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Obermann/XLVII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 210-223).

LETTRE XLVII.

Lyon, 28 août, VI.

Vous renvoyez en deux mots tous mes possibles dans la région des songes. Pressentiments, propriétés secrètes des nombres, pierre philosophale, influences mutuelles des astres, sciences cabalistiques, haute magie, toutes chimères déclarées telles par la certitude une et infaillible. Vous avez l’empire ; on ne saurait mieux user du sacerdoce suprême. Cependant je suis opiniâtre comme tous les hérésiarques : il y a plus, votre science certaine m’est suspecte, je vous soupçonne d’être heureux.

Supposons un moment que rien ne vous réussit : vous souffrirez alors que je vous expose jusqu’où vont mes doutes.

On dit que l’homme conduit et gouverne, que le hasard n’est rien. Tout cela se peut ; voyons pourtant si ce hasard ne ferait pas quelque chose. Je veux que ce soit l’homme qui fasse toutes les choses humaines ; mais il les fait avec des moyens, avec des facultés ; d’où les a-t-il ? Les forces physiques, ou la santé, la justesse et l’étendue de l’esprit, les richesses, le pouvoir composent à peu près ces moyens. Il est vrai que la sagesse ou la modération peuvent maintenir la santé, mais le hasard donne et quelquefois rétablit une forte constitution. Il est vrai que la prudence évite quelques dangers, mais le hasard préserve à tout moment d’être blessé ou mutilé. Le travail améliore nos facultés morales ou intellectuelles ; le hasard les donne, et souvent il les développe, ou les préserve de tant d’accidents dont un seul pourrait les détruire. La sagesse fait parvenir au pouvoir un homme dans un siècle ; le hasard l’offre à tous les autres maîtres des destinées vulgaires. La prudence, la conduite élèvent lentement quelques fortunes ; tous les jours le hasard en fait rapidement. L’histoire du monde ressemble beaucoup à celle de ce commissionnaire qui gagna cent louis en vingt ans de courses et d’épargnes, et qui ensuite mit à la loterie un seul écu, et en reçut soixante-quinze mille.

Tout est loterie. La guerre n’est plus qu’une loterie pour presque tous, à l’exception du général en chef, qui cependant n’en est rien moins que tout à fait exempt. Dans la tactique moderne, l’officier qui va être comblé d’honneurs et élevé à un grade supérieur, voit auprès de lui le guerrier aussi brave, plus savant, plus robuste, oublié pour jamais dans le tas des morts.

Si tant de choses se font au hasard, et que pourtant le hasard ne puisse rien faire, il y a dans la nature ou une grande force cachée, ou un nombre de forces inconnues qui suivent des lois inaccessibles aux démonstrations des sciences humaines.

On peut prouver que le fluide électrique n’existe pas. On petit prouver qu’un corps aimanté ne saurait agir sur un autre sans le toucher, et que la faculté de se diriger vers tel point de la terre est une propriété occulte et par trop péripatéticienne. On avait prouvé que l’on ne pouvait voyager dans les airs, que l’on ne pouvait brûler des corps éloignés de soi, que l’on ne pouvait précipiter la foudre ou allumer des volcans. On sait encore aujourd’hui que l’homme, qui fait un chêne, ne peut pas faire de l’or. On sait que la lune peut causer les marées, mais non pas influer sur la végétation. Il est prouvé que tous les effets des affections de la mère sur le fœtus sont des contes de vieilles, et que tous les peuples qui les ont vus ne les ont pas vus. On sait que l’hypothèse d’un fluide pensant n’est qu’une impiété absurde ; mais que certains hommes ont la permission de faire avant déjeuner une sorte d’âme universelle ou de nature métaphysique, que l’on peut rompre en autant d’âmes universelles que bon semble, afin que chacun digère la sienne.

