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LA CITÉ DE DIEU.

et temporels, ils ne peuvent nuire à ceux qu’ils détestent, ni être utiles à ceux qu’ils aiment, pourquoi les adorer ? pourquoi s’empresser autour de leurs autels ? pourquoi, dans les mauvais jours, murmurer contre eux, comme s’ils avaient par colère retiré leur protection ? et pourquoi en prendre occasion pour outrager et maudire la religion chrétienne ? Si, au contraire, dans l’ordre des choses temporelles, ils peuvent nuire ou servir, pourquoi ont-ils accordé au détestable Marius leur protection, et l’ont-ils refusée au vertueux Régulus ? Cela ne fait-il pas voir qu’ils sont eux-mêmes très-injustes et très-pervers ? Que si, par cette raison même, on est porté à les craindre et à les adorer, on se trompe, puisque rien ne prouve que Régulus les ait moins adorés que Marius. Et qu’on ne s’imagine pas non plus qu’il faille mener une vie criminelle à cause que les dieux semblent avoir favorisé Marius plutôt que Régulus. Je rappellerais alors que Métellus[1], un des plus excellents hommes parmi les Romains, qui eut cinq fils consulaires, fut un homme très-heureux, au lieu que Catilina, vrai scélérat, périt misérablement dans la guerre criminelle qu’il avait excitée. Enfin, la véritable et certaine félicité n’appartient qu’aux gens de bien adorant le Dieu qui seul peut la donner.

Lors donc que cette république périssait par ses mauvaises mœurs, les dieux ne firent rien pour l’empêcher de périr, en réglant ses mœurs ou en les corrigeant ; au contraire, ils travaillaient à la faire périr en accroissant la décadence et la corruption des mœurs. Et qu’ils ne viennent pas se faire passer pour bons, sous prétexte qu’ils abandonnèrent Rome en punition de ses iniquités. Non, ils restèrent là ; leur imposture est manifeste ; ils n’ont pu ni aider les hommes par de bons conseils, ni se cacher par leur silence. Je ne rappellerai pas que les habitants de Minturnes, touchés de l’infortune de Marius, le recommandèrent à la déesse Marica[2], et que cet homme cruel, sauvé contre toute espérance, rentra à Rome plus puissant que jamais à la tête d’hommes non moins cruels que lui et se montra, au témoignage des historiens, plus atroce et plus impitoyable que ne l’eût été le plus barbare ennemi. Mais encore une fois, je laisse cela de côté, et je n’attribue point cette sanglante félicité de Marius à je ne sais quelle Marica, mais à une secrète providence de Dieu, qui a voulu par là fermer la bouche à nos ennemis et retirer de l’erreur ceux qui, au lieu d’agir par passion, réfléchissent sérieusement sur les faits. Car bien que les démons aient quelque puissance en ces sortes d’événements, ils n’en ont qu’à condition de la recevoir du Tout-Puissant, et cela pour plusieurs raisons : d’abord pour que nous n’estimions pas à un trop haut prix la félicité temporelle, puisqu’elle est souvent accordée aux méchants, témoin Marius ; puis, pour que nous ne la considérions pas non plus comme un mal, puisque nous en voyons également jouir un grand nombre de bons et pieux serviteurs du seul et vrai Dieu, malgré les démons ; enfin pour que nous ne soyons pas tentés de craindre ces esprits immondes ou de chercher à nous les rendre propices, comme arbitres souverains des biens et des maux temporels, puisqu’il en est des démons comme des méchants en ce monde, qui ne peuvent faire que ce qui leur est permis par celui dont les jugements sont aussi justes qu’incompréhensibles.

CHAPITRE XXIV.
DES PROSCRIPTIONS DE SYLLA AUXQUELLES LES DÉMONS SE VANTENT D’AVOIR PRÊTÉ LEUR ASSISTANCE.

Il est certain que lorsque Sylla, dont le gouvernement fut si atroce qu’en se portant le vengeur des cruautés de Marius il le fit regretter, se fût approché de Rome pour combattre son rival, les entrailles des victimes parurent si favorables, suivant le rapport de Tite-Live[3], que l’aruspice Postumius, convaincu qu’avec l’aide des dieux Sylla ne pouvait manquer de réussir dans ses desseins, répondit du succès sur sa tête. Vous voyez bien que les dieux ne s’étaient point retirés de leurs temples et de leurs autels, puisqu’ils prédisaient l’avenir, sans se mettre en peine du reste de rendre Sylla meilleur. Ils avaient des présages pour lui promettre une grande félicité et n’avaient point de menaces pour réprimer son ambition

  1. Il s’agit de Métellus le Numidique, petit-fils du pontife L. Métellus. Saint Augustin commet ici une légère inexactitude en donnant cinq enfants à Métellus, au lieu de quatre. Voyez Cicéron, De fin., lib. v, cap. 27 et 28 ; et Valère Maxime, lib. vii, cap. 1.
  2. Marica est le nom d’une déesse qu’on adorait à Minturnes, et qui n’était autre que Circé, au témoignage de Lactance, Instit., lib. i, cap. 21. Comp. Servius, ad Æneid., lib. vii, vers. 47, et lib. xii, vers. 164.
  3. Le passage que désigne ici saint Augustin faisait probablement partie du livre Lxxviie, un de ceux qui sont perdus.