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LIVRE SECOND.
CHAPITRE VII.
QUEL A PU ÊTRE L’ORDRE QUAND LE MAL N’ÉTAIT PAS ?

20. Je te cède pour le moment, lui dis-je, de peur qu’un sujet si obscur et qui veut être traité plus longuement et avec plus de soin, ne nous éloigne maintenant du but proposé. Mais puisque nous avons défini ce que c’est qu’être en Dieu, voyons si nous pourrons savoir aussi ce que c’est qu’être sans Dieu. Je crois même que la chose est déjà suffisamment claire, car il te paraît sans doute qu’être sans Dieu c’est n’être pas avec Dieu. — Si les paroles venaient à mon gré, répondit-il, je pourrais te faire une réponse qui ne te déplairait point. Mais je t’en prie, aie pitié d’un enfant, et saisis ma pensée avec la pénétration qui convient à ton esprit. Il me semble donc qu’alors on n’est pas avec Dieu, et que toutefois on est en la possession de Dieu. Et comment appeler sans Dieu ceux qui sont à Dieu même ? Je ne dirai pas non plus qu’ils sont avec Dieu, car Dieu n’est pas en leur possession. En effet, posséder Dieu, ainsi que nous en convînmes dans cet entretien si agréable que nous eûmes le jour de la naissance, ce n’est autre que jouir de Dieu[1]. Mais j’avoue que je redoute ces propositions contraires : comment se peut-il qu’un homme ne soit ni sans Dieu ni avec Dieu ?

21. Ne t’effraye point de cela, lui dis-je, lorsque la pensée est juste, qui ne fait peu de cas des paroles ? Revenons donc enfin à cette définition de l’ordre. Tu as dit que l’ordre c’est la règle d’aprés laquelle Dieu conduit tout. Mais il n’est rien, si je m’en crois, que Dieu ne conduise, et c’est ce qui t’a porté à penser que rien n’est en dehors de l’ordre. — Je persiste, reprit-il, dans mon sentiment, mais je prévois que tu vas me demander si Dieu conduit aussi ce que nous avouons n’être pas bien. — À merveille, répliquai-je, ton regard a plongé dans ma pensée. Mais, je t’en prie, puisque tu as vu ce que j’allais dire, vois aussi ce qu’il faut répondre. — Pour lui, faisant signe des yeux et des épaules : Nous voilà troublés, répondit-il.

Le hasard avait amené ma mère au moment de cette question. Après quelque temps de silence, il me pria de la lui répéter ; il n’avait pas remarqué que Trygétius y avait répondu plus haut[2]. Répéter quoi ? lui dis-je, et à quoi bon ? — C’est fait, reprennent les autres, ne recommence point. — J’aime donc mieux, ajoutai-je, t’engager à lire ce qui a été dit plus haut puisque tu n’as pu l’entendre. J’ai supporté sans peine ta distraction pendant notre entretien, et je t’y ai laissé longtemps ; car je voulais ne mettre aucun obstacle à ce que tu élaborais attentivement, en toi-même et loin de nous, et continuer un sujet que l’écriture recueillait pour toi.

22. Voici maintenant une question que nous n’avons point encore essayé de discuter avec soin. Dès l’abord, cette question de l’ordre ayant été soulevée, je ne sais par quel enchaînement, tu as dit, il m’en souvient, que la justice de Dieu consiste en ce qu’il sépare les bons des méchants, et rend à chacun ce qui lui appartient[3]. Il n’est pas, selon moi, de définition plus claire de la justice. Ainsi donc je te prie de me dire s’il te semble que Dieu ait été un moment sans justice. — Jamais, répondit-il. — Mais si Dieu a toujours été juste, répliquai-je, le bien et le mal ont toujours existé. — Certes, répondit ma mère, je ne vois pas d’autre conclusion possible ; car la justice divine ne s’exerça point quand le mal n’existait pas ; et si Dieu n’a pas toujours rendu aux bons et aux méchants ce que méritait chacun d’eux, on ne peut dire que toujours il ait été juste. — Donc, lui répondit Licentius, nous devons dire, selon toi, que le mal a toujours existé ? — Je n’oserais parler ainsi, reprit-elle. — Que dirons-nous donc, répliquai-je ? Si Dieu est juste, quand il discerne entre les bons et les méchants, il n’était donc point juste quand le mal n’existait pas. Comme tous gardaient le silence, je remarquai que Trygétius voulait répondre, et je le lui permis. — Assurément, reprit-il, Dieu était juste, car il pouvait discerner entre le bien et le mal, si ce dernier eût existé, et cette puissance constituait la justice. Dire en effet que Cicéron découvrit avec prudence la conjuration de Catilina, que son désintéressement le mit au-dessus des présents qui l’eussent porté à épargner les coupables, que sa justice les envoya au dernier supplice au nom du sénat, que son courage lui fit soutenir tous les traits des en-

  1. Ci-dessus, de la Vie bienheureuse, n. 31.
  2. Chap. IV, n. 11.
  3. Liv. I, de l’Ordre, ch. 7, n. 19.