Nouveaux Principes d’économie politique/Livre I/Chapitre 6

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Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre I, chapitre 5

Livre I, chapitre 6

Livre I, Chapitre 7


CHAPITRE VI.

Le système agricole ou des économistes


Le système mercantile a été pendant un siècle universellement adopté par les gouvernemens, universellement invoqué par les négocians et les chambres de commerce, universellement commenté par les écrivains, comme s’il était démontré avec la plus haute évidence, sans que personne se donnât la peine de l’établir sur des preuves nouvelles. Mais après le milieu du dix-huitième siècle, le docteur Quesnay lui opposa son tableau économique, commenté ensuite par Mirabeau et par l’abbé De Rivière, développé par Dupont De Nemours, analysé par Turgot, et adopté par une secte nombreuse qui se forma en France sous le nom d’économistes. Cette secte gagna aussi des partisans en Italie : c’est celle de toutes qui a le plus écrit sur la science qui nous occupe. Cependant elle avait admis les principes du docteur Quesnay avec une si aveugle confiance, elle leur est demeurée si implicitement fidèle, qu’on découvre à peine quelque différence d’opinions ou quelques progrès entre ses écrivains[1].

Quesnay fonda donc le second système en économie politique, qu’on nomme encore le système des physiocrates, mais plus communément le système agricole ou économiste.

Il commença par reconnaître que l’or et l’argent, signes de toutes les richesses, moyens d’échange entre tous les hommes, prix de tous les marchés, ne formaient point par eux-mêmes la richesse des états, et qu’on ne devait point juger la prospérité d’une nation par la seule abondance de ces métaux précieux. Il porta ensuite ses regards sur les différentes classes d’hommes qui, tous attachés à gagner de l’argent et à faire circuler les richesses, lors même qu’ils en accumulaient pour eux, ne lui paraissaient encore occupés que d’échange. Il cherchait à démêler entre eux quels étaient ceux qui avaient un pouvoir créateur. C’était chez eux que devait commencer la richess, tandis que toutes les transactions du commerce lui semblaient ne faire autre chose que la transmettre de mains en mains.

Le négociant, qui porte d’un continent à l’autre les productions des deux hémisphères, et qui, rentré dans les ports de sa patrie, retrouve, lorsqu’il vend sa cargaison, une somme double de celle avec laquelle il avait commencé ses courses ne parut néanmoins au docteur Quesnay avoir fait autre chose qu’un échange. S’il avait vendu aux colonies les étoffes d’Europe à un prix plus élevé qu’elles ne lui avaient coûté, c’est qu’elles valaient réellement davantage. Avec leur prix d’achat il devait encore se faire rembourser de la valeur de son temps, de ses soins, de sa subsistance, et de celle de ses matelots et de ses agens, pendant ses voyages. Il avait un remboursement semblable à prétendre sur le prix de vente des cotons ou des sucres qu’il rapportait en Europe. Si, à la fin de son voyage, il lui restait quelque profit, c’était le fruit de son économie et de son savoir-faire. Le salaire que lui avaient alloué les consommateurs pour la peine qu’il avait prise en voyage était plus ample que la somme qu’il avait dépensé ; n’importe, car il est de la nature d’un salaire de devoir être dépensé en entier par celui qui le gagne ; et, s’il avait dépensé le sien, il n’aurait rien ajouté à la richesse nationale par le travail de toute sa vie, puisque les marchandises qu’il rapportait ne faisaient que compenser tout juste la valeur des marchandises qu’il avait données en échange, ajoutée au salaire de lui-même et de tous ceux qui s’étaient employés avec lui dans son commerce.

D’après ce raisonnement, le philosophe français donna au commerce de transport le nom de commerce d’économie, qui lui est demeuré. Il n’est, dit-il, point destiné à pourvoir aux besoins de la nation qui l’exerce, mais seulement à servir les convenances de deux nations étrangères. La première n’en retire d’autre bénéfice qu’un salaire, et ne peut s’enrichir que par l’économie qu’elle fait sur ce salaire.

