur l’art fussent associés aux paysages d’Arzannô. Son cours fini au mois de mai 1834, il s’embarquait pour Civita-Vecchia. L’Italie était devenue la seconde patrie de son âme. La Bretagne lui avait donné l’inspiration première, l’amour des choses simples, le goût des mœurs primitives, le pressentiment d’une merveilleuse harmonie ; l’Italie lui donna la science exquise de l’art. Cette pièce, La Nuit de Noël, qui termine l’idylle bretonne avec tant de grandeur, d’autres qui en complètent les détails, comme Les Batelières de l’Odet, furent publiées par lui dans la Revue des Deux Mondes, après ses voyages de Rome et de Florence. Le premier fruit des leçons qu’il reçut de l’art italien, ce fut donc la troisième édition de Marie ; le second fut le recueil lyrique intitulé Les Ternaires (1841).

Je ne voudrais pas interrompre le tableau du développement de Brizeux ; de Marie aux Ternaires, des Ternaires aux Bretons, des Bretons à Primel et Nola et aux Histoires poétiques, il y a un enchaînement d’inspirations et d’idées que je serais heureux de reproduire ici comme je l’ai vu se dérouler sous mes yeux. Puis-je oublier pourtant, à cette date de 1841, un épisode littéraire qui se rattache encore à son voyage d’Italie ? Quelques mois avant de publier Les Ternaires, Brizeux faisait paraître une excellente traduction de la Divine Comédie. Bien des écrivains, d’un bout de l’Europe à l’autre, se sont exercés sur cette œuvre mystérieuse ; pour ne parler que de la France, M. Antoni Deschamps, dans plusieurs chants traduits de l’Enfer, a déployé une vigueur toute dantesque, et plus récemment M. Louis Ratishonne a eu le courage de mener à bon terme une traduction en vers où brille en maints endroits le plus sérieux mérite. La traduction de Brizeux est en prose, mais cette prose souple et nerveuse reproduit avec une fidélité expressive la physionomie du poète florentin. « Les plis ondoyants de l’ancienne toge, dit-il en sa préface, s’ajusteraient mal à une figure semi-gothique. » Il dit encore : « La Divine Comédie ne peut être d’une lecture courante comme l’Iliade et l’Enéide ; il faut suivre le théologien et même le scolastique dans toutes sortes d’arguties, le politique passionné dans mille allusions aux affaires de sa petite république, l’artiste du moyen âge dans les étrangetés et les raffinements d’une poésie toute complexe : enfin, c’est une étude et même un travail ; mais qu’on pénétre dans cette grande œuvre, et peu à peu un grand charme se fera sentir. « Le grand charme de cette inspiration laborieuse, les traits naïfs et durs de cette figure semi-gothique, tout cela est rendu avec un art qui n’échappe point aux initiés. On retrouve ici l’âme méditative qui a longtemps vécu avec Alighieri, comme on va voir, dans le livre lyrique des Ternaires, le jeune Celte poétiquement enivré de la liqueur toscane.

Ce recueil des Ternaires fut très apprécié des poètes et des artistes ; le public le goûta peu. La foule, routinière en toute chose, l’est surtout en poésie ; elle ne permet guère que l’imagination se renouvelle. Si vous avez réussi à l’engager sur vos pas, n’espérez pas l’attirer sans résistance dans les chemins nouveaux où l’art vous conduit. Les jugements tout faits lui conviennent ; à chaque ouvrage qui paraît, il faut qu’elle puisse appliquer de vieilles formules. Le livre des Ternaires dépaysait un grand nombre des lecteurs de Marie. Ce qui avait charmé dans Marie, c’était la simplicité et la fraîcheur. Les Ternaires nous montraient l’élève d’Arzannô initié à toutes les finesses de l’art italien. De même qu’après 1830 il avait opposé au tumulte des esprits et des lettres ces doux paysages du Léta, dont rien ne troublait l’harmonie, il opposait, dix ans plus tard, au matérialisme littéraire, très visible déjà, les délicatesses les plus fines du style et de la pensée. On déclamait en vers ; il fut sohre et poétiquement contenu. On faisait de grosses peintures à la brosse ; il rechercha les symboles, et prit plaisir à cacher maints trésors sous le voile léger de la Muse. Cette inspiration inattendue, avouons-le, déconcerta plus d’un lecteur. Tandis que les esprits fins savouraient ces élégances, subtiles parfois, et dont la subtilité même est un charme, bien des admirateurs de Marie redemandaient leur poète d’autrefois. La transition était décidément trop brusque entre l’éléve du curé d’Arzannô et l’artiste qui buvait le nectar florentin dans son beau vase étrusque. Brizeux lui-même le comprit : le recueil des Ternaires reparut sous le titre de La Fleur d’or, habilement renouvelé par diverses additions, par maints arrangements de détails, surtout par une distribution aussi claire qu’ingénieuse. La fleur d’or, c’est la fleur de l’esprit et de l’art que le barde breton va cueillir aux pays du soleil. Toutes les périodes du voyage se déroulent dans un ordre harmonieux, et la pensée du lecteur, conduite par un rayon de lumière, est initiée à la charmante éducation du poète. Lisez ce livre, vous qui ne l’avez pas lu ; liez-le surtout, si vous ne connaissez que Les Ternaires. Ces pièces si originales et si vives, L’Aleatico, Les Cornemuses, En revenant du Lido, Lettre à Loïc, Lettre à un chanteur de Tréguier, Les Chants alternés, vous souriront mieux dans ce brillant cadre. Quelle heureuse alliance de la Bretagne et de l’Italie ! Comme le son de la piva fait éclater là-bas les échos du corn-boud armoricain ! Sonne encore, ô piva !… Et à côté de ces poèmes où les fleurs des landes natales sont si bien entremêlées aux fleurs des sillons de Mantoue, quelle science de la vie dans Le Livre des Conseils ! Ce recueil de La Fleur d’or était une des œuvres chéries de Brizeux ; bien des secrets de son esprit sont là, et ceux qui n’ont pas médité ces fines pages ne connaissent qu’une partie du poète. Philosophe, chrétien, artiste, il a semé ses meilleurs trésors sur la route qui mène des bourgs de Bretagne aux villes d’Italie :

Des villes d’Italie où j’osai, jeune et svelte,
Parmi ces hommes bruns montrer l’œil bleu d’un Celte,

J’arrivais plein des feux de leur volcan sacré,
Mûri par leur soleil, de leurs arts enivré.
Mais dès que je sentis, ô ma terre natale,
L’odeur qui des genêts et des landes s’exhale,
Lorsque je vis le flux, le reflux de la mer,
Et les tristes sapins se balancer dans l’air.
Adieu les orangers, les marbres de Carrare !
Mon instinct l’emporta, je redevins barbare.
Et j’oubliai les noms des antiques héros,
Pour clianter les combats des loups et des taureaux !

