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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/138

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LA CITÉ DE DIEU

assigne à Liber les femmes et le vin, parce que c’est Liber qui excite les désirs. De là les incroyables fureurs des bacchanales, et Varron lui-même avoue que les bacchantes ne peuvent faire ce qu’elles font sans avoir l’esprit troublé. Aussi le sénat, devenu plus sage, vit cette fête de mauvais œil et l’abolit[1]. Peut-être en cette rencontre finit-on par reconnaître ce que peuvent les esprits immondes sur les mœurs des hommes, quand on les adore comme des dieux. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’on n’oserait rien faire de pareil sur les théâtres. On y joue, il est vrai, mais on n’y est pas ivre de fureur, encore que ce soit une sorte de fureur de reconnaître pour des divinités des esprits qui se plaisent à de pareils jeux.

Mais de quel droit Varron prétend-il établir une différence entre les hommes religieux et les superstitieux, sous prétexte que ceux-ci redoutent les dieux comme des ennemis, au lieu que ceux-là les honorent comme des pères, persuadés que leur bonté est si grande qu’il leur en coûte moins de pardonner à un coupable que de punir un innocent ? Cette belle distinction n’empêche pas Varron de remarquer qu’on assigne trois dieux à la garde des accouchées, de peur que Sylvain ne vienne les tourmenter la nuit ; pour figurer ces trois dieux, trois hommes font la ronde autour du logis, frappent d’abord le seuil de la porte avec une cognée, le heurtent ensuite avec un pilon, puis enfin le nettoient avec un balai, ces trois emblèmes de l’agriculture ayant pour effet d’empêcher Sylvain d’entrer ; car c’est le fer qui taille et coupe les arbres, c’est le pilon qui tire du blé la farine, et c’est le balai qui sert à amonceler les grains ; et de là tirent leurs noms : la déesse Intercidona, de l’incision faite par la cognée ; Pilumnus, du pilon ; Deverra, du balai ; en tout trois divinités occupées à préserver les accouchées des violences de Sylvain. Ainsi la protection des divinités bienfaisantes ne peut prévaloir contre la brutalité d’un dieu malfaisant qu’à condition d’être trois contre un, et d’opposer à ce dieu âpre, sauvage et inculte comme les bois où il habite, les emblèmes de culture qui lui répugnent et le font fuir. Oh ! l’admirable innocence ! Oh ! la parfaite concorde des dieux ! En vérité sont-ce là les dieux qui protègent les villes ou les jouets ridicules dont le théâtre se divertit ?

Que le dieu Jugatinus préside à l’union des sexes, je le veux bien ; mais il faut conduire l’épousée au toit conjugal, et voici le dieu Domiducus ; il faut l’y installer, voici le dieu Domitius ; et pour la retenir près de son mari, on appelle encore la déesse Manturna. N’est-ce point assez ? épargnez, de grâce, la pudeur humaine ! laissez faire le reste dans le secret, à l’ardeur de la chair et du sang. Pourquoi, quand les paranymphes eux-mêmes se retirent, remplir la chambre nuptiale d’une foule de divinités ? Est-ce pour que l’idée de leur présence rende les époux plus retenus ? non ; c’est pour aider une jeune fille, faible et tremblante, à faire le sacrifice de sa virginité. Voici en effet la déesse Virginiensis qui arrive avec le père Subigus, la mère Préma, la déesse Pertunda, Vénus et Priape[2]. Qu’est-ce à dire ? s’il fallait absolument que les dieux vinssent en aide à la besogne du mari, un seul dieu ne suffisait-il pas, ou même une seule déesse ? n’était-ce pas assez de Vénus, puisque c’est elle dont la puissance est, dit-on, nécessaire pour qu’une femme cesse d’être vierge ? S’il reste aux hommes une pudeur que n’ont pas les dieux, les mariés, à la seule pensée de tous ces dieux et de toutes ces déesses qui viennent les aider à l’ouvrage, n’éprouveront-ils pas une confusion qui diminuera l’ardeur d’un des époux et accroîtra la résistance de l’autre ? D’ailleurs, si la déesse Virginiensis est là pour dénouer la ceinture de l’épousée, le dieu Subigus pour la mettre aux bras du mari, la déesse Préma pour la maîtriser et l’empêcher de se débattre, à quoi bon encore la déesse Pertunda ? Qu’elle rougisse, qu’elle sorte, qu’elle laisse quelque chose à faire au mari ; car il est inconvenant qu’un autre que lui s’acquitte de cet office. Aussi bien, si l’on souffre sa présence, c’est sans doute qu’elle est déesse ; car si elle était divinité mâle, si elle était le dieu Pertundus, le mari alors, pour sauver l’honneur de sa femme, aurait plus de sujet d’appeler au secours contre lui, que les accouchées contre Sylvain. Mais que dire d’une autre divinité, cette fois trop mâle, de Priape, qui reçoit la nouvelle épousée

  1. Voyez Tite-Live, lib. xxxix, cap. 17, 18.
  2. Rapprochez la description de saint Augustin de celle de Tertullien, Adv. Nat., lib. ii, cap. 11. Voyez aussi Arnobe, Contr. Gent., lib. iv, p. 124 ; et Lactance, Instit., lib. i, cap. 20.