Le docteur Quesnay, passant ensuite aux manufactures, les considéra comme un échange, tout aussi-bien que le commerce. Mais, au lieu d’avoir pour objet deux valeurs présentes, leur contrat primitif fut à ses yeux l’échange du présent contre l’avenir. Les marchandises produites par le travail de l’artisan ne furent, selon lui, que l’équivalent de son salaire accumulé. Pendant qu’il travaillait il avait consommé pour vivre les fruits de la terre ; un autre produit de la terre était l’objet de son travail. Mais le tisserand devait retrouver dans le prix de la toile détachée de son métier, d’abord le prix du lin ou du chanvre dont elle était fabriquée, ensuite le prix du blé et de la viande qu’il avait consommés pendant tout le temps qu’il avait été occupé à la filer et à la tisser. L’ouvrage qu’il avait achevé ne représentait autre chose que ces diverses valeurs accumulées.

Enfin l’économiste français porta ses regards sur l’agriculture. Le laboureur lui parut être dans la même condition que le commerçant et l’artisan. Comme le dernier, il fait avec la terre un échange du présent contre l’avenir. Les récoltes qu’il fait naître renferment la valeur accumulée de son travail ; elles lui paient un salaire auquel il a le même droit que l’artisan et le marchand, car c’est de même la compensation de tous les fruits de la terre qu’il a consommés pour en faire naître de nouveaux. Mais, après que ce salaire a été prélevé, il reste un revenu net qu’on ne voyait point naître des manufactures ou du commerce : c’est celui que le laboureur paie au propriétaire pour l’usage de sa terre.

Ce revenu des propriétaires de terre parut à Quesnay d’une nature toute différente de tous les autres. Ce n’étaient point des reprises, selon l’expression qu’il avait adoptée pour désigner le recouvrement des avances faites aux travailleurs ; ce n’était point un salaire, ce n’était point le résultat d’un échange, mais le prix du travail spontané de la terre, le fruit de la bienfaisance de la nature ; et puisque seul il ne représentait point des richesses préexistantes, seul il devait aussi être la source de toutes les autres. En suivant la valeur de toutes les choses créées, sous toutes leurs transformations, Quesnay voyait toujours leur première origine dans les fruits de la terre. Le travail du laboureur, de l’artisan, du marchand, consommait ces fruits comme salaires, et les reproduisait sous des formes nouvelles. Le propriétaire seul les recevait à la source, des mains de la nature, et par eux il se trouvait en état de payer un salaire à tous ses compatriotes, qui ne travaillaient que pour lui.

Ce système ingénieux renversait, par ses bases, celui des mercantiles. Les économistes niaient l’existence de cette balance commerciale, à laquelle leurs antagonistes attachaient tant d’importance. Ils croyaient impossible d’attirer du dehors, dans un pays, un courant non interrompu d’espèces monnayées, et, eût-on pu y réussir, ils n’y voyaient aucun avantage ; ils refusaient enfin la faculté de rien produire aux artisans et aux négocians, favoris du système mercantile ; car, divisant la nation en trois grandes classes, ils n’y reconnaissaient que des propriétaires de terre, seuls dispensateurs de la fortune nationale ; des laboureurs, seuls ouvriers productifs qui faisaient naître le revenu des premiers ; et des salariés, parmi lesquels ils rangeaient aussi-bien les négocians et les artisans, que tous les officiers de l’état, destinés à y maintenir l’ordre et la sûreté.

Les conseils que les deux sectes donnaient au gouvernement ne différaient pas moins que leurs principes. Tandis que les mercantiles voulaient faire intervenir l’autorité en toute chose, les économistes lui répétaient sans cesse : laissez faire et laissez passer ; car par cela même que l’intérêt public se compose de la réunion de tous les intérêts personnels, ils estimaient que l’intérêt personnel de chaque individu le guiderait plus sûrement que le gouvernement vers l’intérêt public dont le sien faisait partie.