Ces beaux vers peignent bien l’émotion que ressentit le poète lorsqu’il revit l’Armorique après les musées de Rome et les enchantements d’Ischia. Sa douce patrie avait gagné à ce contraste une physionomie nouvelle ; les landes, les grèves, les men-hir, les mœurs celtiques, prenaient à ses yeux un caractère sauvage et grandiose que nul poète encore n’avait chanté. Le poète de la Bretagne et des Bretons, ce sera lui. Nous n’avons plus affaire ici au rêveur adolescent dont l’idylle demi-grecque, demi-celtique, rappelait, on l’a dit, un Moschus breton ; ce n’est pas davantage l’artiste philosophe qui poursuivait librement la fleur d’or au pays de Virgile et de Raphaël : une seconde transformation s’est faite dans son esprit. La Bretagne populaire et rustique lui est apparue dans sa beauté barbare ; pour la reproduire telle qu’il la voit, pour étudier ces antiques mœurs, ces traditions druidiques et chrétiennes restées là depuis des milliers d’années, il prendra lui-même le costume du paysan. Un de ses amis d’enfance, et l’un de ceux qui l’ont le mieux connu, M. Guieysse, à qui est dédiée une des plus jolies pièces de Marie, interrogé par moi sur la vie de Brizeux en Cornouaille, m’écrivait dernièrement : « Vous savez avec quel plaisir il revenait en Bretagne. Après avoir consacré quelques semaines aux joies de la famille, il se retirait dans un bourg, loin des villes, le plus ordinairement dans une mauvaise auberge, seul gîte qu’il pût se procurer ; qu’importe ? il y trouvait les longues causeries du soir dans la langue du pays, au coin de la vaste cheminée, avec des paysans à qui il chantait ses vers bretons, et parmi lesquels il a rencontré plus d’une fois des appréciateurs intelligents. » Je le vois d’ici dans l’auberge du bourg, heureux de causer breton avec les gens de Cornouaille et de Léon, de noter leurs impressions naïves, et de passer ainsi les heures de la veillée en pleine poésie rustique. Dans le pays de Vannes, comme dans le pays de Tréguier, à Carnac et dans les îles, il allait rassemblant ces merveilleux traits de poésie dont son œuvre a si bien profité. Un juge très autorisé[11] a exprimé le regret qu’un poème intitulé Les Bretons ne fut pas consacré surtout à la Bretagne héroïque, à la Bretagne des Du Guesclin et des Beaumanoir, des Montfort et des Clisson. Brizeux réservait une composition de ce genre pour une période ultérieure ; il croyait faire une œuvre plus opportune, et à laquelle il était appelé mieux que personne, en recueillant les fragments épars de l’épopée populaire. La Bretagne héroïque, on la retrouvera toujours dans l’histoire ; les mœurs du laboureur et du marin, les traditions druidiques mêlées d’une manière si originale aux cérémonies chrétiennes, est-on sur de les retrouver ? Il y en a déjà qui s’effacent ; il faut les recueillir au plus vite ; il faut les chanter et les défendre. Voilà ce que Brizeux cherchait dans les chaumières de la Bretagne. Il consacra bien des années à ce travail, et il en fut récompensé par les plus vives émotions du cœur comme par les plus belles inspirations poétiques. Que de jouissances pour l’ami des lutteurs de Scaer ! que de transports inattendus pour l’artiste !

Une chose admirable dans ce poème, c’est qu’étant si Breton, il soit en même temps si profondément humain. Ce tableau d’une race particulière nous représente avec un art accompli la grande famille des hommes. Rien de plus local par les mœurs et les costumes, rien de plus général par les sentiments. Que de richesses cachées dans les détails ! Que d’images fraîches et vigoureuses de la vie ! Du printemps à l’hiver, du berceau de l’enfant à la tombe du vieillard, combien de scènes où la nature et l’humanité s’épanouissent en leur simplicité première ! Je voudrais qu’il me fût permis de commenter l’œuvre de Brizeux, et, sans rien surfaire, je montrerais, sous la rustique épopée, toute une philosophie morale. Le peintre et le poète, le moraliste el l’érudit ont travaillé ensemble à ces familières idylles. Tant de soins, de conceptions sérieuses, de combinaisons magistrales, pour un résultat si simple en apparence, voilà l’exquise originalité de ce poème.

Je n’en citerai qu’un chant, trop peu remarqué peut-être, et qui montre bien avec quel art souple, et aussi avec quelle piété nationale, Brizeux résumait en quelques pages les recherches de l’érudit el les observations du voyageur. Nous sommes à Carnac, auprès des mystérieux men-hir ; c’est la fête du saint évéque Cornéli, un des saints bretons les plus chers au poète, un saint que Virgile aurait invoqué avec amour, saint Cornéli, patron des bœufs :

 
Aujourd’hui, Cornéli, c’est votre jour de fête ;
Votre crosse à la main et votre mitre en tête,
Des hommes de Carnac vous écoutez les vœux.
Majestueusement debout entre deux bœufs.
Bon patron des bestiaux !…

Mais si les hommes de Carnac lui adressent leurs vœux, les bestiaux ne viennent plus défiler devant lui comme autrefois ; c’est un vieillard du pays qui en fait la remarque. Dans son enfance encore, il a vu cette coutume antique fidèlement observée ; maintenant tout s’en va, les usages se perdent, les prêtres eux-mêmes sont d’accord avec les cœurs sans foi pour abolir les traditions du pays. Il faut l’entendre, le vieux Celte, lorsqu’il accuse ainsi et les prêtres el les générations qu’ils ont formées : « Dans l’ancien temps, les animaux avaient leurs saints, leurs protecteurs : saint Cornéli aimait les bœufs, saint Éloi protégeait les chevaux, saint Hervé les défendait contre les loups ; hommes et bêtes, tous étaient vieilleurs el plus forts, car tous vivaient confiants, et si le jour de fête de saint Cornéli un paysan du canton n’eût pas amené son bœuf devant l’autel de Carnac, le bœuf y serait venu seul. Aujourd’hui nous avons appris l’ingratitude à nos bestiaux. Ce n’était pas un ingrat, lui. Savez vous son histoire ? Poursuivi par des soldats païens, il fut soustrait à leurs coups par ses deux bœufs, qui l’emportèrent au galop dans sa charrette. Ils couraient toujours quand soudain les voilà an bord de l’Océan. Que faire ? Cornèli se retourne, et d’un geste il pétrifie les païens : ce sont les men-hir de Carnac. Quant à ses bœufs, il les emmena au paradis. » Lorsque le vieillard a terminé sa plainte, il y a là un étranger qui prend la parole ; c’est un homme instruit, et qui sait, par les livres, bien des choses effacées de la tradition. Il ose demander au vieillard et à ceux qui l’écoutent comment leurs pères eux-mêmes ont oublié leurs ancêtres. Cette histoire des bœufs de saint Cornéli est manifestement la transformation chrétienne d’une légende bien plus vieille encore, de la légende druidique des grands bœufs blancs de Hu-Kadarn, fils de Dieu, qui sauvèrent le monde, près d’être submergé dans l’abîme. L’étranger ne signale pas cette transformation, qui pourrait affaiblir chez ces cœurs naïfs la croyance aux bœufs de saint Cornéli ; le lieu est indiqué seulement, et tandis que les paysans étonnés s’écrient : « Parlez-nous encore, parlez-nous de nos pères ! » on voit la chaîne se renouer des traditions chrétiennes aux traditions celtiques. Le soir, quand les prêtres furent rentrés au presbytère, de longs troupeaux, bœufs, vaches, taureaux, génisses, sous la conduite des pâtres, défilaient dans l’ombre autour de la fontaine de Carnac et devant l’autel de saint Cornéli.

