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LES OISEAUX DE PROIE

meurer bonne après l’existence de douze ans que mon père lui avait fait mener. Je crois qu’elle m’aimait, la pauvre femme, mais elle est morte six mois avant que j’eusse pris la clef des champs d’une espèce de taudis plus ou moins garni, que je ne pourrais sans rire appeler un domicile. Depuis cette époque, j’ai vécu en Robert-Macaire. C’est assez vous dire que je n’en ai pas eu plus d’amis qu’un gaillard de ma trempe peut en avoir.

— Vous ne devez pas dire que cela vous étonne, du moment où vous-même vous n’aimez personne au monde. »

En disant ces mots elle l’épiait, malgré l’obscurité, avec une attention excessive. Il faisait trop sombre pour qu’elle vît l’expression de son visage et l’émotion qu’auraient pu provoquer ses paroles ne pouvait se trahir que par un geste ou un changement d’attitude. Il ne bougea pas ; seulement après une pause de quelques minutes il dit lentement, en pesant sur chaque mot :

« Un homme tel que moi ne peut aimer personne. Que pourrais-je offrir à la femme que je prétendrais aimer ? Loyauté ou honneur, constance ou honnêteté ? Autant d’avantages que je n’ai jamais possédés ! Tout ce que je puis faire à leur égard, c’est de leur accorder qu’ils existent. Si quelque chose peut racheter mes défauts, Diana, c’est le courage que j’ai de ne pas m’estimer plus que je ne vaux. Je me rends justice. Votre père, lui, se juge un grand homme, une créature sympathique, souffrante, envers laquelle le monde a eu des torts… je vous demande un peu… Je sais, moi, que je ne suis qu’un chenapan. Mes concitoyens peuvent me traiter aussi rudement qu’il leur plaira. Je leur déclare d’avance qu’ils ne me feront jamais autant de mal que j’en mérite. Est-ce un homme