Il est certain qu’un Châtillon reçut, selon la promesse de saint Bernard, cent fois autant de terres labourables à la charrue d’en haut, qu’il en avait donné ici-bas aux moines de Clairvaux. Il est certain que l’empire du Mogol est dans une grande prospérité, quand son maître pèse deux livres de plus que l’année précédente. Il est certain que l’âme survit au corps, excepté s’il est écrasé par la chute subite d’un roc : alors elle n’a pas le temps de s’enfuir[1] et il faut qu’elle meure là. Tout le monde a su que les comètes sont dans l’usage d’engendrer des monstres, et qu’il y a d’excellentes recettes pour se préserver de cette contagion. Tout le monde convient qu’un individu de ce petit globe où rampent nos génies impérissables a trouvé les lois du mouvement et de la position respective de cent milliards de mondes. Nous sommes admirablement certains, et c’est pure malice si tous les temps et tous les peuples s’accusent mutuellement d’erreur.

Pourquoi chercher à rire des anciens qui regardaient les nombres comme le principe universel ? L’étendue, les forces, la durée, toutes les propriétés des choses naturelles ne suivent-elles pas les lois des nombres ? Ce qui est à la fois réel et mystérieux n’est-il pas ce qui nous avance le plus dans la profondeur des secrets de la nature ? N’est-elle pas elle-même une perpétuelle expression d’évidence et de mystère, visible et impénétrable, calculable et infinie, prouvée et inconcevable, contenant tous les principes de l’être et toute la vanité des songes ? Elle se découvre à nous, et nous ne la voyons pas ; nous avons analysé ses lois, et nous ne saurions imaginer ses procédés ; elle nous a laissé prouver que nous remuerions un globe, mais le mouvement d’un insecte est l’abîme où elle nous abandonne. Elle nous donne une heure d’existence au milieu du néant ; elle nous montre et nous supprime ; elle nous produit pour que nous ayons été. Elle nous fait un œil qui pourrait tout voir ; elle met devant lui tout le mécanisme, toute l’organisation des choses, tous les prodiges de l’être infini : nous regardons, nous nous allons connaître, et voilà qu’elle ferme à jamais cet œil si admirablement préparé.

Pourquoi donc, ô hommes qui passez aujourd’hui ! voulez-vous des certitudes ? et jusques à quand faudra-t-il vous affirmer nos rêves pour que votre vanité dise : Je sais ? Vous êtes moins petits quand vous ignorez. Vous voulez qu’en parlant de la nature on vous dise, comme vos balances et vos chiffres : Ceci est, ceci n’est pas. Et bien, voici un roman ; sachez, soyez certains.

Le Nombre..... Nos dictionnaires définissent le nombre une collection d’unités ; en sorte que l’unité, qui est le principe de tous les nombres, devient étrangère au terme qui les exprime. Je suis fâché que notre langue n’ait pas un mot qui comprenne l’unité, et tous ses produits plus ou moins directs, plus ou moins complexes. Supposons tous deux que le mot nombre veut dire cela, et puisque j’ai un songe à vous conter, je vais reprendre un peu le ton des grandes vérités que je veux vous envoyer par le courrier de demain.

Écoutez, c’est de l’antiquité ; mais elle ne savait pas le calcul des fluxions[2].

Le nombre est le principe de toute dimension, de toute harmonie, de toute propriété, de toute agrégation ; il est la loi de l’univers organisé.

Sans les lois des nombres, la matière serait une masse informe, indigeste ; elle serait le chaos. La matière arrangée selon ces lois est le monde ; la nécessité de ces lois est le destin ; leur puissance et leurs propriétés sont la nature, et la conception universelle de ces propriétés est Dieu.

Les analogies de ces propriétés forment la doctrine magique, secret de toutes les initiations, principe de tous les dogmes, base de tous les cultes, source des relations morales et de tous les devoirs.

Je me hâte, et vous me saurez gré de tant de discrétion, car je pourrais suivre la filiation de toutes les idées cabalistiques et religieuses. Je rapporterais aux nombres les religions du feu ; je prouverais que l’idée même de l’Esprit pur est le résultat de certains calculs ; je réunirais dans un même enchaînement tout ce qui a pu asservir ou flatter l’imagination humaine. Cet aperçu d’un monde mystérieux ne serait pas sans intérêt ; mais il ne vaudrait pas l’odeur numérique exhalée de sept fleurs de jasmin que le souffle de l’air va porter et perdre dans le sable sur votre terrasse de Chessel.