En politique, les économistes, voyant dans les propriétaires de terre les hôtes qui recevaient la nation entière dans leurs foyers, les dispensateurs de toute richesse, et les maîtres de la subsistance de tous leurs concitoyens, les considérèrent aussi comme seuls souverains de l’état. Leurs principes les conduisaient à l’établissement d’une aristocratie absolue, quoiqu’ils les accommodassent au gouvernement monarchique sous lequel ils étaient nés. Les devoirs qu’ils imposaient aux propriétaires fonciers et à l’autorité publique étaient les mêmes, et la disposition de toute la force sociale devait demeurer entre les mains de ces propriétaires.

En finance, les économistes, confondant tous les revenus dans celui que la terre donne annuellement à ses propriétaires, ne doutaient point que tous les impôts, sous quelque forme qu’ils fussent perçus, ne fussent acquittés en dernière analyse par ce revenu ; ils estimaient donc que le fisc devait demander directement l’impôt unique à celui qui, en dernière analyse, devait toujours le payer ; que cet impôt devait toujours être assis sur le revenu de la terre, et que toute autre manière de le percevoir avait pour résultat de coûter beaucoup plus cher au même propriétaire qui le remboursait, et de vexer inutilement tous ceux qui en faisaient l’avance.

En administration, les économistes professaient que tout l’art du gouvernement devait tendre à garantir aux sujets de la première classe, ou aux propriétaires de terre, l’entière disposition du terrain, et la jouissance paisible de ses fruits ; à la seconde, ou aux cultivateurs, leur salaire et la restitution de leurs dépenses annuelles ; à la troisième, classe subordonnée qui comprend les fabricans, les commerçans, ceux qui cultivent les beaux-arts, et ceux qui exercent les métiers, tous les droits qu’ils exprimaient par les trois mots de liberté, immunité et concurrence.

Dans les relations du commerce extérieur, les économistes établissaient en principe qu’on ne défendrait jamais la sortie d’aucune production ou d’aucune marchandise nationale ;

Qu’on ne défendrait jamais l’entrée d’aucune production ou d’aucune marchandise étrangère ;

Qu’on ne mettrait jamais aucun impôt sur l’exportation des productions et des marchandises du pays ;

Qu’on ne mettrait jamais aucun impôt sur l’importation des productions et des marchandises venant de l’étranger ;

Qu’on ne mettrait dans les ports et dans les marchés aucune différence entre les étrangers et les nationaux.

Une très-grande fermentation fut excitée chez les français par le système des économistes. Le gouvernement de cette nation lui permettait alors de s’occuper des affaires publiques, mais non pas de les connaître. La discussion sur la théorie était assez libre ; mais aucun des faits, aucun des documens dont l’administration était dépositaire ne devait être mis sous les yeux du public. On peut reconnaître, dans le système des économistes français, les conséquences de leur ignorance involontaire des faits sur lesquels ils auraient dû fonder leurs théories ingénieuses, mais mal assurées. Toutefois ce système séduisit la nation, parce que, pour la première fois, il l’occupa de ses affaires. Mais dans le même temps naissait chez une nation libre, et qui avait le droit de savoir les siennes, un système non moins ingénieux, et bien plus nourri de faits et d’observations ; système qui, après une courte lutte, repoussa enfin les deux autres dans l’ombre, parce que la vérité triomphe toujours à la fin des erreurs, même les plus brillantes.

  1. Tableau économique, et Maximes générales du Gouvernement économique ; par François Quesnay. Versailles, 1758. — L’Ami des Hommes, par Mirabeau. Paris, 1759. — L’Ordre naturel et essentiel des Sociétés politiques, par Mercier de la Rivière. Paris, 1767. — Physiocratie, par Dupont de Nemours. Paris, 1768.