Obermann/XXI

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 90-96).

LETTRE XXI.

Fontainebleau, 1er septembre, II.

Il fait de bien beaux jours, et je suis dans une paix profonde. Autrefois j’aurais joui davantage dans cette liberté entière, dans cet abandon de toute affaire, de tout projet, dans cette indifférence sur tout ce qui peut arriver.

Je commence à sentir que j’avance dans la vie. Ces impressions délicieuses, ces émotions subites qui m’agitaient autrefois et m’entraînaient si loin d’un monde de tristesse, je ne les retrouve plus qu’altérées et affaiblies. Ce désir que réveillait en moi chaque sentiment de quelque beauté dans les choses naturelles, cette espérance pleine d’incertitude et de charme, ce feu céleste qui éblouit et consume un cœur jeune, cette volupté expansive dont il éclaire devant lui le fantôme immense, tout cela n’est déjà plus. Je commence à voir ce qui est utile, ce qui est commode, et non plus ce qui est beau.

Vous qui connaissez mes besoins sans bornes, dites-moi ce que je ferai de la vie, quand j’aurai perdu ces moments d’illusions qui brillaient dans ses ténèbres, comme les lueurs orageuses dans une nuit sinistre ! Ils la rendaient plus sombre, je l’avouerai ; mais ils montraient qu’elle pouvait changer, et que la lumière subsistait encore. Maintenant que deviendrai-je, s’il faut que je me borne à ce qui est, et que je reste contenu dans ma manière de vivre, dans mes intérêts personnels, dans le soin de me lever, de m’occuper, de me coucher ?

J’étais bien différent dans ces temps où il était possible que j’aimasse. J’avais été romanesque dans mon enfance et alors encore j’imaginai une retraite selon mes goûts. J’avais faussement réuni, dans un point du Dauphiné, l’idée des formes alpestres à celles d’un climat d’oliviers, de citronniers ; mais enfin le mot de Chartreuse m’avait frappé : c’était là, près de Grenoble, que je rêvais ma demeure. Je croyais alors que des lieux heureux faisaient beaucoup pour une vie heureuse ; et que là, avec une femme aimée, je posséderais cette félicité inaltérable dont le besoin remplissait mon cœur trompé.

Mais voici une chose bien étrange, dont je ne puis rien conclure, et dont je n’affirmerai rien, sinon que le fait est tel. Je n’avais jamais rien vu, rien lu, que je sache, qui m’eût donné quelque connaissance du local de la Grande Chartreuse. Je savais uniquement que cette solitude était dans les montagnes du Dauphiné. Mon imagination composa, d’après cette notion confuse et d’après ses propres penchants, le site où devait être le monastère, et, près de lui, ma demeure. Elle approcha singulièrement de la vérité. Voyant longtemps après une gravure qui représentait ces mêmes lieux, je me dis, avant d’avoir lu : Voilà la Grande Chartreuse ; tant elle me rappela ce que j’avais imaginé. Et quand il se trouva que c’était elle effectivement, cela me fit frémir de surprise et de regret ; il me sembla que j’avais perdu une chose qui m’était comme destinée. Depuis ce projet de ma première jeunesse, je n’entends point sans une émotion pleine d’amertume ce mot Chartreuse.

Plus je rétrograde dans ma jeunesse, plus je trouve les impressions profondes. Si je passe l’âge où les idées ont déjà de l’étendue ; si je cherche dans mon enfance ces premières fantaisies d’un cœur mélancolique, qui n’a jamais eu de véritable enfance, et qui s’attachait aux émotions fortes et aux choses extraordinaires avant qu’il fût seulement décidé s’il aimerait ou n’aimerait pas les jeux ; si, dis-je, je cherche ce que j’éprouvais à sept ans, à six ans, à cinq ans, je trouve des impressions aussi ineffaçables, plus confiantes, plus douces, et formées par ces illusions entières dont aucun autre âge n’a possédé le bonheur.