Cependant, sans les nombres, point de fleurs, point de terrasse. Tout phénomène est nombre ou proportion. Les formes, l’espace, la durée sont des effets, des produits du nombre mais le nombre n’est produit, n’est modifié, n’est perpétué que par lui-même. La musique, c’est-à-dire la science de toute harmonie, est une expression des nombres. Notre musique elle-même, source peut-être des plus fortes impressions que l’homme puisse éprouver, est fondée sur les nombres.

Si j’étais versé dans l’astrologie, je vous dirais bien d’autres choses ; mais enfin toute la vie n’est-elle pas réglée sur les nombres ? Sans eux, qui saurait l’heure d’un office, d’un enterrement ? qui pourrait danser ? qui saurait quand il est bon de couper les ongles ?

L’unité est assurément le principe, comme l’image de toute unité, et dès lors de tout ouvrage complet, de tout concept, de tout projet, de tout achèvement, de la perfection, de l’ensemble. Ainsi tout nombre complexe est un, ainsi toute perception est une, ainsi l’univers est un.

Un est aux nombres engendrés comme le rouge est aux couleurs, ou Adam aux générations humaines. Adam était le premier, et le mot Adam signifie rouge. C’est ce qui fait que la matière du Grand-Œuvre doit se nommer Adam lorsqu’elle est poussée au rouge, parce que la quintessence rouge de l’univers est comme Adam qu’Adouaï forma de quintessence.

Pythagore a dit : Cultivez assidûment la science des nombres ; nos vices et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul. Ce mot, si utile et d’une vérité profonde, est sans doute ce qui peut être dit de mieux sur les nombres. Mais voici ce que Pythagore n’a point dit[3].

Sans Un, il n’y aurait ni deux ni trois : l’unité est donc le principe universel. Un est infini par ce qui sort de lui : il produit coéternellement deux, et même trois, d’où vient tout le reste. Quoique infini, il est impénétrable ; il est assurément dans tout ; il ne peut cesser, nul ne l’a fait, il ne saurait changer ; de plus, il n’est ni visible, ni bleu, ni large, ni épais, ni lourd : c’est comme qui dirait... plus qu’un nombre.

Pour Deux, c’est très-différent. S’il n’y avait pas deux, il n’y aurait qu’un. Or, quand tout est un, tout est semblable ; quand tout est semblable, il n’y a pas de discordance ; là où il n’y a pas de discordance, là est la perfection : c’est donc deux qui brouille tout. Voilà le mauvais principe, c’est Satan. Aussi, de tous nos chiffres, le chiffre deux est celui qui a la forme la plus sinistre, l’angle le plus aigu.

Cependant, sans deux, il n’y aurait point de composition, point de rapports, point d’harmonie. Deux est l’élément de toute chose composée en tant que composée. Deux est le symbole et le moyen de toute génération. Il y avait deux chérubins sur l’arche et les oiseaux ont deux ailes ; ce qui fait de deux le principe de l’élévation.

Trois réunit l’expression de l’ensemble et celle de la composition ; c’est l’harmonie parfaite. La raison en est palpable : c’est un nombre composé qui ne peut être divisé que par un. De trois points placés dans des rapports égaux naît la plus simple des figures. Cette figure triple n’est pourtant qu’une, ainsi que l’harmonie parfaite. Et, dans la sagesse orientale, la puissance qui crée, Brahma ; la puissance qui conserve, Vitsnou ; et la puissance qui détruit, Routren ; ces trois puissances réunies, n’est-ce pas Trimourti ? Dans Trimourti ne reconnaissez-vous pas trois ? C’est ce qui fait Brahm, l’unique principe.

Dans les choses de la terre, trente-trois, nombre exprimé par deux trois, n’est-il pas celui de l’âge de la perfection pour l’homme ? Et l’homme, qui est bien la plus belle œuvre de Brahm, n’a-t-il pas eu trois âmes autrefois ?

Trois est le principe de perfection : c’est le nombre de la chose composée et ramenée à l’unité, de la chose élevée à l’agrégation, et achevée par l’unité. Trois est le nombre mystérieux du premier ordre : aussi y a-t-il trois règnes dans les choses terrestres ; et pour tout composé organique trois accidents, formation, vie, décomposition.