N’est-ce point là un tableau de maître ? La Bretagne d’aujourd’hui, celle du moyen âge et celle des druides, la lutte naïve des prêtres catholiques et des paysans celtes sur le terrain des traditions, cette harmonie des contraires qui recouvre une fidélité obstinée aux instincts primitifs de la race, tout cela n’est-il pas indiqué en quelques traits dans une parfaite mesure ? Lorsque je relis ces curieuses pages, je comprends mieux le rôle si original que les bœufs joueront dans ce tableau de la Bretagne. Le taureau qui venge son frère en éventrant le loup, les bœufs de Kemper qui brisent leurs attaches pendant l’émeute pour aller au secours des conscrits.

Renversant les bouviers, lançant contre les bornes
Gendarmes et soldats enfourchés par leurs cornes,

ces épisodes, et d’autres encore, montrent que saint Cornéli a bien inspiré son poète. Je comprends mieux aussi le caractère des

hommes, tant de douceur et de fermeté, tant de patience et de force, l’accord d’une philosophie si vraie et de superstitions si poétiques, et voyant tous ces contrastes si merveilleusement associés, je répète la conclusion que Brizeux lui-même, si modeste pourtant, n’a pas craint d’exprimer avec confiance : « Ramené à son principe, ce poème des Bretons pourrait s’appeler Harmonie. »

La première édition des Bretons avait paru en 1845 ; l’année suivante, sur l’initiative de M. Alfred de Vigny et grâce au chaleureux concours de M. Victor Hugo, ce beau poème fut couronné par l’Académie française. Cependant Brizeux continuait ses études de penseur et d’artiste, tantôt retouchant ses œuvres, déjà publiées, changeant un mot, ajoutant un vers, tourmenté des plus délicats scrupules de l’artiste, tantôt méditant sur toutes choses avec une extrême sensibilité d’intelligence et faisant pour l’avenir maintes provisions de poésie. Il aimait avec passion ce souffle littéraire qu’on respire à Paris, les visites aux musées, les théories à outrance sur la philosophie et l’art, théories parfois subtiles, téméraires, qui eussent ébouriffé les sols, charmantes et salutaires, entre gens qui se comprennent ; et pourtant au bout de quelques mois il avait toujours besoin de se retremper dans une autre atmosphère. Il partait alors pour le midi de la France, et de là four l’Italie, Il y passa l’hiver de 1847 ; c’était le quatrième séjour qu’il y faisait, ce fut aussi le dernier. La révolution de 1848 le surprit à Rome. Âme généreuse, il avait noblement chanté, après 1830, la liberté idéale, la belle déesse athénienne qui conduit le cortège des arts et sanctifie le travail ; les désordres de 1848 le remplirent de tristesse. Très lié avec un homme d’élite qui joua un noble rôle dans les premiers temps de la révolution italienne, il ne se fit pas longtemps illusion sur les espérances de son ami : dans toutes les villes, Venise seule exceptée, le mouvement d’une régénération nationale était arrêté par les violences démagogiques. Ce spectacle, nous le voyons par ses lettres, l’affligea profondément. Il resta pourtant en Italie pendant toute l’année 1848, habitant tour à tour Rome, Naples, Florence, cherchant partout le pays de la fleur d’or et ne la trouvait plus. Ce dernier voyage avait duré plus de deux ans ; il revint en France au mois d’avril 1849, passa quelque temps à Paris, donna une seconde édition des Bretons, et repartit pour la Cornouaille. Il avait besoin de calme, il voulait revoir la vie humaine dans son harmonie et sa sérénité ; ce qu’il avait cherché vainement en Italie, ce que Paris ne lui aurait pas donné non plus, il le trouva aux bords de l’Ellé.

Les deux derniers recueils de Brizeux, Primel et Nola, et les Histoires poétiques, relèvent de la même inspiration. On a remarqué dans La Fleur d’or la pièce si dramatique et si touchante intitulée Jacques. Un pauvre maçon, nommé Jacques, travaille avec son compagnon sur un échafaudage qui s’écroule ; la planche qui les relient encore est trop faible pour les supporter tous les deux, il faut que l’un périsse afin que l’autre soit sauvé. « Jacques, dit le compagnon, j’ai une femme et trois enfants. — C’est vrai, » dit Jacques, et il se précipite dans la rue. Ces traits de dévouement, d’héroïsme naturel et simple, ne passaient jamais inaperçus pour Brizeux. Il en remplissait sa mémoire, il les racontait à ses amis. Je l’entends encore s’écrier : « Est-ce beau ! est-ce beau ! » Et les larmes lui venaient aux yeux. En Bretagne, à Paris, partout, il avait recueilli de ces fleurs du bien, car c’était là un de ses principes ;

La fleur de poésie éclôt sous tous nos pas,
Mais la divine fleur, plus d’un ne la voit pas.

Lui, il la voyait toujours. Il avait donc toute une collection d’histoires de ce genre. Quelques-unes d’entre elles étaient comme les notes des Bretons ; il s’en était servi pour son poème, et ne comptait pas en faire un autre usage. Il y eut même un instant dans sa vie où il crut avoir accompli son œuvre ; Marie, La Fleur d’or et Les Bretons composaient tout un cycle parfaitement clos, et désormais, disait-il, il ne pouvait plus que se répéter. Un peu décourage peut-être, ou plutôt trop résigné à des pensées modestes, il eût sans doute prolongé son silence, si ses amis ne lui eussent révélé à lui-même quelle veine de poésie circulait dans sa conversation enthousiaste, abondante, toute pleine de sentiments et d’idées. Brizeux reprit donc sa plume pour célébrer l’héroïsme des cœurs simples, les dévouements inconnus, la secrète noblesse de cette humanité trop portée à se calomnier elle-même. Tel est le sujet des Histoires poétiques, et on peut se demander si l’inspiration que traduit ce nouveau recueil, déjà ancienne chez Brizeux, ne fut pas ranimée par la situation des choses publiques. Au milieu des agitations de la France, en face des passions et des intrigues, des convoitises et des trahisons de toute espèce, il était heureux de chanter les sentiments naturels de l’âme, la simplicité, la bonté du cœur, la dignité qui se respecte, surtout le dévouement sous toutes ses formes. Ici, c’est un jeune homme, le journalier Primel, aimé d’une jeune veuve belle et riche, et qui, par fierté, n’osant devenir son époux, veut du moins travailler encore pour gagner ses habits de noces. Là, c’est la vieille Mena, dont le rebouteux du canton, le bonhomme Robin, a guéri la vache à demi morte ; aussi, quand Robin tombe malade, voyez comme la pauvre vieille associe l’animal à sa reconnaissance ! La paysanne et la vache s’en vont trouver le bon rebouteux, la vache avec son lait, qui le réconfortera peut-être, la paysanne avec maintes paroles d’affection, avec maints propos joyeux qui charmeront du moins sa dernière heure. Plus loin nous sommes à Paris. Lamennais est en prison au milieu de l’hiver, il allume le feu de la cheminée quand un cri de désespoir retentit dans le tuyau : une hirondelle s’était blottie là pour passer la dure saison. Le vieillard, ce Celte à l’esprit superbe et au cœur plein de tendresse, le vieillard est ému, et vite il jette de l’eau sur le bois qui flambe.

En vain gronda la bise, en vain depuis novembre
Jusqu’en mars pluie et vent assiégèrent la chambre,
Le tison resta mort : blotti sous son manteau,
Le sage tendrement souffrit pour un oiseau ;
Mais au moindre rayon, pour son ami fidèle,
Gaiment au bord du toit gazouillait l’hirondelle.

