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LIVRE V. — ANCIENNES MŒURS DES ROMAINS.


CHAPITRE III.
DE L’ARGUMENT DE LA ROUE DU POTIER, ALLÉGUÉ PAR LE MATHÉMATICIEN NIGIDIUS DANS LA QUESTION DES JUMEAUX.

On aurait donc vainement recours au fameux argument de la roue du potier, que Nigidius[1] imagina, dit-on, pour sortir de cette difficulté, et qui lui valut le surnom de Figulus[2]. Il imprima à une roue de potier le mouvement le plus rapide possible, et pendant qu’elle le tournait, il la marqua d’encre à deux reprises, mais si rapprochées, qu’on aurait pu croire qu’il ne l’avait touchée qu’une fois ; or, quand on eut arrêté la roue, on y trouva deux marques, séparées l’une de l’autre par un intervalle assez grand. C’est ainsi, disait-il, qu’avec la rotation de la sphère céleste, encore que deux jumeaux se suivent d’aussi près que les deux coups dont j’ai touché la roue, cela fait dans le ciel une grande distance, d’où résulte la diversité qui se rencontre dans les mœurs des deux enfants et dans les accidents de leur destinée. À mon avis, cet argument est plus fragile encore que les vases façonnés avec la roue du potier. Car si cet énorme intervalle qui se trouve dans le ciel entre la naissance de deux jumeaux, est cause qu’il vient un héritage à celui-ci et non à celui-là, sans que leur horoscope pût faire deviner cette différence, comment ose-t-on prédire à d’autres personnes dont on prend l’horoscope, et qui ne sont point jumelles, qu’il leur arrivera de semblables bonheurs dont la cause est impénétrable, et cela avec la prétention de faire tout dépendre du moment précis de la naissance. Diront-ils que dans l’horoscope de ceux qui ne sont point jumeaux, ils fondent leurs prédictions sur de plus grands intervalles de temps, au lieu que la courte distance qui se rencontre entre la naissance de deux jumeaux ne peut produire dans leur destinée que de petites différences, sur lesquelles on n’a pas coutume de consulter les astrologues, telles que s’asseoir, se promener, se mettre à table, manger ceci ou cela ? mais ce n’est pas là résoudre la difficulté, puisque la différence que nous signalons entre les jumeaux comprend leurs mœurs, leurs inclinations et les vicissitudes de leur destinée.

CHAPITRE IV.
DES DEUX JUMEAUX ÉSAÜ ET JACOB, FORT DIFFÉRENTS DE CARACTÈRE ET DE CONDUITE.

Du temps de nos premiers pères naquirent deux jumeaux (pour ne parler que des plus célèbres), qui se suivirent de si près en venant au monde, que le premier tenait l’autre par le pied[3]. Cependant leur vie et leurs mœurs furent si différentes, leurs actions si contraires, l’affection de leurs parents si dissemblable, que le petit intervalle qui sépara leur naissance suffit pour les rendre ennemis. Qu’est-ce à dire ? S’agit-il de savoir pourquoi l’un se promenait quand l’autre était assis, pourquoi celui-ci dormait ou gardait le silence quand celui-là veillait ou parlait ? nullement ; car de si petites différences tiennent à ces courts intervalles de temps que ne sauraient mesurer ceux qui signalent la position des astres au moment de la naissance, pour consulter ensuite les astrologues. Mais point du tout : l’un des jumeaux de la Bible a été longtemps serviteur à gages, l’autre n’a pas été serviteur ; l’un était aimé de sa mère, l’autre ne l’était pas ; l’un perdit son droit d’aînesse, si important chez les Juifs, et l’autre l’acquit. Parlerai-je de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens ? Quelle diversité à cet égard entre les deux frères ? Si tout cela est une suite du petit intervalle qui sépare la naissance des deux jumeaux et ne peut être attribué aux constellations, je demande encore comment on ose, sur la foi des constellations, prédire à d’autres leur destinée ? Aime-t-on mieux dire que les destinées ne dépendent pas de ces intervalles imperceptibles, mais bien d’espaces de temps plus grands qui peuvent être observés ? À quoi sert alors ici la roue du potier, sinon à faire tourner des cœurs d’argile et à cacher le néant de la science astrologique ?

CHAPITRE V.
PREUVES DE LA VANITÉ DE L’ASTROLOGIE.

Ces deux frères, dont la maladie augmentait ou diminuait en même temps, et qu’à ce signe le coup d’œil médical d’Hippocrate reconnut jumeaux, ne suffisent-ils pas à con-

  1. Nigidius, célèbre astrologue, contemporain de Varron ; il est question de ses prédictions dans Suétone (Vie d’Auguste, chap. 94) et dans Lucain (lib. i, vers. 639 et seq.)
  2. Figulus veut dire potier.
  3. Gen. XXV, 25.