Quatre ressemble beaucoup au corps, parce que le corps a quatre facultés. Il renferme aussi toute la religion du serment : comment cela ? je l’ignore ; mais puisqu’un maître l’a dit, sans doute ses disciples l’expliqueront.

Cinq est protégé par Vénus : car elle préside au mariage ; et cinq a dans sa forme quelque chose d’heureux qu’on ne saurait définir. De là vient que nous avons cinq sens et cinq doigts ; il n’en faut par chercher d’autres raisons.

Je ne sais rien sur le nombre Six, sinon que le cube a six faces. Tout le reste m’a paru indigne des grandes choses que j’ai rassemblées sur d’autres nombres.

Mais Sept est d’une importance extrême. Il représente toutes les créatures, ce qui le rend d’autant plus intéressant qu’elles nous appartiennent toutes : droit divin transféré depuis longtemps, et que prouvent la bride et le filet, malgré ce qu’en disent quelquefois les ours, les lions, les serpents. Cet empire a manqué être perdu par le péché ; mais il faut mettre deux sept ensemble ; l’un détruira l’autre : car le baptême étant aussi là dedans, soixante-dix-sept signifie l’abolition de tous les péchés par le baptême, comme saint Augustin l’a démontré aux académies d’Afrique.

On voit facilement dans Sept l’union des deux nombres parfaits, de deux principes de perfection, union complétée en quelque sorte, et consolidée par cette unité sublime qui lui imprime un grand caractère d’ensemble, et qui fait que sept n’est pas six. C’est là le nombre mystérieux du second ordre, ou, si l’on veut, le principe de tous les nombres très-composés. Les divers aspects de la lune l’ont prouvé, et en conséquence on a choisi le septième jour pour celui du repos. Les fêtes religieuses rendirent ainsi ce nombre sacré chez les peuples. De là l’idée des cycles septénaires, liée à celle du grand cataclysme. Dieu a imprimé partout dans l’univers le caractère sacré du nombre sept, dit Joachitès. Dans le ciel étoilé, tout a été fait par sept. Toute la mysticité ancienne est pleine du nombre sept : c’est le plus mystérieux des nombres apocalyptiques, des nombres du culte mithriaque et des mystères d’initiation. Sept étoiles du génie lumineux, sept Gâhanbards, sept Amschaspands ou anges d’Ormusd. Les Juifs ont leur semaine d’années, et le carré de sept était le vrai nombre de leur période jubilaire. On remarquait que, du moins pour notre planète et même pour notre système solaire, le nombre sept était le plus particulièrement indiqué par les phénomènes naturels. Sept sphères du premier ordre[4] ; sept métaux[5] ; sept odeurs[6] ; sept saveurs ; sept rayons de lumière ; sept tons ; sept articulations simples de la voix humaine[7].

Sept années font une semaine de la vie, et quarante-neuf la grande semaine. L’enfant qui naît à sept mois peut vivre ; à quatorze soleils, il voit ; à sept lunes, il a des dents ; à sept ans les dents se renouvellent, et l’on fait commencer alors le discernement du bien et du mal. A quatorze ans, l’homme peut engendrer ; à vingt et un, il est parvenu à une sorte de maturité qui fait choisir ce temps pour la majorité politique et légale. Vingt-huit ans est l’époque d’un grand changement dans les affections humaines et dans les couleurs de la vie. A trente-cinq, la jeunesse finit. A quarante-deux, la progression rétrograde de nos facultés commence. A quarante-neuf, la plus belle vie est à sa moitié, quant à la durée extrême, et à son automne pour les sensations : on aperçoit les premières rides physiques et morales. A cinquante-six commence la vieillesse la plus hâtive. Soixante-trois est la première époque de la mort naturelle. (Je me rappelle que vous blâmez cette expression : nous dirons donc mort nécessaire, mort amenée par les causes générales du déclin de la vie). Je veux dire que, si l’on meurt de vieillesse à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit, on meurt d’âge à soixante-trois : c’est la première époque où la vie finisse par les maladies de la décrépitude. Beaucoup de personnages célèbres sont morts à soixante-dix ans, à quatre-vingt-quatre, à quatre-vingt-dix-huit, à cent quatre (ou cent cinq). Aristote, Abailard, Héloïse, Luther, Constantin, Schah-Abbas, Nostradamus et Mahomet moururent à soixante-trois ; et Cléopâtre sentit bien qu’il fallait attendre vingt-huit jours pour mourir après Antoine.