Que d’inspirations de ce genre dans les Histoires poétiques ! La Traversée, Les Écoliers de Vannes, Le Missionnaire, Les Pécheurs, L’Artisane, attestent à la fois et la sensibilité du poète et la savante variété de son style. Cette science du style, devenue chez lui une préoccupation de toutes les heures, il la déployait quelquefois aux dépens du naturel. En cherchant la concision, il a rencontré trop souvent l’obscurité. La veine courante et facile de Marie, le large souffle des Bretons, avaient fait place, dans maintes pièces, à une forme écourtée, condensée, pleine d’ellipses et de sous-entendus. Pour ceux qui n’ont lu que ses derniers vers, ce chantre si doux a pu sembler un peu dur ; cette imagination si prompte a pu être accusée de sécheresse : pur défaut de forme et qui tenait aux scrupules exagérés de l’artiste. Il y a une classe d’écrivains qu’on pourrait appeler, comme le personnage de Térence, les hommes qui se tourmentent eux-mêmes ; Brizeux avait ainsi maints accès de dévotion poétique oú il devenait un héautontimoroumenos. Combien il eût mieux réussi à moins de frais ! Peut-être aussi les défauts de ses derniers recueils sont-ils la rançon des trésors qu’il y a semés. Si l’auteur de Primel et Nola ne s’était pas appliqué à concentrer sa pensée sous la formule la plus brève, s’il n’avait pas demandé ce secret à La Fontaine, à Horace, aux proverbes populaires, et surtout à ceux de ses cantons, ei’it-il écrit ce journal poétique où sont dessinés en quelques traits tant de petits tableaux vifs, nets et merveilleusement éclairés par la pensée ? Le Colporteur, Le Tisserand, La Procession, La Génisse, Comme on bâtissait la Maison d’école, La Fête des Morts, Dernière demeure, toutes ces petites pièces sont des chefs-d’œuvre d’art. La force et la souplesse, le réel et l’idéal, tous les tons s’y trouvent réunis, et à travers cette variété d’images le poète nous ramène toujours au Dieu de la Bretagne et du monde.

Brizeux complétait sans cesse ce recueil d’Histoires poétiques, et il ne les empruntait pas seulement à son pays. Ceux qui lui ont reproché de s’être trop cantonné dans sa Bretagne n’ont pas tenu compte de ses excursions si variées dans le domaine général de l’homme. Les tableaux les plus opposés sollicitaient sa verve de conteur. De la boutique de l’épicier, si vivement décrite dans L’Artisane, il passait au salon du roi Louis XV ou au tombeau de la fille de Ciccron. Sa Poétique nouvelle, malgré les objections légitimes que le plan a provoquées, ne renferme-t-elle pas des pages du plus grand style et de l’inspiration la plus large ? Le discours de Molière aux auteurs comiques de ce temps-ci, le tableau de la Révolution, de la mort de Louis XVI, des victoires de la République, la glorification des chambres de Raphaël, sont-ils d’un poète obstinément enfermé dans sa province ? Il avait combiné une meilleure distribution de ces tableaux ; tout le recueil de Primel et Nola devait s’y fondre ; des pièces non réunies encore en volume, d’autres tout à fait inédites ; Les Celtes, La Dame de la Grève, Les Dépositaires, y auraient trouvé place, et de même que La Fleur d’or a montré sous un jour nouveau les poésies des Ternaires, cette seconde édition des Histoires poétiques aurait révélé l’abondante inspiration de l’auteur dans la dernière période de sa vie. S’il n’a pas eu le temps d’accomplir lui-même son œuvre, il en a laissé le plan très net, très précis, et le rêve du scrupuleux artiste sera réalisé.

Les derniers vers que Brizeux ait imprimés sont intitulés L’Elégie de la Bretagne. C’est le cri suprême du barde. On dirait qu’il désespère de l’œuvre à laquelle il a consacré sa vie. Dans cette lutte pour la défense des vieilles mœurs, il se sent vaincu, et il pousse un gémissement à faire tressaillir les os des ancêtres. Ah ! le grand destructeur arrive, c’est la machine en feu qui roule sur la voie de fer :

Le dernier de nos jours penche vers son déclin :
Voici le dragon rouge annoncé par Merlin !
Il vient, il a franchi les marches de Bretagne,
Traversant le vallon, éventrant la montagne.
Passant fleuves, étangs, comme un simple ruisseau.
Plus rapide nageur que la couleuvre d’eau :
Il a ses sifflements ! Parfois le monstre aveugle
Est le taureau voilé dans l’arène et qui beugle :
Quand s’apaise la mer, écoutez longuement
Venir sur le vent d’est le hideux beuglement !

Bientôt ils descendront dans les places des villes,
Ceux qui sur les coteaux chantaient, gais chevriers,

Vendant leurs libres mains à des travaux serviles,
Villageois enlaidis vêtus en ouvriers.
 
Ô Dieu qui nous créas ou guerriers ou poètes.
Sur la côte marins et pâtres dans les champs,
Sous les vils intérêts ne courbe pas nos têtes,
Ne fais pas des Bretons un peuple de marchands.
 
Nature, ô bonne mère ! éloigne l’industrie !
Sur ton sein laisse encor nos enfants s’appuyer !
En fabrique on voudrait changer la métairie :
Restez, sylphes des bois, gais lutins du foyer !
 
La science a le front tout rayonnant de flammes,
Plus d’un fruit savoureux est tombé de ses mains !
Éclaire les esprits sans dessécher les âmes,
O bienfaitrice ! alors viens tracer nos chemins.
 
Pourtant ne vante plus tes campagnes de France !
J’ai vu par l’avarice ennuyés et vieillis
Des barbares sans foi, sans cœur, sans espérance,
Et, l’amour m’inspirant, j’ai chanté mon pays.
 
Vingt ans je l’ai chanté… Mais si mon œuvre est vaine,
Si chez nous vient le mal que je fuyais ailleurs,
Mon âme montera, triste encor, mais sans haine,
Vers une autre Bretagne, en des mondes meilleurs !

Ainsi le poète était toujours ramené à sa pairie ; qu’on ne croie pas cependant que dans ces beaux vers il s’agisse seulement de la Bretagne. La Bretagne ici, c’est la patrie de l’âme, c’est le domaine de la religion, de la philosophie et de l’art ; le dragon rouge, c’est la toute-puissance de l’industrie et le matérialisme destructeur. Ceux qui voient avec effroi grossir comme un torrent la servile démocratie de notre époque, tous ceux qui combattent pour la défense de l’idéal, pour la cause des idées philosophiques et religieuses, tous ceux qui mettent encore l’esprit au-dessus des sens et l’homme libre au-dessus de l’esclave, ont le droit de répéter en leur nom la noble clameur du poète !