Je ne me trompe point d’époque ; je sais avec certitude quel âge j’avais lorsque j’ai pensé à telles choses, lorsque j’ai lu tel livre. J’ai lu l’histoire du Japon de Kœmpfer, dans ma place ordinaire, auprès d’une certaine fenêtre, dans cette maison près du Rhône que mon père a quittée un peu avant sa mort. L’été suivant, j’ai lu Robinson Crusoé. C’est alors que je perdis cette exactitude que l’on avait remarquée en moi : il me devint impossible de faire, sans plume, des calculs moins compliqués que celui que j’avais fait à quatre ans et demi, sans rien écrire et sans savoir aucune règle d’arithmétique, si ce n’est l’addition ; calcul qui avait tant surpris toutes les personnes rassemblées chez madame Belp..... dans cette soirée dont vous savez l’histoire.

La faculté de percevoir les rapports indéterminés l’emporta alors sur celle de combiner des rapports mathématiques. Les relations morales devenaient sensibles : le sentiment du beau commençait à naître.....


2 septembre.

J’ai vu qu’insensiblement j’allais raisonner : je me suis arrêté. Lorsqu’il ne s’agit que du sentiment, on peut ne consulter que soi ; mais dans les choses qui doivent être discutées, il y a toujours beaucoup à gagner quand on peut savoir ce qu’en ont pensé d’autres hommes. J’ai précisément ici un volume qui contient les Pensées philosophiques de Diderot, son Traité du beau, etc. Je l’ai pris et je suis sorti.

Si je suis de l’avis de Diderot, peut-être il paraîtra que c’est parce qu’il parle le dernier, et je conviens que cela fait ordinairement beaucoup ; mais je modifie sa pensée à ma manière, car je parle encore après lui.

Laissant Wolf, Crouzas et le sixième sens d’Hutcheson, je pense à peu près comme tous les autres ; et c’est pour cela que je ne pense point que la définition du beau puisse être exprimée d’une manière si simple et si brève que l’a fait Diderot. Je crois, comme lui, que le sentiment de la beauté ne peut exister hors de la perception des rapports ; mais de quels rapports ? S’il arrive que l’on songe au beau quand on voit des rapports quelconques, ce n’est pas qu’on en ait alors la perception, l’on ne fait que l’imaginer. Parce qu’on voit des rapports, on suppose un centre, on pense à des analogies, on s’attend à une extension nouvelle de l’âme et des idées ; mais ce qui est beau ne fait pas seulement penser à tout cela comme par réminiscence ou par occasion, il le contient et le montre. C’est un avantage sans doute quand une définition peut être exprimée par un seul mot ; mais il ne faut pas que cette concision la rende trop générale et dès lors fausse.

Je dirai donc : Le beau est ce qui excite en nous l’idée de rapports disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre nature. Cette définition renferme les notions d’ordre, de proportions, d’unité, et même d’utilité.

Ces rapports sont ordonnés vers un centre ou un but ; ce qui fait l’ordre et l’unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité, selon que l’une ou l’autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielle à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l’unité sans laquelle il n’y a pas de résultat, pas d’ouvrage qui puisse être beau, parce qu’alors il n’y a pas même d’ouvrage. Tout produit doit être un : on n’a rien fait si l’on n’a pas mis d’ensemble à ce qu’on a fait. Une chose n’est pas belle sans ensemble ; elle n’est pas une chose, mais un assemblage de choses qui pourront produire l’unité et la beauté, lorsque, unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout. Jusque-là, ce sont des matériaux : leur réunion n’opère point de beauté, quoiqu’ils puissent être beaux en particulier, comme ces composés individuels, entiers et complets peut-être, mais dont l’assemblage encore informe n’est pas un ouvrage : ainsi une compilation des plus belles pensées morales éparses et sans liaison ne forme point un traité de morale.

Dès que cet ensemble plus ou moins composé, mais pourtant un et complet, a des analogies sensibles avec la nature de l’homme, il lui est utile, directement ou indirectement. Il peut servir à ses besoins, ou du moins étendre ses connaissances ; il peut être pour lui un moyen nouveau, ou l’occasion d’une industrie nouvelle ; il peut ajouter à son être, et plaire à son esprit inquiet, à son avidité.

