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XXXVI

PARAGUAI

Monté Vidéo. — Le général Brayer. — Trois Jaguars et le Gaoucho.

Que le cœur est à l’aise ! que le sang circule frais et en liberté ! quel jour de fête pour nous tous qui n’avions pas espéré un retour si prompt, une relâche si sûre ! Naguère sur une terre déserte, sans cesse en présence de notre belle corvette ensablée, pleins de tristesse pour le présent, remplis d’effroi pour l’avenir, sans abri, presque sans nourriture, sous un ciel menaçant et glacé…

Aujourd’hui, une rivière paisible sur laquelle se balance mollement le navire qui nous a tous arrachés à une mort affreuse, une cité devant nos yeux ravis, une civilisation, des hommes vêtus comme nous (mieux que nous, hélas !), des femmes élégamment parées, des navires dans la rade, mouillés presque contre les remparts qui protègent la ville, des édifices européens étalant aux yeux une architecture régulière, des tours hautes et solides, des clochers élancés, le commerce, les arts, l’industrie. Et, la nuit, comme pour remplacer le bruissement des vagues qui viennent de se taire, le roulement lointain de la cité réveillée par l’amoureuse mandoline, la sérénade moins discrète, la voix sonore des horloges s’interrogeant et se répondant, et le bruit monotone des chariots roulant sur le pavé et venant approvisionner les marchés. Puis encore, des lumières passant et repassant aux croisées ; les oiseaux de nuit à l’aile lourde et paresseuse venant nous visiter et jetant un râle sinistre à l’aspect de nos mâts où siffle la brise.

Tout cela, je vous jure, nous tenait en extase sur le pont, tout cela