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DE L’ORDRE.


vement local et non local, du mouvement stable et de l’immortalité ? Ne sait-on ce que c’est d’être quelque part sans être dans un lieu, ce que c’est que de n’être pas dans le temps et d’être toujours, ce que c’est que de n’être jamais et de n’être pas jamais ? Si malgré tant d’ignorance on veut discuter et raisonner, je ne dis pas sur ce grand Dieu que l’on connaît mieux quand on sait qu’on ne le connaît pas, mais sur l’âme elle-même, on s’égarera autant qu’il est possible. Or on saura la réponse à toutes ces questions si l’on comprend les nombres abstraits et intelligibles ; et pour comprendre ceux-ci, il faut de la force dans l’esprit, le loisir qu’assure l’âge ou une situation heureuse, un ardent amour de l’étude ; il faut de plus avoir parcouru convenablement et avec ordre les sciences que nous venons de rappeler. Car tous ces arts libéraux se rapportant soit aux usages de la vie, soit à la connaissance et à la contemplation de la vérité, il est très-difficile de s’y former à moins d’avoir beaucoup d’intelligence et de s’y être appliqué dès le jeune âge avec toute l’ardeur et toute la constance dont on est capable.

CHAPITRE XVII.
IL EST DE HAUTES QUESTIONS QUE L’ON NE PEUT ABORDER SANS S’Y ÊTRE PRÉPARÉ PAR L’ÉTUDE DES SCIENCES LIBÉRALES.

45. Qu’y a-t-il dans tout cela de nécessaire au but que nous poursuivons ? Je t’en prie, ma mère, ne t’effraie point à la vue de cette immense forêt. On y prendra un très-petit nombre d’idées essentielles et générales. Pour beaucoup, il est vrai, elles seront difficiles à saisir ; mais pour toi dont l’esprit chaque jour me semble nouveau, pour toi dont je sais que le cœur a puisé dans l’âge ou dans une tempérance merveilleuse, la plus vive horreur de toute frivolité, et qu’au-dessus de toute corruption charnelle il est fort élevé en lui-même ; ces idées seront aussi faciles qu’elles sont difficiles aux esprits lourds et aux âmes plongées dans l’ignominie.

Je mentirais à coup sûr, si je te promettais de parvenir à une entière pureté de langage. Malgré l’urgente nécessité qui m’a obligé d’étudier ces matières, les Italiens me reprochent souvent de mal prononcer certains mots. Il est vrai qu’à mon tour je leur fais de semblables reproches ; car autre chose est la certitude que donne la science, et autre celle que donne le pays. Il est même possible que l’oreille attentive des savants surprenne dans mon langage ce que nous appelons des solécismes ; je me souviens qu’on m’en a fait remarquer avec beaucoup d’habileté jusques dans Cicéron. Quant aux barbarismes, on en voit tellement aujourd’hui, que le discours qui sauva Rome, en paraît hérissé. Pour toi, méprisant ces questions puériles ou étrangères, tu connais si bien la nature et la puissance presque divine de la grammaire, que tu sembles, aux yeux des plus doctes, en avoir pris l’âme et jeté le cadavre.

46. Je pourrais en dire autant des autres arts libéraux. Si donc tu as pour eux un profond dédain, je t’en conjure, autant que je le puis comme ton fils, autant que tu me le permets, conserve avec prudence et fermeté la foi que tu as puisée dans les augustes mystères ; persévère aussi avec force et avec soin dans la vie que tu mènes.

Voici des questions fort obscures et pourtant divines : Dieu n’est point l’auteur du mal, de plus il est tout-puissant ; comment donc se fait-il tant de mal ? Pourquoi donc a-t-il créé le monde, puisqu’il est sans besoin ? Le mal a-t-il toujours été, ou bien a-t-il commencé avec le temps ? Si le mal a toujours existé, était-il sous la main de Dieu, et s’il y était, ce monde a-t-il aussi toujours existé, a-t-il été toujours le théâtre où Dieu domptait le mal en le ramenant à l’ordre ? Si au contraire le monde a eu un commencement, comment, avant sa formation, le mal était-il maintenu sous la puissance divine ? quelle nécessité y avait-il de construire ce monde et d’y enfermer le mal pour tourmenter les âmes ? Si l’on suppose qu’il fut un temps où le mal n’était pas sous la puissance divine, quel changement s’est fait tout à coup après tant de siècles ? Il y aurait, je ne dis pas impiété, mais extravagance, à affirmer que Dieu s’est arrêté à un dessein nouveau ; et prétendre avec quelques-uns qu’il était importuné et comme fatigué du mal, ce serait provoquer le rire de tout homme instruit, la critique des ignorants même : comment, en effet, aurait pu nuire à Dieu cette espèce de nature mauvaise ? Avoue-t-on qu’elle ne l’a pu ? Alors, pourquoi construire le monde ? Soutient-on qu’elle en a été capable ? Mais quel inexpiable forfait de