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LIVRE SECOND.


est précisément digne d’admiration t’échappe aussi. Tout cela est en effet du domaine de l’âme qui est inaccessible aux sens, et qui souvent, pour s’accommoder au langage des hommes vicieux, accorde ses paroles avec ce qu’elle paraît ou approuver ou désirer. Elle agit souvent contre son gré, afin d’éviter la haine d’autrui, ou l’accusation d’ineptie ; et comme les actes nous arrivent par le témoignage des oreilles ou des yeux, il nous est difficile de nous écarter de leur appréciation. C’est ce qui nous empêche de connaître un bon nombre d’hommes aussi bien qu’ils se connaissent et que les connaissent leurs amis. Tu peux le comprendre en te rappelant quelques grandes qualités que seuls nous voyons chez les nôtres.

Une des causes qui induisent ainsi en erreur, et ce n’est pas la moindre, c’est que beaucoup se convertissent subitement à une vie meilleure et digne d’admiration ; et qu’on les croit toujours ce qu’ils étaient, jusqu’à ce que des actions d’éclat révèlent ce qu’ils sont. Sans aller plus loin, quiconque eût naguère connu ces jeunes gens, croirait-il facilement qu’ils recherchent aujourd’hui les grandes vérités, avec tant de zèle, et qu’à tel âge ils ont déclaré une telle guerre aux plaisirs ? Ainsi rejetons cette opinion ; car ce secours divin dont tu as fait, comme il était convenable, une mention pieuse à la fin de ton discours, produit dans tous les peuples et beaucoup plus largement que plusieurs ne se l’imaginent, l’œuvre de sa miséricorde. Mais revenons, s’il te plaît, à l’ordre de notre discussion, et après avoir suffisamment parlé de l’autorité, voyons ce qu’exige la raison.

CHAPITRE XI.
DE LA RAISON ET DE SES TRACES DANS LES CHOSES SENSIBLES. — DIFFÉRENCE ENTRE CE QUI EST RATIONNEL ET CE QUI EST RAISONNABLE.

30. La raison est ce mouvement de l’esprit qui peut distinguer et résumer ce que l’on apprend. S’il est bien rare que les hommes recourent à ses lumières pour comprendre soit Dieu, soit leur âme propre ou toute autre âme, c’est uniquement à cause de la difficulté qu’éprouve à se replier sur soi, quiconque s’est habitué à vivre par les sens. Tous, il est vrai, veulent se conduire par la raison lors même qu’ils se livrent à des affaires où ils ne trouvent que déception ; très-peu, néanmoins, en connaissent la nature et les propriétés. Cela paraît étonnant ; c’est néanmoins indubitable. Ces observations suffisent pour le moment ; car je suis actuellement incapable de vous parler comme il convient d’un si vaste sujet ; j’en suis aussi incapable que je serais présomptueux si je prétendais l’avoir au moins compris. Recherchons toutefois, si nous le pouvons maintenant et autant que l’exige le but de cet entretien, combien elle a daigné se manifester dans les objets qu’il nous semble connaître.

31. Voyons en premier lieu, dans quelles circonstances on emploie d’ordinaire ce mot que nous appelons la raison. Ce qui doit nous frapper avant tout, c’est que les sages de l’antiquité ont défini l’homme de la manière suivante : L’homme, disent-ils, est un animal raisonnable et mortel. Le terme d’animal désigne ici le genre, et les deux autres termes indiquent deux différences, destinées, je crois, à faire connaître à l’homme où il doit revenir et d’où il doit s’éloigner. Son âme en parlant d’elle-même s’était jetée misérablement dans la matière ; il lui faut revenir à la raison. En disant qu’il est raisonnable, on le distingue des bêtes ; et en l’appelant mortel on montre combien il diffère de ce qui est divin. S’il ne s’attache à la raison, il se confondra avec les animaux ; s’il ne s’éloigne de la matière, il ne pourra se diviniser.

Mais les savants appliquent souvent leur esprit et leur pénétration à distinguer ce qui est raisonnable de ce qui est rationnel : le but que nous poursuivons demande que nous les imitions. Ils appellent donc raisonnable ce qui fait ou ce qui peut faire usage de la raison, et rationnel ce qui est produit ou dicté par elle. Ainsi nous pouvons dire de ces bains et de notre conférence qu’ils sont rationnels, et nommer raisonnables soit celui qui a construit ces bains, soit nous qui parlons. La raison par conséquent procède de l’âme raisonnable, et s’applique à des actes et à des discours rationnels.

32. Il y a donc deux choses où la force et la puissance de la raison sont accessibles aux sens eux-mêmes : d’une part les œuvres humaines que l’on voit, et d’autre part les paroles que l’on entend : mais dans les deux cas l’esprit, pour frapper les sens emploie un double intermédiaire ; les yeux et les oreilles. Aussi