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LIVRE V. — ANCIENNES MŒURS DES ROMAINS.

salutaire de ses éléments ; qui a donné à l’âme animale la mémoire, les sens et l’appétit, et à l’âme raisonnable la pensée, l’intelligence et la volonté ; ce Dieu qui n’a laissé aucune de ses œuvres, je ne dis pas le ciel et la terre, je ne dis pas les anges et les hommes, mais les organes du plus petit et du plus vil des animaux, la plume d’un oiseau, la moindre fleur des champs, une feuille d’arbre, sans y établir la convenance des parties, l’harmonie et la paix ; je demande s’il est croyable que ce Dieu ait souffert que les empires de la terre, leurs dominations et leurs servitudes, restassent étrangers aux lois de sa providence ?

CHAPITRE XII.
PAR QUELLES VERTUS LES ANCIENS ROMAINS ONT MÉRITÉ QUE LE VRAI DIEU ACCRUT LEUR EMPIRE, BIEN QU’ILS NE L’ADORASSENT PAS.

Voyons maintenant en faveur de quelles vertus le vrai Dieu, qui tient en ses mains tous les royaumes de la terre, a daigné favoriser l’accroissement de l’empire romain. C’est pour en venir là que nous avons montré, dans le livre précédent, que les dieux que Rome honorait par des jeux ridicules n’ont en rien contribué à sa grandeur ; nous avons montré ensuite, au commencement du présent livre, que le destin est un mot vide de sens, de peur que certains esprits, désabusés de la croyance aux faux dieux, n’attribuassent la conservation et la grandeur de l’empire romain à je ne sais quel destin plutôt qu’à la volonté toute-puissante du Dieu souverain.

Les anciens Romains adoraient, il est vrai, les faux dieux, et offraient des victimes aux démons, à l’exemple de tous les autres peuples de l’univers, le peuple hébreu excepté ; mais leurs historiens leur rendent ce témoignage qu’ils étaient « avides de renommée et prodigues d’argent, contents d’une fortune honnête et insatiables de gloire[1] ». C’est la gloire qu’ils aimaient ; pour elle ils voulaient vivre, pour elle ils surent mourir. Cette passion étouffait dans leurs cœurs toutes les autres. Convaincus qu’il était honteux pour leur patrie d’être esclave, et glorieux pour elle de commander, ils la voulurent libre d’abord pour la faire ensuite souveraine. C’est pourquoi, ne pouvant souffrir l’autorité des rois, ils créèrent deux chefs annuels qu’ils appelèrent consuls. Qui dit roi ou seigneur, parle d’un maître qui règne et domine ; un consul, au contraire, est une sorte de conseiller[2]. Les Romains pensèrent donc que la royauté a un faste également éloigné de la simplicité d’un pouvoir qui exécute la loi, et de la douceur d’un magistrat qui conseille ; ils ne virent en elle qu’une orgueilleuse domination. Ils chassèrent donc les Tarquins, établirent des consuls, et dès lors, comme le rapporte à l’honneur des Romains l’historien déjà cité, « sous ce régime nouveau de liberté, la république, enflammée par un amour passionné de la gloire, s’accrut avec une rapidité incroyable ». C’est donc à cette ardeur de renommée et de gloire qu’il faut attribuer toutes les merveilles de l’ancienne Rome, qui sont, au jugement des hommes, ce qui peut se voir de plus glorieux et de plus digne d’admiration.

Salluste trouve aussi à louer quelques personnages de son siècle, notamment Marcus Caton et Caïus César, dont il dit que la république, depuis longtemps stérile, n’avait jamais produit deux hommes d’un mérite aussi éminent, quoique de mœurs bien différentes. Or, entre autres éloges qu’il adresse à César, il lui fait honneur d’avoir désiré un grand commandement, une armée et une guerre nouvelle où il pût montrer ce qu’il était. Ainsi, c’était le vœu des plus grands hommes que Bellone, armée de son fouet sanglant, excitât de malheureuses nations à prendre les armes, afin d’avoir une occasion de faire briller leurs talents. Et voilà les effets de cette ardeur avide pour les louanges et de ce grand amour de la gloire ! Concluons que les grandes choses faites par les Romains eurent trois mobiles : d’abord l’amour de la liberté, puis le désir de la domination et la passion des louanges. C’est de quoi rend témoignage le plus illustre de leurs poètes, quand il dit :

« Porsenna entourait Rome d’une armée immense, voulant lui imposer le retour des Tarquins bannis ; mais les fils d’Énée se précipitaient vers la mort pour défendre la liberté[3] »

Telle était alors leur unique ambition : mourir vaillamment ou vivre libres. Mais quand ils eurent la liberté, l’amour de la gloire s’empara tellement de leurs âmes, que la liberté n’était rien pour eux si elle n’était

  1. Salluste, De conj. Catil., cap. 7.
  2. Saint Augustin fait dériver consul de consulere, regnum de rex, et rex de regere.
  3. Virgile, Énéide, livre viii, vers 646, 647.