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LA FEMME DU DOCTEUR

pendant qu’Isabel s’asseyait sous son poirier favori, lisant le volume qu’elle avait fermé avec tant de peine. Sigismund et son ami se promenèrent de long en large, fumant des cigares et parlant de ce qu’ils appelaient le bon vieux temps. Ce temps-là n’avait pourtant que cinq ou six ans de date, bien que les jeunes gens en parlassent comme s’ils avaient la barbe grise et qu’ils eussent à jeter un regard rétrospectif sur une existence d’un demi-siècle et à s’étonner des folies de leur jeunesse.

Isabel continuait de lire ; le jour baissait insensiblement, l’horizon s’empourprait derrière les poiriers à l’ouest du jardin, et la pâle étoile du soir scintillait au bout de l’une des allées. Elle continuait de lire avec avidité, sans prendre le temps de respirer, à mesure que diminuait la lumière ; car sa belle-mère allait peut-être l’appeler pour lui donner une jaquette déchirée à raccommoder ou un monceau de bas troués à ravauder. Adieu la lecture alors, impossible de parcourir une seule ligne de l’attrayant récit, de cette prose divine, cadencée comme la poésie, de cette harmonie tendre et mélancolique qui poursuit le lecteur longtemps après qu’il a fermé le livre, et qui rend si insupportable la monotonie de l’existence.

Isabel n’avait pas encore dix-huit ans. Elle avait appris les éléments de toutes choses à un pensionnat d’Albany Road ; pensionnat bien aristocratique dans l’opinion des natifs de Camberwell. Elle savait un peu d’italien, assez de français pour lire des romans qu’elle aurait dû ne pas ouvrir, et juste assez d’histoire pour retenir les friandises des pages des historiens : — les noms des Marie Stuart, des Jeanne d’Arc, des Anne de Boleyn, du Masque de fer, et de