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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/288

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LA FEMME DU DOCTEUR.

sacrifier la demi-heure passée par hasard sur le pont, à l’abri du chêne de lord Thurston.

Elle s’assit près de la petite table souriant et parlant gaiement, tandis que l’auteur du Mystère du Manoir de Mowbray mangeait plusieurs livres de gâteaux à la mode du comté d’York, et des œufs frais, et du jambon frit à proportion. Smith, à un certain moment, excusa la violence de son appétit et demanda pardon des ravages qu’il causait.

— Voyez-vous, — disait-il, — voilà ce qu’il y a d’ennuyeux lorsqu’on va dans le monde. On vous voit manger ; il n’en faut pas tant pour nuire à un homme qui fait des romans en trois volumes. C’est un grand malheur que la fiction ne soit pas compatible avec un bon appétit ; mais il en est ainsi, et le monde témoigne son mécontentement quand on ne remplit pas son attente. Vous ne vous faites pas idée de la quantité de gens qui m’ont invité à prendre le thé, — les dames surtout, — depuis la publication du Mystère du Manoir de Mowbray. Dans les premiers temps j’acceptais. Mais le plus souvent on me disait : « Mon Dieu ! monsieur Smith, vous n’êtes pas du tout comme je vous avais cru ! Je pensais que vous étiez grand, brun, et fier d’aspect, comme Montague Manderville dans le Mystère…, etc., etc. » Ces paroles-là vous mettent mal à l’aise et vous vous imaginez que vous êtes un imposteur. Et puis si un romancier ne peut prendre une tasse de thé, sans rougir comme s’il venait d’empocher une cuiller d’argent et que la conscience de son crime le poursuivît, mon avis est qu’il fait mieux de rester chez lui. Je ne crois pas qu’un homme soit aussi bon ou aussi mauvais que ses livres, — continua Sigismund d’un ton réfléchi en se servant une cuillerée de