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LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS.

moi, je ne le pouvais faire, et je dis seulement en moi-même ce peu de mots : Seigneur, quelles prières de vos serviteurs exaucerez-vous, si vous n’exaucez pas celles-ci ? Il me paraissait qu’on n’y pouvait rien ajouter, sinon d’expirer en priant. Nous nous levons, et, après avoir reçu la bénédiction de l’évêque, nous nous retirons, le malade priant les assistants de se trouver le lendemain matin chez lui, et nous, l’exhortant à avoir bon courage. Le jour venu, ce jour tant appréhendé, les serviteurs de Dieu arrivèrent, comme ils l’avaient promis. Les médecins entrent ; on prépare tout ce qui est nécessaire à l’opération, on tire les redoutables instruments ; chacun demeure interdit et en suspens. Ceux qui avaient le plus d’autorité encouragent le malade, tandis qu’on le met sur son lit dans la position la plus commode pour l’incision ; on délie les bandages, on met à nu la partie malade, le médecin regarde, et cherche de l’œil et de la main l’hémorroïde qu’il devait ouvrir. Enfin, après avoir exploré de toutes façons la partie malade, il finit par trouver une cicatrice très-ferme. — Il n’y a point de paroles capables d’exprimer la joie, le ravissement, et les actions de grâces de tous ceux qui étaient présents. Ce furent des larmes et des exclamations que l’on peut s’imaginer, mais qu’il est impossible de rendre.

Dans la même ville de Carthage, Innocentia, femme très-pieuse et du rang le plus distingué, avait au sein un cancer, mal incurable, à ce que disent les médecins[1]. On a coutume de couper et de séparer du corps la partie où est le mal, ou, si l’on veut prolonger un peu la vie du malade, de n’y rien faire ; et c’est, dit-on, le sentiment d’Hippocrate[2]. Cette dame l’avait appris d’un savant médecin, son ami, de sorte qu’elle n’avait plus recours qu’à Dieu. La fête de Pâques étant proche, elle fut avertie en songe de prendre garde à la première femme qui se présenterait à elle au sortir du baptistère[3], et de la prier de faire le signe de la croix sur son mal. Cette femme le fit, et Innocentia fut guérie à l’heure même. Le médecin qui lui avait conseillé de n’employer aucun remède, si elle voulait vivre un peu plus longtemps, la voyant guérie, lui demanda vivement ce qu’elle avait fait pour cela, étant bien aise sans doute d’apprendre un remède qu’Hippocrate avait ignoré. Elle lui dit ce qui en était, non sans craindre, à voir son visage méfiant, qu’il ne lui répondît quelque parole injurieuse au Christ : « Vraiment, s’écria-t-il, je pensais que vous m’alliez dire quelque chose de bien merveilleux ! » Et comme elle se révoltait déjà : « Quelle grande merveille, ajouta-t-il, que Jésus-Christ ait guéri un cancer au sein, lui qui a ressuscité un mort de quatre jours[4] ? » Quand j’appris ce qui s’était passé, je ne pus supporter la pensée qu’un si grand miracle, arrivé dans une si grande ville, à une personne de si haute condition, pût demeurer caché ; je fus même sur le point de réprimander cette dame. Mais quand elle m’eut assuré qu’elle ne l’avait point passé sous silence, je demandai à quelques dames de ses amies intimes, qui étaient alors avec elle, si elles le savaient. Elles me dirent que non. « Voilà donc, m’écriai-je, de quelle façon vous le publiez ! vos meilleures amies n’en savent rien ! » Et comme elle m’avait rapporté le fait très-brièvement, je lui en fis recommencer l’histoire tout au long devant ces dames, qui en furent singulièrement étonnées et en rendirent gloire à Dieu.

Un médecin goutteux de la même ville, ayant donné son nom pour être baptisé, vit en songe, la nuit qui précéda son baptême, des petits enfants noirs et frisés qu’il prit pour des démons, et qui lui défendirent de se faire baptiser cette année-là. Sur son refus de leur obéir, ils lui marchèrent sur les pieds, en sorte qu’il y sentit des douleurs plus cruelles que jamais. Cela ne l’empêcha point de se faire baptiser le lendemain, comme il l’avait promis à Dieu, et il sortit du baptistère non-seulement guéri de ses douleurs extraordinaires, mais encore de sa goutte, sans qu’il en ait jamais rien ressenti, quoique ayant encore longtemps vécu. Qui a entendu parler de ce miracle ? Cependant nous l’avons connu, nous et un certain nombre de frères à qui le bruit en a pu parvenir.

Un ancien mime de Curube[5] fut guéri

  1. Voyez Galien, Therap. ad Glauc., lib. ii, cap. 10.
  2. Voyez les Aphorismes, sect. VI, aph. 2.
  3. De toute antiquité, dans la primitive Eglise, le jour de Pâques et celui de la Pentecôte étaient prescrits pour le baptême, sauf le cas de nécessité. Voyez Tertullien (De Baptismo, cap. 19 ; De cor. mil., cap. 3) et les Sermons de saint Augustin.
  4. Jean, xi.
  5. Curobe ou Curubis est le nom d’une ville autrefois située près de Carthage. Voyez Pline, Hist. nat., livre V, ch. 3.