Neuf ! Si l’on en croit les hordes mongoles et plusieurs peuplades de la Nigritie, voilà le plus harmonique des nombres. C’est le carré du seul nombre qui ne soit divisible que par l’unité ; c’est le principe des productions indirectes ; c’est le mystère multiplié par le mystère. On peut voir dans le Zend-Avesta combien neuf était vénéré d’une partie de l’Orient. Dans la Géorgie, dans l’Iranved, tout se fait par neuf : les Avares et les Chinois l’ont aimé particulièrement. Les musulmans de la Syrie comptent quatre-vingt-dix-neuf attributs de la Divinité, et les peuples de la partie orientale de l’Inde connaissent dix-huit mondes, neuf bons, neuf mauvais.

Mais le signe de ce nombre à la queue en bas, comme une comète qui sème des monstres ; et neuf est l’emblème de toute vicissitude funeste : en Suisse particulièrement les bises destructives durent neuf jours. Quatre-vingt-un, ou neuf multiplié par lui-même, est le nombre de la grande climatérique[8] ; tout homme qui aime l’ordre doit mourir à cet âge, et Denis d’Héraclée donna en cela un grand exemple au monde.

J’avoue que dix-huit ans passe pour un assez bel âge, et pourtant c’est la destruction multipliée par le mauvais principe ; mais il y a moyen de s’entendre. Dans dix-huit ans, il y a deux cent seize mois, nombre très-funeste et très-compliqué. On y voit d’abord quatre-vingt-un multiplié par deux ; ce qui est épouvantable. Dans l’excédant cinquante-quatre, on trouve un serment et Vénus. Quatre et cinq réunis ressemblent donc fort au mariage, état qui séduit à dix-huit ans ; qui n’est bon à rien pour l’un et l’autre sexe, vers quarante-cinq ou cinquante-quatre ; qui ne laisse pas d’être ridicule à quatre-vingt-un, et qui peut en tout temps, par ses plaisirs mêmes, altérer, désoler, dégrader la nature humaine d’après les horreurs attachées au culte du nombre cinq. Qu’y a-t-il de pire que d’empoisonner sa vie par une jouissance de cinq ? C’est à dix-huit ans que ces dangers sont dans leur force ; il n’est donc point d’âge plus funeste. Voilà ce qu’on ne pouvait découvrir que par les nombres ; et c’est ainsi que les nombres sont le fondement de la morale.

Que si vous trouvez dans tout cela quelque incertitude, repoussez le doute, redoublez de foi ; voici maintenant ce que disait la première lumière des premiers siècles[9]. Dix est justice et béatitude résultant de la créature qui est sept, et de la Trinité qui est trois. Onze, c’est le péché, parce qu’il transgresse dix ou la justice. Vous voyez le plus haut point du sublime ; après quoi il faut se taire : saint Augustin lui-même n’en a pas su davantage.

S’il me restait assez de papier, je vous prouverais l’existence de la pierre philosophale ; je vous prouverais que tant d’hommes savants et célèbres n’étaient pas des insensés ; je vous prouverais qu’elle n’est pas plus étonnante que la boussole ; qu’elle n’est pas plus inconcevable que le chêne provenu du gland que vous avez semé ; mais qu’il l’est, ou qu’il devrait l’être, que des étourdis, qui en finissant leurs humanités ont fait un madrigal, décident que Stahl, Becher, Paracelse, ont mérité les Petites-Maisons.

Allez voir vos jasmins ; laissez mes doutes et mes preuves. Je cherche un peu de délire, afin de pouvoir au moins rire de moi : il y a un certain repos, un plaisir, bizarre si l’on veut, à considérer que tout est songe. Cela peut distraire de tant de rêves plus sérieux et affaiblir ceux de notre inquiétude.

