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voyage autour du monde.

« Nous avons visité sans doute bien des pays curieux, mais nul ne me le paraît autant que celui-ci. Je crois, en vérité, que je rêve, et que Sidney-Cow est une cité française. Verrai-je autrement demain ? Je l’ignore ; mais il faut bien que je te dise ce que je vois aujourd’hui et comment je le vois…

« On vient m’apprendre à l’instant que le navire qui devait mettre à la voile ce soir même ne lèvera l’ancre que dans quelques jours. Eh bien ! tant mieux, ma lettre sera plus longue ; je connais ta vive amitié pour moi, et tu aimeras d’autant plus à m’entendre que je te parle de plus loin. Les affections grandissent par la distance ; plus le soleil nous regarde obliquement, plus notre ombre prend de l’étendue. Je pourrais, si j’en avais le loisir, tirer de là une comparaison toute poétique ; mais tu es trop dans le positif pour ne pas me demander autre chose, et tu ne tarderais pas d’ailleurs à me répondre que je pars d’un principe faux, puisque le soleil est plus près de nous l’hiver que l’été.

« Quoi qu’il en soit, mon ami, tu connais la violence et la sincérité de mes sentiments de tendresse, et le diamètre de la terre a beau me séparer de toi, il me semble que tu es encore à mes côtés pour m’entendre et me donner la main.

« T’écrire, c’est te parler ; écoute :

« Je viens de faire une promenade ravissante au milieu de Paris et dans les environs ; mon cher ami, c’est à ne pas y croire. Les orangers des Tuileries embaumaient, les roses et les lilas du Luxembourg répandaient au loin de suaves émanations, et comme je voulais ce jour-là des émotions et des plaisirs de toute nature, je me suis fait emporter rapidement sous les somptueuses allées de Saint-Cloud, où la brise se joue avec tant de liberté et où l’on sent la vie glisser par tous les pores.

« Au surplus, comme une joie ne me semble complète que lorsqu’elle est partagée, je n’ai pas voulu faire seul ces courses ravissantes. De nouveaux amis que le ciel m’a donnés m’ont conduit comme par la main au milieu de ces promenades que je ne connaissais pas encore. C’est M. Peeper, qu’on serait tenté de croire vaniteux, tant il étale de luxe dans sa demeure princière, si toutes ses attentions ne témoignaient de la plus cordiale et de la plus franche délicatesse ; c’est M. Wolsoncraft, qui parle du commerce de tous les pays du monde en speculateur, et qui ne recule pas devant les difficultés les plus ardues des sciences exactes ; c’est M. Withe, dont le bon goût et l’élégance se dévoilent jusque dans les plus petits détails de ses politesses ; c’est aussi M. Macquarie, gouverneur de la Nouvelle-Galles-du-Sud, qui s’efface noblement en faveur de ses visiteurs et de ses convives ; c’est encore M. Oxley, savant explorateur, infatigable, intrépide alors qu’il s’agit de découvertes utiles, et M. Demestre, naturalisé Anglais, mais gardant du pays qui l’a vu naître les joviales et gracieuses manières.