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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/90

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LA CITÉ DE DIEU.
CHAPITRE XIV.
ON A TORT DE CROIRE QUE C’EST JUPITER QUI VEILLE À LA PROSPÉRITÉ DES EMPIRES, ATTENDU QUE LA VICTOIRE, SI ELLE EST UNE DÉESSE, COMME LE VEULENT LES PAÏENS, A PU SEULE SUFFIRE À CET EMPLOI.

Je demanderai ici tout d’abord pourquoi on n’a pas fait de l’empire un dieu. On n’en peut donner aucune raison, puisqu’on a fait de la victoire une déesse. Qu’est-il même besoin dans cette affaire de recourir à Jupiter, si la victoire a ses faveurs et ses préférences, et si elle va toujours trouver ceux qu’elle veut rendre vainqueurs ? Avec la protection de cette déesse, quand même Jupiter resterait les bras croisés ou s’occuperait d’autre chose, de quelles nations, de quels royaumes ne viendrait-on pas à bout ? On dira que les gens de bien sont arrêtés par la crainte d’entreprendre des guerres injustes qui n’ont d’autre objet que de s’agrandir aux dépens de voisins pacifiques et inoffensifs. Voilà de beaux sentiments ; si ce sont ceux de mes adversaires, je m’en réjouis et je m’en félicite.

CHAPITRE XV.
S’IL CONVIENT À UN PEUPLE VERTUEUX DE SOUHAITER DE S’AGRANDIR.

Mais il y a dès lors une nouvelle question qui s’élève : c’est de savoir s’il convient à un peuple vertueux de se réjouir de l’agrandissement de son empire. La cause, en effet, ne saurait en être que dans l’injustice de ses voisins qui en l’attaquant sans raison lui ont donné occasion de s’agrandir justement par la guerre. Supposez, en effet, qu’entre tous les peuples voisins régnassent la justice et la paix, tout État serait de peu d’étendue, et au sein de cette médiocrité et de ce repos universels les divers États seraient dans le monde ce que sont les diverses familles dans la cité. Ainsi la guerre et les conquêtes, qui sont un bonheur pour les méchants, sont pour les bons une nécessité. Toutefois, comme le mal serait plus grand si les auteurs d’une agression injuste réussissaient à subjuguer ceux qui ont eu à la subir, on a raison de regarder la victoire des bons comme une chose heureuse ; mais cela n’empêche pas que le bonheur ne soit plus grand de vivre en paix avec un bon voisin que d’être obligé d’en subjuguer un mauvais. Car il est d’un méchant de souhaiter un sujet de haine ou de crainte pour avoir un sujet de victoire. Si donc ce n’est que par des guerres justes et légitimes que les Romains sont parvenus à posséder un si vaste empire, je leur propose une nouvelle déesse à adorer : c’est l’Injustice des nations étrangères, qui a si fort contribué à leur grandeur par le soin qu’elle a pris de leur susciter d’injustes ennemis, à qui ils pouvaient faire justement et avantageusement la guerre. Et pourquoi l’Injustice ne serait-elle pas une déesse, et une déesse étrangère, puisque la Crainte, la Pâleur et la Fièvre sont au rang des divinités romaines ? C’est donc à ces deux déesses, l’Injustice étrangère et la Victoire, qu’il convient d’attribuer la grandeur des Romains, l’une pour leur avoir donné des sujets de guerres, l’autre pour les avoir heureusement terminées sans que Jupiter ait eu la peine de s’en mêler. Quelle part en effet pourrait-on lui attribuer, du moment où les faveurs qui seraient réputées venir de lui sont elles-mêmes prises pour des divinités, et sont honorées et invoquées comme telles ? Il y aurait part s’il s’appelait Empire, comme l’autre s’appelle Victoire. Or, si l’on dit que l’empire est un présent de Jupiter, pourquoi la victoire n’en serait-elle pas un aussi ? Et certes elle en serait un en effet, si au lieu d’adorer une pierre au Capitole, on reconnaissait et on adorait le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs[1].

CHAPITRE XVI.
POURQUOI LES ROMAINS, QUI ATTACHAIENT UNE DIVINITÉ À TOUS LES OBJETS EXTÉRIEURS ET À TOUTES LES PASSIONS DE L’ÂME, AVAIENT PLACÉ HORS DE LA VILLE LE TEMPLE DU REPOS.

Je suis fort surpris que les Romains, qui affectaient une divinité à chaque objet et presque à chaque mouvement de l’âme, et qui avaient bâti des temples dans la ville à la déesse Agenoria, qui nous fait agir, à la déesse Stimula, qui nous stimule aux actions excessives, à la déesse Murcia, qui, tout au contraire, au lieu de nous exciter, nous rend, dit Pomponius, mous et languissants[2], à la déesse Strenia, qui nous donne de la résolution ; je m’étonne, dis-je, qu’ils n’aient pas voulu

  1. Apoc. xix, 16.
  2. Il y a ici un rapport intraduisible dans les mots. La déesse Murcia, dit saint Augustin d’après Pomponius, rend l’homme murcidus c’est-à-dire mou et languissant. Quel est ce Pomponius ? on l’ignore.