J’ai oublié de mentionner deux ouvrages de Brizeux qui complètent sa physionomie, deux ouvrages celtiques et français à la fois, La Harpe d’Armorique (Télen Arvor[12]) et Sagesse de Bretagne (Fumez Breiz[13]). La Harpe d’Armorique est le recueil des vers qu’il a composés dans sa langue natale pour les paysans de Léon et de Cornouaille. La plupart de ces chhants sont bien connus aujourd’hui de Vannes à Kemper et de Kemper à Tréguier. Les lardes rustiques les débitent aux fêtes patronales avec accompagnement de biniou, les métayers les répètent au coin de l’âtre pendant les soirées d’hiver. L’auteur nous en donne ici le texte breton avec une traduction littérale ; il les a traduits ailleurs en beaux vers et les a insérés dans ses poèmes, unissant ainsi ses inspirations populaires à ses inspirations d’artiste, car l’unité est partout dans la vie et les œuvres de Brizeux. Le livre intitulé Sagesse de Bretagne est un petit trésor de proverbes armoricains. « Nous l’avons recueilli, dit le poète, de la bouche même des marins et des laboureurs. » On y sent en effet la saveur du sol et de la mer. Fruits variés de l’expérience, bon sens pratique, finesse joyeuse, profondeur naive, voilà ce que renferment d’ordinaire les recueils de cette nature ; il y a, dans celui-ci, des accents imprévus où se révèle une race originale. L’ingénieuse distribution de ces devises en augmente l’intérêt ; vous reconnaissez encore le poète à la manière dont il a lié sa gerbe. L’ouvrage est terminé par une touchante et instructive notice sur M. Le Gonidec ; le portrait de ce savant homme est à sa place au milieu de ces études celtiques dont il a été le promoteur. Ajoutons a ces curieuses recherches un Dictionnaire de topographie bretonne, auquel Brizeux a consacré de longues années, et que ses compatriotes, sans doute, ne laisseront pas inédit. Si les Histoires poétiques sont les notes morales du poème des Bretons, ces deux livres en sont les notes philologiques, géographiques, et ils montrent avec quel soin religieux l’écrivain accomplissait sa tache.

Voilà le poète ; l’homme n’est pas moins intéressant à étudier de près. Il y a plus d’un maître, et parmi les premiers, qui n’est poète qu’à ses heures ; Brizeux l’était sans cesse. L’inspiration le possédait toujours ; sa sensibilité était si vive, si exquise, que toute chose se transformait pour lui en sujet de joie ou de douleur. Joie et douleur, tristesse ou enthousiasme, chez ces natures de choix, n’est-ce pas l’inspiration même ? Il se révoltait quelquefois contre cette sensibilité ardente ; la douleur, à laquelle il offrait tant de prise, était son ennemi personnel ; et il déployait une verve philosophique singulièrement hardie chaque fois qu’il attaquait l’insoluble question : Pourquoi le mal ? Ce problème était le tourment de son esprit ; il ne voulait pas cependant que sa poésie en conservât la trace. S’il écrivait des vers où éclataient ses doutes, ses révoltes, ses interrogations adressées au Créateur, ce n’était que pour lui seul. J’en ai trouvé dans ses notes, et de bien beaux, avec ces mots tracés d’une main ferme : à brûler. Son extrême facilité d’émotions était corrigée en effet par une vigueur de méditation peu commune. Sentir vivement, méditer avec force sur les sentiments de son âme, c’était, on peut le dire, la constante occupation de Brizeux. Le résultat de ce double travail intérieur fut la sérénité, l’harmonie, où il voyait avec raison le but suprême de l’art. Aux heures où il souffrait le plus, il voulait que sa poésie ne parlât aux hommes que de consolation, il voulait faire aimer la vie, et il y découvrait maints trésors ; il voulait charmer et fortifier les âmes, les arracher à l’ennemi, à la douleur maudite. La religion, la famille, la patrie, les plus saines émotions de la vie humaine, les meilleures joies du coeur et de l’esprit, voilà ce que chantait Brizeux, et cela, je le répète, à l’heure même où ses souffrances morales semblaient le vaincre, où ses larmes parfois mouillaient le papier. Il est bien de lui, ce vers si tendre :

 
Tous entendront ma voix, nul ne verra mes pleurs.

Ces méditations, curieuses, ardentes, sur la vie philosophique et morale, Brizeux les appliquait aussi aux questions de littérature et de style. Il appartenait certes au mouvement de la poésie nouvelle éclose chez nous de 1820 à 1830 ; il avait assez marqué sa place dans cette rénovation de l’art, lui qui avait créé en France l’idylle vraie, l’idylle à la fois réelle et idéale ; libre cependant, sans préjugés d’école, il étudiait les maîtres classiques avec une pénétration merveilleuse. Son admiration très fine et très indépendante n’admettait pas de jugements convenus. Il louait ou blâmait, pièces en main, avec des raisons personnelles, très senties, qui eussent bien surpris parfois les commentateurs attitrés. Son La Fontaine, son Boileau étaient chargés de notes à la fois respectueuses et hardies. Dans son ardeur à renouveler chez nous le récit poétique, il étudiait les secrets de La Fontaine, et ce style le jetait en extase, bien qu’il ait poétiquement déchiré la page où le fabuliste médit de Kemper-Corentin. On eût dit qu’il conversait de plain-pied avec ces hommes d’un autre âge, et cela sans présomption aucune, sans ombre d’arrogance, comme un disciple de l’idéal qui cause librement avec un maître enchanté lui-même de l’ardeur et de la liberté du disciple. Il reprenait maintes choses, hasardait un conseil, soulignait un vers et le refaisait parfois[14]. Il avait beaucoup lu, sans trop de méthode, un peu à la façon de La Fontaine. Il possédait comme lui les poètes du Nord et du Midi, ceux du Midi surtout. Bien qu’il ait ardemment aimé Shakespeare, Byron, les lakistes, et qu’il ait goûté avec finesse les complications savantes de Gœthe, il revenait toujours cependant à la tradition grecque et latine, aux chantres des pays du soleil, et avec la libre allure de sa critique il leur associait les poètes orientaux, les sages persans, les mystiques hindous, se rappelant, il l’a dit plus d’une fois, que sa race celtique était fille de l’Asie. Il rimait la Sâvitri du Mâhâbhârata autant que la Nausicaa de l’Odyssée.

