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LIVRE III — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX.

Laomédon retiendrait leur salaire, se sont faits constructeurs de murailles gratuitement et pour des ingrats. Prenez garde, car c’est peut-être une chose plus grave d’adorer des dieux si crédules que de leur manquer de parole. Homère lui-même n’a pas l’air de s’en rapporter à la table, puisqu’en faisant de Neptune l’ennemi des Troyens, il leur donne pour ami Apollon, que le grief commun aurait dû mettre dans l’autre parti. Si donc vous croyez aux fables, rougissez d’adorer de pareils dieux ; si vous n’y croyez pas, ne parlez plus du parjure Laomédon ; ou bien alors expliquez-nous pourquoi ces dieux si sévères pour les parjures de Troie sont si indulgents pour ceux de Rome ; car autrement comment la conjuration de Catilina, même dans une ville aussi vaste et aussi corrompue que Rome, eût-elle trouvé un si grand nombre de partisans nourris de parjures et de sang romain[1] ? Que faisaient chaque jour dans les jugements les sénateurs vendus, que faisait le peuple dans ses comices et dans les causes plaidées devant lui, que se parjurer sans cesse ? On avait conservé l’antique usage du serment au milieu de la corruption des mœurs, mais c’était moins pour arrêter les scélérats par une crainte religieuse que pour ajouter le parjure à tous les autres crimes.

CHAPITRE III.
LES DIEUX N’ONT PU S’OFFENSER DE L’ADULTÈRE DE PÂRIS, CE CRIME ÉTANT COMMUN PARMI EUX.

C’est donc mal expliquer la ruine de Troie que de supposer les dieux indignés contre un roi parjure, puisqu’il est prouvé que ces dieux, dont la protection avait jusque-là maintenu l’empire troyen, à ce que Virgile[2] assure, n’ont pu la défendre contre les Grecs victorieux. L’explication tirée de l’adultère de Pâris n’est pas plus soutenable ; car les dieux sont trop habitués à conseiller et à enseigner le crime pour s’en être faits les vengeurs. « La ville de Rome, dit Salluste, eut, selon la tradition, pour fondateurs et pour premiers habitants des Troyens fugitifs qui erraient çà et là sous la conduite d’Énée[3] ». Je conclus de là que si les dieux avaient cru devoir punir l’adultère de Pâris, ils auraient dû à plus forte raison, ou tout au moins au même titre, étendre leur vengeance sur les Romains, puisque cet adultère fut l’œuvre de la mère d’Énée. Mais pouvaient-ils détester dans Pâris un crime qu’ils ne détestaient point dans sa complice Vénus, devenue d’ailleurs mère d’Énée par son union adultère avec Anchise ? On dira peut-être que Ménélas fut indigné de la trahison de sa femme, au lieu que Vénus avait affaire à un mari complaisant. Je conviens que les dieux ne sont point jaloux de leurs femmes, à ce point même qu’ils daignent en partager la possession avec les habitants de la terre. Mais, pour qu’on ne m’accuse pas de tourner la mythologie en ridicule et de ne pas discuter assez gravement une matière de si grande importance, je veux bien ne pas voir dans Énée le fils de Vénus. Je demande seulement que Romulus ne soit pas le fils de Mars. Si nous admettons l’un de ces récits, pourquoi rejeter l’autre ? Quoi ! il serait permis aux dieux d’avoir commerce avec des femmes, et il serait défendu aux hommes d’avoir commerce avec les déesses ? En vérité, ce serait faire à Vénus une condition trop dure que de lui interdire en fait d’amour ce qui est permis au dieu Mars. D’ailleurs, les deux traditions ont également pour elles l’autorité de Rome, et César s’est cru descendant de Vénus[4] tout autant que Romulus s’est cru fils du dieu de la guerre.

CHAPITRE IV.
SENTIMENT DE VARRON SUR L’UTILITÉ DES MENSONGES QUI FONT NAÎTRE CERTAINS HOMMES DU SANG DES DIEUX.

Quelqu’un me dira : Est-ce que vous croyez à ces légendes ? Non, vraiment, je n’y crois pas ; et Varron même, le plus docte des Romains, n’est pas loin d’en reconnaître la fausseté, bien qu’il hésite à se prononcer nettement. Il dit que c’est une chose avantageuse à l’État que les hommes d’un grand cœur se croient du sang des dieux. Exaltée par le sentiment d’une origine si haute, l’âme conçoit avec plus d’audace de grands desseins, les exécute avec plus d’énergie et les conduit à leur terme avec plus de succès. Cette opinion de Varron, que j’exprime de mon mieux en d’autres termes que les siens, vous voyez quelle large porte elle ouvre au mensonge,

  1. Saint Augustin rappelle les propres expressions de Salluste, De Catil. conj., cap. 14.
  2. Énéide, livre ii, v. 352.
  3. De Catil. conj., cap. 6.
  4. Voyez sur ce point la vie de César dans Suétone.