La chose est plus belle, il y a vraiment unité, lorsque les rapports perçus sont exacts, lorsqu’ils concourent à un centre commun ; et, s’il n’y a précisément que ce qu’il faut pour coopérer à ce résultat, la beauté est plus grande, il y a simplicité. Toute qualité est altérée par le mélange d’une qualité étrangère : lorsqu’il n’y a point de mélange, la chose est plus exacte, plus symétrique, plus simple, plus une, plus belle ; elle est parfaite.

La notion d’utilité entre principalement de deux manières dans celle de la beauté. D’abord l’utilité de chaque partie pour leur fin commune ; puis l’utilité du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout.

On lit dans la Philosophie de la nature : Il me semble que le philosophe peut définir la beauté, l’accord expressif d’un tout avec ses parties.

J’ai trouvé, dans une note, que vous l’aviez ainsi définie autrefois : La convenance des diverses parties d’une chose avec leur destination commune, selon les moyens les plus féconds à la fois et les plus simples. Ce qui se rapproche du sentiment de Crouzas, à l’assaisonnement près. Il compte cinq caractères du beau ; et il définit ainsi la proportion qui en est un, l’unité assaisonnée de variété, de régularité et d’ordre dans chaque partie.

Si la chose bien ordonnée, analogue à nous et dans laquelle nous trouvons de la beauté, nous paraît supérieure ou égale à ce que nous contenons en nous, nous la disons belle. Si elle nous paraît inférieure, nous la disons jolie. Si ses analogies avec nous sont relatives à des choses de peu d’importance, mais qui servent directement à nos habitudes et à nos désirs présents, nous la disons agréable. Quand elle suit les convenances de notre âme, en animant, en étendant notre pensée, en généralisant, en exaltant nos affections, en nous montrant dans les choses extérieures des analogies grandes ou nouvelles, qui nous donnent le sentiment d’un ordre universel, d’une fin commune à beaucoup d’êtres, nous la disons sublime.

La perception des rapports ordonnés produit l’idée de la beauté, et l’extension de l’âme, occasionnée par leur analogie avec notre nature, en est le sentiment.

Quand les rapports indiqués ont quelque chose de vague et d’immense, quand l’on sent bien mieux qu’on ne voit leurs convenances avec nous et avec une partie de la nature, il en résulte un sentiment délicieux, plein d’espoir et d’illusions, une jouissance indéfinie qui promet des jouissances sans bornes : voilà le genre de beauté qui charme, qui entraîne. Le joli amuse la pensée, le beau soutient l’âme, le sublime l’étonne ou l’exalte ; mais ce qui séduit et passionne les cœurs, ce sont des beautés plus vagues et plus étendues encore, peu connues, jamais expliquées, mystérieuses et ineffables.

Ainsi, dans les cœurs faits pour aimer, l’amour embellit toutes choses, et rend délicieux le sentiment de la nature entière. Comme il établit en nous le rapport le plus grand qu’on puisse connaître hors de soi, il nous rend habiles au sentiment de tous les rapports, de toutes les harmonies ; il découvre à nos affections un monde nouveau. Emportés par ce mouvement rapide, séduits par cette énergie qui promet tout, et dont rien encore n’a pu nous désabuser, nous cherchons, nous sentons, nous aimons, nous voulons tout ce que la nature contient pour l’homme.

Mais les dégoûts de la vie viennent nous comprimer et nous forcer de nous replier en nous-mêmes. Dans notre marche rétrograde, nous nous attachons à abandonner les choses extérieures et à nous contenir dans nos besoins positifs ; centre de tristesse, où l’amertume et le silence de tant de choses n’attendent pas la mort, pour creuser à nos cœurs ce vide du tombeau où se consume et s’éteint tout ce qu’ils pouvaient avoir de candeur, de grâces, de désirs et de bonté primitive.