Son invention était ardente aussi et beaucoup plus variée qu’on ne l’a cru. S’il achevait ses moindres œuvres avec lenteur, les retouchant sans cesse, amoureux de l’ensemble et de chaque contour, sa conversation était pleine d’idées, de plans, qu’il traçait tout à coup et avec fougue. Plus d’un écrivain lui a dû des inspirations fécondes. Le théâtre, où il avait débuté avant de se connaître lui-même, le tentait de nouveau dans sa maturité. Le roman ne l’attirait pas moins, et, s’il n’avait été dévoué à la poésie pure, on devine tout ce qu’il y aurait mis de finesse, d’élévation morale, de délicates études psychologiques. Je trouve dans ses papiers des notes très curieuses, très nombreuses, pour un roman intitulé Valentin, qui aurait été le résumé de son expérience et de sa philosophie. Les vers du Livre des Conseils, où il recommande si bien l’harmonie de nos facultés, l’alliance des contraires, l’équilibre en toute chose, car la vie est un art, eussent servi d’épigraphe à cette histoire. « Je veux, dit-il, conduire mon héros jusqu’à cet état de sérénité et de force, où l’âme est sui compos. Il n’y arrivera qu’après de dures épreuves. Avant qu’il se résigne en sage, on entendra ses cris… Que ce soit un livre fortifiant et sain, le contraire de René, d’Adolphe, etc., sans que cette prétention soit affichée ! Sui compos, voilà le but de ce livre. » Au milieu des détails, des indications de caractères, il y a çà et là des jugements très fins sur les principaux romans psychologiques de notre siècle. Citons encore une ligne qui explique l’intérêt de ces notes : « Il faut que cette étude contienne mon esthétique, ma philosophie, ma politique, ma religion. » La pensée première de ce roman avait tant de prix pour Brizeux, que je la retrouve sous la forme d’une comédie intitulée L’Équilibre. Le plan est fait, les actes et les scènes sont distribués ; chaque personnage est annoncé avec les nuances de son caractère : il s’agit de corriger {Brizeux souligne le mot en souriant), il s’agit de corriger, ni plus ni moins, Le Misanthrope de Molière. Entre Alceste et Philinte, il faudrait un Ariste, c’est-à-dire Molière lui-même, et Molière l’a oublié. Brizeux réparera l’omission. Il met en scène une âme franche, impétueuse, dont l’àpreté a besoin d’être contenue par la science de la vie ; en face de ce nouvel Alceste, il place trois ou quatre Philintes (la race a pullulé), une véritable légion de complaisants qui excusent tout, parce qu’ils ne croient à rien. Voilà bien des occasions d’emportement pour l’Alceste du xixe siècle ; où est Ariste pour régler cette passion qui s’égare ? Ariste est représenté par une femme. Cette harmonie que cherche le poète, cette mesure dans l’ardeur généreuse et la patience, cette science de la vie enfin, c’est une mère qui est chargée de l’enseigner à l’homme.

Je ne rendrai pas à Brizeux le mauvais service de louer des œuvres qui n’existent qu’en projet ; en telle matière, l’exécution est tout. Je signale seulement ces programmes de romans, de comédies (il y en a d’autres encore), afin de marquer avec plus de précision la physionomie de l’écrivain. Pourquoi n’a-t-il pas réalisé ses plans ? Parce que la poésie pure le rappelait toujours. Lévite consacré à l’art des vers, il se laissait entraîner à sa fougue, à l’abondance de ses idées, il jetait sur le papier maintes ébauches, puis, au moment de commencer sa comédie ou son roman : « Non disait-il, je resterai fidèle à l’unité de ma vie, à l’harmonie de mon œuvre. » Sur ce terrain, sa verve, si concentrée qu’elle fût, était intarissable. Entre cent autres projets, il méditait depuis longtemps un grand poème sur l’époque héroïque de son pays. Ce devaient être trois récits, Tristan, Merlin, Arthur, poétiques et touchantes histoires, distinctes l’une de l’autre et unies cependant par un lien commun sous ce même titre : La Chute de la Bretagne. Brizeux répondait ainsi à la critique de M. Maonin, critique intelligente et féconde, puisqu’elle provoquait une telle ardeur. L’ouvrage, d’après le plan de l’auteur, n’aurait pas eu moins de trois mille vers ; c’eût été le pendant du poème des Bretons. On aurait vu face à face la Bretagne fabuleuse et la Bretagne réelle, les pères et les enfants, les druides et les prêtres, les héros et les pâtres[15].

On a parlé de ses vivacités, de ses brusques humeurs, de ses enthousiasmes et de ses antipathies également passionnées ; pourquoi omettrais-je ce trait de physionomie qui achève de le peindre ? Il s’en est accusé lui-même, et plus d’une fois, dans ses vers. N’oublions pas d’ajouter que la passion chez lui cédait bien vite à la raison ; nul n’était plus prompt à revenir. La générosité du cœur réparait les emportements de l’esprit. Je n’en citerai qu’un exemple, et, si je choisis celui-là, c’est qu’il se rattache à une œuvre du poète. Un jour, au début de la guerre de Crimée, quand il écrivait ses appels à l’Allemagne, il avait composé une autre pièce, une invective furieuse contre la race germanique. L’Allemagne était la Chine de l’Europe, le pays des conseillers titrés, des mandarins pédants ; il raillait tout, le philosophe, le philologue, l’étudiant alourdi par la bière,

 

L’éternel professeur avec sa fiancée
Éternelle ;

bref, la satire et l’insulte y étaient prodiguées à pleines mains en des vers merveilleusement frappés. J’écoutai en souriant, puis je pris la défense de l’Allemagne ; je lui peignis en quelques mots ce noble peuple dévoué à la science, aux lettres, à la pensée ; je lui rappelai en quelle estime y étaient tous les poètes, comme les maîtres de l’art y étaient populaires. Bien des choses qu’il aimait en Bretagne se retrouvaient, lui disais-je, dans les vallées du Neckar ; l’Allemagne aussi est la terre des chênes. Le pays de Pelage, d’Abélard, de Descartes, avait-il le droit de maudire ainsi le pays de Leibnilz et de Kant ? Cette aversion que les Schlegel et autres avaient témoignée à la France avait son origine en 1813, c’était le réveil du sentiment national ; en un mot, je le réfutais avec ses principes mêmes, avec ses vers, je lui rappelais la pièce aux Prêtres de Bretagne. Soudain je vis ses yeux s’emplir de larmes ; il prit le papier où était tracée son invective et le déchira en morceaux[16].

On a parlé aussi de son existence trop peu assise et de son médiocre souci des conventions mondaines. Brizeux, si élégant dans sa jeunesse (c’est ainsi que le peint ce condisciple dont je citais plus haut les souvenirs), avait contracté en voyageant des allures toutes nomades. À coup sûr, il tenait plus à l’élégance morale qu’à la correction extérieure. Pendant ses longs séjours au milieu des paysans de la vallée du Scorf, étudiant les mœurs et le langage rustiques, passant les soirs au coin de l’âtre, dans la métairie ou l’auberge du bourg, il y avait pris des habitudes qu’il n’oubliait pas assez en revenant à la ville. Sa vie errante, cette manière de travailler dans les rues, cette parfaite ingénuité qui ne le défie ni des sots ni des pédants, tout cela pouvait lui nuire. Quelquefois même ce n’étaient pas les pédanls et les sots qui le blâmaient ; ses amis ne lui ménageaient pas les conseils, et quel vrai poète n’a pas eu besoin dans sa vie d’être guidé parfois comme un enfant ? Quant à ceux qui ont envenimé ces reproches pour fermer à l’auteur de Marie et des Bretons les portes de l’Académie française, je leur souhaite de n’avoir jamais sur la conscience de plus graves péchés que les siens. Ses torts, s’il en eut, n’ont nui qu’à lui seul ; ses vertus ont profité à plus d’un. Il a honoré les lettres autant qu’aucun écrivain de ce temps-ci. Quand je me représente l’indépendance de son caractère, la pureté de sa vie, son amour de la France, sa fidélité à l’art et à l’amitié, son sentiment de sa dignité poétique, à la fois si modeste et si fier, je voudrais inscrire sur son monument ces vers qu’il a composés pour le tombeau d’un ami :

C’était un diamant. La perle la plus rare
Se dissout dans l’acide et finit lentement.
L’acier lance en éclats le marbre de Carrare,
Rien n’entamait son cœur. C’était un diamant.

Tous ceux qui connaissaient Brizeux ont pleuré en lui plus que le poète. La Bretagne a bien senti la perte qu’elle vient de faire. Parmi tant de pièces de vers inspirées par la mort du barde, qu’on me permette d’en citer au moins une ; elle est écrite dans sa langue natale, et l’on y entend comme un gémissement de ces bruyères au milieu desquelles il demandait à être enseveli avec Albin, Daniel et tous ceux du canton.


m o r t     d u     b a r d e     d e     l a     p e t i t e - b r e t a g n e.
Mourir pour revivre.

