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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/353

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absorbé en totalité ni par moi, ni par toi. Au contraire, une parole que nous entendons est entendue en même temps tout entière par toi comme par moi : une image que nous voyons est vue en même temps aussi grande par l’un et par l’autre de nous, tandis que pour la nourriture et le breuvage, c’est une partie qui passe nécessairement en toi et une autre en moi. Ne comprends-tu qu’imparfaitement ceci ? — E. Parfaitement au contraire, et je le trouve très-certain. 18. A. Quant au toucher, n’es-tu pas d’avis qu’il peut être assimilé au sens de la vue et de l’ouïe sur le point que nous traitons ? Car non-seulement nous pouvons sentir tous deux un seul corps par le tact, mais tu peux toucher la même partie que j’aurais touchée moi-même ; et ce ne sera pas seulement le même corps, mais la même partie de ce corps que nous sentirons tous deux par le toucher. Car il n’en est pas du toucher comme de la bouche ; nous ne pouvons, toi et moi, en mangeant, prendre chacun en entier le mets qui nous est servi, tandis qu’une chose que j’aurai touchée tout entière, tu peux la toucher de même, et nous la toucherons tous deux, non pas chacun par partie, mais chacun tout entière. — E. J’avoue que, en cela, le sens du toucher me paraît avoir une très-grande similitude avec les deux premiers dont nous avons parlé ; mais je vois qu’il en diffère en un point. C’est que nous pouvons tous deux voir et entendre une même chose entièrement et ensemble, c’est-à-dire en même temps, tandis que nous pouvons bien toucher aussi tous deux un même objet dans son entier en même temps, mais dans des parties différentes ; ou la même partie de cet objet, mais dans des temps différents. Car je ne puis approcher mon toucher d’aucune partie que tu touches, si tu n’en écartes d’abord le tien. 19. A. Tu as répondu avec une perspicacité parfaite. Mais il te faut pénétrer plus avant. Après avoir constaté d’une part qu’il est des choses que nous sentons ensemble, et d’autres que nous sentons chacun en particulier ; de l’autre, que chacun de nous a seul la perception de son propre sens, en, sorte que je n’ai pas la perception du tien, ni toi celle du mien, il faut remarquer ce qui a lieu pour les choses qui sont perçues par les sens du corps ; je veux dire pour les choses corporelles que nous ne pouvons percevoir ensemble, mais chacun en particulier par nos sens. Or nous n’en pouvons percevoir que ce qui devient tellement nôtre, que nous puissions le changer et le transmuer en nous-mêmes, comme la nourriture et la boisson, dont tu ne peux prendre aucune partie que j’aurais prise moi-même. Vois en effet les nourrices qui mâchent les aliments pour les donner aux enfants : tout ce que leur palais dérobe pendant cette opération et transforme ensuite dans l’estomac, ne peut en revenir pour se mêler à la nourriture de l’enfant. Dès que la bouche trouve une saveur agréable à quelque chose, elle s’en approprie irrévocablement une partie, si petite qu’elle soit ; et ce sont les aptitudes naturelles du corps qui amènent forcément ce fait. S’il en était autrement, il ne resterait aucune saveur dans la bouche après que les aliments mâchés en seraient sortis. On peut en dire autant, et avec raison, des parties de l’air que nous aspirons par les narines. Car bien que tu puisses aspirer quelque chose de l’air que j’ai respiré, tu ne peux aspirer cette partie d’air qui a été changée en aliment pour moi, parce que je n’ai pu moi-même la rendre. Les médecins enseignent en effet que nous nous alimentons aussi par le nez ; et cet aliment, que je puis seul prendre en aspirant, je ne puis le rendre en respirant, et ainsi tu ne peux l’aspirer à ton tour par tes narines. Restent maintenant les autres choses sensibles que nous ne corrompons pas et que nous ne changeons pas en notre substance corporelle, en les percevant par nos sens. Pour celles-là, nous pouvons les sentir tous deux, soit en même temps, soit tour à tour, de telle sorte que la totalité ou une même partie soit sentie et par moi et par toi : tels sont la lumière, le son, et les corps que notre toucher atteint sans les altérer. — E. Je comprends. — A. Evidemment donc, les choses que nous ne transformons pas, tout en les percevant par nos sens corporels, ne sont pas de la nature de nos sens, et pour cela elles nous sont plutôt communes, puisque nous ne les changeons ni ne les transformons en quelque chose qui nous soit propre et qui nous appartienne privément. — E. J’en suis parfaitement d’accord. — A. Il faut donc entendre par une chose qui nous est propre et nous appartient comme privément, une chose que chacun de nous possède seul, et par une chose que chacun de nous perçoit seul, une chose qui est de même