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LES VEILLÉES DES CHAUMIÈRES

— Une invitation ou plutôt un ordre du prince fon Septimarck de retourner immédiatement à Blenstadt où le canon monstre est déjà fondu, pour en faire l’épreuve, répondit le savant. On s’attend à une prochaine révolution en Orygie et les Ferriens qui n’ont plus le sou se préparent à une nouvelle invasion.

— Ferriens mauvais, Orygiens fous ; nous retournir vite, vite, Bordeaux.

Sans répondre le docteur se mit à arpenter sa chambre.

On entendait au dehors comme le murmure lointain d’une marée ui monte. De minute en minute ce bruit augmentait; les deux Ter-

riens écoutèrent. Les cris, les hurlements devenaient plus distincls.

— On dirait une émeute, dit le docteur.

Jupiter ouvrit la fenêtre pour regarder.

Des hommes au visage sinistre, bras nus, brandissant des sabres, des haches, des fusils et agitant au bout d’une pique une loque san- glante débouchèrent sur la place Sulpice en hurlant: Le tyran est mort, bas lés oppresseurs, vive l'impossibilisme, aux armes, aux armes aa

De toutes les rues voisines d’autres bandes venaient grossir la pre- mière ; un orateur en bonnet rouge grimpa sur la fontaine centrale, d’où il raconta à la foule qui grossissait à vue d'œil la mort du pré- sident, la chute du ministère, les troupes refusaient de tirer sur le peuple Gachiville se couvrait de barricades, la victoire élait as- SUPORe.e

— La cavalerie charge, cria une voix effarée.

Iln'en fallut pas davantage pour semer l'épouvante parmi les émeutiers qui s’enfuirent en jetant leurs armes.

Ce n’était qu'un omnibus faisant son service ordinaire, les plus courageux sortirent de leurs cachettes, un bandit à chemise rouge, réunit une cinquantaine d’insurgés qui renversèrent l'omnibus en travers de la rue, les autres commencèrent à arracher des pavés, en moins d’une heure toutes les issues de la place étaient fermées, des groupes armés gardaient chaque barricade, d’autres fouillaient les maisons pour forcer les bourgeois à livrer leurs armes.

De ce côté on ne voyait pas encore de troupes. les premières qui parurent furent les Veslales commandées par Michelette ; le ministère les avait envoyées pour occuper la place Sulpice etles abords de la forêt vierge de !’Odéon; elles arrivèrent levant en l'air la crosse de leurs ca- rabines et hurlant la Gachivillaise pour fraterniser avec les insurgés.

Vers ciuq heures de l'après-midi la fusillade se fit entendre au loin du côté du palais des hurlants, puis quelques coups de canon furent tirés dans la même direction,

© D'heure en heure arrivaient les nouvelles les plus contradictoires,

tantôt le gouvernement était renversé, les ministres prisonniers, l'émeute triomphante; puis c'était le gouvernement qui avait la vic- toire.

La nuit s'écoula dans un silence terrible sans qu'il fut possible de rien savoir. Sur le matin le docteur venait de s'endormir quand à sa porte se firent entendre des voix furieuses qui criaient :

— Ouvrez ou nous enfonçons.

Avant que Jupiter éveillé en sursaut eut eu le temps d’obéir, dix ou douze bandits se ruërent dans la chambre en vociférant qu'ils voulaient des otages, l’un d'eux avait déjà saisi la couverture de M. Durand quand un officier prit le brigand à la gorge et le rejeta en arrière en vociferant :

— Hors d'ici, citoyens, ce sont des officiers ferriens.

Il n’en fallut pas davantage pour les faire fuir précipitamment,

En revanche, ils arrachèrent de son lit un officier orygien, invalide demeurant dans-le même hôtel, le traînèrent sur la place, voulant le forcer à se mettre à leur tête, puis le fusillèrent parce qu'il s’y refusait.

Un peu plus loin un sergent de ville, découvert dans une autre maison, était presque au même moment littéralement écharpé.

Ces scènes hideuses se prolongèrent toute la matinée; on se bat- tait toujours dans les environs du ministère où éclataient de grands

- incendies dont le vent emportait au loin les flammêches. Vers une heure les insurgés furieux de la résistance de la police commen- cèrent à lancer des bombes au pétrole. Les flammes jaillirent bientôt de toute part, sortant en tourbillons par toutes les baies, ou courant sur les toits comme une chevelure ardente.

Tout le reste de la journée ne fut plus que fracas de maisons s’écroulant, hurlements de cannibales, détonations d'armes à feu, pillages, assassinats, scènes dignes de l'enfer. Les cadavres jon- chaient les rues, des groupes de forcenés promenaient au bout de leurs piques des têtes repues d’otages ou de fonctionnaires.

L'émeute étant demeurée triomphante, le gouvernement provisoire laissa libre cours à ce qu’il appelait Nes revanche du peuple; le

illage, les assassinats, la débauche, la stupide fureur 26 détruire pour détruire, de briser pour briser. :

Ce ne fut que grâce au permis de circulation obtenu des trois rineipaux chefs de la nouvelle Commune : un assassin FRE du bagne, un savetier abruti par l'alcool, et un tout jeune avocat frane-

maçon, que M. Durand put avec Jupiter sortir de la ville incendiée, en marchant à travers les désombres, dans la boue et le sang.