« Douleur, douleur à toi, Petite-Bretagne ! — Gémissez et répondez des larmes, — rochers aux bords de la mer profonde, — et vous, chênes, au sein des forêts ! —

« La mort impitoyable, comme un loup sorti des bois au milieu de l’hiver, — fauche sans merci dans notre Bretagne ; — sa faux csl toute rouge de sang.

« Mais ce sang-là a bonne odeur ; — il sent la rose et l’aubépine blanche ; — car c’est le sang d’un barde, d’un vrai Breton, — qui partout chantait son pays.

« Brizeux est mort, le barde d’Arvor ! — Il est mort pour revivre en un monde meilleur. — Chantez le chant d’adieu, ô vous, forêts et mer ! — Rossignol de nuit, pleure son trépas.

« Et vous, ô Marie, sur sa tombe priez Dieu et la Vierge, — et mettez une rose nouvelle à l’endroit du cœur du doux chanteur.

« Mais où faudra-t-il enterrer le corps du barde qui chanta si bien le pays que nous aimons tous, — mer tout autour, bois au milieu ?

«  Mettez-le à la pointe du Raz, prés de la mer profonde, où il entendra dans le vent le chant des blanches prêtresses de l’île de Sein.

« Ou bien encore mettez-le dans la plaine de Carnac, sous le plus grand des men-hir, et près de là plantez un jeune chêne.

« Sur le men-hir fruste et sans ornement, vous graverez un petit livre doré, — et aux branches du chêne vous suspendrez une harpe.

« Et le vent de mer, en passant, chantera des sônes et des gwerz, et sur les branches du chêne le rossignol pleurera toute la nuit.

« Ô Français, dans votre Académie vous n’avez pas voulu du barde de Bretagne, qui chanta toujours la patrie et la foi[17].

« — Et vous avez bien fait, — car dans un autre monde il est avec Gwenclan et Aneuzin (une académie qui n’est pas mauvaise), — avec Talièsin et Merlin.

« — Mais en Bretagne il y a des bardes encore ; — or chantez tous ses louanges en des gwerz qui vivront à jamais dans le pays.

« — Et, moi, je voudrais avoir deux ailes et de grandes plumes pour m’envoler au loin par delà la mer bleue, afin de dire à nos frères des contrées lointaines : — « Pleurez et portez le deuil ! »

« Il est mort, le barde de la Petite-Bretagne ! Bois de chênes, et vous, mer, pleurez ! — « S’il est mort, c’est pour revivre « d’une vie meilleure ! » répond une voix venue de loin[18]. »


On connaît les détails de sa mort. Atteint d’une maladie de poitrine, il était allé dans le midi de la France, à Montpellier, chercher le soleil qu’il aimait tant. Ni le soleil d’avril, ni les soins de l’amitié, ni les secours de l’art, ne purent le sauver. Il garda jusqu’au dernier jour la sérénité de son intelligence, l’exquise sensibilité de son âme. Du cœur et des lèvres il envoyait un souvenir à chacun de ses amis. Ses dernières pensées ont été pour sa mère et la Bretagne. « Quand je serai mort, disait-il à celui qui l’assistait, insérez quelques mots très simples, très modestes, dans un journal de Montpellier ; dites que la Bretagne devrait bien ouvrir une souscription pour faire transporter mon corps dans ma patrie. J’ai fait cela moi-même pour Le Gonidec. » L’inspiration religieuse ayant été l’âme de sa vie et de ses chants, on me demandera sans doute dans quels sentiments il est mort. Je dois être discret sur ce point ; Brizeux a voulu mourir caché comme il avait vécu. Je le dirai seulement, car il ne me l’a pas défendu, et cette révélation contiendra peut-être un avertissement salutaire : le parti qui se prétend religieux, et qui éloigne du christianisme un grand nombre des plus nobles âmes de ce temps-ci, lui était devenu, dans ces dernières années, plus odieux que jamais. Il craignait d’être confondu avec ces pharisiens, et cette crainte le préoccupait beaucoup trop assurément : quel rapport entre l’artiste chrétien et de judaïques docteurs ? Il est mort plein de foi et d’espérance, plein de foi en la bonté de Dieu et d’espérance dans une vie meilleure. Il s’accusait de ses fautes avec l’humilité d’un cœur pur : « J’étais si faible ! » disait-il. Le jour où son corps fut porté à l’église et de là au cimetière dans un caveau d’attente, l’ami qui ne l’avait pas quitté jusqu’à la dernière heure, se rappelant qu’à la mort de Klopstock on avait récité sur sa tombe les plus touchants épisodes de La Messiade, crut aussi pouvoir lire sur le cercueil de Brizeux quelques-uns des plus beaux chants sortis de son âme. Le lendemain il écrivait à un ami ces paroles assez peu orthodoxes, je le confesse, mais qui résument avec fidélité le christianisme confiant et les suprêmes aspirations de Brizeux : « Le cercueil va partir pour Lorient. Ce pauvre corps, que j’ai vu tant souffrir, reposera sous la terre de Marie ; l’âme est dans une autre Bretagne, en des mondes meilleurs, avec Platon, Virgile, saint Jean, Raphaël, saint Corentin, patron de Kemper, et saint Cornéli, patron des bœufs. »

Août 1858

III

Nous avons déjà dit que les vœux du poète mourant ont été réalisés. Le corps de Brizeux a été ramené dans sa patrie ; M. Rouland, ministre de l’instruction publique, s’était empressé de contribuer à cette oeuvre pieuse. L’auteur des Bretons aura sa tombe dans sa ville natale. Puisse-t-il aussi avoir son monument dans la vallée du Scorf, comme l’ont souhaité ses amis de Paris, comme il le demandait lui-même en ces vers, un monument simple, rustique, un monument celtique et chrétien tout ensemble, une pierre et une croix au pied d’un chêne !

 
Vous mettrez sur ma tombe un chêne, un chêne sombre,
Et le rossignol noir soupirera dans l’ombre :
« C’est un barde qu’ici la mort vient d’enfermer.
Il aimait son pays et le faisait aimer. »

Quant à son monument littéraire, c’est l’édition de ses poésies complètes. La voici terminée selon ses recommandations suprêmes. Dans Marie, dans La Fleur d’or, le lecteur remarquera plusieurs pièces inédites ; si le poème des Bretons, sauf quelques corrections de détail, est resté ce qu’il était, les Histoires poétiques présentent une physionomie toute nouvelle ; le recueil de Primel et Nola y est entièrement fondu ; un ordre meilleur met en leur vrai jour ces récits tous divers de pensers et de tons, dit le poète, et unis cependant par le lien d’une inspiration toujours fidèle à son amour.

