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LA FEMME DU DOCTEUR

contre ce genre ; cela donne aux auteurs un goût pour le cadavre.

Gilbert confessa que cette dernière phrase était inintelligible pour lui.

— C’est-à-dire, — expliqua Smith, — que le public à un sou exigeant des péripéties émouvantes, afin d’arriver au degré voulu, on est obligé d’avoir recours aux cadavres. Admettons que votre héros assassine son père, et, dès le premier numéro, l’enterre dans la cave. Quelle en est la conséquence ? Qu’il y a comme un courant souterrain de cadavre dans tous les chapitres, comme le thème dans une fugue ou dans une symphonie. Il descend à l’octave et monte à la basse, puis revient encore une fois avec l’octave pour descendre d’une façon mélodieuse jusque dans l’accompagnement. Et lorsque vous avez eu recours une fois au stimulant du cadavre, vous êtes comme un homme habitué aux liqueurs fortes, et au palais vicié duquel les breuvages ordinaires paraissent insipides et écœurants. Je crois qu’on devrait instituer un serment de tempérance littéraire par lequel les adeptes de l’école fantastique et mélodramatique jureraient de renoncer au poison et au poignard, au rendez-vous de minuit, à la tombe secrète creusée à la lueur d’une lanterne dans un bosquet de cyprès lugubres, aux fantômes vêtus de blanc glissant dans la pénombre grise d’un cimetière solitaire, en un mot à tous les éléments alcooliques de la fiction. Mais vois-tu, George, il n’est pas facile de s’amender, — ajouta Smith d’un air dubitatif, — et je ne suis pas certain que la peine vaille le salaire. Les ivrognes corrigés ne sont-ils pas les êtres les plus mélancoliques et les plus malheureux du monde entier ? Ne vaut-il pas mieux qu’un homme