Si pressé qu'il fût de s'éloigner de ce théâtre d'horreur, il voulut passer devant le ministère, afin de s'informer de Pipe-en-Terre et le sauver avec Jui s’il était possible.

Cette espérance ne dura pas longtemps. Du ministère incendié il

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ne restait plus que deux colonnes noircies, soutenant l'arc de la grande porte d'honneur au-dessus duquel, suspendu à une corde, se balançait dans le vide, un cadavre en costume de président du conseil portant attaché sur la poitrine un carton avec ces mots :

BONA-MANA, TRAITRE AU PEUPLE.

— Pauvre garçon, murmura le docteur en faisant un signe de croix, il était comme beaucoup de ses semblables du gouvernement républicain, plus bèle que méchant,

Ce fut la seule oraison funèbre de l'ami de Chose; pour ce qu'il valait, il y en avait bien assez.

Une heure après, l'express emportaît à toute vapeur le docteur et son fidèle Jupiter vers la frontière du nord.

Venus l’un et l'autre avec des sentiments de sympathie bien sin- cères pour l'Orygie, ils sortaient de ce pays profondément désabusés, disons le mot : complètement dégoûtés.

Le temps pressait, sans s'arrêter plus qu’une heure à Ville-de-Fer pour y prendre les ordres du prince fon Septimarck, le docteur con- tinua jusqu’à Blenstadt.

Ï1 n'y avait plus que dix-huit jours pour charger le canon et pré- parer lobus.

Ces opérations nécessitant des calculs excessivement minutieux, M. Durand se renfonça dans ses problèmes après avoir donné ordre à Jupiter de ne permettre à personne de le déranger.

Ce fut le 4% juin 1883 que les derniers préparatifs étant ter-

minés, les deux Terriens, en présence de deux divisions de l’armée Ferrienne, présentant les armes, des musiques de trois cents régi- ments jouant l'hymne de la victoire, au bruit des salves de cent pièces de canon, les Terriens, partis juste quinze mois auparavant de la terre pour la lune, quittèrent la lune pour retourner sur la terre. ; Seulement au lieu de cinqils n'étaient plus que deux. Le major fon Sigmaringen se trouvant encore moins mal dans ce qu'il appelait la Prusse perfectionnée que dans l’autre Prusse terrestre, avait chargé Jupiter de vouloir bien se charger de sa démission; John Suffolk et Pipe-en-Terre étaient morts.

Des trois plénipotentiaires envoyés pour annexer la lune à la terre, il n’en restait pas un seul, mais à présent les communications étant ouvertes entre les deux globes, rien n’empêchait de renouer les négociations diplomatiques. È

Faute de mieux le docteur remplagça les trois hommes d'État man- quanis par un poids équivalent d'échantillons minéralogiques. ayant une bien plus grande valeur commerciale et même intellectuelle.

A dix heures moins sept minutes, à rès un dernier serrement de main à ses supérieurs, le prince héréditaire et le premier ministre dirigeant prince fon Seotimarck, une accolade réglementaire au ba- ron fon Formalischenberg, un adieu moins cérémonieux au baron de Crouteman et à quelques autres, M. Durand entra dans l'obus qui se referma sur les deux voyageurs. k

Seize heures cinq minutes, trois secondes, deux tierces plus tard, l'obus chassé du canon avec une force d’autant plus considérable que l'atmosphère de la lune, offre bien moins de résistance que celui de la terre, eut bientôt atteint l'immense région du vide, où libre de toute distraction venant du dehors et n'ayant aucunement à craindre d'être dérangé par des importuns, le savant docteur rédi- gea son journal de voyage. ”

Il y avait déjà près de neufs jours que les deux voyageurs s'étaient mis en route, quand un mardi malin, à onze heures et demie, Paul et sa femme, avec lesquels déjeuneit Etienne dans leur joli logement de la rue Delurbe, faillirent tomber de leur haut, en entendant une grosse voix qui criait joyeusement de l'escalier :

—Y at-il une place pour moi ici? chère madame. +

— Ouitoui! répondit Paul en s'élançant au-devant du visiteur; d’où done arrivez-vous? nous avions réellement peur que vous ne fussiez parti pour la lune.

— Nous en venons tous les deux.

Ce fut un éclat de rire général. à F .

— Vous pouvez raconter vos impressions de voyage, dit Flora, mais je vous avertis nous sommes aussi disposés à nous en amuser qu'à ne pas y croire. nes :

— Quand je te le disais, fit M. Durand en se tournant vers Jupi- ter, tu le vois : Le fruit de notre expédition est perdu, personne ne voudra ajouter foi à nos récits.

— Ce n'était pas, ma foi, la reprendra plus.

— Tant mieux, vous garder. |

— Moi aussi, que là haut. 7 à RUE

__ Oh! quant à cela je doute qu’elle soit amusante en quelque lieu

qu'on la rencontre, repartit Paul. — Amusante, certes non, agréable, pas davantage, honorable en-

core moins, s’écria Elienne. $ —_ Ab omni republica libera nos Domine, teur. ; _ AMEN, répondit-on en chœur. FIN































peine de quitter le logis, on ne n'y eria-t-on autour de lui, nous ne demandons qu'à

plus vouloir partir, ennuyir moi beaucoup la répipli-

dit gravement le doc-

À. DE LAMOTHE.