Vous ne voulez pas que l’imagination nous entraîne, parce qu’elle nous égare ; mais quand il s’agit des jouissances individuelles de la pensée, notre destination présente ne serait-elle pas dans les écarts ? Tous les hommes ont rêvé ; tous en ont eu besoin : quand le génie du mal les fit vivre, le génie du bien les fit dormir et songer.


  1. On peut voir dans la cinquante-septième épître de Sénèque cette opinion, commune chez les stoïciens, et les raisons non moins remarquables par lesquelles Sénèque la réfute.
  2. Obermann n’a pu avoir l’intention de ridiculiser des sciences qu’il admirait, et qu’il ne possédait pas. Sans doute il désirait seulement que les vastes progrès modernes ne portassent pas si inconsidérément les demi-savants à mépriser l’antiquité.
  3. Dans toutes les sectes, les disciples, ou beaucoup d’entre les disciples, sont moins grands hommes que leur maître. Ils défigurent sa pensée, surtout quand le fanatisme superstitieux ou l’ambition d’innover se joignent aux erreurs de l’esprit.
    Pythagore, ainsi que Jésus, n’a pas écrit : les successeurs, prétendus tels, de l’un et de l’autre, ont montré qu’ils sentaient tout l’avantage de cette circonstance.
    Considérons un moment le nombre comme Pythagore paraît l’avoir entendu.
    Si, d’un lieu élevé et qui domine une vaste étendue, on discerne dans la plaine, entre les hautes forêts, quelques-uns de ces êtres qui se soutiennent debout ; si l’on vient à se rappeler que les forêts sont abattues, que les fleuves sont dirigés, que les pyramides sont élevées, que la terre est changée par eux, on éprouve de l’étonnement. Le temps est leur grand moyen ; le temps est une série de nombres. Ce sont les nombres rassemblés ou successifs qui font tous les incidents, les vicissitudes, les combinaisons, toutes les œuvres individuelles de l’univers. La force, l’organisation, l’espace, l’ordre, la durée ne sont rien sans les nombres. Tous les moyens de la nature sont une suite des propriétés des nombres ; la réunion de ces moyens est la nature elle-même ; cette harmonie sans bornes est le principe infini par lequel tout ce qui existe existe ainsi : le génie de Pythagore vaut bien les esprits qui ne l’entendent pas.
    Pythagore paraît avoir dit que tout était fait selon les propriétés des nombres, mais non par leur vertu.
    Voyez, dans de Mysteriis numerorum par Bungo, ce que Porphyre, Nicomaque, etc., ont dit sur les nombres.
    Voyez Lois de Pythagore 2036,2038, etc., dans Voyages de Pythagore. On peut remarquer, en parcourant ce volume de l’ancienne sagesse, ces trois mille cinq cents sentences dites Lois de Pythagore, combien il y est peu question des nombres.
  4. Apparemment cette époque est antérieure aux dernières d’entre les découvertes modernes : au reste, neuf est, comme sept, un nombre sacré. Quatre fragments ne vaudront qu’un tout.
  5. Comme il en fallait sept, et qu’il était impossible de ne pas admettre le platine, on rejetait le mercure, qui semble avoir un caractère particulier et différer des autres métaux par diverses propriétés, entre autres par celle de rester dans un état de fusion, même à un degré de froid que l’on a cru longtemps passer le froid naturel de notre âge. Malheureusement la chimie moderne reconnaît un plus grand nombre de métaux ; mais il est probable alors qu’il y en aura quarante-neuf, ce qui revient au même.
  6. Linnæus divisait les odeurs végétales en sept classes. De Saussure en admet une huitième ; mais on voit bien qu’il ne doit y en avoir que sept pour la gamme.
  7. Les Grecs avaient sept voyelles. Les grammairiens français en reconnaissent aussi sept, les trois E et les quatre autres.
  8. Les climatériques d’Hippocrate sont les septièmes années ; ce qui est analogue à ce qu’on a dit au nombre sept.
  9. De l’Église.