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LA CITÉ DE DIEU.

pre main[1] ; et c’est encore ainsi que Marcellus, sur le point de détruire Syracuse, au souvenir de la splendeur où cette ville était parvenue avant de tomber sous ses coups, laissa couler des larmes de compassion. À mon tour, je demande au nom de l’humanité qu’on ne fasse point un crime à une femme d’avoir pleuré son mari, tué par son frère, alors que d’autres ont mérité des éloges pour avoir pleuré leurs ennemis par eux-mêmes vaincus. Dans le temps que cette fille pleurait la mort de son fiancé, que son frère avait tué, Rome se réjouissait d’avoir combattu avec tant de rage contre la cité sa mère, au prix de torrents de sang répandus de part et d’autre par des mains parricides.

À quoi bon m’alléguer ces beaux noms de gloire et de triomphe ? Il faut écarter ces vains préjugés, il faut regarder, peser, juger ces actions en elles-mêmes. Qu’on nous cite le crime d’Albe comme on nous parle de l’adultère de Troie, on ne trouvera rien de pareil, rien d’approchant. Si Albe est attaquée, c’est uniquement parce que

« Tullus veut réveiller les courages endormis des bataillons romains, qui se désaccoutumaient de la victoire[2] ».

Il n’y eut donc qu’un motif à cette guerre criminelle et parricide, ce fut l’ambition, vice énorme que Salluste ne manque pas de flétrir en passant, quand après avoir célébré les temps primitifs, où les hommes vivaient sans convoitise et où chacun était content du sien, il ajoute : « Mais depuis que Cyrus en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce, commencèrent à s’emparer des villes et des nations, à prendre pour un motif de guerre l’ambition de s’agrandir, à mettre la gloire de l’État dans son étendue…[3] », et tout ce qui suit sans que j’aie besoin de prolonger la citation. Il faut avouer que cette passion de dominer cause d’étranges désordres parmi les hommes. Rome était vaincue par elle, quand elle se vantait d’avoir vaincu Albe et donnait le nom de gloire à l’heureux succès de son crime. Car, comme dit l’Écriture : « On loue le pécheur de ses mauvaises convoitises, et celui qui consomme l’iniquité est béni[4] ». Écartons donc ces déguisements artificieux et ces fausses couleurs, afin de pouvoir juger nettement les choses. Que personne ne me dise : Celui-là est un vaillant homme, car il s’est battu contre un tel et l’a vaincu. Les gladiateurs combattent aussi et triomphent, et leur cruauté trouve des applaudissements ; mais j’estime qu’il vaut mieux être taxé de lâcheté que de mériter de pareilles récompenses. Cependant, si dans ces combats de gladiateurs l’on voyait descendre dans l’arène le père contre le fils, qui pourrait souffrir un tel spectacle ? qui n’en aurait horreur ? Comment donc ce combat de la mère et de la fille, d’Albe et de Rome, a-t-il pu être glorieux à l’une et à l’autre ? Dira-t-on que la comparaison n’est pas juste, parce qu’Albe et Rome ne combattaient pas dans une arène ? Il est vrai ; mais au lieu de l’arène, c’était un vaste champ où l’on ne voyait pas deux gladiateurs, mais des armées entières joncher la terre de leurs corps. Ce combat n’était pas renfermé dans un amphithéâtre, mais il avait pour spectateurs l’univers entier et tous ceux qui dans la suite des temps devaient entendre parler de ce spectacle impie.

Cependant ces dieux tutélaires de l’empire romain, spectateurs de théâtre à ces sanglants combats, n’étaient pas complètement satisfaits ; et ils ne furent contents que lorsque la sœur des Horaces, tuée par son frère, fut allée rejoindre les trois Curiaces, afin sans doute que Rome victorieuse n’eût pas moins de morts qu’Albe vaincue. Quelque temps après, pour fruit de cette victoire, Albe fut ruinée, Albe, où ces dieux avaient trouvé leur troisième asile depuis qu’ils étaient sortis de Troie ruinée par les Grecs, et de Lavinium, où le roi Latinus avait reçu Énée étranger et fugitif. Mais peut-être étaient-ils sortis d’Albe, suivant leur coutume, et voilà sans doute pourquoi Albe succomba. Vous verrez qu’il faudra dire encore :

« Tous les dieux protecteurs de cet empire se sont retirés, abandonnant leurs temples et leurs autels[5] ».

Vous verrez qu’ils ont quitté leur séjour pour la troisième fois, afin qu’une quatrième Rome fût très-sagement confiée à leur protection. Albe leur avait déplu, à ce qu’il paraît, parce qu’Amulius, pour s’emparer du trône, avait chassé son frère, et Rome ne leur déplaisait pas, quoique Romulus eût tué le sien. Mais, dit-on, avant de ruiner Albe, on

  1. Énéide, liv. X, vers 821 et seq.
  2. Énéide, livre vi, vers 814, 815.
  3. Salluste, Conjur. de Catil., ch. 2.
  4. Psal. X, 3.
  5. Énéide, liv. II, vers 351, 352.