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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

Dans un wagon de troisième classe roulant à l’avant du même train, un homme âgé, dont la rude et franche physionomie tenait du soldat et de l’ouvrier, et un jeune garçon blond, d’allure toute parisienne, proprement vêtu d’une blouse de toile grise, avaient pris place l’un vis-à-vis de l’autre près d’une portière ; c’est assez dire que l’enfant, sa tête blonde aux cheveux ras passée au dehors, les yeux en quête d’imprévu, ne prêtait qu’une attention distraite au récit que son compagnon lui faisait de l’assassinat du maréchal Brune, récit commencé à Brive, où naquit l’infortuné maréchal, et qui durait depuis un bon quart d’heure.

Aux appels désespérés poussés par quelque victime de l’un de ces attentats meurtriers trop fréquents en chemins de fer depuis quelques années, — c’était une voix de femme, — le jeune garçon vit une tête étrange se montrer à la portière du wagon qui suivait celui où il se trouvait. Cette tête, percée de deux yeux louches escortant un grand nez mince et long, était fendue par un affreux ricanement ouvrant démesurément une bouche pavée de dents noires, carrées. Les cheveux de ce personnage disgracié par son physique, blanchis, ou plutôt jaunis par l’âge, étaient coupés courts, excepté au sommet de la tête où ils se dressaient comme le rude poil de l’hyène. Ce devait être un étranger, peut-être un Allemand ; mais dans ce cas, un Allemand comme on n’en voit que dans les Contes d’Hoffmann.

Les cris avaient cessé, mais non l’émoi qu’ils avaient fait naître parmi les voyageurs.

Une lutte semblait engagée derrière la portière du wagon de première vers lequel se portait la curiosité alarmée de tous ceux qui entendaient encore vibrer dans leurs oreilles ces cris d’épouvante que peut seul arracher l’horreur d’une fin tragique entrevue.

Soudain la portière céda, et un homme s’élança sur la voie. Il était bâti en hercule, avec une petite tête coiffée d’un chapeau minuscule. Le jeune garçon eut un saisissement en apercevant son visage. Le pauvre enfant pâlit affreusement et recula comme s’il eût craint d’être aperçu.

L’homme qui s’enfuyait emportait un petit sac de voyage en cuir rouge. Il adressa au ricaneur aux regards louches un signe d’intelligence que celui-ci n’avait pas attendu, car il déguerpissait à son tour enfonçant sa casquette sur ses oreilles. La portière vivement ouverte par lui, il s’élança aussi sur la voie et, grâce à des jambes longues comme des échasses, il rattrapa tout de suite son complice présumé et même gagna de vitesse sur lui.

Tout cela s’était passé on ne peut plus rapidement.