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LIVRE III — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX.

famille, ils défendent tout les armes à la main. Puis, quand le péril a été écarté par leur courage, ils portent secours à leurs alliés, et se font plus d’amis à rendre des services qu’à en recevoir[1]. Voilà sans doute une noble manière de s’agrandir ; mais je serais bien aise de savoir si, sous le règne de Numa, où l’on jouit d’une si longue paix, les voisins de Rome venaient l’attaquer, ou s’ils demeuraient en repos, de manière à ne point troubler cet état pacifique ; car si Rome alors était provoquée, et si elle trouvait moyen, sans repousser les armes par les armes, sans déployer son impétuosité guerrière contre les ennemis, de les faire reculer, rien ne l’empêchait d’employer toujours le même moyen, et de régner en paix, les portes de Janus toujours closes. Que si cela n’a pas été en son pouvoir, il s’ensuit qu’elle n’est pas restée en paix tant que ses dieux l’ont voulu, mais tant qu’il a plu à ses voisins de la laisser en repos ; à moins que de tels dieux ne poussent l’impudence jusqu’à se faire un mérite de ce qui ne dépend que de la volonté des hommes. Il est vrai qu’il a été permis aux démons d’exciter ou de retenir les esprits pervers et de les faire agir par leur propre perversité ; mais ce n’est point d’une telle influence qu’il est question présentement ; d’ailleurs, si les démons avaient toujours ce pouvoir, s’ils n’étaient pas souvent arrêtés par une force supérieure et plus secrète, ils seraient toujours les arbitres de la paix et de la guerre, qui ont toujours leur cause dans les passions des hommes. Et cependant, il n’en est rien, comme on peut le prouver, non-seulement par la fable, qui ment souvent et où l’on rencontre à peine quelque trace de vérité, mais aussi par l’histoire de l’empire romain.

CHAPITRE XI.
DE LA STATUE D’APOLLON DE CUMES, DONT ON PRÉTEND QUE LES LARMES PRÉSAGÈRENT LA DÉFAITE DES GRECS QUE LE DIEU NE POUVAIT SECOURIR.

Il n’y a d’autre raison que cette impuissance des dieux pour expliquer les larmes que versa pendant quatre jours Apollon de Cumes, au temps de la guerre contre les Achéens et le roi Aristonicus[2]. Les aruspices effrayés furent d’avis qu’on jetât la statue dans la mer ; mais les vieillards de Cumes s’y opposèrent, disant que le même prodige avait éclaté pendant les guerres contre Antiochus et contre Persée, et que, la fortune ayant été favorable aux Romains, il avait été décrété par sénatus-consulte que des présents seraient envoyés à Apollon. Alors on fit venir d’autres aruspices plus habiles, qui déclarèrent que les larmes d’Apollon étaient de bon augure pour les Romains, parce que, Cumes étant une colonie grecque, ces larmes présageaient malheur au pays d’où elle tirait son origine. Peu de temps après on annonça que le roi Aristonicus avait été vaincu et pris : catastrophe évidemment contraire à la volonté d’Apollon, puisqu’il la déplorait d’avance et en marquait son déplaisir par les larmes de sa statue. On voit par là que les récits des poëtes, tout fabuleux qu’ils sont, nous donnent des mœurs du démon une image qui ressemble assez à la vérité. Ainsi, dans Virgile, Diane plaint Camille[3] et Hercule pleure la mort prochaine de Pallas[4]. C’est peut-être aussi pour cette raison que Numa, qui jouissait d’une paix profonde, mais sans savoir de qui il la tenait et sans se mettre en peine de le savoir, s’étant demandé dans son loisir à quels dieux il confierait le salut de Rome, Numa, dis-je, dans l’ignorance où il était du Dieu véritable et tout-puissant qui tient le gouvernement du monde, et se souvenant d’ailleurs que les dieux des Troyens apportés par Énée n’avaient pas longtemps conservé le royaume de Troie, ni celui de Lavinium qu’Énée lui-même avait fondé, Numa crut devoir ajouter d’autres dieux à ceux qui avaient déjà passé à Rome avec Romulus, comme on donne des gardes aux fugitifs et des aides aux impuissants.

CHAPITRE XII.
QUELLE MULTITUDE DE DIEUX LES ROMAINS ONT AJOUTÉE À CEUX DE NUMA, SANS QUE CETTE ABONDANCE LEUR AIT SERVI DE RIEN.

Et pourtant Rome ne daigna pas se contenter des divinités déjà si nombreuses instituées par Numa. Jupiter n’avait pas encore son temple

  1. Salluste, Conj. de Catil., chap. 6.
  2. La guerre dont il s’agit ici est évidemment celle qui fut suscitée par la succession d’Attale, roi de Pergame, succession que son neveu Aristonicus disputait aux Romains. (Voyez Tite-Live, lib. lix.) C’est par inadvertance que saint Augustin nomme les Achéens qui étaient alors entièrement vaincus et soumis.
  3. Énéide, liv. XI, vers 836-849.
  4. Énéide, liv. X, vers 464, 465.