Dans cette distribution des Histoires poétiques, nous avons obéi religieusement, est-il besoin de le dire ? à la volonté expresse de notre ami. Il n’est qu’un seul point de cette édition où il nous a été impossible de suivre le plan tracé de sa main. Brizeux désirait que ses poésies complètes fussent publiées en trois volumes, dont le premier eût contenu Marie et La Fleur d’or, le deuxième Les Bretons, le troisième les Histoires poétiques. Puisque des convenances de librairie ne nous ont pas permis d’exécuter ce dessein, nous voulons du moins signaler ici le projet du poète. Au reste, obligés d’adopter un ordre différent, nous nous sommes bien gardés de substituer notre pensée à la sienne ; c’est à Brizeux lui-même que nous avons demandé conseil. La préface des Histoires poétiques (première édition, chez Victor Lecou, 1855) contient à ce sujet des indications qui ne devaient pas nous échapper. Brizeux y donne la division de ses œuvres, et il place d’un côté Marie et Les Bretons, de l’autre Primel et Nola, et les Histoires poétiques ; La Fleur d’or, recueil philosophique, voyage au pays de la Science et de l’Art, est comme le lien qui unit la poétique gerbe. « De mon pays, dit-il, j’ai tracé d’abord une image légère dans l’idylle de Marie, puis un tableau étendu dans l’épopée rustique des Bretons, laquelle trouve son complément dans ces Histoires poétiques et le recueil de Primel et Nola. Tout a son lien dans le livre lyrique de La Fleur d’or. »

Le plan indiqué ici est celui que le lecteur trouvera dans ces quatre volumes ; le premier contient Marie, le deuxième Les Bretons ; à l’un et à l’autre de ces deux poèmes se joignent naturellement les deux recueils en langue celtique, Télen Arvor et Furiiez Breiz. Le troisième et le quatrième, qui renferment l’édition définitive des Histoires poétiques, s’ouvrent par La Fleur d’or, centre mélodieux de tous les chants de l’auteur. On aura donc d’un côté l’idylle et l’épopée, de l’autre les études de l’artiste avec les récits du penseur et du sage. C’est Brizeux tout entier sous son double aspect, le poète breton et le poète profondément humain, le chantre des choses simples et l’esprit initié à toutes les délicatesses de l’art, le doux maître enfin qui voulait que tous les contrastes de son inspiration, unis, fondus ensemble, formassent, en ce siècle troublé, une sereine et virile harmonie.

Saint-René Taillandier.
3 mai 1860.
  1. Cette Notice a été publiée en tête de l’édition de 1860.
  2. Voyez la Revue des Deux Mondes du 13 février 1855.
  3. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 février 1841 et du 1er août 1845.
  4. Le correspondant si bien instruit dont j’ai résumé les notes, et que je me permets de contredire ici, est M. Lenir, naguère chef du personnel à l’administration des domaines, aujourd’hui directeur de l’enregistrement à Kemper. Or, depuis que cette page a paru dans la Revue des Deux Mondes, j’ai appris que je n’avais pas eu tort de discuter ce point avec M. Lenir et de contester son opinion : un frère du poète, M. Ernest Bover, son confident, et en maintes occasions son témoin, a bien voulu ajouter à mes conjectures l’autorité décisive de ses souvenirs. Tous les épisodes du poème de Marie, la scène du pont Kerlô, les adieux sous le porche de l’église, la nuit de Noël, tout cela est scrupuleusement vrai ; la pénétrante simplicité des tableaux n’est égalée que par la sincérité du peintre. « J’accompagnais mon frère, me disait M. Boyer, à cette foire d’Arzannô, où il acheta des bagues à Marie et à ses sœurs. Je n’étais qu’un enfant, mais je la vois encore avec son air calme et doux,

    De ses deux jeunes sœurs, sœur prudente, entourée, »

  5. Elle a été écrite en collaboration avec M. Philippe Busoni.
  6. Jouée à l’Odéon le 16 mars 1826.
  7. Voyez l’article sur M. Magnin dans la Revue des Deux Mondes du 13 octobre 1843.
  8. Je ne citerai que ce passage ; il suffit pour donner le ton des vers et de la pièce.

    RACINE.
    Tu boiras donc toujours ?
    CHAPELLE.
    Oui, parbleu ! mon enfant,

    Dans le vin les bons vers. Je conviens que pourtant
    Tu ne les fais pas mal, non plus que ce Molière.
    RACINE.
    Ah ! sans lui tu serais au fond de la rivière.
    CHAPELLE.
    Chut ! ne me parle plus de cet affreux repas,
    j’en tremble encor. D’ailleurs tu ne t’y trouvais pas.
    J’en suis fâché, mon fils, cela manque à ta gloire.
    Souper fameux auquel à peine on pourra croire,
    Que peut-être un auteur doit illustrer un jour,
    Sûr d’illustrer aussi sa mémoire à son tour !
    RACINE.
    Tu ne feras point là le plus beau personnage.
    CHAPELLE.
    Je ferai le plus gai, c’est assez mon usage.

    (Scène xii)
  9. Marie a paru au mois de septembre 1831, bien que le livre porte la date de 1832
  10. Le Pianto avait paru au mois de janvier 1855.
  11. M. Charles Magnin ; voyez la Revue des Deux Mondes du 1er août 1845.
  12. Un volume. Lorient, 1844.
  13. Un volume. Lorient.
  14. Parmi des remarques très précises sur Corneille et Racine, sur Molière et La Fontaine, les deux grands, comme il les appelle, je trouve cette rectification d’une petite pièce de Malherbe. Il commence par transcrire les vers sur la pucelle d’Orléans brûlée par les Anglais :

    L’ennemi, tous droits violant.
    Belle amazone, en vous brûlant,
    Témoigna son âme perfide ;
    Mais le destin n’eut point de tort :
    Celle qui vivait comme Alcide
    Devait mourir comme il est mort.

    Puis il ajoute : « Les quatre premiers vers sentent un peu le normand et la procédure. On pouvait dire plus vivement :

    Monte au bûcher, fille intrépide.
    Et laisse à l’Anglais son remord :
    Celle qui vivait comme Alcide
    Devait mourir comme il est mort. »

  15. On ne lira pas sans intérêt le programme du poète : « L’histoire et les noms de Gauvain, Lancelot, Ivain, Perceval, Érec, se mêleront à cette trilogie. Arthur pourra paraître dans le poème de Tristan, de Merlin, et chacun réciproquement dans les trois poèmes, de manière à faire un tout de ces trois histoires séparées. Le bénéfice de ce plan est de conserver isolé chacun de ces poétiques récits, et cependant de former un tout nommé La Table ronde ou La Chute de la Bretagne. Le défaut du poème de l’Arioste, œuvre admirable, c’est que, le lien étant naturellement rompu et le nombre des acteurs immense, l’intérêt ne s’arrête sur personne… mais il ne voulait qu’amuser. Il faut que ce poème intéresse et touche. Mœurs héroïques, sans emphase, mais prises au sérieux. »
  16. Je laisse subsister cette page même après la guerre de 1870. M. Désiré Nisard l’a très bien dit en me recevant à l’Académie française : il faut que nos amicales paroles d’autrefois restent comme un témoignage de la confiance et de la générosité de la France en face de l’hypocrisie haineuse de l’Allemagne. ( Janvier 1874.)
  17. Ce reproche n’est pas tout à fait juste. Quelques jours après la mort de Brizeux, un membre éminent de l’Académie française m’écrivait ces mots : « Hier, à notre réunion du jeudi, on savait la triste nouvelle, et l’on s’en est fort entretenu, avec tous les regrets et les éloges dus à un poète qui appartenait par bien des côtés à l’Académie, et qui était fait pour lui appartenir de plus en plus. »
  18. L’auteur de ces vers est M. F.-M. Luzel.