Page:Binet - Les altérations de la personnalité.djvu/38

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sident le regarde fixement. Il s’arrête court, s’endort, et ne peut reprendre sa plaidoirie que lorsqu’un de ses confrères, qui connaît son infirmité, l’a éveillé.

« Mais ce n’est pas tout.

« À certains moments, Émile X… perd complètement la mémoire. Alors, tous ses souvenirs, les plus récents comme les plus anciens, sont abolis. Il a complètement oublié son existence passée. Il s’est oublié lui-même. Cependant, comme il n’a pas perdu la conscience, et que, pendant toute la durée de cette sorte d’état de condition seconde, — qui peut se prolonger pendant quelques jours, — il aura, comme dit Leibniz, « l’aperception de ses perceptions », une nouvelle vie, une nouvelle mémoire, un nouveau moi commencent pour lui. Alors il marche, monte en chemin de fer, fait des visites, achète, joue, etc.

« Quand, subitement, par une façon de réveil, il revient à sa condition première, il ignore ce qu’il a fait pendant les jours qui viennent de s’écouler, c’est-à-dire pendant tout le temps de sa condition seconde.

« Ainsi, le 23 septembre 1888, il a une altercation avec son beau-père (le second mari de sa mère). Il est vivement impressionné par cette altercation dont il a gardé le souvenir très présent. Mais il ignore ce qu’il a fait depuis cette date du 23 septembre jusqu’au milieu d’octobre suivant. À cette dernière époque, c’est-à-dire trois semaines après sa dispute avec son parent, on le retrouve à Villars-Saint-Marcelin (Haute-Marne). Comment a-t-il vécu ? où est-il allé ? Il l’ignore. Ce qu’il en sait, il l’a appris depuis par des rapports venus de divers côtés. On lui a dit qu’il s’était rendu chez le curé de Villars-Saint-Marcelin, « qui l’avait trouvé bizarre », qu’il était allé faire visite à un de ses oncles, évêque in partibus dans la Haute-Marne, et que là, il aurait brisé différents objets, déchiré des livres et même des manuscrits de son oncle. Il a su, depuis, qu’il avait contracté cinq cents francs de dettes pendant ses pérégrinations, qu’il avait été traduit devant le tribunal de Vassy pour acte de filouterie et condamné par défaut.