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Obermann/LXXVIII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 347-352).

LETTRE LXXVIII.

Im., 16 juillet, IX.

Je suis tout à fait de votre avis, et même j’aurais dû moins attendre pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l’âme dans ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que l’on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque ou d’Ossian, dans le cabinet d’un L** futur, c’est une illusion qui a de la grandeur, c’est un des plus nobles hochets de l’homme. Celui qui a vu comme la larme est brûlante sur la joue du malheureux se met à rêver une idée plus séduisante encore : il croit qu’il pourra dire à l’homme d’une humeur chagrine le prix de la joie de son semblable ; qu’il pourra prévenir les gémissements de la victime qu’on oublie ; qu’il pourra rendre au cœur navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou consolantes qui égarent les uns ou soutiennent les autres.

On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral est dans la main de l’homme. On suit des conséquences théoriques qui mènent à l’idée du bonheur universel ; on oublie cette force qui nous maintient dans l’état de confusion où se perd le genre humain ; on se dit : Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes naturels, je dirai des choses bonnes ou qui pourront le devenir. Alors on se croit moins inutile, moins abandonné sur la terre : on réunit le songe des grandes choses à la paix d’une vie obscure, et on jouit de l’idéal, et on en jouit vraiment, parce qu’on croit le rendre utile.

L’ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n’est point réalisé, mais qui est possible ; le génie humain va y chercher l’idée d’une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des modifications plus heureuses, esquissées d’après ce type surnaturel.

La constante versatilité de l’homme prouve qu’il est habile à des habitudes contraires. L’on pourrait, en rassemblant des choses effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins difficile à son cœur que tout ce qui lui a été proposé jusqu’à présent. Voilà ma tâche.

On n’atteint sans ennui le soir de la journée qu’en s’imposant un travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m’avancerai vers le soir de la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l’espoir d’ajouter à ces moyens qui furent donnés à l’homme. Il faut des illusions à mon cœur trop grand pour n’en être pas avide, et trop faible pour s’en passer.

Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra faire celui qui ne l’attend pas à présent, et qui n’ose pas l’attendre ensuite ? Ne faudra-t-il point qu’il en cherche l’expression dans un œil ami, sur le front de l’être qui est comme lui[1] ? C’est une nécessité qu’il soit avide de la joie de son semblable ; il n’a d’autre bonheur que celui qu’il donne. Quand il n’a point ranimé dans un autre le sentiment de la vie, quand il n’a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond de son cœur rebuté : il semble qu’il finisse dans les ténèbres du néant.

On parle d’hommes qui se suffisent à eux-mêmes et se nourrissent de leur propre sagesse : s’ils ont l’éternité devant eux, je les admire et les envie ; s’ils ne l’ont point, je ne les comprends pas.

Pour moi, non-seulement je ne suis pas heureux, non-seulement je ne le serai pas, mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les affections de l’homme sont un abîme d’avidité, de regrets et d’erreurs.

Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis ; je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz entre vos landes solitaires et vos grandes eaux : Où est celui qui ne m’a plus ? Où est l’ami que je n’ai trouvé ni en Afrique ni aux Antilles ? Voici le temps nébuleux que désire sa tristesse ; il se promène, il songe à mes regrets et au vide de ses années ; il écoute vers le couchant, comme si les sons du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire ; il voit les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon chapeau gris passer derrière les branches, il regarde sur le sable la trace de mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous dis-je, j’aurai déjà changé. Et d’ailleurs, avons-nous le même ciel, nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à celle de nos premiers jours ?

Pendant vos douces soirées, un vent d’hiver peut terminer ici des jours brûlants. Le soleil consumait l’herbe autour des vacheries ; le lendemain, les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie par l’humidité de la nuit ; mais deux pieds de neige surchargent le toit sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce climat bizarre. Ce que j’aime aujourd’hui, ce qui ne me déplaît pas, lorsque vous l’aurez lu, me déplaira peut-être, et le changement ne sera pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet ; je sors pour longtemps : un quart d’heure après on me voit rentrer. Un écureuil, en m’entendant, a grimpé jusqu’à la cime d’un sapin. Je laissais toutes ces idées ; un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m’enferme dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m’ennuie pas. Si l’on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s’excuse de me déranger ; mais ils m’ont rendu service. Cette amertume s’en va comme elle était venue ; si je suis distrait, je suis content. Ne le pouvais-je pas moi-même ? non. J’aime ma douleur, je m’y attache tant qu’elle dure ; quand elle n’est plus, j’y trouve une insigne folie.

Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie m’impatientait, et qu’il y a eu un moment où je la supportais comme un mal qui n’avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me paraît maintenant celui d’une chose étrangère à moi ; il me surprendrait même, si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi rester. Je suis las ; mais dans ma lassitude je trouve qu’on n’est pas mal quand on se repose. La vie m’ennuie et m’amuse. Venir, s’élever, faire grand bruit, s’inquiéter de tout, mesurer l’orbite des comètes, et, après quelques jours, se coucher sous l’herbe d’un cimetière ; cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu’au bout.

Mais pourquoi prétendre que c’est l’habitude des ennuis, ou le malheur d’une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et du néant des jours de l’homme ? Il ne faut pas qu’une humeur mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils des Incas enchaîné dans les mines d’où l’on tira l’or du palais de ses ancêtres et des temples du soleil, ou au bourgeois laborieux et irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée ; ne demandez point à d’innombrables malheureux ce que valent et les espérances et les prospérités humaines ; ne demandez point à Héraclite quelle est l’importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle de la vie. C’est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et admiré dans l’Europe ; c’est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et généreux ; c’est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d’y monter lui-même ; c’est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs, et riche de trente millions ; c’est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l’âme et le repos du cœur, la valeur et la durée du mouvement de nos jours.

Mon ami ! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de pauvres insensés quand nous vivons ; mais nous sommes si nuls quand nous ne vivons pas ! Et puis on a toujours des affaires à terminer : j’en ai maintenant une grande, je veux mesurer l’eau qui tombera ici pendant dix années. Pour le thermomètre, je l’ai abandonné : il faudrait se lever dans la nuit ; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j’aime toujours la plus grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où mon goût n’a pas encore changé.) D’ailleurs, pour que je pusse prendre quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je cessasse d’ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des montagnes du Labrador. Une autre chose m’intéresse davantage ; je voudrais savoir si l’on pénètre de nouveau dans l’intérieur de l’Afrique. Ces contrées vastes, inconnues, où l’on pourrait, je pense... Je suis séparé du monde. Si l’on en reçoit des notions plus précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m’entendez.


  1. O Éternel ! tu es admirable dans l’ordre des mondes ; mais tu es adorable dans le regard expressif de l’homme bon qui rompt le pain qui lui reste dans la main de son frère. Ce sont, je crois, les propres mots de M**. An 2440.